Abstracts
À partir de la fusée "Le Monde va finir" et du poème "À une passante", l’essai explore la portée philosophique de la modernité baudelairienne, abordant en particulier les rapports entre art, subjectivité et pensée.
Baudelaire; modernité; subjectivation; expérience
Based on the rocket "Le Monde va finir" and the poem "À une passante", the essay explores the philosophical dimension of baudelairian modernity, approaching especially the relationship between art, subjectivity and thinking.
Baudelaire; modernity; subjectivation; experience
A partir do projétil "Le Monde va finir" e do poema "À une passante", o ensaio explora a dimensão filosófica da modernidade baudelairiana, abordando em especial as relações entre arte, subjetividade e pensamento.
Baudelaire; modernidade; subjetivação; experiência
"Astre sans atmosphère"1 1 Ce texte est un extrait dune longue méditation dune des dernières Fusées de Baudelaire, intitulée Le monde va finir. Lensemble paraîtra en 2008 sous le titre Baudelaire Fin (origines de luvre dart). À lorigine précisément, cette méditation avait été conçue pour célébrer à Rio de Janeiro le cent cinquantième anniversaire de la parution des Fleurs du Mal. On remarquera au passage linsistance sur le thème de la date et des correspondances. Je regrette de ne pas avoir eu loccasion de participer de vive voix à cette commémoration. Ainsi, je commémore volontiers cet anniversaire en compagnie des baudelairiens de lautre hémisphère avec chaleur et amitié.
André Hirt* * Doutor em filosofia, professor de filosofia de cursos preparatórios para as a École Normale Supérieure e Grandes Écoles. É tradutor de Walter Benjamin ( Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 1985, em colaboração com Sybille Muller) e tem vários livros publicados, entre os quais Baudelaire, lExposition de la poésie (Kimé, 1998); Versus, Hegel et la philosophie à lépreuve de la poésie (Kimé, 1999); Il faut être absolument lyrique, une constellation de Baudelaire (Kimé, 2000); LUniversel reportage et sa magie noire (Karl Kraus, le Journal et la philosophie) (Kimé, 2002); Musil, le feu et lextase (Kimé, 2003); LÉtoilement de lexistence (Kimé, 2005); LIdiot musical, Glenn Gould, contrepoint et existence (com Philippe Choulet) (Kimé, 2006); Le poème de la raison Descartes (Kimé, 2006). Obras a serem publicadas em 2008: Le Lied, la langue et lhistoire (Le Lied romantique, Hugo Wolf et Thomas Mann), La démonstration de la poésie (Trakl, Celan et Hölderlin) e Baudelaire-fin (origines de luvre dart).
RESUMO
A partir do projétil "Le Monde va finir" e do poema "À une passante", o ensaio explora a dimensão filosófica da modernidade baudelairiana, abordando em especial as relações entre arte, subjetividade e pensamento.
Palavras-chave: Baudelaire; modernidade; subjetivação; experiência.
ABSTRACT
Based on the rocket "Le Monde va finir" and the poem "À une passante", the essay explores the philosophical dimension of baudelairian modernity, approaching especially the relationship between art, subjectivity and thinking.
Key words: Baudelaire; modernity; subjectivation; experience.
RÉSUMÉ
À partir de la fusée "Le Monde va finir" et du poème "À une passante", lessai explore la portée philosophique de la modernité baudelairienne, abordant en particulier les rapports entre art, subjectivité et pensée.
Mots-clés: Baudelaire; modernité; subjectivation; expérience.
(...)
On nest peut-être pas sans ignorer que Benjamin, à la lecture de Baudelaire, fait effectivement le deuil de laura, au profit de "lexpérience du choc":
Trahi par ses derniers alliés, il [Baudelaire] se retourne contre la foule; il le fait avec la rage impuissante de celui qui se bat contre la pluie ou le vent. Telle est lexpérience vécue que Baudelaire a prétendu élever au rang de véritable expérience. Il a décrit le prix que lhomme moderne doit payer pour la sensation: leffondrement de laura dans lexpérience vécue du choc. La connivence de Baudelaire avec cet effondrement lui a coûté cher. Mais cest la loi de sa poésie, de cette poésie qui brille au ciel du second Empire comme "comme un astre sans atmosphère".2 2 À noter que lexpression " un astre sans atmosphère est reprise de Nietzsche". En voici le contexte: "Tout ce qui vit a besoin dune ambiance [ eine Atmosphäre], dune enveloppe vaporeuse [ einen geheimnisvollen Dunstkreis]. Si on le prive de cette enveloppe de nuées, si lon condamne une religion, un art, un génie à graviter comme un astre privé datmosphère [ als Gestirn ohne Atmosphäre], on ne devra pas sétonner de les voir se dessécher, se durcir et devenir stérile. Il en est ainsi de toutes les grandes choses, "qui ne réussissent jamais sans quelque illusion", comme le dit Hans Sachs dans les Maîtres Chanteurs." ( Considérations intempestives, II. Trad. G. Bianquis. Paris: Aubier, 1964: 311) *1 *1 (BENJAMIN, Walter. Charles Baudelaire, Un poète lyrique à lapogée du capitalisme. Trad. Jean Lacoste. Paris: Payot, 1982: 207-208.)
On ne saurait mieux signaler la singularité de cette expérience poétique, aussi sa dimension paradigmatique pour toute la poésie, la littérature et lart qui vont suivre, sans oublier lessentiel, qui est la pensée, notre pensée dès lors soumise à ces conditions. On ne saurait davantage négliger la solitude qui émane de ces lignes, solitude dune expérience que Baudelaire fut le premier, le seul à porter en ces termes à la conscience. Car, en quelques mots, il est certain que Benjamin parvient à ramasser et à ressaisir lintégralité et lessentiel de lentreprise baudelairienne. Néanmoins, peut-on en rester à ce constat, aussi vrai soit-il, ne doit-on pas le préciser, voire linfléchir quelque peu, étant donné surtout quil est conclusif, sagissant de la part démonstrative, dans le livre sur Baudelaire, et quil ouvre seulement sur les fragments terminaux que constituent Zentralpark?
