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L’enfant merveilleux chez Héraclite d’Ephèse

The marvelous child in Heraclitus of Ephesus

Résumé :

Dans la phrase marquée DK22 B52, Héraclite décrit un enfant jouant avec de petits objets (pessoi). Le garçon a tout un royaume à sa disposition et il est identifié lui-même avec l’éon. Ce célèbre fragment a été interprété de nombreuses manières par les philologues classiques et les philosophes. De nos jours, il est le plus souvent considéré comme une métaphore de la vie humaine. L’enfant, qui ne connaît pas encore les règles de la vie sociale, introduit dans cette vie des éléments de hasard et de jeu insouciant. Cependant, lorsqu’on compare la phrase d'Héraclite avec des récits de l’Inde ancienne, on peut reconnaître en lui le motif mythologique de l’acte de création - Dieu créant et gouvernant le monde. Dans ce contexte gouverner signifie établir des droits mathématiques fondamentaux - les mêmes droits que ceux appliqués aux observations astronomiques et à la recherche scientifique dans son ensemble. L’hypothèse, selon laquelle l’ancienne culture indoeuropéenne a affecté - à travers l’Inde - Héraclite, permet de mieux comprendre la pensée de ce philosophe qui sait combiner harmonieusement des éléments de science, de religion et d’art. L'hypothèse indienne explique également l’aura de sublimité et de sainteté qu’on retrouve chez les penseurs de l’Antiquité tardive qui ont sauvé la phrase d’Héraclite et l’ont transmise à la littérature occidentale.

Mots-clés :
Héraclite; éon; astronomie; jeu; mythe de la création; Inde; philosophie occidentale

Abstract:

In the sentence marked DK22 B52, Heraclitus describes a boy playing with small objects (pessoi). The boy has the entire kingdom at his disposal and he himself is identified with the eon. This famous fragment has been interpreted in numerous ways both by classical philologists and philosophers. Its current interpretation is that it is a metaphor for human life. The child, not yet familiar with rules of social life, introduces elements of randomness and careless play into that life. Meanwhile, comparison of Heraclitus’ sentence with the Old Indic tales, lets recognize in the sentence the mythological theme of the act of creation - God creating and governing the world. Such governing means establishing fundamental mathematical rights - the same rights that are applied in astronomical observations and scientific research as a whole. Hypothesis, that the ancient Indo-European culture affected - through India - Heraclitus, lets better understand this philosopher’s thought which harmonically combines elements of science, religion and arts. The India hypothesis also explains the aura of sublimity and holiness found in our tradition. The aura that was present in the late antiquity thinkers who acknowledged Heraclitus’ sentence and passed it to the Western literature.

Keywords:
Heraclitus; eon; astronomy; game; creation myth; India; Western philosophy

Les sentences d’Héraclite d’Ephèse n’arrêtent pas de nous fasciner depuis plus de deux mille ans. Leur force d’attraction ne vient pas seulement du fait qu’elles sont lacunaires et par conséquent difficilement déchiffrables, car même les phrases complètes qui nous sont parvenues à travers des siècles restent énigmatiques et inquiétantes : mystérieuses. L’une d’elles est spéciale. C’est le fragment B52 dans le Diels-Kranz. La voici :

Αἰὼν παῖς ἐστι παίζων, πεσσεύωνˑ παιδὸς ἡ βασιληίη.

Aiōn paῖs esti paízōn, pesseúōn; paidòs hē basilēíē.

La scène sort de l’ordinaire. L’ouverture du temps et de l’espace est si grande qu’on a l’impression d’être dans des dimensions cosmiques. L’interprétation philosophique s’impose. Nous y reviendrons. Mais tout d’abord il faut préciser le sens littéral des mots qui composent cette phrase avec les experts en langues classiques. Depuis longtemps le grec parlé par Héraclite est mort, l’intuition nous manque, et la preuve en est le nombre de traductions qui diffèrent entre elles. L’une d’elles dit : « L’Éternel est un enfant jouant, manœuvrant des pions, en hostilité» (Tannery, 1887TANNERY, P. (1887). Pour l’histoire de la science hellène. Paris, Félix Alcan., p. 180), l’autre dit : « Le temps est un enfant qui s’amuse, il joue au trictrac. A l’enfant la royauté » (Dumont, 1988DUMONT, J.-P. (trad.) (1988). Les Présocratiques. Paris, Gallimard., p. 158) et la troisième : « Le temps est un enfant qui joue, en déplaçant des pions ; la royauté d’un enfant » (Conche, 1986CONCHE, M. (éd.) (1986). Héraclite. Fragments. Paris, PUF., p. 449). Dans la même langue on trouve donc une différenciation du sens des termes originaux qui n’est pas seulement de nature stylistique. Déjà le premier mot de la phrase pose problème : que veut dire αἰὼν ? S’agit-il de l’éternel ou du temps ? Hors de France, les traducteurs font face aux mêmes difficultés. Arrêtons-nous à quelques exemples. En anglais, il existe plus qu’une seule version : Time is a child playing, moving counters on a game board. The kingdom belongs to the child (Miller, 1970MILLER, D. L. (1970). Toward a Theology of Play: Gods and Games. Cleveland, The World Publishing., p. 102), Eternity is a child playing, playing checkers; the kingdom belongs to a child (Levenson & Westphal, 1994LEVENSON, C. A.; WESTPHAL, J. (1994). Reality. Indianapolis, Hackett Publishing Company., p. 10), A lifetime is a child playing, playing checkers; the kingdom belongs to a child (Stavropoulos, 2003STAVROPOULOS, S. (2003). The Beginning of All Wisdom: Timeless Advice from the Ancient Greeks‎. Boston, Da Capo Lifelong Books., p. 95), ou la variante la plus prudente (et non sans raison) : Aion is a child playing draughts; the kingship is the child’s (Krell, 1972KRELL, D. F. (1972). Towards an Ontology of Play: Eugen Fink’s Notion of Spiel. Research in Phenomemology 2, p. 63-93., p. 64). Les traductions allemandes oscillent plutôt entre die Zeit et der Zeitenkreis, ou restent au plus près de l’original avec der Äon. Face à une telle accumulation de possibilités, il serait bien d’étudier l’étymologie du mot en question.

Cependant, la signification de la racine indoeuropéenne *aiw- (< pie. H2eiu-) n’est pas tout à fait claire. Elle conduit vers un temps d’une plus grande - mais imprécise - longueur. Linguiste et comparatiste français, Jean Haudry explique que, chez les Indo-Européens, toute notion s’incarne et toute idée est vécue. On est encore loin de penser en termes abstraits et binaires : « Les catégories d’espace et de temps sont présentes dans la grammaire, mais elles n’avaient probablement pas de désignation spécifiques : l’espace s’identifiait à « ce qui s’ouvre », *réwH1-e/os-, le temps à la « durée de vie », *éH2yu-/*H2yéw-» (Haudry, 2010HAUDRY, J. (2010). Les Indo-Européens. Forcalquier, Les Editions de la Forêt., p. 13). Bref, on dirait que « je suis parce que je suis en vie » ou de manière plus sentencieuse encore : vivo ergo sum.

Aujourd’hui, une telle concrétisation de sens entraîne une confusion. Pourquoi en latin aevum signifie-t-il non seulement le siècle, l’époque mais aussi le temps de la vie ?1 1 En langues européennes contemporaines on trouve des traces d’une telle oscillation du sens. En français, par exemple, on dit « jusqu’à l’âge de 40 ans », « l’âge du fer », « le Moyen Age » ou on indique une autre durée considérée comme une quantité mesurable, ce qui peut conduire, par élargissement, à la désignation du temps en général. En ancien grec, le dictionnaire Bailly le confirme, nous rencontrons la même imprécision : le temps, la durée de la vie, l’éternité. Il semble alors que toutes les variantes de traduction de la phrase héraclitéenne données plus haut sont étymologiquement équivalentes. Est-il possible qu’Héraclite les ait toutes prises en considération ? Cela paraît moins probable. Quel sens donnait-il alors au terme ouvrant sa phrase ? La réponse viendra peut-être quand nous aurons examiné tous les mots clé de sa sentence et surtout de l’ambiance qu’ils créent.

Le protagoniste de la scène est manifeste : c’est un enfant, un petit garçon (paῖs) qui s’amuse (esti paízōn) avec un jeu dont la nature de nouveaux nous échappe. Tout comme la vraie nature de l’enfant à qui est donné le pouvoir royal. On le voit en train de jouer (pesseúōn), c’est-à-dire engagé à manipuler de petits objets (pessoi). Le dictionnaire Bailly explique qu’il s’agît d’une petite pierre ovale, d’un jeton servant à jouer aux dés ou au trictrac. Mais il y a d’autres hypothèses ; nous en avons vu quelques-unes : la pettie, le trictrac, checkers, draughts… Il arrive à l’enfant (le plus souvent en allemand mais aussi en français) de déplacer des pions (die Brettsteine hin und her setzten). Un historien de la philosophie antique, Francesco Fronterotta (2013)FRONTEROTTA, F. (ed.) (2013). Eraclito. Frammenti. Milano, BUR., organise même toutes ces hypothèses en trois groupes : le premier où l’on suppose qu’il s’agit d’un jeu de pur hasard (Marcovich), le deuxième où l’on mise plutôt sur un jeu stratégique (Kahn, Diano-Serra, Conche, Stavropoulos) et enfin un groupe mixte où l’on s’imagine l’enfant engagé dans un jeu dont les règles n’empêchent pas l’intervention de la fortune (Pradeau, Dumont).

