Acessibilidade / Reportar erro

La réalité du non-vrai dans le Sophiste de Platon

The reality of the not-true in Plato’s Sophist

Résumé:

La définition du sophiste comme "faiseur d'images" permet à Platon d'ajouter aux nouveautés qu'il présente dans le Sophiste deux sujets qu'ils n'avait pas approfondi dans ses dialogues précédents: (a) une "définition" du fait d'être (247e) et (b) l'influence que cette position aura en ce qui concerne les rapports entre l'image et la vérité. À partir d'une première définitions de l'image proposé par Théétète en 240a on déduit qu'elle, même si elle n'est pas vraie, est "réellement" (ὄντως) une image, ce qui ne coïncide avec la réalité dévalué ou secondaire que Platon avait toujours attribué à cette notion, de laquelle al vérité était absente. Cette conclusion, en effet, étonne Théétète, attaché à l"orthodoxie" platonicienne. Cet étonnement n'est pas présent dans la version orthodoxe du texte du passage 240a-c du Sophiste, qui hérite d'une modification du texte répandu à partir de 1851. Une fois rétablie la version originaire, la définition du fait d'être proposé en 247e justifie le caractère "réellement réel" de l'image, qui respecte la condition exigée à tout ce qui "possède" de l'être: la possibilité d'agir ou d'être affecté. En effet, l'image est "affectée" par le modèle, qu'elle essaie d'imiter, car le modèle " sur" elle. L'image, même si elle n'est pas vraie, est réelle.

Mots clés:
Sophiste ; image; réellement; vérité

Abstract:

The definition of the sophist as "image-maker" allows Plato to add to the novelties he presents in the Sophist two topics he hadn't deepened in his previous dialogues: (a) a "definition" of being (247e) and (b) the influence this position will have on the relationship between image and truth. From a first definition of the image proposed by Theaetetus in 240a we deduce that, even if it is not true, it is "really" (ὄντως) an image, which does not coincide with the devalued or secondary reality that Plato had always attributed to this notion, from which all truth was absent. This conclusion, indeed, astonishes Theaetetus, attached to the Platonic "orthodoxy". This astonishment is not present in the orthodox version of the text of the passage 240a-c of the Sophist, which inherits from a modification of the widespread text from 1851. Once the original version is restored, the definition of the fact of being proposed in 247e justifies the "really real" character of the image, which respects the condition required to everything that "possesses" being: the possibility of acting or being affected. Indeed, the image is "affected" by the model, that it tries to imitate, because the model "affects" it. The image, even if it is not true, is real.

Keywords:
Sophist ; image; really; truth

Que le Sophiste est un dialogue très curieux n'a pas besoin d'être démontré. Incohérent et chaotique à première vue (c'était, au moins, notre avis), une analyse plus détaillée montre que Platon profite du changement de porte-parole pour acheminer son parcours philosophique dans des pistes ignorées avant, pour proposer des theoriai 1 1 Nous utilisons le mot grec littéralement: une θεωρία (de θεωράω, "regarder", "apercevoir"), est le résultat d'une manière de regarder la réalité, attitude que Platon partage avec ses collègues philosophes. C'est à partir de cette θεωρία que les historiens de la philosophie ont élaboré une prétendue "théorie" ou "doctrine", mais Platon n'est pas responsable. nouvelles qui rajeunissent ses Formes vieillissantes, et, surtout, pour approfondir des sujets qu'il n'avait pas traité avec l'attention et la précision qu'ils méritaient. C'est le cas, surtout, du "fait d'être" (le sous-titre du dialogue, soit-il platonicien lui-même ou heureuse trouvaille d'un Académicien connaisseur de son sujet, est Peri tou ontos) et, par conséquent, de son ennemi intime, le "non-être". En effet, pour la première fois Platon "définit"2 2 "Je pose (tithemai) comme définition (horon) pour définir (horizein) les êtres que ceux-ci ne sont autre chose que puissance"(247d-e). qu'est-ce que les "étants" (ὄντα) possèdent et qui nous permet de dire qu'ils "sont".