Dans ces lignes comme dans celles qui les précèdent, à peine une page, Benjamin sait-il à quel point il fait uvre de cohérence, celle de sa pensée évidemment concernant luvre et la situation du poète, mais celle, surtout, de Baudelaire lui-même? A-t-il remarqué, car rien ne le signale ici une fois encore, Benjamin le sait dune manière ou dune autre quen citant et commentant tout au long un passage de Le monde va finir, ce texte-là même est le pendant, linverse et la même chose que la problématique et lexposition de À une passante? En effet, lorsque Benjamin cite Baudelaire: "perdu, dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont lil ne voit rien en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et, devant lui, quun orage où rien de neuf nest contenu, ni enseignement ni douleur",3 3 C'est Benjamin qui souligne et qui, d'autre part, pose une virgule après "perdu". il ne peut pas ne pas avoir à lesprit le poème À une passante quil commente plus ou moins explicitement durant tout louvrage, comme le poème qui dit in fine et par excellence la réalité et la vérité de la poétique baudelairienne. Dans les deux textes, dans notre passage des Fusées comme dans le poème, il y a la foule, dans les deux cas, il y a un derrière et un devant, les années profondes et un orage, dans les deux cas est mis en scène un promeneur, quil soit flâneur, lui-même un passant, ou un poète. Mais la version des Fusées, de Le monde va finir, est celle qui sert de démonstration à Benjamin. Cest en elle quil voit lultime vérité qui place Baudelaire en situation d"astre sans atmosphère", selon lexpression de Nietzsche. Quen est-il alors de la version explicitement et proprement poétique? Les deux versions, les deux scènes, les deux thèses se recouvrent-elles, ou sont-elles contradictoires, ou bien encore disent-elles, en leur contradiction réelle, une double vérité, soit une vérité qui contiendrait en son unité problématique un double versant qui est en réalité un? Or les deux scènes sont vraies: lune, poétique, fait fond sur la foule, la rue et le bruit, évoque une remémoration et projette un futur messianique entrevu dans un éclair dorage, aussitôt recouvert par la nuit; lautre, prosaïque, pose un individu, Baudelaire, "coudoyé par la foule", qui ressent bien, pesant sur son dos, les "années profondes", sans en rien figurer, et qui voit sannoncer un orage, qui ne contient rien en termes denseignement ou de promesse. Cest comme si lune de ces expériences contredisait, dans les mêmes termes, lautre; cest comme si lune rendait impossible lautre, ou leffaçait. Certes, on peut considérer une certaine lecture, assez immédiate, de Benjamin, la nôtre, ou une lecture de Benjamin lui-même, de Benjamin lisant Baudelaire, lecture bien moins immédiate, y engage que de la poésie à la prose, dans ce passage, cette conversion ou cette reconversion problématique et théorique, il y a un progrès de la conscience, de la lucidité, voire de la spécificité non seulement baudelairienne mais encore moderne, soit ce qui engagerait tout lart moderne, sa pensée et la pensée en général sur une voie de vérité, enfin désillusionnée des tentations rêveuses de ce qui nest que poésie. En somme, et pour le formuler en toute radicalité, la vérité imposerait de dire que Baudelaire renonce à la poésie. L"Idéal" que poserait encore À une passante devrait sannuler et retourner à la réalité spleenétique dont le texte de Le monde va finir porte les stigmates. En loccurrence, il sagit, quon le sache ou non, de la "lecture" la plus courante, cest celle qui a prévalu, même sil est possible den trouver des versions plus ou moins nuancées en ce sens. Cest cette lecture qui a engagé le renoncement au "grand art" au nom de son impossibilité, au nom de la "vérité". Cest elle, enfin, qui vérifierait lidée selon laquelle la poésie tendait depuis toujours, en son souci de vérité et moyennant de longs détours, vers la prose. Disons quil sagit de la version moderne du destin de lart en général. Cette lecture est devenue aujourdhui un discours, dominant. Il régit lintégralité de ce quon nomme "lart contemporain": "lart désartifié", lart soumis à sa vérité de réalité et non au mensonge, lart dans son immédiateté qui dénonce ses propres artifices et les montre, lart témoignant de lexistence concrète et abandonnant sa puissance illusoire denchantement et de déplacement, lart en somme une bonne fois déniaisé. Cette lecture, outre quelle possède une forme de pertinence et une dimension incontestable sinon de vérité, du moins de réalité ce point de mérite revient à Benjamin, du point de vue salutaire de "démythologisation" de la poésie, à lencontre des tentatives de remythologisation, pensons à lopération queffectue Heidegger sur la poésie contient pourtant, et tout autant, un effet daccompagnement de la victoire de ce que Baudelaire lui-même dénonce, et ne cesse, avec colère, de dénoncer. Il est évident, en effet, que Baudelaire présente bien une agonistique, quon peut résumer dans une antithèse entre le positivisme et la poésie, entre le Capital, la marchandisation, et lidée poétique. Bref, cette lecture cautionnerait, même à son corps défendant, la victoire du Capital. Et lart ne serait plus quun anti-poème du Capital, soit lexposition de sa nécessité et de sa vérité, de son absence dalternative.
Benjamin sappuie, pour son interprétation, sur limportance du thème du "choc". Il lit lexpression "coudoyé par la foule" de manière littérale.4 4 Dans une note, le traducteur Jean Lacoste y insiste; cf. op. cit.: 273 ("' coudoyé par les foules': Benjamin écrit en allemand: recevoir des coups, des chocs"). littéralité engage une lecture tout aussi littérale des poèmes, celle dune réalité moderne, matérielle, vécue, répétée et absolument conditionnelle pour les préoccupations de lesprit. Ce que la poésie devient, ce quelle est contrainte de devenir, cest un effet de cette réalité. Et la poésie, à supposer toutefois quelle puisse se maintenir et encore se soutenir, ne peut plus être celle dun lyrisme de la subjectivité en soi. La poésie devient nécessairement réactive. Certes, le lyrisme a toujours contenu substantiellement une part de réactivité épanchée, dans la plainte, le lamento, linvocation, etc., mais il sagissait dexprimer le réel de la subjectivité. À cet égard, cette poésie accompagnait la philosophie du sujet jusquà son hyper-problématisation dans le romantisme (une subjectivité toujours en-dehors et au-delà de soi, se racontant son parcours, ses errances, ses aventures dans lironie, le romantisieren), bref jusquà sa mise en crise. Hegel a bien souligné, dans ses charges contre la poésie romantique, la vérité et la vanité proprement poétique de cette entreprise. Il faudra alors toutes les ressources de la philosophie pour reconstruire un concept de sujet qui puisse ramasser les disjecta membra de la subjectivité moderne. Toutefois, on le sait, Hegel nétait pas insensible à la réalité moderne. Pour lui, elle était même le moment épochal de la scission, dun malheur de la conscience répété à tous les niveaux de la réalité moderne dans laquelle la subjectivité, quant à son désir et ses aspirations, ne se reconnaît plus. Toutefois, ce "besoin de philosophie", dont parle Hegel si souvent, comme de sa nécessité même, ou du souci de lunité, en somme de la raison qui contraint la philosophie, devait emporter avec lui, en en produisant par déplacement la vérité philosophique, la poésie, qui, pour sa part, finie, était maintenue au bord de son contenu. En vérité, pour le philosophe, le sujet naccède à lui-même que dans la reconnaissance de soi dans la réalité et non dans son rejet. Cest à cette seule condition quil satteint lui-même et quil atteint le réel.
