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Religion et politique aux Etats-Unis

À propos de:

  • FOWLER (Robert Booth) et HERTZKE (Allen D.), Religion and Politics in America. Faith, Culture, and Strategic Choices , Boulder, Colorado et Oxford, Westview Press, 1995, XIV + 287 p.

  • MARTIN (William), With God on Our Side. The Rise of the Religious Right in America , New York, Broadway Books, 1996, XIII + 418 p.

  • GRAHAM (Billy), Just as I Am, The Autobiography of Billy Graham , San Francisco, Harper Collins, 1997, XXIII + 760 p.

Voici trois livres qui donnent bien à voir comment aux États-Unis religion et politique sont étroitement enchevêtrés. Je commencerai mon étude par l’ouvrage le plus général, celui de Fowler et Hertzke, qui trace un remarquable portrait des interrelations entre religion et politique, aussi bien pour le secteur protestant “évangélique” et “libéral” que pour les autres religions majeures aux Etats-Unis, notamment le catholicisme et le judaïsme. Avec l’ouvrage de Martin, on aborde un thème plus restreint, celui de l’avènement politique récent – surtout depuis une vingtaine d’années – de la droite chrétienne. Enfin l’épais livre autobiographique de Billy Graham, qui conte essentiellement les nombreux épisodes de sa carrière de prédicateur, nous intéresse ici surtout à cause de divers chapitres qui traitent de ses rapports avec les présidents des Etats-Unis d’après la IIe guerre mondiale.

Dans un premier chapitre historique, Fowler et Hertzke rappellent que le pluralisme religieux a joué un rôle essentiel dans la formation du pays. Nombre de groupes religieux, notamment les puritains et les quakers, et plus tard les baptistes, furent de chauds partisans de la liberté du culte qui protégeait les confessions minoritaires. La séparation constitutionnelle entre l’Église et l’État, instituée dès l’indépendance du pays, favorisa la mise en place des Eglises en tant qu’associations volontaires tributaires de la bonne volonté de leurs membres. D’autre part, des pratiques missionnaires entreprenantes présentes dans diverses Eglises (notamment baptistes et méthodistes) confluaient avec le dynamisme de la colonisation à la recherche de “nouvelles frontières”.. Selon les auteurs cette mixture de liberté du culte, de ferveur et d’esprit colonisateur sont à l’origine de la vitalité religieuse d’aujourd’hui. En tout cas, la politique fit rapidement partie des préoccupations des protestants, notamment à propos de l’esclavage. Ainsi au XIXe siècle, ceux du sud lui trouvaient des justifications bibliques, alors que les nordistes abolitionnistes, tout aussi “chrétiens”, voyaient au contraire en l’esclavage un “péché originel”. Ces divergences politico-religieuses aiguës, qui s’intensifieront au cours de la guerre de Sécession (1861-1865), étaient certainement liées aux contrastes entre l’économie latifundiaire du Sud (monoculture du coton fondée sur une main d’œuvre captive) et celle beaucoup plus largement industrielle et diversifiée du nord (tributaire d’une classe ouvrière mobile et qualifiée), mais les auteurs n’en disent rien.

La religiosité des américains est aujourd’hui, en effet, un fait confirmé par les enquêtes d’opinion. Ainsi 94% d’entre eux croient en Dieu, dont une très large majorité, 86%, professent l’une ou l’autre des multiples religions chrétiennes. La vitalité religieuse et le pluralisme confessionnel sont certainement liés: si des individus, des familles ou des groupes se détachent pour une raison ou pour une autre de leur confession ou temple, ils rejoindront d’autres institutions existantes.. ou ils créeront un nouveau lieu de culte ou même une nouvelle Église. Certes, les mêmes enquêtes montrent qu’il y a un gouffre entre la foi affichée et l’éthique pratiquée. Il est vrai, notent les auteurs, qu’une société qui célèbre le bonheur individuel et un capitalisme sans entraves, produit un hédonisme et un matérialisme qui rivalisent avec la socialisation religieuse.

Fowler et Hertzke offrent ensuite une présentation du “profil” religieux américain. Selon des enquêtes récentes (1992-93), les protestants sont encore aujourd’hui majoritaires, 56% de la population; 25% de celle-ci est catholique; d’autre part juifs et mormons représentent respectivement 2% du total. Curieusement les auteurs ne commentent pas que 9% de l’échantillon ne manifestent aucune préférence religieuse. Les anciennes confessions historiques de l’establishment de la côte Est – presbytériens, épiscopaliens, etc. – ne représentent plus que 20% de l’ensemble des protestants. Les Églises dominantes sont aujourd’hui baptistes (avec diverses confessions), plus de 40% des protestants et 20% du total des américains. Or, selon les conceptions baptistes un chrétien se doit d’être “né à nouveau” (born again), c’est à dire avoir ressenti une intense expérience religieuse. On ne s’étonnera donc pas qu’un tiers des Américains (dont également des pentecôtistes) se disent “nés à nouveau”, ou encore “évangéliques”, partageant des conceptions religieuses traditionalistes, sinon fondamentalistes (voir plus loin p. 11-12). Les auteurs observent que c’est parmi ces “évangéliques” blancs – les pasteurs comme leurs ouailles – que les conceptions de la Droite chrétienne sont les plus fréquentes; par contre, l’écrasante majorité des évangéliques noirs – autant ministres que fidèles – sont “libéraux” (“de gauche” selon la terminologie européenne); les premiers votent aujourd’hui “républicain”, les seconds “démocrate”. D’autre part, si chez les pasteurs et leaders blancs des églises de l’establishment, le libéralisme théologique dominant s’accorde avec des attitudes politiques “libérales”, ce sont désormais sur ce plan “des généraux sans armée”: notamment dans les années 1980, leurs ouailles ont voté pour le candidat présidentiel républicain, Ronald Reagan. Les juifs sont aujourd’hui le groupe religieux au revenu médian le plus élevé, $37.000 par an. Pourtant ils ont eu traditionnellement des comportements électoraux, en faveur des démocrates, analogues à ceux des noirs et des catholiques (voir p. 4, 7-8); en outre, la plupart appartiennent aux secteurs théologiquement libéraux du judaïsme – conservateurs et réformés. Mais aujourd’hui les images se brouillent; nombre de juifs votent désormais pour les républicains. Leur solidarité avec Israël rencontre d’ailleurs l’appui politique intense de la droite religieuse et politique républicaine à l’État hébreu.