Des conséquences inattendues dérivent de cette "définition", notamment en ce qui concerne le rapport qui existe entre la vérité et la réalité, qui est notre sujet. Étant donné que l'être d'une chose montre ce qu'elle est, la symbiose "être/réalité" a vite trouvé un nouveau partenaire d'une manière presque naturelle, dont l'étymologie a favorisé la rencontre: la vérité (ἀλήθεια: dévoilement, découverte). Pour savoir qu'est-ce qu'une chose ou un événement, il faut le dé-couvrir, et cette réalité, une fois découverte, est vraie. D'où la traduction habituelle de "réellement", ὄντως, aussi par "véritablement". C'est le cas dans l'attestation la plus ancienne du mot, qui se trouve chez Euripide.3 3 La folie d'Héraclès 610: "Ainsi, tu as vraiment (ontos) pénétré chez Hadès, mon fils?". Cf. aussi Ion 223 et Iphigénie à Aulis 1622. N'oublions pas qu'Euripide est à peine l'aînée de Socrate d'une dizaine d'années, et on a souvent vu chez lui l'influence des idées philosophiques de son temps, notamment celles d'Anaxagore et les Sophistes (voir P. Decharme (1889, 234-244).

Les étroites limites de cet article nous empêchent d'approfondir la signification que les notions de vérité et de réalité ont acquis dans la philosophie de Platon. Nous dirons à peine deux mots, afin de souligner, dans le corpus de notre travail, la nouveauté que, à notre avis, Platon introduit dans le Sophiste. Il faut avouer qu'avant le Sophiste il n'y a pas chez Platon une "théorie" sur la notion de vérité,4 4 "Non è strano non trovare una definizione dellla verità in Platone" (G. Casertano (2007, 13). et on pourrait dire qu'il avait toujours suivi la conception classique, mais sans y beaucoup réfléchir: vraie est ce qui est "réellement réel" (ontos on). C'était aussi le cas du principe ou des principes que chaque philosophe avait placé comme fondement de son système, de sa pensée, principe qui possédait indéniablement de l'être (car "il existait"), mais il le possédé de manière total, absolue et…vraie; il était ontos on. Et Platon n'est pas une exception…jusqu'au Sophiste, qui, d'une manière inattendue, coupe, dans certains cas, le lien qui relie la vérité et la réalité.

Le sujet du dialogue permet à Platon de s'appuyer sur un cas paradigmatique, celui de l'image, car le sophiste est défini, à un moment donné, comme quelqu'un qui fabrique des images. Or, Platon montrera que l'image, qui n'est pas vraie, existe réellement. Théétète, le jeune interlocuteur de l'Étranger dans le dialogue, restera étonné, ébahi, par cette découverte, surtout parce qu'elle contredit ce que lui-même venait de dire dans les répliques précédentes et l'oblige à admettre qu’il se peut bien que, d'une manière très insolite, une certaine liaison de ce type entrelace le non-être et l'être" (240c1).

Les étapes parcourues par Platon dans le raisonnement que nous venons de résumer ne sont pas évidentes, cependant, dans le texte du Sophiste accepté aujourd'hui d'une manière unanime,5 5 Il s'agit de la version de J. Burnet (1900, p. 395), reprise, dans ce passage par D.B. Robinson (1995, p. 423). qui ne respecte pas, dans ce passage, la version originaire du dialogue. Par conséquent, dans la suite de notre travail, nous proposerons de revenir au texte d'origine.

Pour arriver à la conclusion selon laquelle l'image est réellement réelle, même si elle n'est pas vraie, Platon s'appuie sur sa définition de ce qui "possède" (kektemenon, 247d8) de l'être. Commençons donc (a) par l'exposé du statut de l'image dans le passage 240a-c, et, dans une deuxième étape, nous verrons (b) de quelle manière s'applique à l'image ce que Platon dit sur ce qui existe "réellement" (ontos).

(a) En 236c le sophiste est défini comme un "faiseur d'images (eikona, eídola)". Or, pour fabriquer des images, il faut revendiquer un "paraître" (phainesthai) et un "sembler" (dokein), "mais sans être (einai de me)" (236e1), c'est-à-dire, soutenir que le non-être existe…et Parménide, l'avait nié, "aussi bien en prose qu'en vers" (237a6). Donc, si, comme disait Parménide, "il n'y a pas des êtres qui ne sont pas" (fr. 7.1), le discours sophistique ne peut pas consister à produire des images, car les images, dont la justification serait le non-être, n'existeraient pas, et la définition du sophiste ne serait pas valable.