La réaction baudelairienne fut dun ordre tout autre. Cest de lintérieur de la poésie que Baudelaire a cherché la chance dune reformulation de la subjectivité. En témoignent nos deux textes, lun poétique, lautre prosaïque. La même scène se présente deux fois, en ses deux moments de vérité. Baudelaire tient les deux scènes, et lerreur de lecture consisterait à privilégier lune en annulant lautre. Jusquà un certain point, qui frise lambiguïté majeure, mais qui nest que la conscience du moment décisif dans lequel le sort de la poésie et de la pensée se joue, Benjamin lui aussi tient les deux scènes. Si toutefois la page conclusive du Baudelaire, fors les fragments de Zentrapark, semble élire la voie proprement matérialiste dune poésie du choc, à la suite des démonstrations de LOeuvre dart à lère de sa reproductibilité mécanisée (1936), donc dun choc quil faudrait porter à la conscience et mesurer dans une perspective finalement politique, ce dont Baudelaire, selon Benjamin, fut lui-même incapable, on ne peut pourtant pas sempêcher de constater à la lecture des mêmes textes, de la section "Baudelaire" du Livre des Passages, en même temps un embarras, un regret, voire une mauvaise conscience, une sorte de désaccord de lesprit avec la lettre, un conflit de désirs de pensée, une hésitation sur le réel qui portent sur la question de "leffondrement de laura", et en fin de compte sur le statut viable de laura.
Quest-ce que "leffondrement de laura", sa destruction, qui serait du coup celle de lexpérience au profit dune autre "expérience" justement, celle du choc celui-ci passant du statut de simple "vécu" (Erlebnis) à celui de "lexpérience" (Erfahrung) sinon que laura, même effondrée, même détruite, travaille si lon peut dire, en une dialectique secrète, lexpérience du choc et le constitue précisément en expérience? Il est vraisemblable que dans ses remarques sur le texte du Baudelaire, les reproches dAdorno concernant les insuffisances dialectiques de Benjamin alors même quil paierait trop fortement un "tribut au marxisme, tribut qui nest daucun profit réel ni pour lui ni pour vous [Benjamin]", mette précisément le doigt sur cette difficulté.5 5 Cf. Correspondance Adorno-Benjamin. Trad. Philippe Ivernel. Paris: La Fabrique éditions, 2002, en particulier les lettres 110 et 117. En réalité, comme Adorno le souligne avec plus dinsistance encore, lopposition exposée par Benjamin entre aura et choc manque cruellement de "médiations". Ce serait, par conséquent, dans la direction dune expérience du choc, elle-même instruite de ce qui seffondre en lui, quil faudrait considérer la "loi" de la poésie de Baudelaire, et non, soit unilatéralement, soit dans un effet de lecture ou par le truchement dune ambiguïté délibérée, dans la seule mise en relief du choc.
Quest-ce quune "expérience", au fond? Et quest-ce qui fait et autorisera que le choc vécu puisse se transformer en expérience? Lexpérience est lhistoricisation du présent, le fait psychique devenu conscient que les pensées sont contemporaines, idéalement, de leurs inscriptions passées.6 6 On notera au passage qu'au même moment historique Husserl élabore lui aussi, pour la philosophie, une telle catégorie de l'expérience. Les textes de la Krisis, de L'Origine de la géométrie sont éloquents à cet égard. Il vaudrait incontestablement la peine de travailler le soubassement de ces problématisations de l'expérience, de leurs nécessités, de leurs conjonctions non seulement possibles, mais réelles. Les enjeux sont certainement très importants pour nous comme ils l'étaient dans les années trente. Lexpérience est même la présence de lidéalité et de lIdéal dans linstant présent. Si bien que le langage lui-même, et au premier chef, est en ce sens lexpérience, à condition quon le délie de son usage exclusivement instrumental ou technique. Il porte alors une histoire, une présence, un point dorigine qui surgit et éclaire à rebours le présent de linstant vécu. Cette historicité reconnue fait leffet dune présence éternelle. Et cest effectivement ce que Baudelaire entrevoit dans À une passante, cette historicité à allure déternité, qui souvre dans la mémoire comme dans lavenir, dans la mémoire comme avenir. Lexpérience est la réussite dun étoilement, alors même quil ny a plus détoiles. Que la poésie puisse encore tenir, quelle puisse encore produire un tel étoilement, est ce qui guide la poésie baudelairienne, comme sa loi plus profonde, comme la loi dune autre loi qui enjoint dencaisser les chocs et de ne pas illusoirement les dénier. Quant au réel que lexpérience met au jour, il ne se confond évidemment pas avec un quelconque vécu, avec une réalité, fût-elle contraignante en sa loi, ni avec un concept philosophique plaquant sa généralité abstraite: lexpérience est indissociable de lopération subjective. Certes, elle montre la voie, elle montre en sa singularité une perspective dont chacun peut sinstruire, comme le narrateur de la Recherche du temps perdu le fera des peintures dElstir en voyant mieux et plus loin grâce aux yeux dun autre, mais le mouvement qui déplace du choc à lexpérience requiert la force subjective de la décision, le désir insatisfait de la réalité telle quelle est. Lenjeu, on le devine, peut se résumer dans le terme générique de "liberté", de soustraction à la mécanique chronologique, historique et factuelle. La poésie est le seul progrès que Baudelaire reconnaisse, outre le progrès moral dont rien dans lhistoire ne témoigne. La poésie est progrès au titre danti-progrès. En effet, le progrès historique que le siècle brandit signifie la fin. Et Baudelaire, selon une expression que Benjamin affectionnera, prend lhistoire, par la poésie, "à rebrousse-poil".
Lexpérience fait que "les années profondes" non seulement se manifestent mais révèlent quelque chose de leur substance, elle fait que lorage, même dans la fulgurance évanescente de léclair, esquisse une figure. Lexpérience inverse la passivité du vécu en appropriation active de la subjectivité. En creux, il faut bien le noter, ces catégories opposées dexpérience et de vécu ne font que retravailler ce qui se trouve être le plus central dans Marx, à savoir linversion de la passivité en activité, la détermination par les conditions de lexistence en conditions actives, ouvertes et voulues. Nul doute, en effet, quelles résultent de la lecture que Benjamin aura faite de Marx et de Lukacs. Mais son originalité, sa pertinence et en vérité lapprofondissement de la question quil propose furent de faire opérer ces catégories dans la subjectivité aux prises avec ses propres difficultés, de vérifier la validité subjective du processus objectif. Surtout, le point de la plus extrême originalité fut de conférer à la figure du poète quon nattendait pas sur cette affaire la tâche douvrir au sens la perspective dun retournement de la situation. Si bien quen loccurrence loriginalité signifie en réalité léveil de la conscience subjective autrement que par le biais, proprement marxien, de létude des processus objectifs et historiques. Là où Marx en appelle à une conscience, cest-à-dire à une conversion de la représentation de lidéologique en processus réel, à une reformulation de lhumanité comme puissance active de production qui constitue le soubassement de son être, à une humanité se reprenant depuis son abaissement en impuissance, cest-à-dire en aliénation généralisée et en pauvreté, là enfin où Marx pointe une perspective dauto-émancipation messianique, Benjamin, par la médiation de Baudelaire, Benjamin cherchant à parler dans Baudelaire explore le même processus, mais en perspective subjective. Lorsque Marx analyse en anatomiste de la réalité historique, Benjamin ne peut que reprendre la vérité du diagnostic. Toutefois, cette étude par Marx de la peau et de lapparence réelle des choses doit se compléter par une exploration des profondeurs, dont Marx se méfiait. Cest ce qui constitue le "marxisme" si singulier de Benjamin.