La prudence prescrit de ne pas trop extrapoler à partir de trois mots qui font une série rythmique de quelques sons répétitifs : paῖs, paízōn, pesseúōn. Et pourtant c’est elle qui donne l’intensité dramatique à la phrase héraclitienne. Le reste est décor. La royauté évoquée en fin de citation suggère un pouvoir qui s’étend largement, à tout le pays : he basilēíē est spacieuse. A la dimension temporelle ouverte par l’éon répond la dimension spatiale qui ferme le tout. Celui-là est esquissé avec quelques mots à peine, comme un dessin de quelques traits. Fronterotta conclut que : « le choix interprétatif ne peut être que dans une large mesure conjectural » (Fronterotta, 2013FRONTEROTTA, F. (ed.) (2013). Eraclito. Frammenti. Milano, BUR., p. 374). Cependant, il relève le défi et choisit soigneusement les termes qui composent sa propre traduction de la phrase héraclitienne: Il tempo della vita umana è un bimbo che gioca muovendo i suoi pezzi : a un bimbo appartiene il potere sovrano (Fronterotta, 2013FRONTEROTTA, F. (ed.) (2013). Eraclito. Frammenti. Milano, BUR., p. 372). En justifiant sa position, Fronterotta explique qu’il lit la phrase plutôt en perspective « proto-existentialiste » - comme d’ailleurs une grande partie des chercheurs d’aujourd’hui - donnant à l’éon le sens de la durée de la vie humaine. Pas particulièrement la vie d’un individu mais plutôt la vie de l’ensemble (« insieme ») des humains, la vie donc de l’humanité entière (« la vita degli uomini in generale »). Fronterotta souligne que son choix est motivé par l’usage le plus courant du mot aion à l’époque d’Héraclite, attesté aussi dans des textes grecs encore plus archaïques (Hom. Il. 5.685, 16.453 ; Od. 9.523) (Fronterotta, 2013FRONTEROTTA, F. (ed.) (2013). Eraclito. Frammenti. Milano, BUR., p. 373)2 2 L’observation faite par Fronterotta est acceptable à condition qu’elle ne supprime pas la possibilité des manifestations de la force vitale dans la dimension surhumaine, c’est-à-dire cosmique. Les intuitions de Conche ne sont donc pas erronées, étant donné la manière de penser des diffuseurs de la culture primitive indo-européenne. Voir aussi : Conche, 1986, p. 446-447. et privilégié dans les commentaires les plus récents basés sur le travail méticuleux des chercheurs modernes. On ne va pas récuser irrespectueusement ce travail. Pour l’instant, le seul doute sérieux à propos du commentaire de Fronterotta concerne sa réticence à la mesurabilité du temps qui lui paraît « éloigné de la réflexion philosophique grecque qui précède le Timée de Platon » (Fronterotta, 2013FRONTEROTTA, F. (ed.) (2013). Eraclito. Frammenti. Milano, BUR., p. 373). On verra bientôt qu’une telle réflexion n’était pas étrangère à des penseurs beaucoup plus anciens que Platon. Mais il ne se trompe pas en soulignant la tendance contemporaine à favoriser la dimension humaine du sens de l’éon.

On le voit clairement chez un chercheur contemporain polonais, Kazimierz Mrówka pour qui aussi la signification de l’éon ne sort pas du cadre humain (Mrówka, 2004MRÓWKA, K. (ed.) (2004). Heraklit. Fragmenty : nowy przekład i komentarz. Warszawa, Wydawnictwo Naukowe SCHOLAR., 165). En se référant à Pindare, poète grec d’une époque qui est proche de celle d’Héraclite, Mrówka oublie que la poésie, même dans ses moments emphatiques, ne se manifeste que par son sujet lyrique : en ce sens, elle est la plus individualiste des genres littéraires. C’est différent avec la philosophie qui cherche à atteindre des régions surhumaines et souvent aussi au-delà du divin.3 3 Notamment dans la philosophie indienne. On peut supposer que, pour un philosophe tel qu’Héraclite, le temps dans lequel la vie nait et meurt signifie beaucoup plus que le monde des humains. Pour lui, comme pour les autres penseurs grecs de l’époque, tout l’univers est vivant et la vie humaine n’est plus qu’une petite cellule dans cet énorme organisme. Même sans elle, il restera vivant. Pour Héraclite, l’éon signifie sans aucun doute un temps de vie, et ce n’est pas contre la convention de l’époque (dans un usage plus large que celui de la poésie). Cela signifie que le temps n’est qu’une mesure de l’univers entier et de toutes les entités qui composent sa structure fractale.

Ainsi, l’action située dans un ensemble aussi vaste et majestueux devrait-t-elle s’adapter à lui, sans rester une activité quotidienne : le jeu qui engage l’enfant chez Héraclite n’est certainement pas un jeu banal de loisir des Éphésiens mais une activité rayonnante de la splendeur de la tradition. Un jeu noble et très ancien. Exactement comme le jeu de dés. Son invention se perd dans la nuit des temps : il était sûrement plus ancien que les inventions de Palamède. Et si les Grecs lui attribuaient la découverte de ce jeu, c’est parce que Palamède, un des princes légendaires qui prirent part à la guerre de Troie, était à leurs yeux un génie considéré comme l’inventeur des mesures et des poids, des pièces de monnaie et des compétences de calcul (y compris les mois). Le jeu de dés, basé en effet sur le calcul, compléterait parfaitement la liste de ses créations.

Les dix années passées devant Troie ne furent que pour une petite part consacrées aux mêlées dans la poussière et à l’affrontement des armes. Le compagnon constant des guerriers, plus que la peur, fut l’ennui. Dans une stupide plaine d’Asie, ils avaient dressé leurs baraquements et regardaient l’horizon. Il n’y avait pas de femmes, et même les amours masculines pouvaient lasser. Au cours de ces nombreuses années, ils avaient eu une seule aide précieuse : un homme comme eux, un guerrier, Palamède, leur avait appris à jouer aux dés, aux dames, aux osselets. Le regard rivé sur ces minuscules objets roulants, sur ces tablettes à petits carreaux, ils parvenaient à ne pas sentir le temps. On raconte que l’on devait d’autres inventions à Palamède : certaines lettres de l’alphabet, la durée du mois, les phares. Mais, pour les soldats anonymes, il était l’inventeur du jeu, d’un enchantement immobile et sans fin. Pour le reste, Palamède était un prince comme tant d’autres (Calasso, 1991CALASSO, R. (1991). Les noces de Cadmos et Harmonie. Trad. J.-P. Manganaro & C. Dumoulié. Paris, Gallimard., p. 359-360).

En fait, et contre les prétentions des Grecs, l’usage des dés est rapporté déjà en Inde archaïque, dans le plus ancien monument littéraire de la culture indo-européenne. C’est le Véda (Veda), recueil d’hymnes religieux composés, selon certains auteurs européens, à partir du xve siècle av. J.-C. (les auteurs indiens proposent une datation encore plus ancienne). Il s’agit surtout de l’hymne du Rig-Véda (Ṛgveda), intitulé Au Dieu du jeu, où les dés sont élevés au rang d’une divinité autonome (RV 10.34.9).4 4 Dans la traduction française d’Alexandre Langlois, c’est le hymne II, lecture huitième, séction 7 (Langlois, 1872, p. 531-532). Référence dans le texte selon la pagination internationale, cf. : Jamison & Brereton, 2014, p. 1430-1431. D’autres hymnes où les dés sont mentionnés sont, chez Langlois : 2.3, 4.38, 6.118, 7.52, 7.109 ; et chez Jamison & Brereton : 1.41, 1.132, 5.60, 5.85, 8.45, 10.27, 10.42, 10.116. Et, ce qui nous intrigue (tout comme chez Héraclite), c’est que le poète védique les installe dans un paysage cosmique :

Roulant par terre, secoués dans l’air, ils sont privés de bras ; et ils commandent à celui qui en a. Ce sont des charbons célestes qui tombent sur le sol, et qui glacent et brûlent le cœur (RV 10.34.9 ; trad. Langlois, 1872LANGLOIS, A. (trad.) (1872). Rig-Véda ou Livre des hymnes. Paris, Librairie d’Amérique et d’Orient., p. 532)5 5 नीचा वर्तन्त उपरि सफुरन्त्यहस्तासो हस्तवन्तं सहन्ते | दिव्या अङगारा इरिणे नयुप्ताः शीताः सन्तो हर्दयंनिर्दहन्ति || (nīcā vartanta upari sphurantyahastāso hastavantaṃ sahante | divyā aṅghārā iriṇe nyuptāḥ śītāḥ santo hṛdayaṃnirdahanti ||). (Rig-Véda ITRANS par Charles Wikner ; https://www.sacred-texts.com/hin/rvsan/rv10034.htm [consulté le 11 octobre 2020]). Dans Monier-Williams (1899), le terme iriṇa est traduit directement comme a dice-board et cette traduction est reprise par Toli (2014). D’autre part, autour du terme divyá il y a toujours un débat linguistique, voir Bader, 1993, p. 16, où Bader demande « si ces charbons auxquels les dés sont comparés, ici comme ailleurs (cf. ṠB 3, 1, 10 adhidévanaṃvāagnis, tásyaeté ‘ṅgārāyádakṣāḥ “the gaming-boards is fire, the dice are itscoal”) ne sont pas proprement “brillants” (puisqu’ils brûlent, entendons le cœur du joueur), plutôt que “divins”, “divine coals” ». Indépendamment des conclusions finales des sanscritologues, ce terme a sans aucun doute une sensible connotation céleste et cosmique comme le suggère la traduction de Langlois.

Mentionnés aussi en Atharva-Véda (Atharvaveda), les dés prennent une plus grande signification encore en Mahabharata (Mahābhārata) où ils décident du sort des frères Pandava, car ils sont la cause directe de la guerre autour de laquelle se noue la principale intrigue de l’épopée :

Si le jeu est la racine de la querelle ; s’il tend à diviser les hommes, ce fils de Dhritarâshtra fait naître en ce moment le danger d’une grande désunion ; Dhouryodbana jette ici les semences d’une guerre épouvantable. [...] Douryodhana joue aux dés avec le fils de Pândou, et tu t’en réjouis : « Il a gagné ! » dis-tu. Un amusement devient une guerre, d’où sortira la destruction des hommes ! (Mahābhārata 2110, 2114 ; Fauche, 1864FAUCHE, H. (trad.) (1864). Le Mahâbhârata. T. 2. Paris/London, Duprat-Williams et Norgat. Disponible en https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Mahâbhârata_(traduction_Fauche)/Tome_2/Le_jeu (consulté le 11 octobre 2020).
https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Mahâbh...
, p. 541)6 6 A comparer l’édition critique en anglais : « Gambling is the root of dissensions. It bringeth about disunion. Its consequences are frightful. Yet having recourse to this, Dhritarashtra's son Duryodhana createth for himself fierce enmity. […] Duryodhana is gambling with the son of Pandu, and thou art in raptures that he is winning. And it is such success that begeteth war, which endeth in the destruction of men » (Ganguli, 1884, p. 119-120) [https://www.sacred-texts.com/hin/m02/m02062.htm, consulté le 11 octobre 2020]. En original : द्यूतं मूलं लहस्यानुपाकति मिथो भेदाय महते वा ऱणाय ।यदास्थितोऽयं धृतराष्ट्रस्य पुत्रो दुर्योधन सृजते वैरमुग्रम् ॥ २ । ५६ । १ ॥दुर्योधनो ग्लहते पाण्डवेन प्रियायसे त्वं जयतीति तच्च । अतिनर्माज्जायते संप्रहारो यतो विनाश समुपैति पुंसाम् ॥ २ । ५६ । ५ ॥. In : The Mahabharata, Critical Edition Prepared by Scholars at Bhandarkar Oriental Research Institute BORI, entered by Prof. Muneo Tokunaga and then maintained/updated by John Smith [MAHABHARATA, en sanskrit, https://sanskritdocuments.org/mirrors/mahabharata/unic/mbh02_sa.html, consulté le 11 octobre 2020] et : (1) dyūtaṃ mūlaṃ kalahasyānupāti mithobhedāya mahate vā raṇāya | yad āsthito’yaṃ dhṛtarāṣṭrasya putro duryodhanaḥ sṛjate vairam ugram || 2 | 56 | 1 || (2) duryodhano glahate pāṇḍavena; priyāyase tvaṃ jayatīti tac ca | atinarmāj jāyate saṃprahāro; yato vināśaḥ samupaiti puṃsām || 2 | 56 | 5 ||. In : The Mahabharata: Sabhaparvan; GRETIL, Electronic text (C) Bhandarkar Oriental Research Institute, Pune, India, 1999. On the basis of the text entered by Muneo Tokunaga et al., revised by John Smith, Cambridge, et al. [http://gretil.sub.unigoettingen.de/gretil/1_sanskr/2_epic/mbh/mbh_02_u.htm, consulté le 11 octobre 2020] (vers 02,056.001a - 02,056.005c).