Nombre d’organisations religieuses ou para-religieuses tentent de peser sur le pouvoir législatif et exécutif, par la mobilisation de leurs partisans en faveur de telle ou telle cause, avec notamment envoi massif de lettres – parfois de fax et de courrier électronique – aux autorités, et enfin par l’action des lobbyist, des émissaires spécialisés, installés dans les endroits-clés, notamment à Washington, pour influencer les législateurs ou gens de pouvoir. Certaines organisations sont particulièrement efficaces sur ce plan, notamment la Christian Coalition créée en 1989 par le télévangéliste Pat Robertson; par le truchement de ce mouvement, la Droite chrétienne contrôle les rouages du parti républicain dans divers États. Les auteurs observent que l’action des groupes de pression est complétée par des activités intellectuelles, avec des contributions dans des journaux et magazines et par des débats au sein de groupes de réflexion (think tanks), etc.

Fowler et Hertzke examinent en détail les types de vote que pratiquent les grandes tendances religieuses. Pendant plus d’un siècle, à partir des années 1830, il y eut un clivage entre protestants et catholiques (nouvellement immigrés dans le pays); les protestants du Nord furent d’abord whigs puis républicains. Les catholiques eux votaient massivement démocrate. En 1960, John Kennedy, premier président catholique du pays, obtint 80% du vote de ses coreligionnaires, mais depuis les catholiques sont moins fidèles au parti démocrate. Toutefois des enquêtes récentes montrent des nuances dans le comportement électoral des catholiques “blancs” – le comportement des “hispaniques” d’origine mexicaine, cubaine et autre, pourtant nombreux, n’est pas analysé. Nombre de catholiques ont rejoint la classe moyenne et ont quitté les quartiers “ethniques” (polonais, irlandais, italien) pour résider en banlieue; ils votent désormais républicain. Les auters notent que les catholiques occupent un emplacement stratégique dans le système électoral même s’ils sont instables dans leur vote. Il est vrai que pour sa part la hiérarchie de l’Église a des attitudes sinon contradictoires, du moins complexes. D’une part elle partage avec la droite évangélique des visions tranchées sur les questions éthiques, notamment sur l’avortement, mais par ailleurs elle soutient plutôt des positions sociales “de gauche” en matière de sécurité sociale, de protection de l’environnement, des droits des homosexuels. Quant aux protestants, aussi bien ceux de l’establishment libéral que les évangéliques, ils sont de plus en plus républicains. Même dans le Sud où, depuis la guerre de Sécession, les protestants blancs étaient traditionnellement démocrates, ceux d’appartenance évangélique votent désormais pour le Grand Old Party. C’est ainsi qu’en novembre 1991 le candidat présidentiel républicain élu, George Bush, aurait obtenu 80% du vote évangélique. Les auters observent que le vote républicain représente pour les évangéliques (blancs) un réflexe économique car désormais nombre d’entre eux appartiennent aux classes moyennes; on a d’ailleurs constaté la même tendance chez les catholiques et chez les juifs, ce qui montre bien que le facteur religieux est bien loin d’être déterminant dans les choix politiques.

Les auters consacrent un chapitre à “religion et élites politiques”; dans quelle mesure celles-ci se laissent-elles influencer par les groupes religieux? La question se pose notamment à propos des présidents du pays. Depuis une quarantaine d’années, tous affichent leur foi, mais dans bien des cas il y a là une grande part de calcul politique. Ainsi tel collaborateur de Richard Nixon rappelle que celui-ci tirait profit de l’appui plus ou moins explicite de certaines personnalités religieuses, notamment celui de Billy Graham, pour légitimer son action. Pour son élection à deux mandats présidentiels (de 1980 à 1988) Ronald Reagan s’appuie entre autres sur la Majorité morale, groupe de pression éthico-religieux créé en 1979 par le télévangéliste fondamentaliste Jerry Falwell; cependant dans la conduite de sa politique, il ne fera pratiquement pas de concessions aux revendications de la Majorité morale, notamment quant à l’interdiction de l’avortement. Les plus “religieux” des présidents récents, Jimmy Carter et Bill Clinton, tous deux baptistes du sud professants et élus démocrates, soutiennent un programme “libéral”, notamment en matière d’avortement, mais aussi sur d’autres points – tel l’établissement de la prière dans les écoles publiques – ce qui s’accorde bien mal avec les revendications éthico-politiques des autorités de leur confession d’appartenance. Les auters observent que même sans machiavélisme l’action de tous les présidents se fonde sur des jugements et des calculs politiques: les considérations religieuses restent le plus souvent à l’arrière-plan. La religion des membres du Congrès, est également examinée; ici la diversité confessionnelle est importante, mais son éventuelle signification est très variable. Ainsi tel catholique démocrate californien est libéral en matière d’avortement alors que son confrère de Pennsylvanie est au contraire sur ce point rigoriste. Les deux grands partis du Congrès comptent chacun des élus protestants, catholiques et juifs. Des chercheurs ont montré que les attitudes religieuses des élus seraient de six types – “légaliste, égocentrique, intégré, soucieux des gens, non traditionnel et nominal” mais que ces catégories ne recouvrent nullement telle ou telle appartenance confessionnelle ou politique. Les auters concluent sagement que la religion au Congrès représente un facteur complexe et trouble.