Car il est tout de même étonnant de lire, comme le fait Benjamin, la conscience la plus extrême de la situation moderne sur et dans la figure dun poète. Baudelaire aurait embrassé la problématique du Moderne en échappant aux pièges de la naïveté et de lillusion. Le point décisif, le pont de conjonction avec Marx, réside dans la promesse dune nouvelle humanité, de ses conditions tout aussi nouvelles. Celles-ci se rassemblent dans la catégorie dexpérience. Etre capable dune expérience désigne le réveil de la subjectivité de son sommeil dimpuissance. Lexpérience éclaire le passé et, ce faisant, ouvre lavenir. En vérité, elle prophétise le passé comme lavenir, le passé et lavenir lun dans et par lautre. Elle rouvre le temps que lhistoire avait refermé. Elle dégage un espace par-delà ce que le temps historique avait achevé et fini.
Marx avait touché la vérité de la réalité en son contenu objectif; Benjamin touche le même contenu de cette vérité en sa valeur subjective. Sa méthode consiste à partir de létat dune subjectivité séveillant aux structures qui la conditionnent, non plus pour les subir mais pour les retourner en agents féconds et producteurs. Cest le sens quil faut attribuer au thème du "choc". Toutefois, sans appropriation non seulement individuelle et collective, comme dirait Marx, mais subjective, dirait Benjamin, donc en sortant des catégories de lobjectivité, il ne savère guère possible daller au fond de la question quest le Moderne. À cette fin, il ne suffit pas de décrire en anatomiste la réalité pour en débusquer le contenu réel, il convient en revanche de pousser lanalyse jusque dans les rêves de lépoque, ce qui fut explicitement le dessein de Benjamin.
Dans un premier temps, il était nécessaire den rompre le charme, que Benjamin nomme au demeurant les "fantasmagories". Ce que lépoque a daliénant, en effet, se concentre dans les attitudes et les représentations fétichisantes. Lhomme moderne "fantasmagorise", en dautres termes il se place sur la limite entre pensée et marchandise, entre une contemplation absorbée, exemplairement devant la nouveauté technique, architecturale ou industrielle comme jadis, peut-être, devant une uvre dart, et une fascination pour la valeur déchange de lobjet, pour son statut commercial, pour sa désirabilité en termes dacquisition. En effet, un tel homme rêve sa vie, une autre vie, mais celle-ci, en sa pensée, bascule du côté dun commandement de lobjet qui veut être désiré. La vie se concentre, en tous les sens de ce terme, sur lobjet. Dans la fantasmagorie, qui garde encore dans un premier temps quelque chose de lattitude artistique, la pensée contemplative se supprime dans la fascination pour la marchandise. De même, cette fascination véhicule une grande puissance doubli, à la fois des mécanismes de la fascination et des conditions productives, aux finalités commerciales, de lobjet. Le temps de la fascination est le présent, linstant du désir coupé de ses principes et de ses raisons profondes au détriment de toute mémoire et de tout contenu proprement subjectif. Lindividu se lie aux fantasmagories comme à des représentations sans fondement, tout comme les opinions chez Platon sont de simples images déchaînées de leur socle de statuaire inexistant.
Le type du flâneur, chez Baudelaire, fantasmagorise encore dans la mesure où cest lobjet qui labsorbe. Il y a certes, dans cette figure, une forme de spiritualisation et de rêverie, qui seffectue dans latmosphère de la foule, de la rue et des "passages". Il y a une sorte de rythmicité conférée à cet ensemble, une rythmicité de la prose, celle-là même que Baudelaire invoque dans la Lettre-préface à Arsène Houssaye au Spleen de Paris. Le flâneur spiritualise les choses et la foule, de même quil se spiritualise depuis une âme quil croit inhérente aux objets et à la foule. Mais il a déjà fini par se rendre à lobjet, à sabsorber en lui, si bien quil fantasmagorise. Mais la fantasmagorie dans la figure du flâneur nest que la vérité de cette époque nouvelle de la ville, de larchitecture et du triomphe de la nouveauté sous la forme paradigmatique de la marchandise. La fantasmagorie constitue lespace dans lequel se sont constituées les conditions nouvelles de lexistence de la pensée. Ce cadre nouveau annonce lavènement de la figure du "consommateur", aussi avisé et prudent quil finisse par devenir. Le monde deviendra un "grand magasin" "au bonheur des dames", mais pas seulement pour elles...
Si lobjet absorbe le flâneur, le guide, le mène et linstruit à sa manière, le poète, à qui il est arrivé dêtre le flâneur, et qui lest même nécessairement dans un premier temps, le poète donc va guider de sa pensée lobjet. Son geste, car il y a là effectivement un geste de retrait, voire un cri, deffroi et même dhorreur, consiste à déchirer la fantasmagorie comme on le fait dun voile. Le poète rompt un charme, cest son geste inaugural, alors quon imputait plutôt traditionnellement à sa figure la fonction den produire un. Le poète est un résistant et entre en résistance. Dun ravissement fantasmagorique, qui se présente comme une scène de capitulation et il semble que cette scène soit précisément mise en scène dans la Lettre que Baudelaire envoie à Wagner,7 7 À ce sujet, cf. André Hirt, L'Echolalie, texte consultable sur la toile: http://stalker.hautetfort.com. à ce grand magicien et séducteur, lorsque Baudelaire se rend dabord à Wagner, puis reprend, en un ultime sursaut, après un cri, ses propres droits de poète8 8 On comprend, à cet égard, qu'Adorno ait pu, en conjonction avec les travaux de Benjamin, écrire son Essai sur Wagner à partir de la notion de fantasmagorie. Chez Baudelaire, chez Nietzsche ensuite, enfi n chez Adorno, les scènes avec Wagner sont décrites et étudiées pour dénoncer les ravissements et les opérations d'aliénation spécifi ques au Moderne. L'art, chez Wagner, est en effet élevé à une ambiguïté, celle de la fantasmagorie, dans laquelle un pôle se situe proprement dans l'art, voire dans la révélation et la libération, l'autre plongeant dans les sortilèges de la captation, et par conséquent dans le naufrage subjectif, dont les effets et les conséquences furent, comme on sait, désastreuses. il faut passer à un geste dhéroïsme. On comprend que cette soustraction, cette fuite affirmative qui fait la consistance du thème baudelairien dhéroïsme terme quil faudrait lui aussi comparer avec ce que Wagner entend au juste par "héros" dissout le charme de la foule et la rêverie captée du flâneur. La foule devient une masse, comme Benjamin le fait remarquer: elle devient une sorte de subjectile sur le lequel le poète va imprimer sa propre trace et peindre. Cest ainsi que se présentent la rue et la foule au début de À une passante.