Au premier plan dans les affaires humaines, et remplissant un grand rôle cosmique, le jeu décrit dans les premiers textes de la littérature indo-aryenne est pourtant assez simple : il consiste à collecter des points correspondant aux rainures sur les faces des jetons. Le plus souvent, et dans le jeu le plus populaire, ce sont les quatre points qui gagnent, suivis de trois, deux et un. C’est avec le temps que la stratégie se complique en devenant un jeu de table du type backgammon ou trictrac. Dans l’ancienne Perse, les nobles aimaient jouer à des jeux de société, et certains précurseurs au backgammon et aux échecs modernes. Plus tard, des miniatures persanes représentent souvent ces nobles jouant à un jeu de plateau en utilisant des dés (Daryaee, 2002DARYAEE, T. (2002). Mind, Body and the Cosmos: Chess and Backgammon in Ancient Persia. Iranian Studies 35, n. 4, p. 281-312., fig. 2, p. 293). Différentes variantes de jeu sont populaires dans toutes les cultures issues des racines indo-européennes, y compris la Grèce antique et Rome (pour rappeler seulement les mots célèbres de César : Alea jacta est). Modifiés et désacralisés, ces jeux n’arrêtent pourtant pas d’évoquer, en arrière-plan, l’intervention des forces supérieures. En interprétant les choses divines, ils répandent une aura de mystère et de sublimité, comme nous l’avons pressenti dans les premiers mots de cette étude.7 7 Le motif thématique du jeu à pessoi, la petteia, apparaît également dans les Lois de Platon (8.820 passim) où il évoque - faisant écho à Héraclite - la sphère astrale et les pouvoirs divins, comme le rappelle Arnaud Macé dans sa riche étude où il mentionne aussi les noms de Marcovich et de Kurke, partisans de l’interprétation cosmique d’Héraclite (Macé, 2018, p. 290-291).

L’aura n’est pas un concept rigide. On le situe mal dans les études scientifiques des chercheurs contemporains dont les noms ont été mentionnés plus haut. Fronterotta, par exemple, préfère parler plutôt d’une relecture idéologique faite par les auteurs de la fin de l’antiquité, Lucien de Samosate (en Bion Prasis) et Hippolyte de Rome (en Refutatio omnium haeresium), qui nous ont transmis la sentence d’Héraclite. Ainsi, il récuse trop légèrement, semble-t-il, ce qui est primordial dans une transmission de la tradition littéraire et philosophique bien qu’il s’agisse d’une chose difficilement mesurable, par conséquent scientifiquement estimable. C’est l’ambiance qui fait le contexte émotionnel d’un témoignage de tradition. Et c’est elle qui avait été si bien conservée par les deux auteurs grecs grâce auxquels la phrase d’Héraclite est entrée dans la littérature occidentale :

Chez Lucien de Samosate, célèbre satiriste grec (né vers 120, mort après 180) la phrase héraclitienne est située dans le décor burlesque d’une place de marché aux esclaves, où les dieux Zeus et Hermès veulent « vendre à la criée des sectes philosophiques de tout genre et de toute espèce. Ceux qui ne pourront pas payer comptant, payeront l’année prochaine, en donnant caution » (Luc. Sectes 14.1 ; trad. Talbot, 1866TALBOT, E. (trad.) (1866). Lucien de Samosate. Les Sectes à l’encan. In : Œuvres complètes de Lucien de Samosate. T. 1. Paris, Hachette, p. 199-213.).8 8 ἀποκηρξύομεν δὲ βίους φιλοσόφους παντὸς εἴδους, καὶ προαιρέσεων ποιχίλων. εἰ δέ τις οὐκ ἔχοι τοπαραυτίκα τἀργύριον καταβαλέσθαι, ἐς νέωτα ἐκτισει, καταστήσας ἐγγυητήν. Parmi les célébrités de la pensée grecque ainsi mise en vente (Pythagore, Démocrite, Socrate, Diogène, Chrysippe, Épicure et un disciple de Pyrrhon) il y a aussi Héraclite. La scène est presque clownesque mais, de la personne d’Héraclite émane le sérieux, et même la douleur. Tout en larmes, le philosophe prédit la fin du monde dans le feu cosmique (ekpurōsis). Ses visions atteignent les sphères lointaines des corps célestes et leurs révolutions : « Je vois l’embrasement et la ruine de l’univers : je gémis sur l’instabilité des choses ; tout y flotte comme dans un breuvage en mixture ; amalgame de plaisir et de peine, de science et d’ignorance, de grandeur et de petitesse : le haut et le bas s’y confondent et alternent dans le jeu du siècle » (Luc. Sectes 14.14, trad. Talbot, 1866TALBOT, E. (trad.) (1866). Lucien de Samosate. Les Sectes à l’encan. In : Œuvres complètes de Lucien de Samosate. T. 1. Paris, Hachette, p. 199-213.).9 9 λέγω δὲ τὰς ἐκπυρώσιας καὶ τὴν τοῦ ὅλουσυμφορής. ταῦτ’ὀδύρομοι, καὶ ὅτι ἔμπεδον οὐδὲν, ἀλλ’ὅκως ἐς κυκεῶνα πὰντα συνειλέονται, καί ἐστι τωὐτò τέρψισ, ἀτερψίηˑ γνῶσίς, ἀγνωσἴηˑ μέγα, μικρόνˑ ἄνω κάτω περιχορεύοντα, καὶ ἀμειβόμενα ἐν τῇ τοῦ αἰῶνος παιδιῇ. Et quand le marchand s’enquiert de la nature de ce siècle, la réponse est : « Un enfant qui joue, qui jette des dés, qui saute à l’aventure » (Luc. Sectes 14.14, Talbot, 1866TALBOT, E. (trad.) (1866). Lucien de Samosate. Les Sectes à l’encan. In : Œuvres complètes de Lucien de Samosate. T. 1. Paris, Hachette, p. 199-213., p. 206).10 10 Παῖς παίζων, πεσσεύων, διαφερόμενος. Cette phrase est plus courte que celle donnée par Hippolyte environ quarante ans plus tard (et dont on reparlera plus bas), mais l’essentiel est le même. Ici et là, on voit des éléments structurels identiques : l’espace cosmique, l’enfant, le jeu, le pouvoir royal. Et bien qu’il n’y ait pas de mot basilēiē dans la phrase de Lucien, la royauté y est implicitement suggérée avec une forme participale diapheromenos du verbe diapheromai, lequel (et contre le choix du traducteur français) dans un de ses sens (par exemple chez Hérodote d’après Bailly) dit : combattre pour la royauté, se disputer la royauté.11 11 D’après Bailly : διαφέρω, porter le sceptre (chez Euripide) (Bailly, 1935, p. 496). L’hypothèse selon laquelle c’est le roi qui participe à ce jeu est également défendue par Leslie Kurke (1999, p. 257-258, n. 28).

Un autre penseur de la fin de l’antiquité, auteur des Philosophumena, ou Réfutation de toutes les hérésies (Φιλοσοφούμενα ή κατὰ πασῶν αἱρέσεω νἔλεγχος, vers 230),12 12 On ne discute pas ici qui est le véritable auteur de cette œuvre, on lit les Philosophumena dans l’édition de Miroslav Marcovich (1988) et dans la traduction française d’Auguste Siouville (1928), pseudonyme d’Auguste Lelong, comme un témoignage de la tradition philosophique européenne qui à la fin de l’Antiquité découvre ses racines grecques. Il convient également de noter ici que l’auteur de Réfutation connaît la pensée brahmanique (Siouville, 1928, p. 111). octroya aussi une position importante à la philosophie d’Héraclite. Dans cette œuvre, le plus souvent attribuée à Hippolyte de Rome (vers 170-235), célèbre théologien et saint de l’Église catholique, Héraclite apparaît à deux endroits. Tout d’abord au chapitre 4 du I livre où l’on retrouve le même sérieux et les mêmes perspectives cosmiques que chez Lucien. Il y règne aussi le même pessimisme : « Héraclite, le physicien, philosophe d’Éphèse, déplorait toutes choses, accusant l’ignorance de toute vie et de tout homme et s’apitoyant sur le sort des mortels» (Ps.-Hippol. Haer. 1.4.1-3 ; trad. Tannery, 1887TANNERY, P. (1887). Pour l’histoire de la science hellène. Paris, Félix Alcan., p. 190).13 13 Ἡράκλειτος δὲ φυσικὸς φιλόσοφος ὁ Ἑφέσιος τὰ πάντα ἕκλαιεν, ἄγνοιαν τοῦ παντὸς βίου καταγινώσκων καὶ πάντων ἀνθρώπων, έλεῶν τε τὸν τῶν θνητῶν βίον. Dans la traduction de Siouville (1928, p. 107), la phrase citée plus haut est raccourcie : « Héraclite d’Ephèse pleurait sur tous les êtres ». Non moins sombres sont les visions d’Héraclite données aux chapitres 8-10 dans le IX livre : le tout tourne à la catastrophe et les gens n’en ont pas conscience. Leur ignorance est terrifiante. Personne ne veut écouter celui qui sait. Hippolyte, non sans raison, relie ce pessimisme d’Héraclite à son jugement excessivement défavorable sur l’humanité entière. Mais, en tant que chrétien, il ne peut pas partager cette opinion avec lui. Il le voit s’égarer aussi dans les choses divines (sa doctrine devint une source importante pour l’hérésie de Noët),14 14 Noët, lat. Nœtus, prêtre et hérésiarque du iiie siècle ; contemporain à Hippolyte, il fut le principal représentant du patripassianisme. et pourtant le savant chrétien ne lui refuse pas d’avoir le pressentiment d’un vrai dieu. L’auteur des Philosophumena ne doute pas qu’Héraclite devrait être lu dans un contexte de foi : « Selon Héraclite le Tout est un, divisible, indivisible, ayant eu un commencement, n’ayant pas de commencement, mortel, immortel, raison, temps, père, fils, dieu […] le roi éternel de toutes choses » (Ps.-Hippol. Haer. 9.9.1-13 ; trad. Siouville, 1928SIOUVILLE, A. (trad.) (1928). Philosophumena : ou Réfutation de toutes les hérésies. Paris, Rieder.).15 15 Ἡράκλειτος μὲν οὖν φησιν εἶναι τὸ πᾶν διαιρετὸν ἀδιαίρετον, γενητὸν ἀγένητον, θνητὸν ἀθάνατον, λόγον αἰῶνα, πατέρα υἱον, θεὸν δίκαιον· […] αἰῶνος αἰώνιος βασιλεὺς τῶν ὅλων. Et comme le paῖs héraclitéen lui fait immédiatement penser au Fils (identique avec le Père), Hippolyte s’empresse de prémunir les lecteurs d’Héraclite contre le danger de s’égarer exactement comme le fit Noët. C’est là qu’il cite la phrase sous la forme qui est devenue canonique pour nous : Aiōn paῖs esti paízōn, pesseúōn ; paidòs hē basilēíē (Ps.-Hippol. Haer. 9.9.13-14). Néanmoins, une question importante a été suggérée ici : l’enfant pourrait être un dieu suprême, créateur du monde. La prémonition d’Hippolyte n’est pas entièrement spontanée : la mythologie grecque connaît les mythes de la petite enfance de Zeus, le souverain de l’Olympe, né en Crète, élevé par les nymphes et allaité grâce à la chèvre Amalthée dans une grotte secrète de Lyctos. La similarité des histoires sur le premier âge de Zeus et du Christ peut faire écho à un mythe indo-européen antérieur, ce qui devrait être pris en compte dans une étude séparée.