Dans l’enchevêtrement politico-religieux américain, c’est le phénomène de la droite chrétienne qui depuis une vingtaine d’années attire le plus l’attention. Ce mouvement s’est développé parmi des protestants fondamentaliste et/ou évangéliques (voir p. 11-12) vers la fin des années 1970. La droite chrétienne s’élève contre ce qu’elle appelle l’environnement de plus en immoral aux Etats-Unis; sont visés notamment l’école publique sécularisée et l’effondrement des codes moraux. D’après Les auters, on peut estimer que 15% de la population soutient plus ou moins fréquemment les positions de la Droite chrétienne. Le mouvement est né à la suite d’un arrêt de la Cour suprême de 1973 (connu comme l’arrêt Roe/Wade) confirmant la constitutionnalité de l’avortement. Vers 1980, le télévangéliste Jerry Falwell, avec sa Majorité morale – alors avant-garde militante de la droite chrétienne – se vanta d’avoir contribué à l’élection de Ronald Reagan à la présidence du pays. En 1988 la Majorité morale fut dissoute mais Pat Robertson, autre télévangéliste de la Droite chrétienne, prit immédiatement le relais. En effet la même année celui-ci posa sa candidature, aux votes “primaires” du parti républicain, pour la présidence des États-Unis. Après une défaite rapide mais avec des résultats de campagne au départ honorables, Robert-son devint l’éminence grise de la Coalition chrétienne qu’il a créée en 1989; le rôle politique de ce groupe de pression au sein du parti républicain est, on le sait déjà, loin d’être négligeable. Pour la persistance durable de la droite chrétienne, Les auters privilégient l’explication culturelle: des chrétiens ressentent que la société leur dénie les moyens de maintenir leur type de moralité et de communauté. La société attaque le “refuge chrétien conservateur” et surgit alors la droite chrétienne qui se bat pour que la société change. Cependant Fowler et Hertzke oublient que des mouvements tels la Majorité morale et la Coalition chrétienne défendent aussi des choix très politiques et économiques: ainsi ils soutiennent à fond la liberté d’entreprise capitaliste, combattent les idées socialistes, sont favorables à une politique d’armement intensive, etc. On ne peut donc réduire le combat de ces mouvements à des revendications d’ordre éthico-social.

Un chapitre intéressant est consacré à la “religion afro-américaine et la politique”. Les noirs sont très majoritairement chrétiens: 80% d’entre eux sont protestants dont la moitié appartiennent à des églises baptistes; le pentecôtisme dispose également d’une grande influence parmi eux. A peine 2% d’afro-américains appartiennent à l’islam, malgré le battage médiatique mené autour des luttes politico-religieuses de certains de ses leaders et mouvements. La religion des noirs est étroitement mêlée à la politique, surtout depuis 1960, lorsque se développa le mouvement pour les droits civils, mené notamment par le révérend Martin Luther King et par la Southern Christian Leadership Conference; dans ce combat les églises noires accentuent leurs liens traditionnels avec le parti démocrate. Après l’assassinat de King en 1968, le révérend Jesse Jackson poursuivit ce combat politique; à deux reprises, en 1984 et en 1988, Jackson fut un candidat significatif aux primaires présidentielles du parti démocrate et les églises locales noires furent des lieux privilégiés pour sa campagne. Les auters observent que les chrétiens noirs ont des positions traditionalistes en matière d’avortement; par contre, contrairement aux évangéliques blancs, ils sympathisent avec les combats contre la discrimination envers les homosexuels (vus comme une minorité elle aussi persécutée) et ils soutiennent les revendications pour l’égalité économique des femmes. On le constate encore une fois, la variable religieuse joue un rôle secondaire par rapport à des situations sociales et économiques; chez les évangéliques blancs et noirs, l’idéologie religieuse, certes réalité culturelle profonde et influente s’infléchit fort bien dans des sens souvent opposés.

Un chapitre consacré aux femmes indique que, selon diverses enquêtes, les femmes américaines sont plus religieuses et plus traditionalistes que les hommes. Par ailleurs elles sont nombreuses à militer pour des causes politico-religieuses conservatrices: ainsi en 1988, 70% des partisans de Pat Robertson aux primaires républicaines étaient du sexe féminin. Dans ses campagnes présidentielles Jesse Jackson disposa néanmoins lui aussi d’un important soutien féminin. L’émergence d’une théologie féministe, qui s’attaque à la domination masculine au niveau du langage religieux comme de celui des organisations ecclésiastiques est également relevée.

Les relations entre forces politico-religieuses ou Églises et système judiciaire sont fréquentes. Nombre d’organisations, ou parfois des individus, plaident auprès des tribunaux pour des décisions de justice en faveur de leurs thèses. Parmi les groupes religieux les plus légalistes, il y a les témoins de Jéhovah qui dès les années 1940 ont obtenu des tribunaux le droit de faire du porte-à-porte ou de refuser le salut au drapeau américain. D’autre part il y a les mouvements “séparatistes”, tel l’American Civil Liberties Union (ACLU) qui combattent pour une meilleure application de la séparation de l’Église et de l’État ou pour la défense de groupes religieux minoritaires. A l’inverse, les organisations, de la Droite chrétienne tel le Rutherford Institute, combattent pour plus de religion – notamment la prière publique lors de cérémonies scolaires ou autres. En tout cas la séparation de l’Église et de l’Etat connaît bien des exceptions, à commencer par les très symboliques prières aux ouvertures de législatures ou à la cérémonie d’investiture présidentielle (voir plus loin). D’autre part, au nom même de la séparation qui interdit les subventions publiques aux institutions religieuses, la loi leur accorde d’importantes exemptions fiscales qui, de fait, sont autant de considérables subventions indirectes.