Lorsque Benjamin note que Baudelaire "a perdu lillusion dune foule ayant en elle-même son mouvement et son âme, et dont se toquait le flâneur", on doit remarquer le premier moment de la poétique baudelairienne, le moment matérialiste. Il sagit du moment au cours duquel Baudelaire se refuse à devenir et à être le poète du Capital. Moment du dégrisement, de la rupture du charme des fantasmagories, moment où la réalité objective, le temps chronologique et la marchandise sont défétichisées. Le fétiche est la pensée impropre, la pensée en vérité de lobjet. Car ce qui porte dabord la foule, cest livresse et lenchantement de lhistoire et du devenir par le progrès qui la pousse dans le dos en provoquant du même coup une désubjectivation des individus par lintroduction en eux de la farce des représentations fétichisées autant que fétichisantes, qui tient lieu de subjectivité et de pensée. Le matérialisme est en revanche le support conditionnel de la conscience, tout comme il est préalablement et conditionnellement le moment où la poésie risquait soit de purement et simplement se retirer dans sa nullité, soit de se rendre au poème en prose du Capital. Le matérialisme est plutôt la marque de la conversion dune origine de la poésie.
En effet, cest là le deuxième moment, celui du choc: moment dialectique, mais au sens mécaniste, en sa conjugaison dopposition et de retrait. "[...] il se retourna contre la foule; il le fait avec la rage impuissante de celui qui se bat contre la pluie ou le vent", écrit Benjamin. En cette rage et cette colère de lesprit, comme il y a ici le paradigme de la lutte contre la nature, le poète retrouve dans le réel même lhéroïsme de Don Quichotte, la conscience claire en plus, le risque réel de la mort en plus.
Et il y a enfin le moment poétique, celui du réel ou du retrait de limaginaire ou de la fantasmagorie. Ce moment poétique, ce moment qui instituera la poésie baudelairienne, ne va pas sans opérer une rigoureuse délimitation, et même une opposition entre limagination poétique et limaginaire fantasmagorique. Cette opposition donnera naissance au "peintre de la vie moderne", à la peinture en objection à toute forme de photographie qui prétendra capter soit la nature, soit la pseudo-nature, soit encore les secondes natures. En réalité, limaginaire fantasmagorique ne parvient pas à se détacher du charme de limmédiateté, dont la vérité est non seulement dans la dialectique, mais toujours dans le néant sous les apparences de la présence. Cest pourquoi limagination poétique sera stimulée par la pensée contre lâme illusoire accordée à la matière. On aura donc, dans loccurrence dune réussite poétique, une élévation dialectique, au sens cette fois-ci non plus mécaniste, du vécu immédiat et du choc en expérience. Mais il y a précisément dialectique, au sens fort, parce que cette élévation a lieu par un moment doublement négatif, très nettement marqué par le déclin ou leffondrement de laura. Celui-ci ne reverse pas le processus du côté de limmédiateté matérielle du choc, car la poésie sera, chez Baudelaire, celle dun effondrement de laura cest ce que Benjamin, on sen souvient, nomme "la loi de sa poésie" mais dans lidée, toute hésitante chez Benjamin, que cette aura au moins reste dans le souvenir, plus précisément ressurgit dans la remémoration, comme perdue. Cette dialectique se complique encore en ceci que lexpérience qui en fait le contenu comme le résultat est déchirée et déchirante. Elle lest à un double titre: dune part, elle sait désormais que la poésie en son réel est conditionnée par une réalité historique, dautre part que la poésie est, en tant quart, en tant que voile dapparences produites, un mentir vrai, en dautres termes un voile qui ne cache plus, ne cherche plus à oublier, mais montre et souligne. À ce compte, la poésie devient inconcevable sans la prise en compte, en son plus fort intérieur, du danger qui la menace et qui, en soi, représente sa pure et simple destruction. Car la question qui gît au fond de "leffondrement de laura" est bien celle de la destruction de poésie, par le biais de la destruction de lexpérience. (Cette idée de la destruction engage, on sen doute, bien plus que lart. Il sagit, et cest lisible tout au long de luvre de Baudelaire, comme au demeurant de celle de Nietzsche, de la destruction de lhumain en ses possibilités supérieures). La poésie se doit donc au titre dimpératif premier de sa "loi" de renoncer à la Poésie, au Grand Art du passé, à ce qui, au présent, ne saurait être quun pur mensonge. Parvenu à cet angle de vue, le poète doit savoir quil est "un astre sans atmosphère".
La perte de latmosphère, sa dissipation par conséquent qui abandonne lastre à lui-même: tout le processus décrit plus haut peut se résumer en ce constat. Mais cette solitude se trouve dans lalternative suivante, sachant que la production même de lalternative constitue déjà une marque dhéroïsme: soit elle se retire dans le silence et la disparition, et signe la mort de la poésie, soit, et tel serait le sursaut, elle cherche à sortir de son solipsisme de rumination et de rêverie, pour respirer, pour retrouver les moyens dune respiration. La perte dune atmosphère signifie en effet la fin dun monde, ou un monde devenu irrespirable. Le Monde va finir décrit ce monde devenu irrespirable, dans lequel les vivants ne sont tels que sous perfusion de fantasmagories et de perspectives mécaniques et matérielles aliénantes. Mais ce monde est ce quil est devenu; il ne peut être changé parce que son changement nest pas dans les moyens dun poète!