A ce stade de la recherche, nous savons seulement que les deux auteurs grecs inséraient la scène héraclitienne dans un décor vaste et sacré, Hippolyte assimilant l’enfant héraclitéen à un dieu créateur qui donne à l’éternité un cadre temporel. Les deux interprétaient l’aion d’Héraclite comme « l’âge du monde », entité de temps cyclique qui fait spontanément penser à « la Grande Année » décrite par la cosmologie stoïcienne.16 16 L’analogie ici reste structurelle : dans les deux conceptions la configuration du ciel et l’ordre du monde reviennent périodiquement. Toutefois, pour les stoïciens, inspirés plutôt par les visions de Pythagore et de Platon, la Grande Année, en sa longueur, ne dépassait pas 30 000 ans, tandis que chez Héraclite l’éon semble toucher au domaine des grands nombres. Leurs perspectives d’interprétation sont donc décidément plus larges que celles des commentateurs contemporains : il n’y est pas question de la psychologie de l’enfant ou de la pédagogie, si importantes qu’elles soient dans la dimension existentielle humaine. Nous autres, héritiers de la renaissance et de la philosophie moderne, croyons que l’homme est au centre de l’univers et qu’il est la partie la plus importante du monde. La pensée contemporaine n’a pas beaucoup changé ici : on détrône apparemment l’homme de sa position hégémonique dans les théories de « la fin de… » (Michel Foucault, Francis Fukuyama et les autres), on déconstruit volontiers le sujet pensant (Jacques Derrida, Jean-Luc Nancy), mais en même temps la philosophie reste focalisée sur les aspects purement humains de l’être : l’être réduit aux affaires de petites gens ordinaires : leur histoire (l’École des Annales), leurs richesses (l’économie politique), leurs raisonnements (la philosophie analytique), leurs curiosités psychologiques et socio-adaptatives. Voulant être science, la philosophie se formalise. Voulant être art, elle se fond dans la littérature. Ici et là, elle n’est plus elle-même la philosophie. Aux temps d’Héraclite, et avant, être philosophe signifiait étudier les choses les plus élevées et les plus universelles (dans de nombreux sens du mot « universel »). La foi (ou l’absence de foi) aux dieux mythologiques n’était pas un obstacle à la recherche du principe raisonné du Tout. Et ce principe fut sacré. La connaissance profane et la religion étaient comme deux pages d’une même feuille de papier : différentes l’une de l’autre mais inséparables. Le cœur de la philosophie d’Héraclite, et des autres présocratiques (Werner Jaeger l’a déjà démontré de manière convaincante dans The Theology of the Early Greek Philosophers)17 17 Mais là où Jaeger rappelle seulement que la théologie était au centre de la pensée archaïque grecque : « theology is also a specific creation of the Greek mind » (Jaeger, 1936, p. 4), Tannery avait déjà exprimé l’idée plus audacieuse qu’Héraclite était essentiellement un théologien. Et dans ce contexte, une observation importante pour nous apparaît : « Depuis longtemps déjà s’étaient introduits sur le sol hellène des rites singuliers, des mythes étranges, dont la connaissance était interdite au profane. L’âge était venu où un penseur, méditant sur la vérité que cachaient ces symboles, pouvait essayer de l’en dégager » (Tannery, 1887, p. 173). était théologique. Et là, Hippolyte de Rome ne s’est pas trompé : l’enfant héraclitéen était divin. Il est venu en Grèce de loin et du bon vieux temps. Si seulement nous croyons la légende…

La datation des mythes indiens ne peut être que relative. Transmis traditionnellement par la voie orale, ils échappent à nos évaluations de temps : ils sont sans âge. Ceux qui sont collectés dans les Puranas (Purāṇa)18 18 Une datation précise des Puranas n'est pas possible. Les premières versions de Puranas ont été composées au temps de la rédaction finale des Vedas, env. 1200-900 av. J.-C. Elles sont mentionnées en Atharvaveda, cf. note 19. Héraclite a vécu dans les années env. 535-475 av. J.-C. A ma connaissance, ce texte est la première indication de la similitude des motifs thématiques ici et là. Cela nécessite des recherches supplémentaires. incluent quelques noms de rishi (sages) - par exemple : Parashara (Parāśara), narrateur dans le Vishnu-Purana (Viṣṇupurāṇa) - et portent des marques d’évènements qui les fait dériver de l’époque védique (Atharvaveda 11.7.24).19 19 Cf. Griffith, 1896, p. 63. Ils ne sont qu’en partie traduits en langues européennes. Certains sont racontés par nos indianistes, comme par exemple le mythe d’Indra, orgueilleux roi des dieux, lu dans les Puranas par un excellent indologue allemand, Heinrich Zimmer. On n’a pas besoin de répéter après lui ce mythe. Car ce qui est important pour notre recherche ce n’est pas une histoire concrète avec son affabulation mais le fond spatio-temporel où sont placées toutes ces histoires puraniques et leurs acteurs divins. Ce fond a été décrit par plusieurs spécialistes de la culture indienne, mais la version de Zimmer reste toujours, selon nous, la meilleure, et c’est à elle donc que nous nous référons ici en premier lieu. Ecoutons donc ce qu’il nous raconte comme s’il était un brahmane sachant qu’« il n’y a pas de commentaire explicite sur le sens de l’action mythologique. Le récit va droit à l’auditeur, faisant appel à son intuition » (Zimmer, 1951ZIMMER, H. (1951). Mythes et symboles dans l’art et la civilisation de l’Inde. Trad. M.-S. Renou. Paris, Payot., p. 45).

Au commencement, il n’y avait même pas de commencement. L’infini n’a ni commencement ni fin, il est hors de l’espace et hors du temps. Incommensurable, inenvisageable. Cet infini porte le nom de Vishnou (Viṣṇu), souvent avec le surnom Narayana (Nārāyaṇa). Le désir de visualisation lui donne la figure de l’océan dont les ondulations sont aussi dépourvues de mesure que la respiration de Vishnou. La répétition est sans bornes. Pas d’espace, pas de temps. Vishnou repose : d’abord sous le déguisement élémentaire de l’océan cosmique ; puis comme un géant couché sur les eaux de la Non-Existence (Matsyapurāṇa 167.13-25 ; Zimmer, 1951ZIMMER, H. (1951). Mythes et symboles dans l’art et la civilisation de l’Inde. Trad. M.-S. Renou. Paris, Payot., p. 41).

Et soudain, dans ce vide monotone, quelque chose arrive. Du nombril de Vishnou éclot un lotus sur les pétales duquel l’Enfant Merveilleux fait son apparition (Zimmer, 1951ZIMMER, H. (1951). Mythes et symboles dans l’art et la civilisation de l’Inde. Trad. M.-S. Renou. Paris, Payot., p. 29). Il s’appelle Brahma (Brahmā) et il passe son temps à jouer aux dés. Ce n’est pas un simple jeu puéril, bien qu’il soit un enfant, un petit garçon, paῖs. En jouant, Brahma aménage l’infini et lui donne son cadre spatio-temporel. Et c’est le commencement de l’univers, on dirait le Big Bang.20 20 Le Matsya-Purana suggère cette scène plutôt que de lui donner une description exacte, mais l’intuition de Zimmer semble juste. Le texte sanskrit dit : ततः कदाचिदथ वै पुनर्वक्त्राद्विनिःसृतः | सुप्तं न्यग्रोधशाखायां बालमेकं निरक्षत || ३१ || तथैवैकार्णवजले नीहारेणावृताम्बरे | अव्यग्रः क्रीडते लोके सर्वभूतविवर्जिते || ३२ || (Carmody & Freund, 1981, p. 701) [tataḥ kadācid atha vai punar vaktrād viniḥsṛtaḥ | suptaṁ nyagrodhaśākhāyāṁ bālam ekaṁ nirakṣata || 31 || tathaivaikārṇavajale nīhāreṇāvṛtāmbare | avyagraḥ krīḍate loke sarvabhūtavivarjite || 32 || ] (version latinisée par moi-même). Le terme krīḍate n’est pas strictement sans ambiguïté, mais Apte explique : क्रीड् krīḍ 1. P. (क्रीडति, क्रीडित) 1 To play, amuse oneself; 2 To gamble, play at dice (Apte, 1998, p. 616). Depuis, le Tout acquiert ses formes spatiales en arrangement cosmique et son organisation temporelle. Chaque jet de dés inaugure une nouvelle époque du temps terrestre, un yuga. Les yugas sont au nombre de quatre. Ils correspondent aux âges grecs des métaux (l’âge d’or, l’âge d’argent, l’âge de bronze et l’âge de fer). Leurs noms puraniques sont : Satya Yuga (1.728.000 années), Treta Yuga (1.296.000 années), Dvapara Yuga (864.000 années) et Kali Yuga (432.000 années) et font allusion à la séquence des jets de dés (4, 3, 2 et 1 points). Nous vivons dans le dernier âge qui a commencé le 23 janvier 3102 selon le calendrier grégorien (ou la nuit entre le 17 et le 18 février 3102 selon le calendrier julien). Ce qui donne encore 426 879 années d’existence à notre monde, lequel après ce temps périra, peut-être dans les flammes de l’ekpyrōsis exactement comme Héraclite l’avait prédit chez Lucien. Les quatre yugas constituent un mahāyuga qui compte 4,32 millions d’années. 1000 mahāyugas font un kalpa, ce qui représente la durée d’un jour de la vie de Brahma. Nous entrons ainsi dans le domaine des grands nombres qui deviennent inimaginables (qui sait combien de zéros il faut mettre après 1 pour obtenir un trigintyllion ?),21 21 Pour les intéressés : 1 suivi de 4 294 967 296 zéro ce qui donne 104 294 967 296. d’où probablement des différences dans leurs noms, car il existe dans le monde actuel deux systèmes également utilisés : une échelle longue et une échelle courte. Ainsi ce qui est le milliard pour un Français, fait déjà un « billion » pour un Anglo-saxon. Normalement, dans l’usage relativement courant, nous ne dépassons pas le nombre d’un milliard. Mais le fait que les astronomes de l’Inde antique pratiquaient les calculs en grandes nombres est attesté - curieusement - en langue japonaise où les noms des nombres entre 1032 et 1088 sont d’origine hindoue.