Un important chapitre est consacré aux théories sur le rôle de la religion. Selon les sociologues Robert Wuthnow et James Davison Hunter, la société américaine connaît une véritable “guerre culturelle” entre camps libéraux et conservateurs, guerre qui oppose les croyants au sein même de leur confession méthodiste, luthérienne ou autre, même si une grande partie des fidèles ne se sentent ni d’un camp ni de l’autre. Les théoriciens de la sécularisation affirment eux que les américains compartimentent leur foi et ne la manifestent nullement dans divers domaines majeurs de leur vie. D’ailleurs nombre d’institutions capitales du pays – les grandes sociétés industrielles, bancaires, les universités, les bureaucraties gouvernementales, les chaînes de télévision – opèrent selon une logique toute séculière Néanmoins la théorie de la sécularisation se trouve au moins partiellement contredite par le développement récent du mouvement évangélique Aussi Stephen Carter dans son livre The Culture of Disbelief (New York, 1993) avance la thèse de la “sécularisation des élites”. Certes, selon Fowler et Hertzke, la sécularisation touche en effet les médias et l’industrie des loisirs mais non les élus de la nation qui, à commencer par le président des Etats-Unis, manifestent depuis des décades leur religiosité. Une autre thèse bien connue, est celle de la “religion civile”. Robert Bellah a, entre autres, montré dès 1967 comment d’éminents présidents tels Abraham Lincoln et John Kennedy évoquent dans leur discours d’investiture la mission divine de la nation américaine. C’est Billy Graham, qui est aujourd’hui en le “grand prêtre” de cette religion civile; c’est lui qui lors des cérémonies d’investiture présidentielle appelle la bénédiction divine sur les leaders de la nation, sur ses institutions et sur ses objectifs. La théorie de la religion civile ne permet néanmoins pas de saisir le rôle du religieux sur le plan électoral ou l’activité des groupes politico-religieux. Fowler et Hertzke penchent pour la thèse dite des “partenaires inhabituels” Celle-ci serait une variante des thèses de Tocqueville qui avait montré qu’aux États-Unis au XIXe siècle, contrairement à ce qui se passait en France, l’esprit religieux et l’esprit de liberté marchaient ensemble, se renforçant l’un l’autre. Or selon Les auters aujourd’hui la religion, en offrant du sens, une morale, des communautés, soutient la culture politique américaine et ses institutions gouvernementales. En retour ces dernières favorisent la liberté religieuse. Cependant, seules les églises “populistes”, c’est à dire celles qui répondent aux frustrations, aux anxiétés de leurs fidèles assurent ce rôle de “partenaire inhabituel”. Au niveau national, la Droite religieuse et les églises noires politisées sont des exemples, certes très dissemblables, de ces partenariats. Néanmoins, ils concluent prudemment qu’aucune des théories sur la dynamique politico-religieuse ne peut tout expliquer. J’ajouterai que sous les notions de “frustration et d’anxiété” il faudrait donner plus de place aux considérations économiques qui déterminent par exemple tel ou tel type “d’évangélisme”, plutôt de droite chez certains blancs, plutôt de gauche parmi les noirs.

Malgré quelques insuffisances de ce type, l’ouvrage représente un excellent apport sur le thème “religion et politique” aux Etats-Unis.

With God on our Side , de William Martin, se rapporte à une série télévisée documentaire diffusée sous le même nom; celle-ci comportait de nombreux entretiens avec des témoins et des participants privilégiés de divers événements marquant l’essor de la Droite religieuse depuis les années 1970. Dans l’ouvrage les témoignages sont présentés de manière plus extensive qu’à la télévision; il s’agit donc d’apports précieux. Je tiens à signaler que Martin est l’auteur d’une biographie détaillée et nuancée de Billy Graham (A Prophet with Honor: The Billy Graham Story, New York, 1991.

Selon Martin le puritanisme de Nouvelle Angleterre, qui a fortement empreint la culture américaine, est à l’origine lointaine de la droite religieuse. Les puritains croyaient, en effet, que le gouvernement des hommes devait être fermement ancré dans les Écritures. Au XVIIIe et au XIXe siècle, des campagnes de Réveil contribuèrent, notamment dans le Sud, à renforcer l’engagement religieux dans une perspective biblique littéraliste. Dans le Nord, Charles Finney (1795-1875) conduisit des campagnes très moralisatrices, avec l’appui financier de riches entrepreneurs et banquiers. L’A. note que tous les prédicateurs revivalistes importants ultérieurs ont bénéficié d’appuis similaires et que surtout depuis la guerre de Sécession, les “mécènes” soutiennent des prédicateur aux objectifs politico-religieux conservateurs. Vers la fin du XIXe, la combinaison de l’industrialisation, de l’urbanisation et de l’immigration (pluri-nationale et pluri-religieuse) amenèrent l’affaiblissement de la prédominance protestante. Au sein même du protestantisme, le darwinisme et surtout la “critique biblique”, qui avait pénétré les séminaires, mettaient en cause le littéralisme. En réaction, de grands prédicateurs revivalistes, notamment Dwight Moody (1837-1899) et Billy Sunday (1862-1935), menèrent précisément des campagnes “anti-modernistes”. Vers 1920, le développement du “fondamentalisme” cristallisa les conceptions théologiques les plus conservatrices. Politiquement les fondamentalistes, notamment à partir de 1917, se montrèrent de farouches patriotes d’abord anti-allemands puis anti-bolcheviques. L’antisémitisme était également très répandu parmi eux.