Il fallait donc non pas changer le monde après son interprétation, mais reconstituer une solitude, prendre en compte radicalement la situation d"astre sans atmosphère". Le poète, "coudoyé par la foule", cest-à-dire qui ne respire plus, qui ne trouve dair que dans les spasmes de sa colère, va devoir selon un autre versant, positif, de la loi poétique trouver de lair en intériorité, dans les seules ressources de la subjectivité. Il allait falloir que la poésie reproduise un monde depuis elle-même, à savoir un espace, un temps, et toutes les relations qui font quun monde nest quà la condition de pouvoir se tenir. En somme, un astre doit produire une atmosphère que le monde ne possède plus. Mais que vaut au juste cette loi positive, cet élan dun ultime sursaut? Nous savons bien que lhistoire signifie la défaite objective de cette loi et de cet élan. Nous savons bien que le poète est vaincu, quil a perdu son auréole dans un caniveau telle est la figuration de "lastre sans atmosphère", telle est la figuration de "leffondrement de laura", tel est le sens de la déspiritualisation et quil se tord étouffé et saisi de mille douleurs.
Mais malgré labsence datmosphère, il reste cet astre quasi-mort quest le poète. Le problème de Baudelaire, on le rencontre souvent dans la même formulation, est "comment sortir de soi-même?". Cest-à-dire comment remédier à une perte, comment, dans la situation de solitude, rétablir une communication? Comment sortir de la froideur glacée de la solitude sans atmosphère? Or, cest une vérité que dans À une passante est mise en scène labsence de communication, ou la possibilité de la communication dans labsence de communication. Quest-ce qui a lieu lorsque plus rien na lieu? Quel type dévénement? Et avec quel contenu?
* * *
Leffondrement de laura signifie en vérité la perte de la communicabilité. Le poème À une passante le signale à propos de la difficulté de saisir le regard. On peut lire la définition de laura "une singulière trame de temps et despace: apparition unique dun lointain, si proche soit-il" en appuyant sur lidée de lointain et sur la difficulté quil y a à saisir son contenu de présence. Car, dans labsolu, un lointain peut être appréhendé par les sens et par lidée. Ainsi, pour le fidèle, mais davantage pour une époque qui en a fait son fondement métaphysique et le cadre de toute sa pensée, Dieu est sans doute un lointain, mais son éloignement de nature ne lempêche pas dêtre ressenti dans la plénitude de ses qualités, de même que léloignement spécifique de sa transcendance nentame pas son aptitude à tenir une présence dans la proximité. Sous cet aspect, "leffondrement de laura" est, au titre deffet, lanalogue du doute, du désespoir, voire de langoisse, en vérité des tonalités philosophiques fondamentales de la pensée moderne et contemporaine dont parle Heidegger. Cest en effet le lien consistant de ce qui fait une métaphysique qui se trouve problématisé, plus exactement mis en abyme, une métaphysique étant ce qui fournit un fondement pour létant, lêtre de létant. L"effondrement de laura" est la dissipation dun tel fondement.
Mais leffondrement de laura ne signifie pas pour autant ni stricto sensu sa négation. Elle signifie en revanche son infigurabilité, linquiétude portant sur sa forme et son contenu. Et cest une vérité que le trait devenu infigurable dune chose induit un doute sur son contenu et sur sa simple réalité. En revanche, ce nest pas parce quune telle chose est devenue inconcevable quelle nest pas. Cest alors une autre vérité philosophiquement attestable dans la grande pensée du XXième siècle, aussi bien chez Freud que chez Heidegger que le réel en son fond, en son fond comme absence de fond, est infigurable: linconscient, lêtre. Les deux inconcevables sont en effet des "présences" auratiques. Laura ne mérite véritablement son nom et nentre dans son idée que depuis sa problématicité. En dautres termes, au-delà de la perte de lien avec ce qui fondait un monde ancien (lordre harmonieux et beau des Grecs, le Dieu chrétien), il reste un monde suspendu sur une présence par éclipses, un monde qui ne se réduit pas à sa présence factuelle, positive et matérielle, ce que lhistoire, précisément, croit et que Baudelaire, dans Le monde va finir, dénonce. Baudelaire, dans la pensée quon peut lui attribuer dun "effondrement de laura", formule en réalité lidée dun "ouvert" du monde, soit dun monde qui nest certes pas posé sur un principe déterminé, mais qui se rouvre depuis son écartement temporel et spatial, un ouvert en somme qui ne délivre pas son fondement, ou encore une manifestation qui ne se révèle pas (une révélation que la manifestation suspend et tient sur la limite dune hésitation ou dun bégaiement). Cest un monde qui se promet, qui se prophétise, qui prend date de cette promesse au moment même où un poète prend date de sa colère à légard dun monde historique, selon toutes apparences encore bien trop assuré de lui-même jusque dans son incertitude. Désormais, "quelque chose" dun monde il faut malheureusement sexprimer ainsi malgré la pauvreté de la formule nadvient que par éclipses. Limage astrale insiste, par conséquent, jusque dans lidée de laura; car quest-ce que laura sinon une éclipse, soit un événement rare de rencontre, de conjonction de regards éloignés, de lumières aux foyers divergents qui se conjuguent et se recouvrent en produisant paradoxalement une nuit?
Dans son effondrement, laura luit et expose un type très singulier de présence. Laura nest plus la communication, mais son idée, ou sa promesse. Le paradoxe, qui fait néanmoins sa consistance, est que laura énonce les conditions dun monde, cest-à-dire de liens, déchange de regards, dévénementialités en tous genres, dans la forme de leur prophétie. Et ce monde de langage, ce monde poétique accède au statut de réel, en prenant lallure dune condition à défaut dêtre un principe du monde. Le monde de lhistoire, en revanche, se trouve dissipé dans sa réalité même et renvoyé soit au pur fait, soit, au mieux, à la génération des fantasmagories; en tout état de cause, il est registré à la fin, à sa fin. Que signifie laura, en revanche, sinon une puissance événementielle, cest-à-dire de commencement? Ou encore de liaisons et détoilements devenus possibles depuis leur annonce?
Toutefois, cest bien la mort qui traverse cette éclipse. Cest bien elle qui se tient, tapie et négativement fulgurante, dans "leffondrement de laura". Cette mort joue avec elle-même, puisquelle semble se nier dans le "retour" de laura une sorte déveil de la mort et depuis la mort , et puisque, en même temps, laura en son éclipse annonce la mort dans le caractère éphémère de son apparition. Davantage: il y a aussi, comme le souligne Benjamin, toujours dans ces pages conclusives de Sur quelques thèmes baudelairiens (1939), une unicité irréductible de lapparition auratique, ce qui souligne plus intensément encore une finitude; il y a enfin ceci, que cette apparition a pour fin son effondrement, le déchirement de son propre voile, derrière lequel ne se trouve que le rien de sa manifestation. En témoigne le paragraphe synthétique sur la question, celui de Zentralpark 19:
Majesté de lintention allégorique: destruction de lorganique et du vivant dissipation de lillusion. Se reporter au passage extrêmement significatif où Baudelaire parle de la fascination quexerce sur lui le décor peint des théâtres. Le renoncement à lenchantement du lointain est un moment décisif dans la poésie lyrique de Baudelaire. Il a trouvé sa formulation la plus souveraine dans la première strophe du "Voyage". [Le paragraphe 29 précise: "Le peu de goût que Baudelaire avait pour les voyages rend dautant plus remarquable la domination des images exotiques dans sa poésie lyrique. Sa mélancolie voit dans cette domination ses droits reconnus. Cela du reste est une indication de la force avec laquelle lélément de laura voit ses droits reconnus dans sa sensibilité. Le voyage est un renoncement au voyage."] (...) Labsence dillusions et le déclin de laura sont des phénomènes identiques. Baudelaire met lartifice de lallégorie à leur service.
