DEBATEDORES DISCUSSANTS
Mondialisation et mouvements "altermondialistes": contribution au débat
Globalização e movimentos "altermondialistas": contribuição ao debate
Annie Thébaud-Mony
Sociologue, Directrice de recherche, InsermE341, CRESP-Université Paris-13
Dans leur article, C. E. Siqueira; H. Castro & T. Araújo présentent une revue bibliographique très complète danalyses critiques de la globalização néolibérale et de ses effets sanitaires et sociaux. Ils explorent aussi de façon approfondie lémergence dune contestation mondiale de cette globalização à travers un foisonnement dinitiatives et de luttes visant à résister à cette forme nouvelle de limpérialisme. En particulier, ils font apparaître une dimension très importante de ces "nouveaux mouvements sociaux", à savoir lorganisation en "réseau" et le recours aux formes modernes de communication, en particulier internet.
En cohérence avec lanalyse proposée par les auteurs, ce commentaire reviendra sur ce double processus historique de la fin du XXe et du début du XXIe siècle: la globalização (en français: mondialisation) et les contre-pouvoirs qui tentent de sorganiser non seulement pour résister à la destruction sociale mais aussi pour élaborer des alternatives opposant la légitimité des droits fondamentaux à la domination par le "marché".
Les contradictions de la globalização corporativa neoliberal
Dans la première partie de leur article, les auteurs montrent la construction de ce qui est bien plus que lunification du champ économique à léchelle mondiale, à savoir une nouvelle forme de limpérialisme capitaliste américain fondé sur un système idéologique qui consacre la légitimité de la "dolarisation" de léconomie, la réduction du rôle de létat national dans les choix politiques et sociaux de développement et linternationalisation de léconomie de chaque pays au profit de la "communauté" des actionnaires des plus grandes multinationales mondiales.
Cette analyse rejoint celle de P. Bourdieu (2002). Au cours dune conférence donnée à luniversité Keisen, à Tokyo, le 3 octobre 2000, il insistait notamment sur le double sens de la globalização. Dans son sens descriptif la globalização désigne lunification du marché mondial. Dans son sens prescriptif elle est une politique économique visant lélimination de toutes les régulations nationales considérées comme un obstacle à lexpansion des entreprises multinationales. P. Bourdieu met en évidence comment ce nouveau visage politique de la domination est "luniversalisation des caractéristiques particulières dune économie immergée dans une histoire et une structure sociale particulière, celles de la société américaine [ ] modèle qui se trouve institué à la fois en destin inévitable et en projet politique de libération universelle" (Bourdieu, 2001). Il insiste aussi sur les avantages compétitifs permettant aux Etats-Unis dimposer au monde leur propre modèle (avantages financiers, économiques, culturels et linguistiques, et enfin symboliques).
Dans la mise en application de cette politique, le travail et les règles qui le régissent occupent une place centrale. Or le droit du travail et de la protection sociale connaît une histoire bien différente aux Etats-Unis et en Europe. Les Etats-Unis nont jamais connu lEtat-providence, à savoir un "bien-être social" fondé sur la solidarité et garanti par lEtat-nation. En revanche, cest lEtat-providence qui a permis en Europe lémergence de formes durables de sécurité économique et de protection sociale pour presque toutes les catégories sociales (les travailleurs migrants en ayant été cependant le plus souvent exclus de manière plus ou moins explicite selon les pays). En effet, même si les inégalités sociales sont une des caractéristiques des sociétés industrielles du "vieux continent", lEtat-providence a été, en Europe, le garant dune certaine redistribution effective de la richesse et surtout linstauration de normes du travail incluant des garanties sociales durables attachées au contrat de travail. Au nom de la globalização, sous couvert de compétitivité des entreprises européennes et sous la pression des plus puissantes dentre elles, les Etats-nation de lUnion Européenne ont accepté de renoncer aux acquis de plus dun siècle dhistoire sociale pour sinscrire dans le "modèle" américain: chômage, érosion des droits à la santé, à la retraite, à un revenu décent
Un choix politique dorganisation du travail est au cur de la destruction de lEtat- providence. Il sagit de la généralisation des relations de sous-traitance ce que les brésiliens appellent la terceirização (Druck, 1999) qui a entraîné en Europe une remise en cause très profonde des droits des travailleurs en matière de salaire, de protection sociale et de négociation. Divisant les travailleurs entre eux, elle a érodé les capacités de mobilisation du salariat européen également fragilisé par le recours massif au travail temporaire (Thébaud-Mony, 1993, 2000).
La contradiction majeure de la globalização néolibérale est celle-ci: "aujourdhui, lEurope est un continent en voie de sous-développement". De la Suède à lEspagne, de lAngleterre à la Grèce, les inégalités se creusent, la misère sétend, les infrastructures routières, ferroviaires, urbaines susent, la pollution atmosphérique rend une ville comme Paris irrespirable, des centaines de milliers de friches industrielles polluantes constituent une menace permanente pour la santé des populations Pendant ce temps, Coca-Cola, Mac-Donald et Microsoft règnent comme autant de symboles du modèle américain de production et de consommation que la globalização a universalisé.
Les "nouveaux mouvements sociaux": force et fragilité
Les nouveaux mouvements sociaux qui se développent en contestation de cette globalização sont bien ce que disent les auteurs de larticle: souvent développés en réseau, pauvres en moyens mais utilisant internet pour déclencher dun bout à lautre de la planète des actions en faveur de la justice, de la santé, de la citoyenneté. A lheure où le Forum Social Européen se réunit à Paris du 12 au 15 novembre 2003, "pour une Europe des droits dans un monde sans guerre", lexpansion de tels mouvements amène à réfléchir à ce qui fait leur force et leur fragilité. Lexemple du réseau international Ban Asbestos permettra ce regard critique (Website: www.lkaz.demon.co.uk).