Chaque jour de la vie de Brahma est suivi d’une nuit de la même longueur. Si l’on compte plus loin cela nous donne : 1 an de Brahma soit 3 110 milliards d’années et un siècle de Brahma soit 311 040 billions d’années. Ce dernier nombre porte le nom de mahākalpa qui est la durée de l’ensemble de la matière distribuée dans l’espace-temps. Après quoi, tout l’univers disparait puisque Brahma ne vit que 100 ans. Sa mort équivaut à la mort du monde que nous nous représentons ; la ronde se ferme en forme de limite entre l’inspiration et l’expiration de Vishnou pour revenir avec la renaissance de Brahma. Et une nouvelle ronde recommence : tous les événements vont se répéter d’une manière impérativement identique, car nous sommes là dans le temps cyclique22 22 Plus d’informations à ce sujet, voir González-Reimann (1988 ; 2002, surtout p. 59-73 et 53-61). et non linéaire.

C’est ainsi qu’a pris naissance à nouveau issu du pouvoir magique du dieu « couveur », tout le vaste rêve de l’univers pour reprendre la ronde majestueuse des quatre yugas. Un autre cycle, destiné à être identique à tout ce qui fait auparavant et à tout ce qui pourrait jamais être, s’est élevé miraculeusement dans l’aurore pure, encore humide et brillant de la substance vivante de son origine (Zimmer, 1951ZIMMER, H. (1951). Mythes et symboles dans l’art et la civilisation de l’Inde. Trad. M.-S. Renou. Paris, Payot., p. 57)

Ce sur quoi le grand indianiste allemand attire notre attention, c’est la différence entre la perception de l’univers dans la culture indienne et dans la culture occidentale contemporaine. Dans l’Inde « dépourvue de temps », l’univers est sensiblement plus vaste, impersonnel, sacré de nature. Là, où nous croyons en des événements historiques uniques et « regardons l’histoire du monde comme une biographie de l’humanité » (Zimmer, 1951ZIMMER, H. (1951). Mythes et symboles dans l’art et la civilisation de l’Inde. Trad. M.-S. Renou. Paris, Payot., p. 28), l’esprit hindou « opère avec des visions de cycles cosmiques - des éons qui se suivent l’un l’autre dans l’infinité des temps ou coexistent simultanément dans l’infinité des espaces - on ne voit guère comment ceci pourrait entrer dans le mode de pensée sociologique et psychologique des Occidentaux » (Zimmer, 1951ZIMMER, H. (1951). Mythes et symboles dans l’art et la civilisation de l’Inde. Trad. M.-S. Renou. Paris, Payot., p. 20). L’hésitation de Zimmer sur la capacité d’interprétation chez les Occidentaux de la pensée brahmanique n’est pas sans fondement. Nous avons vu plus haut comment les chercheurs d’aujourd’hui essaient d’ « humaniser » et de socialiser l’enfant divin d’Héraclite ce qui est un résultat normal quand on perçoit « l’histoire du monde comme une biographie de l’humanité ». Nous mettront fin à cette question dans la conclusion de ce texte. Pour le moment, il reste encore à préciser que la différence dont il est ici question n’est apparue qu’avec le temps, parce que dans l’Antiquité ces deux cultures étaient encore très proches en raison de leur source indo-européenne commune.23 23 Ce texte ne veut pas trancher définitivement la question de savoir si Héraclite a emprunté le motif du dieu jouant aux dés à la littérature indienne, ou s’il s'agit d'un thème venant de l’origine indo-européenne commune. Les analyses effectuées dans la présente étude indiquent plutôt - et c'est ma conviction - qu'il s'agit d'un emprunt. Mais des racines culturelles communes pourraient le faciliter. C’est pourquoi le « thème indien » d'Héraclite appelle à une recherche encore plus approfondie dans ce sens. Et comme la culture hindoue est très traditionnaliste, elle garde longtemps les traces de ses premiers gestes.

Fouillant les témoignages des premiers venus européens en Inde, Agricol-Joseph, marquis de Fortia d’Urban, considéré parfois comme le père de l’histoire moderne en France, retrouva des récits rapportant des documents du XVe siècle selon lesquels les brahmanes accomplissaient leurs calculs astronomiques avec de petits objets ovales, le plus souvent de petites coquilles, des cauris (leur nom vient du mot sanskrit kaparda ou kapardika) qu’on rangeait par terre. Ce qui est de premier intérêt pour nous dans ces récits c’est le fait que les brahmanes calculaient avec de petits objets, les jetant par terre comme s’ils répétaient le geste créateur de Brahma. Il y a un fort aspect rituel dans ce geste qui n’a certainement pas le caractère mnémotechnique qui accompagne d’autres procédures de calcul brahmanique. Voyons comme exemple la description de Jean-Baptiste Delambre, donnée dans son Histoire de l’astronomie ancienne:

Les Indiens font tous leurs calculs avec une vitesse et une facilité singulières, sans plume et sans crayon ; ils y suppléent par des espèces de coquilles, appelées cauriz, qu’ils rangent sur une table, comme nos jetons, et le plus souvent par terre. Cette méthode est bien plus prompte24 24 Dans l’orthographe d’origine chez De Fortia d’Urbain : promte, promtitude. et plus expéditive que la nôtre, elle a cependant un inconvénient : il n’ya pas moyen de revenir à ses calculs, et de les garder, puisqu’on efface à mesure qu’on avance ; mais il est bien rare qu’ils se trompent, ils travaillent avec un sang-froid singulier et une tranquillité dont nous serions incapables, ce qui les met à couvert des méprises que nous autres Européens ne manquerions pas de faire à leur place. Leurs règles de calcul sont en vers énigmatiques qu’ils savent par cœur ; au moyen de ces vers qu’on leur voit réciter, à mesure qu’ils opèrent, et au moyen de leurs cauriz, ils font les calculs des éclipses de soleil et de lune avec la plus grande promptitude. Leurs tables du soleil et de la lune sont cependant écrites sur des feuilles de palmiers, toutes taillées fort proprement de la même grandeur, ils en font de petits livrets auxquels ils ont recours quand ils veulent calculer une éclipse (Delambre apud De Fortia d’Urbain, 1843DE FORTIA D’URBAIN, A.-J. (1843). Abrégé chronologique de la vie de Platon. Paris, Chez Benjamin Duprat., p. 46-47)

L’auteur du texte rapporte que les jetons des brahmanes étaient le plus souvent jetés « par terre », mais il ne dit pas que cela a toujours été le cas : parfois ils sont « rangés sur une table ». Il est possible qu’ils aient été déplacés comme des pièces sur un plateau. Nous ne savons pas exactement quelles étaient les premières figurations du jeu divin. Dans le Véda - comme l’on a déjà vu - le jeu est très simple et on n’y parle pas de tabliers à moins que ce ne soit qu’une surface de jeu (là où les dés tombent). La fin de la période védique aurait pu y apporter quelques modifications.25 25 La culture classique en Inde devance celle de la Grèce antique de quelques siècles. Relativement, ce n’est pas une longue période mais il est toujours possible qu’à l’époque de Platon les jeux de société aient été plus compliqués qu’aux temps d’Héraclite. Il est possible que les auteurs des Puranas aient adapté leurs représentations du jeu divin aux jeux qui étaient les plus populaires à leur époque (en utilisant des plateaux). Cela est pourtant peu probable en raison de la nature conservatrice de la culture indienne. Au contraire, les jeux de tablier devaient être plus anciens que les textes puraniques. D’ailleurs, leur intervention dans la représentation de l’acte créateur de Brahma peut être rationnellement justifiée : le monde de Brahma est limité par rapport à l’univers de Vishnou. L’emploi des grands nombres en astronomie ne devrait pas dissimuler le fait que l’espace du monde, tout comme l’espace d’un plateau, a ses bornes, alors que l’infini est incommensurable.

D’autre part, il est également intéressant de voir dans ce rituel brahmanique le rapprochement entre la science et la mythologie sive entre le profane et le religieux qui nous gêne fort aujourd’hui mais qui était tellement naturel pour Héraclite. Peut-être, au lieu de déplacer la philosophie d’un champ à un autre, il serait mieux de la voir exactement à la limite entre les deux, et même entre trois, si l’on prend en considération également la beauté, domaine de l’art.

Il a déjà été mentionné qu’actuellement, dans la culture occidentale, la philosophie a du mal à se faire une place. En fait, elle n’est que l’ombre d’elle même. Mais ceux qui ont gardé un souvenir d’elle, reviennent souvent à la phrase d’Héraclite, comme s’ils y trouvaient un remède à leur sentiment d’insécurité. Il y aurait beaucoup d’exemples, mais nous ne nous arrêterons qu’à quelques-uns seulement, ceux qui sont les plus proches de notre réflexion.

Tout d’abord, rappelons l’interprétation de Friedrich Nietzsche. Célèbre philosophe, il possédait également une solide formation philologique ainsi que les fondements de la connaissance de la culture indo-européenne, qui, à son époque, suscitait un vif intérêt des universitaires allemands et les conduisait au fond des cultures jusqu’à là inconnues ou négligées. Comprendre les codes culturels n’est pas chose facile, même s’ils sont apparentés à notre culture. Peut-être que cette parenté rend le travail encore plus difficile. Nietzsche semble manipuler trop facilement des motifs mythologiques tels que le crépuscule des dieux, les prophéties de Zarathoustra ou le « philosopher au marteau » (du dieu Thor), souvent sans reconnaître les véritables liens qui peuvent être observés dans le cas de la pensée indienne et des présocratiques, y compris Héraclite. De plus les ambitions artistiques du philosophe allemand ne lui permettent pas de faire un réel effort comparatif. L’enfant chez Nietzsche est trop amusé, trop capricieux, tandis que chez Héraclite il gouverne - tout comme son homologue indien - et impose au monde une nécessité de fer (ses mouvements, on s’en souvient, sont calculés et se répètent toujours dans le même ordre). L’interprétation nietzschéenne s’avère donc littérairement attrayante mais éloignée de l’intention d’Héraclite :

Seul en ce monde, le jeu de l’artiste et de l’enfant connaît un devenir et une mort, bâtit et détruit, sans aucune imputation morale, au sein d’une innocence éternellement intacte. Ainsi, comme l’enfant et l’artiste, joue le feu éternellement vivant, ainsi construit-il et détruit-il, en toute innocence... et ce jeu, c’est l’Aïon jouant avec lui-même (Nietzsche, 1990NIETZSCHE, F. (1990). La philosophie à l’époque tragique des Grecs. Trad. J.-L. Backès, M. Haar & M. de Launay. Paris, Gallimard., p. 36).