Labsence dillusions donc. Déchirement des voiles, pensée mise à nu: exposition au premier plan cest le geste allégorique dune Idée de ce dont il ny a plus didée possible, sinon au risque de lillusion. Une allégorie, en ce sens, met la pensée devant ses risques daphasie. Une "image" dun fond abyssal, dun fond dont la mesure ne peut plus être le langage puisquil est le réel, une "image" exposée à une pensée qui ne trouve plus ses mots. Lallégorie de toute allégorie signifie en ce sens la Mort. Une allégorie ne raconte plus dhistoires. Elle est même lopposé, la contradiction sans la moindre conciliation possible, de lhistoire. Les illusions sont celles dun ailleurs. Et si Baudelaire renonce au voyage, selon Benjamin, cest pour engager dans la poésie un savoir de lillusion, tout spécialement en valorisant lartifice.
Baudelaire, on le comprend, prend ici la posture la plus difficile, la plus exigeante, en ce point où se joue définitivement le nud de sa poétique et du sens quelle porte pour lexistence. Dun côté, la pensée achève son parcours sur le constat et la vérité de lillusion vaincue par lartifice la théâtralisation à outrance, le soulignement du mensonge, du décor, du "lustre", du maquillage , de lautre, la sensibilité, presque à lopposé, revendique ses droits en engageant encore le charme des lointains, latmosphère auratique. Si "Le voyage est le renoncement au voyage", comme le conclut Benjamin, cest que cette soustraction dun envol de la subjectivité est aussi bien le voyage, le seul voyage. Chez Baudelaire, la sensibilité règne, mais cest la pensée qui gouverne. Il arrive cependant que cela soit linverse, mais toujours il y a ce réglage de lune par lautre, dont la pensée reprend, tôt ou tard, les commandes.
La pensée, justement, se livre à lallégorèse. Ce quelle détruit, cest la "Poésie", "Le Voyage", en réalité lillusion dune déliaison de lactivité pensante et poétique des contraintes de lhistoire. Mais, à ce compte, le "rien de la manifestation", qui est celui et celle de laura, son illusion par conséquent, est tout aussi bien le rien de la manifestation de lhistoire tout court. Autrement dit, lidée de progrès historique que lépoque brandit haut et fort doit sévanouir dans la vérité de la nature, devant son visage à tête de mort, comme Benjamin le fait remarquer à propos de lallégorie baroque. Laura est désormais le rien de la manifestation, autrement dit une pure manifestation de quelque chose dont il ny a pas dimage présente ou même disponible. Il ne faut pas oublier que Baudelaire a énoncé le principe et la fin de ce qui guidait sa pensée: sa passion pour les images, sa passion pour la vérité et le réel, sa passion pour la pensée qui motive sa colère tout au long de Le Monde va finir.
* * *
Mais en vérité, il ny a jamais eu daura. Elle naura jamais été que de limaginaire. Et tout ce travail de Baudelaire, qui aboutit à "leffondrement de laura", tend à dégager une "imagination". La passion de Baudelaire pour les images a pour objet le réel. Car celui-ci, qui sénonce, qui veut sénoncer dans des images, Baudelaire le recherche par lui-même, mais aussi, entre autres, par identifications et appropriations, afin de corroborer sa pensée propre, autant dans la peinture que dans la musique (Delacroix, Wagner). Limage demande à être extraite, comme la vérité même, comme ce que Baudelaire nomme "la modernité". Ainsi, vers quoi nous porte une uvre, qui, en sa vérité, est une objectivation de la pensée, son articulation? Quelle est la nature du déplacement quelle opère? Vers quoi nous fait-elle regarder et à quoi nous rend-elle attentif?
Lélan platonicien de cette pensée nous porte vers ce lointain quest son objet. Aux lointains de limaginaire, frappés dillusion, Baudelaire objecte le lointain que la subjectivité forme pour elle-même. Cest la raison de fond pour laquelle lintention ultime de Baudelaire, en partage avec Nietzsche, cet autre astre dune constellation objective de lépoque, fut de travailler à une "autre" et "nouvelle" humanité. Au demeurant, notre texte Le monde va finir lénonce négativement, par la stigmatisation dune déshumanisation à luvre dans lhistoire. On a pu sinterroger, embarrassé, sur les attitudes politiques de Baudelaire (sa "réaction", son anti-progressisme...), mais il faudrait reprendre la pensée politique par le biais de ce détour poétique. La politique nest jamais demblée politique sauf par idéologie. Elle nest que le moment où une pensée de lhumanité, en chacun, doit sarticuler à un monde et dans un monde. Cest une pensée qui fait le monde et cest une pensée qui fait la politique. Celle-ci se mesure, par conséquent, à ce que la pensée promet et non à ce que lobjectivité historique propose et par quoi elle contraint. Lattitude de Baudelaire consista à éviter les abstractions opposées dun pur esprit objectif qui mènerait le monde et dune pure subjectivité se retirant de celui-ci. Car sil y a un point sur lequel Baudelaire est décisif, cest concernant celui dun réveil de la subjectivité, de ce quelle peut, de sa liberté, en la tirant de son sommeil et de la fin qui la menace. Baudelaire fut lironie du XXième siècle. Et il est certain, encore, que notre siècle a besoin dun tel réveil et dune telle ironie.
Non que Baudelaire se contente de rêver. Sa pensée, ses poèmes, il est vrai, émergent comme dun rêve. Mais sa poésie en vérifie pour ainsi dire lexactitude ou, au contraire, le contenu illusoire. Chez Baudelaire, la poésie est la critique de la poésie, comme la raison, chez Kant, se critiquait elle-même. En son genre, Baudelaire est un penseur des Lumières, non du mouvement que lon désigne par là, mais de la lumière, de léveil et de la conscience. La poésie est comme cet éclair qui raye la nuit, comme cette lumière aveuglante que la pensée cherche à suivre dans la nuit qui recouvre le monde. Croiser le regard de la Passante, croiser un regard tout court dans la foule, cette thématique que Baudelaire souligne et sur laquelle insiste Benjamin, est le croisement du désir et de son impossibilité. Il nempêche que limpossibilité est la marque du réel, vers lequel convergent néanmoins la sensibilité et la pensée. Dun seul et même geste, la pensée et le regard attentif vers autrui cherchent à se saisir: que la pensée se reprenne dans ses contenus et que le regard puisse enfin faire se lever les yeux de la Passante! Que le réel vienne et advienne! Telle serait finalement la nature dune uvre: une invocation du réel. Cest en son nom que le poète écrit, en un de ses derniers sursauts, Le monde va finir. Et il est tout aussi vrai que cette venue est une date, une date enfouie, la seule qui mérite dêtre célébrée, que luvre dart célèbre par anticipation, par prophétie, le réel se rencontrant dans une pensée et dans une rencontre: "Ne te verrai-je plus que dans léternité?"