Avançons d'abord la nouveauté que Platon introduira dans et qui soutiendra quelque chose de différent de ce qu'il avait toujours dit. Dans les dialogues précédents, l'image possédait une sorte d'existence secondaire6 6 L'univers sensible, qui est réel, est une image du vivant éternel (cf. Timée, 29b, 92c7). Sur la "faiblesse" de l'image voir Cratyle 432b4, 432d1, ainsi que les exemples de l'analogie de la ligne divisé (République 509e1) par rapport à ce qui est vrai. Ce passage du Timée, qui est, cependant, postérieur au Sophiste, pourrait être un résumé du status quaestionis: "Une image (eikoni), en effet, du moment que ne lui appartient pas cela même dont elle est l'image, et qu'elle est le fantôme toujours fugitif de quelque chose d'autre, […] ne peut que venir à l'être (ousias) en quelque chose d'autre et acquérir ainsi une existence quelconque, sous peine de n'être rien du tout (emeden to parapan auten einai); pour ce qui existe réellement (to de ontos onti) , en revanche…" (52c2-5. Trad. L.Brisson). Mais dans le Sophiste Platon avait precisé que l'image existe, elle aussi, réellement (ontos), même si elle n'est pas vraie. Cette véritable révolution est une conséquence nécessaire de la définition du fait d'être que Platon réussit à présenter dans le Sophiste après les autocritiques exposées par lui-même dans le Parménide, définition que nous analyserons dans notre section (b).

Revenons au passage dans lequel il est question de l'image, passage qui, étant donné son caractère contestataire à l'égard d'autres passages de Platon, fut littéralement "torturé" afin qu'il dise ce qu'il ne voulait pas dire. Déjà Ludwig Friederich Heindorf (1810HEINDORF, L. H. (1810) Platonis Dialogi tres: Phaedo, Sophistes, Protagoras. Berlin, Hitzig., 457) l'avait appelé "salebrossisimo loco", et G. Stallbaum (1840STALLBAUM, G. (1840) Platonis Sophista. Gotha, Hennings. , 143) avait dit qu'il était un "locus multum vexatus".

Voyons ce que Platon a écrit. Comme dans ce passage il sera question de l'image, il faut répondre tout d'abord à cette question, posée par l'Étranger à Théétète: "Q'est-ce que nous appelons, en fait, image (eidolon)?" (240a7). Et, après avoir présenté des exemples qu'un sophiste pourrait réfuter très facilement (hradios), Théétète propose une définition beaucoup plus précise: "une image (eidolon) est une autre chose semblable (heteron toiouton) faite à la ressemblance de celle qui est vraie (talethinon)" (240a7). Elle n'est pas vraie (to eoikos…me alethinon, 240b2), mais cela ne l'empêche pas d'exister, elle est réellement (ontos) une image (eikon, 240b10).

Pour arriver à cette conclusion, nous avons suivi le texte original du passage, tel qu'il a été transmis par la totalité de la tradition manuscrite et retenu déjà par Henri Estienne. Même si la question semblerait superflue, nous avons du consacrer un article pour défendre ce "retour aux sources" (Cordero, 2007CORDERO, N. L. (2007). Il faut rétablir la version originale de Sof. 240b7-9. Elenchos 28, n. 2, p. 403-414. ), car, même si le texte est clair et précis, quelques éminents philologues allemands, à partir de 1851 (nous reviendrons plus bas pour nous occuper en détail de la question), gênés par cette inattendue admission de l'existence réelle de quelque chose non-vraie, ont modifié aussi bien le texte grec original que l'ordre des répliques des interlocuteurs. Platon n'est pas responsable de ce détournement de sa pensé qui s'est imposé et devenu officiel dans toutes les éditions basées sur celle de J.Burnet7 7 Voir Note 5. . , qui a reproduit les modifications du texte original que nous analyserons infra.

Revenons au passage que Stallbaum, comme nous l'avons dit, avait déjà considéré "multum vexatus". Ce passage (240a-c) avait était lu, au moins jusqu'en 1851, tel qu'il avait été présenté (et "canonisé") par Henri Estienne (1578), qui avait reproduit le texte trouvé dans toute la tradition manuscrite (à laquelle nous proposons de revenir), ainsi que dans les éditions précédentes. Mais en 1851 un ancêtre du moine de Le nom de la rose d' U. Eco (personnage qui voulait brûler la partie de la Poétique d'Aristote consacré à la comédie, parce qu'Aristote n'aurait pas dû s'occuper de ce sujet), entrepris une tâche de désinformation concernant le statut de l'image chez Platon. Si l'image n'est pas vraie, comme dit clairement Théétète en 240b2, elle ne peut pas être réelle. Et pour revenir à l'orthodoxie (?) platonicienne, l'érudit C. F. Hermann (1851HERMANN, G. F. (1851) Platonis Dialogi secundum Thrasylli tetralogias dispositi, I. Leipzig, B.G. Teubner. , p. XXVI) proposa une procédure pour effacer la contradiction. Cette procédure consista à couper d'une manière différente les répliques des interlocuteurs et à attribuer à Théétète la deuxième partie de l'intervention de l'Étranger (240b9), où il y a la véritable thèse: "Mais, en réalité, elle (sc., l'image) existe". Selon la coupure de Hermann, ces mots de l'Étranger sont attribués à Théétète, et sont suivis par un "pos", sans accent, devenu adverbe indéfini. Nous pouvons dire d'ores et déjà que, si nous acceptons cette modification, Platon dirait ici, en réalité, ce qu'il avait toujours dit, à savoir, que l'être de l'image est relatif. Platon n'avait pas besoin d'écrire le Sophiste pour le dire.