Un autre problème apparaît dans l’interprétation de Marie-Louise von Franz, élève et collaboratrice de Carl Gustav Jung. Fait intéressant, elle voit aussi la phrase d’Héraclite dans le prolongement de la pensée indienne. Ayant des ambitions philosophiques similaires à celles de son maître, von Franz combine audacieusement la phrase d’Héraclite, la physique contemporaine et la psychologie analytique. Certes, une telle démarche lui a permis de pénétrer plus profondément dans la psyché humaine, mais est-elle fiable dans la connaissance objective du monde ? D’un point de vue scientifique, cette question est très délicate, même si l’auteur suisse se réfère à des exemples relevant du domaine de la physique quantique :

Lorsque le physicien moderne des quanta s’approche d’un système à l’aide de matrices formulées quantitativement, et qu’il recherche des résultats numériques « probables » - au moyen du plus grand nombre possible d’expériences renouvelées, il utilise inconsciemment un vieux modèle d’orientation révélé par l’« esprit » (au sens originel du terme) ; mais peu à peu cette parcelle d’« esprit » est devenue la possession de sa conscience subjective. Inversement, l’usage d’un oracle de divination représente une tentative en vue de susciter une manifestation spontanée de l’« esprit » encore autonome, en lui offrant comme moyen d’expression « son » langage, à savoir certaines séries numériques archaïques. On s’efforce ainsi de créer dans le champ de conscience, au moyen du jet de pièces ou de baguettes, un « trou » par lequel le dynamisme autonome de l’inconscient collectif peut faire irruption. Cela ne peut conduire à des résultats que si un archétype et sa charge élevée d’énergie psychique sont déjà constellés dans l’inconscient [...] Plus la tension psychique est grande, plus frappant et plus probable sera le résultat. Il y a là un comportement qui va à l’inverse de certains faits physiques, par exemple, du fait que dans un champ d’une haute intensité le concept de longueur devient flou (Von Franz, 1978VON FRANZ, M.-L. (1978). Spiegelungen der Seele. Projektion und innere Sammlung in der Psychologie C. G. Jungs. Stuttgart/Berlin, Kreuz-Verlag., p. 227)26 26 Von Franz discute ici avec les thèses du célèbre astrophysicien britannique, Arthur Stanley Eddington, auteur de The Nature of the Physical World.

La vaste étendue de réflexion de von Franz lui permet de voir dans la phrase d’Héraclite une expression archétypale de l’activité créatrice de dieu, que l’homme peut répéter à sa mesure :

Nous retrouvons ici encore la relation entre l’énergie psychique et le jeu de dés. Toutefois lorsqu’ici le « dieu », l’esprit de l’inconscient, joue, il engendre l’unique, le destin - à savoir la « creatio» d’un phénomène synchronistique ; lorsque par contre l’homme, imitant le dieu, joue à son tour, son propre esprit reconstruit des possibilités rationnelles, et celles-ci lui inspirent le sentiment qu’il est en train de dépister le secret de ce qui est objectivement inconnu, car les lois numériques de son jeu sont identiques aux lois numériques du jeu divin (Von Franz, 1978VON FRANZ, M.-L. (1978). Spiegelungen der Seele. Projektion und innere Sammlung in der Psychologie C. G. Jungs. Stuttgart/Berlin, Kreuz-Verlag., p. 227)

A ce moment, on pourrait dire avec une trop facile satisfaction que les mots de von Franz coïncident exactement avec les suggestions de notre étude. Cependant, ce n’est pas exactement le cas. Avant tout, von Franz et Jung tentent tous deux de préciser dans leurs recherches la force de l’énergie psychique primitive qu’ils juxtaposent ensuite à la psyché humaine. Et cela ouvre la voie à la psychologisation et à l’ « humanisation » de la philosophie contemporaine dont nous avons parlé plus tôt. Cependant, pour les auteurs indiens, ainsi que pour Héraclite, l’élément fondamental du monde, son noyau métaphysique, n’était pas de nature psychique. Pour être plus exact, dans la philosophie indienne cet élément se manifeste comme l’âtman, c’est-à-dire une sorte de manifestation de la conscience que nous identifions à la psyché. Mais, comme dans cette philosophie le principe psychique s’avère finalement identique au principe objectif extérieur - le brahman - que nous identifions au monde (et les hindous à Dieu), leur différence cependant ne présuppose pas une domination de l’un sur l’autre. L’âtman et le brahman sont le même. L’expression la plus connue de cette identité est la phrase célèbre du Chandogya Upanishad (Chāndogyopaniṣad 6.8.7) : « Tu es ceci », तत्त्वमसि, tat tvam asi.27 27 Olivelle (1988, p. 532) traduit : «that’s how you are» ; la phrase ci-dessus traduite par moi-même. Mais il existe de nombreuses variantes de cette constatation dans les divers Upanishads (Upaniṣad) majeurs et mineurs. Certes la position des auteurs d’Upanishads, et probablement aussi celle d’Héraclite, était idéaliste mais cela n’implique pas la supériorité des connaissances psychologiques sur toutes les autres connaissances. Les catégories philosophiques anciennes furent plus subtiles et variées. Ni la philosophie indienne ni la philosophie occidentale à son origine ne se concentraient sur la psyché humaine. A cette époque, l’ego-philosophie de notre modernité n’était pas connue. Et c’est peut-être l’une des raisons pour laquelle - comme le pense aussi un sanskritologue reconnu, Wilhelm Halbfass,28 28 Voir notamment le chapitre « On the Exclusion of India from the History of Philosophy », où nous lisons : « In a number of cases, the authors or editors of general works dealing with the history of philosophy found it expedient to leave Oriental thought to specialists who were better suited to the task. Since the turn of the twentieth century in particular, this division of scientific responsibility which no longer aims at a unified design has become prevalent in anthologies and other cooperative efforts » (Halbfass, 1990, p. 157). l’histoire de la philosophie indienne a été retirée des études occidentales de l’histoire de la philosophie universelle au début du XXe siècle. Était-ce une bonne décision, cependant ?

Quand Nietzsche, Jung et von Franz (et plus tôt, Zimmer) se référent à la culture indienne ancienne, ils renforcent involontairement le contraste qu’elle représente pour la culture occidentale. Des mythes qu’ils rappellent, des histoires qu’ils racontent, et même les citations d’anciens textes ne changent pas le fait que tous ces mots jouent le rôle de bibelots dans une vitrine de musée. Nous les admirons parce que nous savons qu’ils nous sont venus d’un autre monde culturel. Cependant l’étrangeté de ces mots - et de la pensée qu’ils évoquent - disparaît dans l’interprétation philosophique de Martin Heidegger, auteur du Principe de raison, livre qui surprend par une profonde réflexion sur la culture occidentale à son aube et aujourd’hui. Comme un véritable maître dans son métier, Heidegger présente ici le déploiement de l’être tel qu’il se manifeste à travers l’histoire de la philosophie en Occident. Le point de départ de sa réflexion est la phrase d’un célèbre polymathe allemand du dix-septième siècle Gottfried Wilhelm Leibniz : Nihil est sine ratione (Rien n’est sans raison). Heidegger se demande comment cette phrase aurait pu être formulée et pourquoi elle exprime aujourd’hui l’impératif infranchissable de tout notre savoir. Avant, ce n’était pas toujours pareil. Le souvenir de ce temps a survécu dans un mot poétique d’un mystique baroque, Angelus Silesius :

La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit, N’a souci d’elle-même, ne désire être vue (Angelus Silesius apud Heidegger, 1962HEIDEGGER, M. (1962). Le principe de raison. Trad. André Préau. Paris, Gallimard., p. 103)

En lisant ces mots, nous commençons à comprendre que les différentes manifestations de l’être ne se suivent pas consécutivement l’une l’autre, mais qu’elles jouent entre elles, et ce jeu n’est pas un divertissement : il est sublime et sérieux. La philosophie l’appelle dialectique:

Ainsi l’être du Jeu est partout déterminé, comme dialectique de liberté et de la nécessité, dans la perspective du fond-raison, de la ratio, de la règle du jeu, du calcul (Heidegger, 1962HEIDEGGER, M. (1962). Le principe de raison. Trad. André Préau. Paris, Gallimard., p. 241)

Ce qui semblait donc à Nietzsche une spontanéité enfantine porte en soi paradoxalement son propre opposé : une nécessité de fer. De même, ce qui est objectivement réel inclut la conscience « généralisée » et par conséquent l’individualité psychique (comme c’était à observer dans l’école de Jung). Ce qui est différencié en unicité du Jeu constitue ainsi le niveau d’existence le plus élémentaire, le niveau pré-phénoménologique, auquel seule la main de Dieu introduit la clarté et la visibilité. Ce principe de l’Un-en-Tout fut connu en Grèce sous le nom de hen panta.

Heidegger sait qu’Héraclite le connaissait aussi et l’exprimait non seulement dans la phrase qui nous occupe ici, mais aussi dans beaucoup d’autres.29 29 Un exemple caractéristique est la phrase DK22 B10 : « Unis sont tout et non tout, convergent et divergent, consonant et dissonant ; de toutes choses procède l’un et de l’un toutes choses » (trad. Weil, 1953, p. 140). Et quand sa pensée se dirigeait directement à cet Un-en-Tout, il le désignait le plus souvent par le mot Logos. Aujourd’hui dans le contexte philosophique, nous traduisons Logos en tant que raison. Cette raison, assimilée d’ailleurs par Heidegger à l’être même, peut signifier non seulement l’approche intellectuelle d’un problème quelconque, mais aussi - et avant tout - le calcul créatif. C’est pourquoi la pensée d’Héraclite contenue dans la phrase DK22 B52 peut également être exprimée par les paroles de Leibniz : Cum Deus calculat fit mundus (Pendant que Dieu joue, le monde se fait) (Heidegger, 1962HEIDEGGER, M. (1962). Le principe de raison. Trad. André Préau. Paris, Gallimard., p. 241). Nous les humains, nous sommes impliqués dans ce Jeu dont l’effet est le monde « qui se produit comme monde et comme temps » (Heidegger, 1962HEIDEGGER, M. (1962). Le principe de raison. Trad. André Préau. Paris, Gallimard., p. 242). C’est alors que l’être éclot comme une fleur - un lotus ou une rose - et Dieu joue, parce qu’il joue. Les brahmanes ont vu cette vérité avant Héraclite, mais Heidegger ne le savait pas. Contrairement à Nietzsche, il n’était pas intéressé par l’ancienne culture indo-européenne. L’horizon de ses intérêts historiques n’atteignait que la Grèce antique, à l’exception de rares références à la mythologie germanique. Mais il s’avère que l’on peut capter l’intuition indienne sans étudier délibérément les textes brahmaniques. Cependant, sans oublier que comprendre les intentions et utiliser une métaphore similaire n’est pas la même chose que créer une image mythique identique.