Les fondamentalistes réussirent à faire interdire l’enseignement des thèses évolutionnistes dans les écoles publiques d’une trentaine d’États, par exemple au Mississippi, en Arkansas et en Floride. Néanmoins en 1925 le “procès du singe” contre un instituteur qui enseignait l’évolutionnisme, s’il suscita la condamnation de l’accusé, suscita néanmoins la réprobation des médias et le ridicule pour les thèses “créationnistes”. Les fondamentalistes, désormais peu influents au sein des grandes confessions, créèrent leur propres instituts bibliques et ils surent faire grande utilisation de publications et surtout ils firent rapidement usage de la radio; des douzaines de prédicateurs radiophoniques parvinrent à captiver un public important. Certains d’entre eux, pro-fascistes et pro-nazis, se montraient plus préoccupés de politique que de théologie. Néanmoins vers 1941, nombre de chrétiens, assurément plutôt fondamentalistes, se distancièrent de cette perspective et créèrent le mouvement “évangélique”, certes toujours religieusement traditionaliste et politiquement conservateur, mais nettement moins fanatique.

Suit alors un chapitre sur Billy Graham (né en 1918). Graham, talentueux prédicateur, reçut dès 1947 l’appui de la presse ultra-conservatrice et anticommuniste de Randolph Hearst (immortalisé par Orson Welles dans “Citizen Kane”). Il est vrai que B.G. déclare à cette époque que le “… communisme est une religion inspirée, conduite et incitée par le Diable qui a déclaré la guerre à Dieu tout puissant” (p. 29). Ses prédications sur tous sujets sont dans ces années-là très anticommunistes. Il soutient d’ailleurs à plusieurs occasions la “chasse au sorcières” de la commission des activité “anti-américaines”, conduite par le sénateur McCarthy. Dans un sermon de 1953 il déclare: “certes personne n’aime un chien de garde… mais je remercie Dieu pour les hommes qui malgré des dénonciations publiques et le ridicule, poursuivent fidèlement la mise à jour des rosés, des lavandes, des rouges… (p. 35)”. Plus tard Graham, se distancia néanmoins de l’action du sénateur qui, de par ses excès, était devenue largement impopulaire.

Dans les années cinquante Billy Granan émergea comme le leader exemplaire des chrétiens évangéliques (voir plus haut); pour ceux-ci, il s’agit de proclamer sans sectarisme la Parole de Dieu et d’instiller notamment leurs perceptions dans le corps politique Ainsi, en 1953, à la suggestion de Billy Graham, le président Eisenhower institue un “breakfast de prière” présidentiel annuel qui réunit à la Maison blanche les leaders évangéliques et les personnages les plus puissants du pays. Billy Graham entretient d’ailleurs des liens privilégiés avec le vice-président Nixon, à qui il donne des leçons tactiques pour sa campagne électorale contre John Kennedy – mais agit-il alors en tant que conseiller spirituel ou politique? Il dit aussi à Nixon qu’il tente de neutraliser les sentiments positifs de Martin Luther King envers Kennedy. Billy Graham dans son autobiographie traite certainement le pasteur noir du titre “d’ami” – il est vrai qu’il distribue si largement cette qualification qu’elle apparaît quelque peu dévaluée –, mais il critique ses campagnes (non violentes) pour les Droits civils. Et en 1962 Graham, qui à l’époque s’affirme certes antiraciste, refuse néanmoins de participer à une mémorable Marche sur Washington pour les droits civiques, celle où King prononça sa prophétique allocution “I have a dream”…

Vers 1960, la droite chrétienne se montrait farouchement opposée à la candidature présidentielle de John Kennedy, cible rêvée car catholique, intellectuel, riche, libéral. Graham, modéré et diplomate, maintint néanmoins des relations cordiales avec Kennedy après sa victoire contre son favori Nixon. Suite à l’assassinat du président en 1963, le vice-président Lyndon Johnson accède au pouvoir; Billy Graham est “l’ami” proche de celui-ci. Selon Martin, ceci signifiait qu’après la brève ère Kennedy, les évangéliques pouvaient à nouveau par son intermédiaire influencer l’esprit de la nation. Quant à Johnson, cette amitié lui donnait une caution pour faciliter la réalisation de son programme: guerre contre la pauvreté, pour les droits civiques, mais aussi guerre à outrance au Viêt-nam “pour la démocratie”. Dans son autobiographie, Billy Graham voit, lui, ses relations avec Johnson et d’autres présidents de manière beaucoup plus candide: il reconnaît certes donner son opinion aux présidents, mais jamais le moindre calcul politique n’aurait motivé son comportement.

Avec la présidence de Richard Nixon (1968-72 et 1972-74), la religion civile de style évangélique s’installe à la Maison blanche: ainsi Nixon y institue un service religieux dominical; Billy Graham fut le premier pasteur à y prêcher. Nixon utilise très consciemment la religion à des fins politiques. Lors du scandale du Watergate, Graham, dont la “naïveté” parait pour le moins étonnante, fait confiance à Nixon quasiment jusqu’à sa démission Comme B.G. le confirme dans son autobiographie, ce qui le choquera surtout c’est la découverte d’un Nixon qui, sur les enregistrements de ses conversations dans son bureau, jure de manière fort peu chrétienne. Etonnant Billy Graham!

Martin évoque aussi, toujours témoignages à l’appui, les batailles de la droite religieuse au niveau local, sur des questions spécifiques telles que, par exemple, la lutte à Anaheim, près de Los Angeles, contre l’éducation sexuelle à l’école, “instrument” d’un complot communiste. Un autre aspect du comportement de cette droite religieuse, est le combat, aux résonances sinistres, manifestations à l’appui, pour le bannissement de livres dans les bibliothèques – par exemple ceux de l’écrivain noir James Baldwin. Sous la présidence de Ronald Reagan jusqu’à 20% des bibliothèques scolaires connaissent la censure des tenants de la droite religieuse.