Regardons a nouveau le contexte du passage. Théétète, qui est un représentant, jusqu'ici, de ce que l' "on" dit sur le couple réel-vrai, n'hésite pas à dire, concernant le statut de l'image, que le modèle est toujours vrai et réel (ontos), tandis que l'image est "semblable" au modèle, mais, évidemment, elle n'est pas vraie; elle est même le contraire du vrai (enantion alethous, 240b5). Et l'Étranger commente de cette manière ce que Théétète vient de dire: "Tu dis donc que ce qui est semblable (to eoikos) n'existe pas, si tu affirmes qu'il n'est pas vrai (me alethinon ereis)". Mais, toujours dans la version originale du texte, l'intervention de l'Étranger continue, elle ne s'arrête pas au mot "ereis". Et la suite de son discours est la suivante: "Mais, en réalité (ge men) il [=ce qui est semblable] existe" (all'…esti, 240b8). Ces mots, que, pour l'instant semblent très dogmatiques, sont prononcés par l'Étranger, et suscitent l'étonnement de Théétète, qui semble ne rien comprendre: "Comment?" (Pos; b9). C'est le seul mot qu'il prononce car, comme nous venons de dire, la phrase "Mais, en réalité, il existe" fait partie de la réplique de l'Étranger. L'étonnement (qui est l'origine de la philosophie, Platon et Aristote dixerunt) manifesté par Théétète s'explique: qu'une chose qui n'est pas vraie, existe, c'est très bizarre, même étonnant…

Mais dans la coupure des répliques qui est devenue orthodoxe, l'étonnement a disparu. Le "Pos" (adverbe d'interrogation), qui se trouve dans tous les manuscrits, a été transformé en l'adverbe indéfini "pos", sans accent. Voici d'abord le texte original :

ÉTRANGER: Tu dis donc que ce qui est semblable n'existe pas, si tu affirmes qu'il n'est pas vrai. Mais, en réalité (ge men), il existe.

THÉÉTÈTE: Comment? (pos;)

Le mot prononcé par Théétète est une sorte de cri qui démontre son étonnement, car, en réalité, c'est l'Étranger qui a déduit cette conséquence inattendue du raisonnement précédent exposé par Théétète lui-même, qui avait nié l'existence de ce qui n'est pas vrai. Toutes ces nuances disparaissent après la coupure arbitraire des répliques que nous contestons, selon laquelle l'intervention de l'Étranger finit avec les mots "il n'est pas vrai". Voyons le texte modifié:

ÉTRANGER: Tu dis donc que ce qui est semblable n'existe pas, si tu affirmes qu'il n'est pas vrai.

THÉÉTÈTE: Mais, en réalité, il existe d'une certaine manière (pos).

C'est Théétète qui réplique et qui présente une découverte que lui appartiendrait. Ce que dans l'original avait été présenté comme une conclusion capable d'étonner l'apprenti-philosophe qui est Théétète -et, on peut supposer, les étudiants de l'Académie- est devenue une phrase compatible avec tout ce que Platon avait dit dans ses ouvrages précédents: le statut dévalué de 'image.

Nous devons nous demander pourquoi, contre toute attente, et, surtout sans le démontrer, dogmatiquement, l'Étranger se permet d'affirmer (renforcé par la formule ge men) l'existence réelle de l'image. En réalité, l'Étranger applique à l'image, avant la lettre, la définition de ce qui possède réellement de l'être et qu'il annoncera d'une manière claire et précise à la page 247d9 (voir infra, section [b]). Le mot réellement, ontos, que Théétète vient d'appliquer à l'image, sera présent dans cette caractérisation de l'être, et la "définition pour définir"8 8 Platon est responsable de la tautologie: "horon horizein" (247e3). ce qui possède réellement de l'être correspondra fidèlement à l'image.