Voilà le moment où l’on peut formuler nos conclusions. Avant tout, il est à remarquer que la phrase d’Héraclite devient sensiblement plus compréhensible quand on la compare avec le récit indien. L’aura évoquée par ce dernier, c’est-à-dire l’ambiance majestueuse et sublime où l’on parle des choses ultimes s’adapte mieux avec le style héraclitéen qu’un discours psycho-sociologique dominant la recherche des humanités contemporaines. Bref, avec cette hypothèse on entre immédiatement dans l’esprit de la philosophie d’Héraclite. Les termes séparés utilisés par le philosophe prennent également plus de sens :

Le παῖς, petit garçon, c’est en fait Dieu, identifié par les brahmanes en tant que Brahma qui émerge du corps de Vishnou pour inaugurer l’histoire du monde. L’association de cet enfant merveilleux avec le dieu suprême du christianisme chez Hippolyte de Rome est donc bien en place, compte tenu également du fait que les associations des Grecs du dieu suprême avec l’enfant sont attestées dans les mythes de l’enfance de Zeus.

L’enfant joue, esti paízōn. Cependant, son occupation n’est pas un loisir futile ni une étape sur le chemin de sa socialisation dans le monde des adultes. Brahma est au-dessus de l’agitation quotidienne des êtres humains. Son jeu est régulateur pour tout l’espace-temps cosmique. Chacun de ses gestes détermine la position mutuelle des éléments dans la configuration de l’univers, ils déterminent les mouvements et les positions des astres les plus éloignées de la Terre. Dans cette approche, il est difficile de parler d’une stratégie, ce n’est pas non plus un hasard : c’est le fatum. L’imprévisibilité apparente des événements cache en soi la logique inébranlable des choses comme dans les rituels des astronomes indiens qui s’avèrent alors une répétition lointaine de l’acte créateur de Brahma. Les plateaux peuvent aussi jouer un rôle ici. En créant le monde, le Dieu lui donne un cadre. L’espace encadré est son royaume, he basilēíē. Le pouvoir du Dieu ne s’applique qu’à cet espace pour un temps limité. Et c’est bien l’éon.

On a déjà identifié l’éon, aiōn, comme une très longue période de temps, peut-être l’éternité. A la lumière de l’histoire indienne, l’intuition qui poussa le philosophe grec à choisir ce terme devient plus compréhensible. Dans le mythe indien, résonne encore un écho de l’ancienne intuition linguistique dont on a parlé plus haut : vivo ergo sum. Mais Héraclite ne voulait pas exprimer dans sa phrase la durée d’une existence particulière, sa pensée embrassait la vie de l’univers tout entier. Cette vie qui, chez les Indiens, correspond à une mahākalpa, durée de la vie de Brahma, créateur du monde et son agent de maintien. Cela nous donnerait 310 billions d’années, pratiquement l’éternité pour un individu humain. La durée de vie, l’âge du monde et l’éternité prennent ici le même sens. Ainsi, toutes les traductions de la phrase DK22 B52 citées plus haut semblent acceptables. Il est donc important de les lire dans un contexte approfondi pour ne pas perdre le facteur d’aura qui rend la pensée d’Héraclite profondément philosophique et scientifiquement plausible. Même si l’on ne sait pas si Héraclite connaissait les nombres avec lesquels opérait l’astronomie indienne, une chose est sûre : il connaissait une certaine version d’un mythe indien (que l’on trouve dans les plus anciens Puranas) sur un dieu qui définit les époques et les âges de l’univers en lançant les dés. Cette histoire a dû faire forte impression sur lui, alors il lui donna sa propre expression. Il répétait ainsi l’appel que le sage védique Parashara adressa à tous les humains bien avant lui : « Écoutez, comment le dieu Narayana en personne de Brahma, le grand père du monde créa toutes les choses qui existent ! » (Viṣṇupurāṇa 1.3.3).30 30 Texte : Hall & Wilson (1864). La phrase ci-dessus traduite par moi-même.

विष्णुपुराणम्तन्निबोयथासर्गेभगवान्संप्रवर्तते। नारायणाख्योभगवान्ब्रह्मालोकपितामहाः॥१।३।३॥

tan-nibodha yathā sarge bhagavān saṃpravartate | nārāyaṇākhyo bhagavān brahmā loka-pitāmahaḥ || 1.3.3 ||