Le mouvement des victimes de lamiante pour linterdiction de ce matériau a commencé dans les années 80 dans les pays d'Europe du nord, puis à la fin des années 90 en Italie, en France et en Grande Bretagne, jusqu'à la directive d'interdiction de l'amiante à l'échelle de l'Union Européenne en 1999. En 1994 lors d'un séminaire international réuni à São Paulo, le réseau international Ban Asbestos s'est donné pour objectif l'interdiction mondiale de l'amiante (Giannasi, 2002). Dans le cadre de ce réseau, le développement des échanges et la diffusion des informations par internet ont rendu possibles lorganisation et la réalisation du Congrès Mondial de l'Amiante à Osasco, lieu symbolique de la genèse de la lutte contre l'amiante au Brésil et première commune de ce pays à prendre une décision dinterdiction en décembre 2000. Ce congrès a rassemblé des représentants du mouvement associatif de lutte contre l'amiante, du mouvement syndical et des scientifiques de trente six pays différents.
Le réseau international Ban Asbestos tire sa force de deux types de coopération. La première concerne le partage des connaissances issues de l'expérience des victimes et de celle des scientifiques indépendants de l'industrie, conduisant, par exemple, à dégager de nouvelles priorités de recherche en fonction des besoins des victimes. La toxicité de lamiante nest plus à démontrer. Le mouvement Ban Asbestos dénonce le gaspillage de moyens accordés par les états et la recherche publique à des recherches centrés sur cet unique objectif. Des structures de vigilance sanitaire pour laccompagnement médical des exposés à lamiante, une recherche clinique permettant lamélioration des conditions médicales et sociales de prise en charge des malades, lévaluation des systèmes dindemnisation sont quelques uns des thèmes prioritaires ayant émergé des débats entre victimes, scientifiques et professionnels de la santé présents à Osasco et mobilisés pour le développement dune recherche scientifique orientée par les besoins des malades et de la prévention.
Le second type de coopération est le partage d'expériences entre les collectifs de victimes ou de soutien aux victimes des différents pays participant au réseau. Dans ce partage, les nations dominant le système économique mondial n'ont pas de leçon à donner: les USA ont pratiquement cessé d'utiliser l'amiante mais ne l'ont pas interdit; le Canada se pose toujours comme défenseur de la lutte des industriels pour le maintien du marché mondial de l'amiante. Les luttes qui se développent au Brésil, en Inde, au Pérou ou en Afrique du Sud sont exemplaires pour les victimes et militants du Québec qui, tout récemment, ont créé une association des victimes de lamiante.
Le réseau international Ban Asbestos permet la socialisation des actions menées dans les différents pays, notamment devant la justice. La légitimité des stratégies de "double-standard" et l'impunité des industriels responsables de la maladie et de la mort de millions de victimes dans le monde sont radicalement mises en cause devant les tribunaux. Les avocats de milliers de mineurs sud-africains ont ainsi plaidé à Londres contre la firme multinationale Cape Asbestos qui exploitait les mines damiante en Afrique du Sud. Ils ont obtenu gain de cause devant les tribunaux anglais (Meeran, 2003). Il s'agit de la reconnaissance par la justice de la légitimité des droits défendus par les victimes de l'amiante, quel que soit leur pays d'origine, contre la légitimité à tuer d'une entreprise occidentale, quelle que soit sa puissance.
Une certaine fragilité des mouvements altermondialistes persiste cependant. Les partis politiques traditionnellement de gauche et le mouvement syndical sont lents à prendre la mesure des changements nécessaires, résistant au caractère subversif de ces mouvements. Jusquà présent, les questions de santé au travail sont le plus souvent prisonnières de la contradiction entre emploi et santé, entraînant une certaine crainte syndicale face à la radicalité dune mesure telle que linterdiction totale de lamiante. Le rêve socialiste et syndical demeure de réconcilier santé des travailleurs et productivité. Les mouvements sociaux contre la globalização refusent de continuer la fuite en avant générée par ce rêve auxquels partis et syndicats traditionnels adhèrent toujours.
Conclusion
Historiquement, la transformation sociale a toujours émergé de mouvements de résistance aux formes établies de la domination. Seattle Porto Alegre mais aussi ces multiples réseaux tissant leur toile autour de la planète sont autant de raisons despérer quun autre monde devienne possible.
Références bibliographiques
Asbestos War 2003. International Journal of Occupational Medicine, Special Issue, vol. 9 no 3, July/September.
Bourdieu P 2002. Unifier pour mieux dominer. Contre-feux 2. Raisons dagir, Paris.
Druck MG 1999. Terceirização: (des)fordizando a fábrica. Editempo Editorial, Salvador.
Giannasi F 2002. A construção de contrapoderes no Brasil na luta contra o amianto: a globalização por baixo. Revista de Direitos Difusos. Direito ambiental do trabalho. IBAPInstituto Brasileiro de Advocacia Pública, ano III, vol. 15.
Meeran R 2003. Cape PLC: South African Mineworkers Quest for Justice. International Journal of Occupational Medicine, Special Issue, vol. 9 no 3, July/September.
Thébaud-Mony A 1993. Terceirização e saúde. Cadernos do CRH, no 26.
Thébaud-Mony A 2000. Trabalho e saúde na nova ordem econômica mundial, pp. 169-180. In L Scavone & LE Batista (eds.). Pesquisas de gênero: entre o público e o privado. Edição Cultura Acadêmica UNESP, Araraquara.
Publication Dates
-
Publication in this collection
26 Feb 2004 -
Date of issue
2003