L’interdiction de l’avortement, depuis une vingtaine d’années thème majeur du combat de la Droite chrétienne, fut au départ une cause catholique, notamment à partir de 1973, après l’arrêt de la Cour suprême déjà évoqué. C’est à la fin des années soixante-dix que le télévangéliste Jerry Falwell débute des campagnes contre l’avortement dans son programme de télévision hebdomadaire; puis il crée la Majorité morale mouvement “pour la vie, la famille, la morale, l’Amérique”. Les maux à combattre sont l’avortement, le divorce et “l’humanisme séculier”. Une des fidèles de son église à Lynchburg (Virginie) témoigne: “il [Falwell] se réfère à la parole de Dieu.. Nul n’est parfait.. mais je ne peux me souvenir d’aucune erreur dans ce qu’il nous a enseigné, car il est inspiré par Dieu (p. 203)”.

Appuyé par la Majorité Morale, Reagan est élu président. Falwell a certainement un accès privilégié auprès du président mais son influence reste limitée. Le combat contre l’avortement et pour le rétablissement de la prière à l’école publique fait long feu. Quant au danger du sida, Falwell et d’autres personnalités de la droite religieuse proposent la mise en quarantaine des malades – “ce n’est pas plus déraisonnable que de mettre en quarantaine des vaches avec la brucellose” déclare Falwell. Toutefois le “médecin général” (ministre de la santé) des Etats-Unis, nommé par Reagan, le docteur Everett Koop, un évangélique, exprime sa désapprobation en mettant publiquement les choses au point quant aux conditions très précises de contagion. Cependant les dires d’un Falwell contribuent à confiner les séropositifs dans l’isolement, à leur faire perdre leur travail. Martin cite le cas du révérend Jimmy Allen, président de 1977 à 1979 de la traditionaliste et puissante confession baptiste du sud, qui découvre en 1985 que sa bru et deux de ses petit-fils sont infectés à la suite d’une transfusion sanguine. Or Allen est “démissionné” de son poste de pasteur de son église et pratiquement banni de celle-ci.

Un chapitre détaille la campagne présidentielle de 1988 du télévangéliste Pat Robertson. Religieusement, celui-ci est à la fois baptiste et charismatique (il pratique l’intercession miraculeuse sur le petit écran) et il reçut un soutien principalement dans les milieux charismatiques et pentecôtistes. Les témoignages évoqués par Martin concordent pour faire de cette campagne, qui pourtant échoua rapidement, le point de départ de la mise sous influence du parti républicain par la droite chrétienne. On sait que dès 1989 Robertson met sur pied la “Coalition chrétienne” et Martin cite un exemple de l’action de ce mouvement: à Tustin, ville au sud de Los Angeles, le conseil municipal avait décidé de supprimer la prière à l’ouverture de ses réunions. La Coalition met alors sur pied une campagne de lettres et une pétition pour rétablir ce rite, ce qui survint rapidement. Sur un plan plus directement politique, l’appui du mouvement aurait permis en 1990 l’élection, en Caroline du Nord, du très réactionnaire (et influent) sénateur Jesse Helms. La Coalition qui se veut en principe neutre (ce qui lui permet de disposer d’un statut fiscal privilégié) pratique des “tests comparatifs” sur les attitudes quant à l’avortement, l’éducation, la morale de tels ou tels candidats: selon ses critères d’évaluation les candidats républicains conservateurs sortent très largement vainqueurs de ces comparaisons.. En 1991, lors de la convention républicaine qui désigna George Bush, président sortant, comme candidat à l’élection présidentielle, l’influence de la Coalition chrétienne marqua fortement le programme adopté par les délégués: un article anti-avorte-ment, un autre pour la prière publique, etc. furent inclus dans la plateforme. Selon Ralph Reed, directeur de la Coalition Chrétienne, cette convention fut la plus conservatrice et la plus moralisatrice dans l’histoire du parti républicain. Le résultat ne fut pas très concluant: Bush fut battu par Clinton.. Aussi, lors de la convention républicaine de 1995, la Coalition chrétienne soutint la candidature de Bob Dole, qui avait des positions relativement modérées sur la question de l’avortement. Ralph Reed et Pat Robertson avaient compris qu’une position intransigeante sur ce thème aliénerait notamment les électrices. On sait que Bill Clinton fut réélu, mais les républicains disposent néanmoins d’une majorité dans les deux chambres du Congrès. L’influence de la droite chrétienne reste donc un facteur non négligeable dans les instances politiques du pays. Ce livre très documenté contribue certainement à nous la faire mieux connaître.

L’autobiographie de Billy Graham s’inscrit comme en filigrane des livres et des thèmes abordés antérieurement. Ce gros volume offre d’innombrables détails sur l’enfance, les études, la famille du prédicateur, sur sa carrière, sur ses multiples “croisades” revivalistes aux États-Unis comme à l’étranger. Rares me paraissent les informations inédites; la vie de Graham a fait l’objet de diverses biographies sérieuses. Malgré tout, l’ouvrage livre, à travers plusieurs chapitres, des témoignages très personnels, avec des détails inédits, sur les rapports de B.G., de 1948 jusqu’à aujourd’hui, avec les présidents des États-Unis.