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  • 1
    En langues européennes contemporaines on trouve des traces d’une telle oscillation du sens. En français, par exemple, on dit « jusqu’à l’âge de 40 ans », « l’âge du fer », « le Moyen Age » ou on indique une autre durée considérée comme une quantité mesurable, ce qui peut conduire, par élargissement, à la désignation du temps en général.
  • 2
    L’observation faite par Fronterotta est acceptable à condition qu’elle ne supprime pas la possibilité des manifestations de la force vitale dans la dimension surhumaine, c’est-à-dire cosmique. Les intuitions de Conche ne sont donc pas erronées, étant donné la manière de penser des diffuseurs de la culture primitive indo-européenne. Voir aussi : Conche, 1986CONCHE, M. (éd.) (1986). Héraclite. Fragments. Paris, PUF., p. 446-447.
  • 3
    Notamment dans la philosophie indienne.
  • 4
    Dans la traduction française d’Alexandre Langlois, c’est le hymne II, lecture huitième, séction 7 (Langlois, 1872LANGLOIS, A. (trad.) (1872). Rig-Véda ou Livre des hymnes. Paris, Librairie d’Amérique et d’Orient., p. 531-532). Référence dans le texte selon la pagination internationale, cf. : Jamison & Brereton, 2014JAMISON, S. W.; J. BRERETON, J. (eds.) (2014). The Rigveda. The Earliest Religious Poetry of India. New York/Oxford, Oxford University Press., p. 1430-1431. D’autres hymnes où les dés sont mentionnés sont, chez Langlois : 2.3, 4.38, 6.118, 7.52, 7.109 ; et chez Jamison & Brereton : 1.41, 1.132, 5.60, 5.85, 8.45, 10.27, 10.42, 10.116.
  • 5
    नीचा वर्तन्त उपरि सफुरन्त्यहस्तासो हस्तवन्तं सहन्ते | दिव्या अङगारा इरिणे नयुप्ताः शीताः सन्तो हर्दयंनिर्दहन्ति || (nīcā vartanta upari sphurantyahastāso hastavantaṃ sahante | divyā aṅghārā iriṇe nyuptāḥ śītāḥ santo hṛdayaṃnirdahanti ||). (Rig-Véda ITRANS par Charles Wikner ; https://www.sacred-texts.com/hin/rvsan/rv10034.htm [consulté le 11 octobre 2020]). Dans Monier-Williams (1899)MONIER-WILLIAMS, M. (1899). A Sanskrit-English Dictionary. Oxford, Clarendon Press., le terme iriṇa est traduit directement comme a dice-board et cette traduction est reprise par Toli (2014)TOLI, F. (trad.) (2014). Himnos del Rig Veda. Buenos Aires, La Cuarenta.. D’autre part, autour du terme divyá il y a toujours un débat linguistique, voir Bader, 1993BADER, F. (1993). Formes de la racine *dei- ‘briller avec rotation’. In: BROGYANYI, B.; LIPP, R. (eds.). Comparative-Historical Linguistics: Indo-European and Finno-Ugric. Papers in honor of Oswald Szemerényi III (Current Issues in Linguistic Theory). Amsterdam, John Benjamins., p. 16, où Bader demande « si ces charbons auxquels les dés sont comparés, ici comme ailleurs (cf. ṠB 3, 1, 10 adhidévanaṃvāagnis, tásyaeté ‘ṅgārāyádakṣāḥ “the gaming-boards is fire, the dice are itscoal”) ne sont pas proprement “brillants” (puisqu’ils brûlent, entendons le cœur du joueur), plutôt que “divins”, “divine coals” ». Indépendamment des conclusions finales des sanscritologues, ce terme a sans aucun doute une sensible connotation céleste et cosmique comme le suggère la traduction de Langlois.
  • 6
    A comparer l’édition critique en anglais : « Gambling is the root of dissensions. It bringeth about disunion. Its consequences are frightful. Yet having recourse to this, Dhritarashtra's son Duryodhana createth for himself fierce enmity. […] Duryodhana is gambling with the son of Pandu, and thou art in raptures that he is winning. And it is such success that begeteth war, which endeth in the destruction of men » (Ganguli, 1884GANGULI, K. M. (trans.) (1884). The Mahabharata of Krishna-Dwaipayana Vyasa Translated into English Prose. Vol. 2: Sabha Parva. Calcutta, Bharata Press. Disponible en https://www.sacred-texts.com/hin/m01/index.htm (consulté le 11 octobre 2020).
    https://www.sacred-texts.com/hin/m01/ind...
    , p. 119-120) [https://www.sacred-texts.com/hin/m02/m02062.htm, consulté le 11 octobre 2020]. En original : द्यूतं मूलं लहस्यानुपाकति मिथो भेदाय महते वा ऱणाय ।यदास्थितोऽयं धृतराष्ट्रस्य पुत्रो दुर्योधन सृजते वैरमुग्रम् ॥ २ । ५६ । १ ॥दुर्योधनो ग्लहते पाण्डवेन प्रियायसे त्वं जयतीति तच्च । अतिनर्माज्जायते संप्रहारो यतो विनाश समुपैति पुंसाम् ॥ २ । ५६ । ५ ॥. In : The Mahabharata, Critical Edition Prepared by Scholars at Bhandarkar Oriental Research Institute BORI, entered by Prof. Muneo Tokunaga and then maintained/updated by John Smith [MAHABHARATA, en sanskrit, https://sanskritdocuments.org/mirrors/mahabharata/unic/mbh02_sa.html, consulté le 11 octobre 2020] et : (1) dyūtaṃ mūlaṃ kalahasyānupāti mithobhedāya mahate vā raṇāya | yad āsthito’yaṃ dhṛtarāṣṭrasya putro duryodhanaḥ sṛjate vairam ugram || 2 | 56 | 1 || (2) duryodhano glahate pāṇḍavena; priyāyase tvaṃ jayatīti tac ca | atinarmāj jāyate saṃprahāro; yato vināśaḥ samupaiti puṃsām || 2 | 56 | 5 ||. In : The Mahabharata: Sabhaparvan; GRETIL, Electronic text (C) Bhandarkar Oriental Research Institute, Pune, India, 1999. On the basis of the text entered by Muneo Tokunaga et al., revised by John Smith, Cambridge, et al. [http://gretil.sub.unigoettingen.de/gretil/1_sanskr/2_epic/mbh/mbh_02_u.htm, consulté le 11 octobre 2020] (vers 02,056.001a - 02,056.005c).
  • 7
    Le motif thématique du jeu à pessoi, la petteia, apparaît également dans les Lois de Platon (8.820 passim) où il évoque - faisant écho à Héraclite - la sphère astrale et les pouvoirs divins, comme le rappelle Arnaud Macé dans sa riche étude où il mentionne aussi les noms de Marcovich et de Kurke, partisans de l’interprétation cosmique d’Héraclite (Macé, 2018MACÉ, A. (2018). La justice cosmique dans les Lois. Platon lecteur d’Homère et d’Anaxagore. In: CRUBELLIER, M.; JAULIN, A.; PELLEGRIN, P. (eds.). Philia et Diké. Aspects du lien social et politique en Grèce ancienne. Paris, Classiques Garnier, p. 277-296., p. 290-291).
  • 8
    ἀποκηρξύομεν δὲ βίους φιλοσόφους παντὸς εἴδους, καὶ προαιρέσεων ποιχίλων. εἰ δέ τις οὐκ ἔχοι τοπαραυτίκα τἀργύριον καταβαλέσθαι, ἐς νέωτα ἐκτισει, καταστήσας ἐγγυητήν.
  • 9
    λέγω δὲ τὰς ἐκπυρώσιας καὶ τὴν τοῦ ὅλουσυμφορής. ταῦτ’ὀδύρομοι, καὶ ὅτι ἔμπεδον οὐδὲν, ἀλλ’ὅκως ἐς κυκεῶνα πὰντα συνειλέονται, καί ἐστι τωὐτò τέρψισ, ἀτερψίηˑ γνῶσίς, ἀγνωσἴηˑ μέγα, μικρόνˑ ἄνω κάτω περιχορεύοντα, καὶ ἀμειβόμενα ἐν τῇ τοῦ αἰῶνος παιδιῇ.
  • 10
    Παῖς παίζων, πεσσεύων, διαφερόμενος.
  • 11
    D’après Bailly : διαφέρω, porter le sceptre (chez Euripide) (Bailly, 1935BAILLY, A. (1935). Dictionnaire Grec Français. Paris, Hachette., p. 496). L’hypothèse selon laquelle c’est le roi qui participe à ce jeu est également défendue par Leslie Kurke (1999KURKE, L. (1999). Ancient Greek Board Games and How to Play Them. Classical Philology 94, p. 247-267., p. 257-258, n. 28).
  • 12
    On ne discute pas ici qui est le véritable auteur de cette œuvre, on lit les Philosophumena dans l’édition de Miroslav Marcovich (1988)MARCOVICH, M. (ed.) (1988). Hippolytus. Refutatio omnium haeresium. Berlin/New York, de Gruyter. et dans la traduction française d’Auguste Siouville (1928)SIOUVILLE, A. (trad.) (1928). Philosophumena : ou Réfutation de toutes les hérésies. Paris, Rieder., pseudonyme d’Auguste Lelong, comme un témoignage de la tradition philosophique européenne qui à la fin de l’Antiquité découvre ses racines grecques. Il convient également de noter ici que l’auteur de Réfutation connaît la pensée brahmanique (Siouville, 1928SIOUVILLE, A. (trad.) (1928). Philosophumena : ou Réfutation de toutes les hérésies. Paris, Rieder., p. 111).
  • 13
    Ἡράκλειτος δὲ φυσικὸς φιλόσοφος ὁ Ἑφέσιος τὰ πάντα ἕκλαιεν, ἄγνοιαν τοῦ παντὸς βίου καταγινώσκων καὶ πάντων ἀνθρώπων, έλεῶν τε τὸν τῶν θνητῶν βίον. Dans la traduction de Siouville (1928SIOUVILLE, A. (trad.) (1928). Philosophumena : ou Réfutation de toutes les hérésies. Paris, Rieder., p. 107), la phrase citée plus haut est raccourcie : « Héraclite d’Ephèse pleurait sur tous les êtres ».
  • 14
    Noët, lat. Nœtus, prêtre et hérésiarque du iiie siècle ; contemporain à Hippolyte, il fut le principal représentant du patripassianisme.
  • 15
    Ἡράκλειτος μὲν οὖν φησιν εἶναι τὸ πᾶν διαιρετὸν ἀδιαίρετον, γενητὸν ἀγένητον, θνητὸν ἀθάνατον, λόγον αἰῶνα, πατέρα υἱον, θεὸν δίκαιον· […] αἰῶνος αἰώνιος βασιλεὺς τῶν ὅλων.
  • 16
    L’analogie ici reste structurelle : dans les deux conceptions la configuration du ciel et l’ordre du monde reviennent périodiquement. Toutefois, pour les stoïciens, inspirés plutôt par les visions de Pythagore et de Platon, la Grande Année, en sa longueur, ne dépassait pas 30 000 ans, tandis que chez Héraclite l’éon semble toucher au domaine des grands nombres.
  • 17
    Mais là où Jaeger rappelle seulement que la théologie était au centre de la pensée archaïque grecque : « theology is also a specific creation of the Greek mind » (Jaeger, 1936JAEGER, W. (1936). The Theology of the Early Greek Philosophers. Oxford, Clarendon Press., p. 4), Tannery avait déjà exprimé l’idée plus audacieuse qu’Héraclite était essentiellement un théologien. Et dans ce contexte, une observation importante pour nous apparaît : « Depuis longtemps déjà s’étaient introduits sur le sol hellène des rites singuliers, des mythes étranges, dont la connaissance était interdite au profane. L’âge était venu où un penseur, méditant sur la vérité que cachaient ces symboles, pouvait essayer de l’en dégager » (Tannery, 1887TANNERY, P. (1887). Pour l’histoire de la science hellène. Paris, Félix Alcan., p. 173).
  • 18
    Une datation précise des Puranas n'est pas possible. Les premières versions de Puranas ont été composées au temps de la rédaction finale des Vedas, env. 1200-900 av. J.-C. Elles sont mentionnées en Atharvaveda, cf. note 19. Héraclite a vécu dans les années env. 535-475 av. J.-C. A ma connaissance, ce texte est la première indication de la similitude des motifs thématiques ici et là. Cela nécessite des recherches supplémentaires.
  • 19
    Cf. Griffith, 1896, p. 63.
  • 20
    Le Matsya-Purana suggère cette scène plutôt que de lui donner une description exacte, mais l’intuition de Zimmer semble juste. Le texte sanskrit dit : ततः कदाचिदथ वै पुनर्वक्त्राद्विनिःसृतः | सुप्तं न्यग्रोधशाखायां बालमेकं निरक्षत || ३१ || तथैवैकार्णवजले नीहारेणावृताम्बरे | अव्यग्रः क्रीडते लोके सर्वभूतविवर्जिते || ३२ || (Carmody & Freund, 1981CARMODY, K.; FREUND, P. (eds.) (1981). मत्स्यपुराणम् [Matsya Puranam]. Maharishi University of Management Vedic Literature Collection. Punyakhyapattane, Ānandāśrama Press., p. 701) [tataḥ kadācid atha vai punar vaktrād viniḥsṛtaḥ | suptaṁ nyagrodhaśākhāyāṁ bālam ekaṁ nirakṣata || 31 || tathaivaikārṇavajale nīhāreṇāvṛtāmbare | avyagraḥ krīḍate loke sarvabhūtavivarjite || 32 || ] (version latinisée par moi-même). Le terme krīḍate n’est pas strictement sans ambiguïté, mais Apte explique : क्रीड् krīḍ 1. P. (क्रीडति, क्रीडित) 1 To play, amuse oneself; 2 To gamble, play at dice (Apte, 1998APTE, V. S. (1998). The practical Sanskrit-English dictionary. Delhi, Motilal Banarsidass., p. 616).
  • 21
    Pour les intéressés : 1 suivi de 4 294 967 296 zéro ce qui donne 104 294 967 296.
  • 22
    Plus d’informations à ce sujet, voir González-Reimann (1988GONZALEZ-REIMANN, L. (1988). Tiempo cíclico y eras del mundo en la India. México, El Colegio de México. ; 2002GONZÁLEZ-REIMANN, L. (2002). The Mahābhārata and the Yugas. India’s Great Epic Poem and the Hindu System of World Ages. New York, Peter Lang., surtout p. 59-73 et 53-61).
  • 23
    Ce texte ne veut pas trancher définitivement la question de savoir si Héraclite a emprunté le motif du dieu jouant aux dés à la littérature indienne, ou s’il s'agit d'un thème venant de l’origine indo-européenne commune. Les analyses effectuées dans la présente étude indiquent plutôt - et c'est ma conviction - qu'il s'agit d'un emprunt. Mais des racines culturelles communes pourraient le faciliter. C’est pourquoi le « thème indien » d'Héraclite appelle à une recherche encore plus approfondie dans ce sens.
  • 24
    Dans l’orthographe d’origine chez De Fortia d’Urbain : promte, promtitude.
  • 25
    La culture classique en Inde devance celle de la Grèce antique de quelques siècles. Relativement, ce n’est pas une longue période mais il est toujours possible qu’à l’époque de Platon les jeux de société aient été plus compliqués qu’aux temps d’Héraclite.
  • 26
    Von Franz discute ici avec les thèses du célèbre astrophysicien britannique, Arthur Stanley Eddington, auteur de The Nature of the Physical World.
  • 27
    Olivelle (1988OLIVELLE, P. (1998). The Early Upaniṣads. New York/Oxford, Oxford University Press., p. 532) traduit : «that’s how you are» ; la phrase ci-dessus traduite par moi-même.
  • 28
    Voir notamment le chapitre « On the Exclusion of India from the History of Philosophy », où nous lisons : « In a number of cases, the authors or editors of general works dealing with the history of philosophy found it expedient to leave Oriental thought to specialists who were better suited to the task. Since the turn of the twentieth century in particular, this division of scientific responsibility which no longer aims at a unified design has become prevalent in anthologies and other cooperative efforts » (Halbfass, 1990HALBFASS, W. (1990). India and Europe: An Essay in Understanding. Delhi, Motilal Benarsidas Publishers., p. 157).
  • 29
    Un exemple caractéristique est la phrase DK22 B10 : « Unis sont tout et non tout, convergent et divergent, consonant et dissonant ; de toutes choses procède l’un et de l’un toutes choses » (trad. Weil, 1953WEIL, S. (1953). La source grecque. Paris, Gallimard., p. 140).
  • 30
    Texte : Hall & Wilson (1864)HALL, F.; WILSON, H. H. (1864). The Vishṅu Purāṅa: a system of hindu mythology and tradition. Vol. 1. London, Trübner & Co.. La phrase ci-dessus traduite par moi-même.

Publication Dates

  • Publication in this collection
    07 Dec 2020
  • Date of issue
    2020

History

  • Received
    24 Mar 2020
  • Accepted
    14 Oct 2020
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