Théétète, en revanche, qui ignore cette définition, ne peut que s'étonner et demander à l'Étranger quel est le statut de l'image, étant donné qu'elle n'est pas vraie. Et l'Étranger répond au "Comment?" de Théétète, à son tour, par une question, mais on n'a pas vu que, telle que l'on lit clairement dans la version originelle -et comme le faisait habituellement Socrate- l'Étranger veut que soit l'interlocuteur lui-même qui trouve la réponse, et il lui demande: "Eh bien, donc; tu diras qu'elle existe véritablement" (alethos). L'Étranger devient un véritable provocateur, car il invite Théétète à être cohérent avec lui-même et, ainsi, à se auto-contredire, car il avait dit que l'image n'était pas vraie.

Mais Théétète tire de son étonnement une véritable leçon de philosophie, qui est la véritable nouveauté du dialogue, car, à son insu, il avance la définition que l'on trouvera à la page 247d9, à laquelle nous venons de faire allusion, et répond: "Certes, non! Excepté qu'elle est réellement une image" (plen g'eikon ontos) (240b11). Voici le commentaire de l'Étranger à la conclusion tirée par Théétète, formulé sous l'aspect d'une question, à première vue, paradoxale: "Ainsi donc,9 9 Pour la justification du choix de cette lecture parmi les possibilités proposées par la tradition manuscrite, cf. Cordero, 1993, p. 238, n. 169, et Annexe II. ce que nous disons être réellement une image, n'existe pas réellement?" (240b12). Théétète ne réponds pas directement, mais il doit avouer qu' "il se peut bien que, d'une manière très insolite (atopon) une certaine liaison (sumploke) de ce type entrelace le non-être à l'être" (240c1). Cette liaison entre l'être et le non-être montrera dans la suite du dialogue que, malgré Parménide, il y a au moins un "certain" non être, qui justifie paradoxalement la réalité de l'image.

La véritable révolution que Platon présente dans le passage qui est l'objet de cet article est la suivante: le fait que l'image ne soit pas vraie ne l'empêche pas d'être réelle. Ceci suppose qu'un certain non-être est possible, comme Platon le démontera vers la fin du dialogue. Ce point, décisif, ne reçoit pas dans le passage sur l'image la justification qu'il aurait mérité, comme si Platon laissait le dernier mot à l'auditeur ou au lecteur. Platon aurait pu dire que si elle reproduit le modèle, elle devrait hériter aussi la vérité du modèle. Mais il ne l'a pas dit parce que l'image est différente du modèle, et cette différence ontologique, qui n'empêche pas qu'elle soit réellement, l'interdit d'être vraie. En réalité, l'existence de l'image est dérivée, elle n'est pas autonome. Même si elle est absolument fidèle au modèle, et si elle existe, elle dépend du modèle. Elle a "moins" d'être, ce qui l'empêcherait d'être vraie. Mais Platon ne le dit pas dans ce passage.

C'est la nouvelle ontologie qu'il proposera dans le Sophiste permettra de résoudre ce problème. Voyons donc notre point (b).

La méthode suivie par Platon dans le Sophiste pour définir le fait d'être est inédite: afin de dépasser les apories mises à la lumière du jour dans le Parménide, Platon entreprend un long voyage vers le passé pour placer sa propre philosophie comme la conséquence d'une longue marche qui a héritée les acquis, mais aussi les erreurs, des philosophes précédents, notamment l'utilisation abusive de la notion d'être, avant de se demander "Qu'est-ce que cela veut dire, 'être'"? Le sous-titre du dialogue est, comme nous l'avons déjà dit, Peri tou ontos. Mais, quel était l'état de la question chez Platon, dans les ouvrages antérieurs au Sophiste?

Le fait d'être était une caractéristique appartenant à tout ce qui existe (ce qui, en grec est en réalité une banalité, ou, au moins, une tautologie, car le mot utilisé pour faire allusion à la notion de "chose", en général, est "étant", on, "ce qui existe"), mais, chez Platon, elle caractérisait d'une manière absolue certaines entités inaltérables, séparées, les Formes, qui sont "véritablement, réellement, ce qui est, ontos on", et qui justifient le "ce qui est (to ho esti)" (Phédon 75d3) chaque chose. Dans une quasi-définition de la Forme, Platon écrit dans le Phèdre qu'elle est une ousia ontos ousa, une "réalité réellement réelle"" (247c7).