Graham se veut essentiellement un évangéliste désireux de mener le monde au salut, grâce notamment à ses prédications dans les stades ou à travers l’audio-visuel. Toutefois il veut aussi influencer, notamment au cours de conversations, des personnages importants – les présidents certes, mais aussi des banquiers, des magnats des médias, etc. –, pour qu’ils adoptent des comportements chrétiens. Cela n’empêche pas que le lien entre politique et religion apparaît dès le départ de sa carrière. Ainsi dans l’Introduction de son livre (p. XVIII) Billy Graham rappelle que le 25 juin 1950 la Corée du Nord a envahi celle du Sud; dès qu’il entendit la nouvelle, il envoya au président Truman un télégramme où il disait: “des millions de chrétiens prient Dieu pour qu’il vous donne la sagesse dans cette crise. Nous vous exhortons vivement à une épreuve de force avec le communisme, maintenant..”. Cette proclamation plutôt belliqueuse n’est pourtant pas étonnante car le prédicateur pense que les guerres sont inévitables: “la rébellion humaine envers Dieu nous a aliéné les uns des autres..” (p 486). Néanmoins, ce jeune homme talentueux – qui étudie notamment l’ethnologie en vue de son futur travail de missionnaire – ignore totalement dans son récit la IIe guerre mondiale, du moins jusqu’au bombardement japonais de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941 – il a alors 23 ans. Et la politique apparaît encore absente lorsqu’il raconte les débuts de sa carrière de prédicateur à Youth for Christ, organisation missionnaire qui s’affichait pourtant politiquement conservatrice et très anticommuniste. Par contre B.G. mentionne avec complaisance qu’un homme d’affaires lui offre une carte qui lui permet de voyager par avion, aux frais de celui-ci, dans ses déplacements pour Youth for Christ. A de très nombreuses occasions B.G. évoque l’aide considérable que tout au long de ses activité lui accordent des banquiers et industriels – pas tous très chrétiens! – dont nombre sont de ses “amis”.

C’est d’ailleurs un comité d’hommes d’affaires chrétiens qui l’invite à réaliser sa première croisade personnelle à Los Angeles en 1949. Celle-ci se déroule dans de bonnes conditions, sans plus, mais un soir il découvre sur le lieu de la réunion la présence de nombreux reporters et photographes: le magnat de presse ultra-conservateur Randolph Hearst a décidé de “gonfler” Graham. Les jours suivants, les journaux du groupe de presse font découvrir le prédicateur aux américains du pays tout entier; peu daprès le groupe Time Life emboîte le pas. Pour Graham c’est le début de la célébrité; celle-ci est certainement fondée sur ses talents de prédicateur, mais B.G. ne nous dit que fort peu sur ses recettes sauf incidemment, par exemple page 324, où il écrit: “A partir du moment où je m’adresse à une foule, je pense à telle personne dont la vie est accablée par le chagrin ou l’alcool ou des problèmes familiaux, et je veux lui rendre l’espoir fondé sur l’Evangile. Parfois je choisis dans l’audience quelqu’un qui parait accablé et je prêche directement à cette personne”.

En tout cas sa célébrité le transforme en acteur politique. En 1951, semble-t-il, lors d’un dîner avec un nouvel ami, Sid Richardson, un magnat texan du pétrole, tous deux tombent d’accord que le général Eisenhower, alors commandant des forces alliées occidentales, serait un excellent candidat pour la présidence du pays à partir de 1952. Richardson suggère que Graham lui envoie une lettre, qu’il transmettra à Eisenhower, où il motive son appui à cette candidature. Partant, Graham écrit notamment: “le peuple américain.. a besoin d’un homme honnête, intègre, disposant d’une puissance spirituelle. Je crois que le général a ses qualités. J’espère que vous pouvez le persuader d’entrer dans la compétition” (p. 189). Peu après B.G. rencontre Eisenhower: “nous avons parlé de la guerre de Corée et des gains que les communistes réalisaient à travers le monde” (p. 190). Graham lui fait néanmoins savoir que, malgré son soutien, il ne peut se prononcer publiquement en sa faveur. Eisenhower posera sa candidature, sera élu en 1951 et réélu quatre ans plus tard. Le nouveau président avait dit au prédicateur qu’il voulait donner une tournure spirituelle à son mandat. Graham lui suggère de proclamer un jour national de prière; aussitôt dit, aussitôt fait: dès son investiture Eisenhower institue ce rite et, de plus, il devient membre d’une église presbytérienne.

Au cours de sa présidence, Graham rencontrera Eisenhower à plusieurs reprises dans son bureau, enfin il joue au golf avec lui. “Le golf ne me donnait pas seulement l’occasion de relaxer, mais de plus, lorsque je jouais avec des gens connus je pouvais aussi exercer mon ministère de manière détendue et informelle” (p. 200). On peut néanmoins supposer que les conversation avec des hommes politiques ne tournaient pas qu’autour de questions spirituelles!

Billy Graham consacre sept chapitres de son livre (sur quarante) à ses relations avec les présidents américains: on sait déjà que celles avec Nixon amenèrent une grande déconvenue. Ces chapitres apportent certainement quelques détails inédits sur leurs rencontres. Pour tous les présidents, il a des mots aimables; à le lire – on l’a constaté à propos de Eisenhower – ce sont surtout les qualités humaines et spirituelles du président qui comptent; les dimensions politiques de ses rencontres avec eux, apparaissent comme par effraction. Pourtant lorsque le président Kennedy – au su et au vu des reporters et des photographes – consacre plusieurs heures à jouer au golf avec Graham, le fait-il seulement par plaisir du jeu ou pour recevoir un témoignage spirituel? Graham est-il naïf au point d’ignorer qu’il représente une certaine manière d’être chrétien et que ceux qui se reconnaissent en lui sont aussi des électeurs, ce que Kennedy, fin politique, sait fort bien.