Mais, dans le Sophiste, Platon a l'air de se demander si, malgré la différence qu'il y a entre le statut des Formes et celui des archai posés comme principes par les philosophes qui l'ont précédé, il y a une différence fondamentale, ou si, lui aussi, mérite de faire partie de "ceux qui nous ont raconté une sorte de mythes" (Soph. 242c). L'humidité de Thalès, les quatre éléments d'Empédocle, peut être les atomes de Démocrite, sont aussi des entités primaires, des archétypes, des êtres originaires. C'est pour cette raison que, dans son rapport sur les philosophes antérieurs, l'Étranger dit qu'il va s'occuper de "tous ceux qui, à un moment donné, se sont lancés dans l'entreprise de définir le nombre et la 'qualité' des êtres" (ta onta…posa te kai poia estin, 242c5). Et, dans chaque cas, il trouve qu'on peut déceler deux équipes opposés: d'une part, concernant la quantité, les monistes et les pluralistes; d'autre part, concernant la "qualité" ou le type des principes, les "somatistes" ou "corporéïstes" (ceux pour lesquels l'ousia est ce que l'on peut toucher) et les "eidophiles" (ceux pour lesquels l' ousia est une forme intelligible, non corporelle).10 10 Il faut faire des efforts titanesques pour démonter que Platon ne parle pas de lui-même

La suite de la démarche platonicienne est surprenante: même si, dans les deux cas, les deux équipes sont opposés, les deux ont trouvé, chacun à sa manière, des vérités qu'ils peuvent démontrer avec des arguments convaincants. Et -voilà ce qui sans doute a bouleversé les étudiants de l'Académie- chaque équipe devrait admettre le bien fondé des principes de l'autre: les monistes, qu'ils sont aussi dualistes (=pluralistes); les "corporéïstes", qu'il y a des ousiai intangibles, comme les valeurs, qui peuvent, par exemple, modifier (donc agir sur) l' état de l'âme; "les eidophiles", que ses Formes intelligibles peuvent (et dans la suite du dialogue il dira qu'elles "doivent") devenir dynamiques, car autrement elles ne joueraient aucun rôle.

Pour arriver à cette cohabitation, les équipes opposées ont du admettre qu'ils avaient mélangé, inconsciemment, l'ousia o les ousiai que chacun avait privilégie, et le fait d'être, l'existence. C'est pour cette raison que tout ce qui n'est pas l'ousia qu'ils ont privilégiée (le corps, la Forme), n'existerait pas. L'Étranger avait déjà avancé cette conclusion quand il s'était occupé des dualistes. Ils affirmaient qu'il n'existe que le chaud et le froid, et, à leur insu, ils avaient conçu le fait d'être comme une "troisième chose" qui donne de l'être au chaud et au froid, sans être, lui même, ni chaud ni froid. Cette troisième réalité, "est une troisième chose (tritos) à côté des deux autres" (243e2), et justifie l'existence réelle des opposés, car les deux "sont". Et, par la suite, l'Étranger pose cette question à Théétète à propos de ce "tritos": "Eh bien, appelles-tu 'être' (on) quelque chose (ti) ?" (242b12). Il faut donc définir ce "quelque chose".

La réponse se fait attendre, car Théétète sait qu'il ne peut pas proposer comme "être" une ousia, même privilégiée, comme c'était le cas des philosophes précédents, Platon y compris, avec sa theoria habituelle des Formes séparées, inaltérables, "solennelles et sacrées" (248e8). Peut-être Aristote, certainement présent à ce moment-la à l'Académie, a reçu le message et a commencé à envisager une éventuelle recherche sur l' on, mais en tant qu' on. Mais, finalement, la réponse platonicienne arrive à la page 247, où l'Étranger a trouvé une sorte de compromis acceptable aussi bien par ceux qui soutiennent que la réalité en soi doit être inaltérable et ceux qui revendiquent une réalité dynamique, vivante.

La solution platonicienne semble être très modeste, car a priori , au lieu de proposer un principe général, elle se limite a signaler ce qui serait la limite de l'existence de quelque chose, ce qui la séparerait du néant, bref, ce qui ferai d'elle un "étant". Mais il fait des efforts, ce qui est inédit dans ses ouvrages précédents, afin que le lecteur prenne ses mots pour une véritable définition: "Je dis (lego) qu'existe réellement (ontos einai) tout ce qui possède (kektemenon) une puissance (dynamis), quelle qu'elle soit, d'agir sur n'importe quelle autre chose naturelle, soit de pâtir […]. Et, par conséquent, je pose comme définition pour définir les êtres que ceux-ci ne sont autre chose que puissance (dynamis)" (247e)

Même pour le sens commun (et pour la langue grecque), ce qui fait d'un étant un étant est la "possession" de l'être. Un étant est une manifestation de l'être. Dans la définition platonicienne, le fait d'être est la capacité ou le pouvoir de communiquer (car aussi bien agir comme pâtir sont des manières de communiquer). Quelques pages après ce passage, Platon réduira la définition à la formule "puissance de communication" (dynamis koinonias) (251e5, 254c5).