Parfois Graham représente – bon gré ou mal gré? – un pion américain dans la guerre froide. Ainsi en 1956, peu avant une croisade en Inde, il rencontre le secrétaire d’État John Foster Dulles pour un briefing sur les relations entre les Etats-Unis et l’Inde. “Il [Dulles] considérait qu’il était particulièrement important que je sache que la visite en Inde, deux mois auparavant, des leaders soviétiques Khrouchtchev et Boulganine avait eu comme seul objectif d’amener l’Inde à des liens plus étroits avec le bloc communiste” (p. 264). B.G. ne dit rien sur les conséquences qu’il en tire mais il souligne qu’il adapte son message aux conditions locales de ses croisades. En Inde il insiste partout pour dire: “Je ne suis pas venu pour vous parler d’un Américain ou d’un Britannique, ou d’un Européen… Je suis ici pour vous parler d’un Homme qui est né ici dans votre partie du monde, en Asie.” (p. 265)

Lors d’une croisade en Amérique latine il remarque certes la pauvreté et l’immense écart qui y règne entre pauvres et riches. A Rio en 1974 sa réunion de clôture était retransmise sur toutes les chaînes de télévision du pays, “sur les ordres du président”, écrit-il.. Ainsi cinquante millions de personnes auraient vu le programme. Décidément la sévère dictature militaire qui règne alors sur le pays présente un avantage appréciable!

A propos de l’égalité pour les noirs, B.G. admet que dans sa jeunesse il avait adopté les préjugés de son Sud natal mais dès 1953, lors d’une croisade au Tennessee, il rompt lui-même le cordon qui sépare les assistances noires et blanches. Quant aux luttes des années soixante, il reconnaît qu’il s’est trouvé attaqué et par les conservateurs lui reprochant d’en faire trop, et par les libéraux lui reprochant précisément sa trop grande passivité. Il affirme que Martin Luther King lui a dit: “restez dans les stades, Billy car vous y avez bien plus d’impact sur l’establishment blanc que si vous marchiez [comme lui-même] dans la rue (p. 426).

Après ses désillusions avec Nixon, Graham s’impliquera plus discrètement en politique. Il ne fera pas partie de la Majorité morale et il ne soutiendra pas la Coalition chrétienne. Il est certes opposé à la liberté de l’avortement mais, même lors d’une conversation intime avec le président Reagan, il ne lui suggère aucune politique ou programme en ce sens. A partir des années 1980, son anticommunisme se fait plus discret; en 1982 il se rend à Moscou pour une conférence religieuse sur le désarmement nucléaire, non sans avoir consulté sur l’opportunité de ce voyage l’ex-président Nixon et l’ex-secrétaire d’état Henry Kissinger. Le vice-président en exercice, George Bush, lui exprime d’ailleurs ses réticences, néanmoins B.G. se rend à la conférence. Il y rappelle qu’il n’est pas pacifiste (voir plus haut), mais la course aux armements constitue un grave problème moral et spirituel; les chrétiens ont donc la responsabilité d’être des artisans de la paix. Son attitude “diplomatique” envers les autorités soviétiques suscite la hargne d’une partie de la presse la plus conservatrice. Ses déclarations sont déformées: ayant exprimé qu’il y avait une mesure de liberté religieuse en URSS, on lui fait dire qu’il y avait une totale liberté religieuse. En tout cas, à partir de ce voyage il obtient les autorisations gouvernementales pour entreprendre de nombreuses croisades dans les pays du bloc communiste, y compris en Chine en 1988 et en Corée du Nord en 1992.

Lors de l’investiture, en 1992, du président démocrate Clinton, il est encore une fois critiqué par la droite religieuse car il a accepté d’y dire la prière inaugurale B.G. se défend: “j’avais estimé que je devais tenir mon engagement de prier, même si je n’étais pas d’accord avec toutes ses positions. De plus j’avais une affection chaleureuse personnelle pour M. Clinton, quels que fussent ses points de vue (p. 653)”.

Dans les considérations finales du livre, Graham se livre à une autocritique quant à la politique: “se mêler de questions strictement politiques ou de politique partisane dilue inévitablement l’influence de l’évangéliste et compromet son message. C’est une leçon que j’aurais voulu apprendre plus tôt (p. 724)”.

Malgré ses omissions, cette autobiographie représente un document précieux, et sur l’homme et sur l’époque. Certes, il faut lire aussi les biographies de B.G. pour mieux saisir son rôle politique et religieux très important au cours des cinquante dernières années. Et malgré l’âge et la maladie, Billy Graham nous réserve peut-être encore quelques surprises!

Ce que dégagent les trois livres évoqués ici est plutôt singulier. Voilà un grand pays – aujourd’hui de loin le plus puissant de la planète – où dès l’indépendance, en 1776, a régné la séparation constitutionnelle de l’Eglise et de l’État, où dès le départ la pluralité religieuse est un acquis. Par ailleurs il y règne un capitalisme particulièrement dynamique et le plus souvent impitoyable qui suppose le culte de la richesse et des comportements “réalistes”. Pourtant le matérialisme du monde des affaires et aussi l’esprit séculier, présent surtout dans les grandes villes, principalement parmi les élites intellectuelles (et longtemps influent au sein du mouvement ouvrier), jouent un rôle secondaire sur la scène publique. Au contraire on a pu y voir l’étonnante interpénétration entre politique et religieux. Certes, ces ouvrages nous l’ont montré, on ne découvre pas de corrélations schématiques entre les deux facteurs; bien au contraire: au nom de la même Bible, protestants du Sud et du Nord, ou encore évangéliques blancs et noirs, défendent des idées qui s’opposent; parfois des leaders tels Jesse Jackson et Pat Robertson, tous deux ordonnés pasteurs baptistes, sollicitent les électeurs au nom de conceptions politiques opposées. J’ai néanmoins un regret: les facteurs économiques et sociaux qui sous-tendent les attitudes politico-religieuses, apparaissent peu dans ces ouvrages. Cela dit, leur lecture conjointe révèle une remarquable fresque sur le très composite monde politico-religieux américain.

Publication Dates

  • Publication in this collection
    Oct 1998
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