La notion la plus importante de cette "définition définissante" est, sans aucun doute, celle d'ontos, sur laquelle nous avons déjà dit quelques mots dans la section (a). Dans ce passage, le verbe einai a un sens fortement existentiel, et ontos lui confère un caractère absolu et, on pourrait dire, nécessaire: il est nécessaire qu'existe réellement tout ce qui possède "au moins" la possibilité de communiquer.

Revenons à la "définition" (c'est le mot utilisé par Platon) de la page 247. Nous nous permettons d'affirmer que, malgré cette nouveauté majeure qu'il introduit dans sa theoria, Platon n'oublie pas qu'il est toujours…Platon, et que dans sa philosophie toute réalité, notamment les valeurs, a besoin d'une garantie, et cette garantie sont les Formes. L'être comme possibilité de communication a besoin aussi d'une garantie, et Platon n'hésite pas à revenir aux Formes, car c'est le statut de la Forme qui a changé, non la notion elle-même. Maintenant elles sont dynamiques, ce qui permet qu'elles jouent leur rôle essentiel, la participation et la présence dans le sensible. Or, Platon postule l'existence d'une nouvelle Forme, La Forme de l'Être (idea tou ontos) (254a8), Forme sans un contenu précis (comme serait le cas de celle du Beau, ou de la Justice), qui monopoliserait le fait d'être; elle est purement dynamique, sorte de courant électrique qui transmet a tout (d'abord aux autres Formes, et celles-ci aux choses individuelles) leur être, qui est leur possibilité de communiquer.

Mais…qu'est-ce que justifie que l'image puisse exister réellement? C'est la "définition" de ce qui possède "être", que nous avons déjà commenté. L'Étranger dira qu'existe réellement (ontos) tout ce qui a la possibilité d'être affecté ou d'agir sur quelque chose, bref, de communiquer. C'est le cas de l'image. Elle est en rapport avec son modèle, donc, elle communique avec lui. L'image n'existe pas en soi, d'une manière isolée: elle a été élaborée comme semblable (aphomoiomenon, participe passif, 240a8) a une autre chose pareille. Elle a été l'objet d'un "pâtir" de la parte d'un modèle qui a "agi" sur elle, ainsi comme les Formes agissent sur le sensible pour leur donner ce qu'il est, ainsi que son être.

Mais même si l'image est différente (heteron, 240a8) du modèle, elle, comme celui-ci, ontos (réellement) ce qui est. Par rapport au modèle l'image "n'est pas", car elle possède une manière d'être qui n'est pas la même du modèle. Mais elle existe aussi réellement en tant qu'image, donc elle est un mélange d'être et de non-être, ce qui est "atopon" (240c3). Si nous voulons expliquer ce processus en fonction des Formes principales présentés à partir de 254d4, on pourrait dire que l'image participe es réellement une image parce qu'elle participe de la Forme du Même, et qu'elle est différente11 11 Il faut rappeler que la Forme de l'Autre justifie le non-être relatif que Platon introduit dans le dialogue. du modèle parce qu'elle participe de la Forme de l'Autre.

La définition du non-être que l'Étranger propose vers la fin du dialogue supprime ce qui était atopon quand Parménide -tel que Platon l'interprète- assimilait le non-être au Néant absolu. Mais à la page 257b Platon dit que le "non" qui précède l'expression "non être" -ainsi que d'autres négations- ne signifie pas le contraire de l'être, mais quelque chose de "différent". Et il applique avec succès cette définition pour expliquer la possibilité du logos faux, contre la thèse des partisans d'Antisthène selon laquelle tout logos est vrai (cf. Proclus, Commentaire au Cratyle, p. 37): le logos faux (donc, non-vrai) affirme, à l'égard de chaque chose, quelque chose de différent de ce qu'elle est, mais qui est réelle (ontos). On peut dire la même chose de l'image, qui est un non-être…qui est.

Mais pour saisir l'importance de cette trouvaille de la dernière ontologie de Platon il faut rétablir l'ordre originaire du raisonnement tel que Platon lui-même l'a exposé dans le passage 240a-c du Sophiste, qui respecte le caractère éminemment didactique de la méthode platonicienne.

Bibliographie

  • BURNET, J. (1900) Plato. Platonis Opera, Vol. 1. Oxford, Clarendon Press.
  • CASERTANO, G. (2007). Paragdimi della verità in Platone Rome, Editori Riuniti.
  • CORDERO, N. L. (trad.) (1993). Platon. Platon. Le sophiste. Paris, GF-Flammarion.
  • CORDERO, N. L. (2007). Il faut rétablir la version originale de Sof. 240b7-9. Elenchos 28, n. 2, p. 403-414.
  • DECHARME, P. (1889). Euripide et Anaxagore. Revue d'Études Grecques, 1889, 2-7, p. 234-244.
  • HEINDORF, L. H. (1810) Platonis Dialogi tres: Phaedo, Sophistes, Protagoras Berlin, Hitzig.
  • HERMANN, G. F. (1851) Platonis Dialogi secundum Thrasylli tetralogias dispositi, I. Leipzig, B.G. Teubner.
  • ROBINSON, D.B. (1995). Plato. Platonis Opera, Vol. 1. Oxford, Oxford University Press.
  • STALLBAUM, G. (1840) Platonis Sophista Gotha, Hennings.
  • 1
    Nous utilisons le mot grec littéralement: une θεωρία (de θεωράω, "regarder", "apercevoir"), est le résultat d'une manière de regarder la réalité, attitude que Platon partage avec ses collègues philosophes. C'est à partir de cette θεωρία que les historiens de la philosophie ont élaboré une prétendue "théorie" ou "doctrine", mais Platon n'est pas responsable.
  • 2
    "Je pose (tithemai) comme définition (horon) pour définir (horizein) les êtres que ceux-ci ne sont autre chose que puissance"(247d-e).
  • 3
    La folie d'Héraclès 610: "Ainsi, tu as vraiment (ontos) pénétré chez Hadès, mon fils?". Cf. aussi Ion 223 et Iphigénie à Aulis 1622. N'oublions pas qu'Euripide est à peine l'aînée de Socrate d'une dizaine d'années, et on a souvent vu chez lui l'influence des idées philosophiques de son temps, notamment celles d'Anaxagore et les Sophistes (voir P. Decharme (1889DECHARME, P. (1889). Euripide et Anaxagore. Revue d'Études Grecques, 1889, 2-7, p. 234-244., 234-244).
  • 4
    "Non è strano non trovare una definizione dellla verità in Platone" (G. Casertano (2007CASERTANO, G. (2007). Paragdimi della verità in Platone. Rome, Editori Riuniti., 13).
  • 5
    Il s'agit de la version de J. Burnet (1900BURNET, J. (1900) Plato. Platonis Opera, Vol. 1. Oxford, Clarendon Press., p. 395), reprise, dans ce passage par D.B. Robinson (1995ROBINSON, D.B. (1995). Plato. Platonis Opera, Vol. 1. Oxford, Oxford University Press., p. 423).
  • 6
    L'univers sensible, qui est réel, est une image du vivant éternel (cf. Timée, 29b, 92c7). Sur la "faiblesse" de l'image voir Cratyle 432b4, 432d1, ainsi que les exemples de l'analogie de la ligne divisé (République 509e1)
  • 7
    Voir Note 5. .
  • 8
    Platon est responsable de la tautologie: "horon horizein" (247e3).
  • 9
    Pour la justification du choix de cette lecture parmi les possibilités proposées par la tradition manuscrite, cf. Cordero, 1993CORDERO, N. L. (trad.) (1993). Platon. Platon. Le sophiste. Paris, GF-Flammarion., p. 238, n. 169, et Annexe II.
  • 10
    Il faut faire des efforts titanesques pour démonter que Platon ne parle pas de lui-même
  • 11
    Il faut rappeler que la Forme de l'Autre justifie le non-être relatif que Platon introduit dans le dialogue.

Publication Dates

  • Publication in this collection
    20 Nov 2023
  • Date of issue
    2023

History

  • Received
    19 Jan 2022
  • Accepted
    16 July 2022
Universidade de Brasília / Imprensa da Universidade de Coimbra Universidade de Brasília / Imprensa da Universidade de Coimbra, Campus Darcy Ribeiro, Cátedra UNESCO Archai, CEP: 70910-900, Brasília, DF - Brasil, Tel.: 55-61-3107-7040 - Brasília - DF - Brazil
E-mail: archai@unb.br