Un éclair... puis la nuit! Fugitive beauté
Dont le regard ma fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans léternité?
Ailleurs, bien loin dici! trop tard! jamais peut-être!
Car jignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
O toi que jeusse aimée, ô toi qui le savais!
À une passante, cependant, parle encore autrement de la mort. Ce poème mais Baudelaire ne situe-t-il pas en lui et par lui le lieu de tout poème, en faisant de ces quelques vers le poème des poèmes? est par-delà la mort. Ce nest pas seulement quil vient après, en fonction dune mémoire, ce nest pas seulement que lévénement a lieu après ce qui a eu lieu; cest essentiellement parce que ce qui a disparu, et qui na même jamais eu lieu, a lieu maintenant, dans le poème; ce qui a disparu, toujours déjà, se date seulement à présent dans le poème. Celui-ci sera un discours de la mort, depuis la mort, mais aussi en son vertige, celui des modalités et temporalités que le texte fait exploser, discours au-delà de la mort; nul doute quil faudrait dire plus exactement, avec le poème et depuis sa date: "après la fin". Se vérifie ainsi, mais en toute rigueur, lidée selon laquelle la littérature, cest-à-dire la vérité, sénonce depuis la mort. Mais la littérature, du coup, est linverse absolu de la mort, ce quil y a de plus existant et de plus réel (il faut entendre que la littérature ne dit pas la mort elle nest aucunement son objet , mais quelle est possible, quelle est le possible de la finitude, autrement dit sa vérité).
* * *
Mais nous nen avons jamais été là, à cette hauteur de la littérature, à cette mesure du poème et de ce que le poème dit. Jamais. (Il nous est arrivé de le croire, mais ce fut toujours, à lexamen, une illusion, quelle ait été rétrospective, idéologique ou plus simplement engagée par les contraintes dune époque.) Cela, nous le savons désormais, ce désenchantement de la littérature, qui est aussi celui dun régime de la pensée (toute la tradition métaphysique). Et Baudelaire fut le premier à le savoir, avec dans un autre genre, mais guère si éloigné que cela, Hegel. Sauf que Baudelaire réengage tout lart, sous les apparences de la continuation le maintien dune forme poétique, une certaine rhétorique, un pathos tout droit réactivé de Racine et de Pascal et dans la réalité dune incorporation et de lépoque, du Moderne, et de son cur constitué par un rien, une disparition, une prise de congé de toute assise.
Si luvre dart fut (est) une promesse, une prophétie, un appel par-delà les temps, et cela dès les traces laissées par Lascaux, qui font déjà ce reste que lon appelle une uvre dart, si lart sest manifesté dans et comme une rupture avec le temps qui passe, dans sa naturalité irréversible, si lart enfin est cette haine du temps et de ce temps, une haine contre ce que le temps fait et défait, il na lieu toutefois que par amour, que comme léveil même de lamour, ce geste vers autrui (qui, autrui? à qui cette adresse, à quoi? à quelle incertitude qui fait les dieux?), geste de remords pour navoir pas su saisir le moment, lespace et le temps de ce qui pourtant était là, pour navoir pas été suffisamment attentif, pour avoir laissé passer le temps. Lart: tant damour perdu. Tant damour perdu qui fait lamour, sa conscience, son regret, son deuil et néanmoins son espérance, et même, parfois, comme dans Proust, ce grand lecteur, sans doute le plus fraternel à légard de Baudelaire, son salut.
Si bien que la raison de lart et du poème, leur origine, sil faut en chercher une, réside dans le sentiment de la perte, sentiment qui contient tout ce quil y a à gagner, tout ce quil reste à gagner. Gagner, cest-à-dire devenir. En vérité, luvre dart engage lhistoire, une histoire qui nest pas advenue, un lien qui sest esquissé et qui demande encore et toujours à être rempli. Luvre dart dit, et le poème le dit avec insistance: lhistoire na pas encore vraiment commencé. Le poème: louverture de lhistoire, comme limage, est juste une image et cette musique juste lannonce et lécho dautre chose au loin, venu don ne sait quel avenir. Le poème dans lart est cette scène inaugurale qui na rien inauguré parce quelle répète linauguration. Toutefois, cette histoire qui ne commence jamais en ne cessant de commencer recèle une autre "histoire" non pas celle de lart, en parallèle avec lhistoire objective des hommes, des sociétés et des civilisations une autre "histoire donc qui est celle de la pensée projetée par-dessus les temps, qui parcourt les temps et même les espaces (à quels espaces inconnus songeait lhomme de Lascaux? comment et pourquoi transgressait-il déjà le temps, vers autre chose que ce temps, son temps?). Comment, en vérité, le poème quest chaque uvre et il y a précisément uvre en ce sens, même déjà pour lhomme de Lascaux: ouvrir lespace et le temps dun réel en fracassant à sa propre stupeur le temps et lespace de la nature, en traçant sur et en eux un trait qui les déchire comme un voile ou une tenture qui abrite une autre scène, qui vient depuis ce qui est déjà advenu en effectuant car cest tout de même un contact, une entrevision, une perception ce qui est déjà, et que le temps de la nature na pas rattrapé? Cette temporalité et cette spatialité si singulières de la pensée énoncent ce quest la pensée: le contact passionné avec le réel qui nest pas là, le devancement de lhistoire, le pointage de celle-ci comme ce qui dans sa réalité nest aucunement une réalisation, lextraction aux fins dun souci de perception dun réel dans lequel nous séjournons depuis toujours déjà. Comment penser cette pensée dune réalisation immémoriale quaucune réalité historique na réalisée ni ne réalise? À moins de savoir avec Platon, et il sagit de bien plus que dune analogie, que lIdée antécède son approche et sa vision, quelle attend lévidence de la pensée qui lui est apparentée, que le réel précède tout devenir, que le devenir touche à sa vérité lorsquil sinverse en ce qui est déjà effectif. Reste quà tous égards il ny a ni pensée ni vérité dans la pure présence de ce qui est là, dans la factualité et lenchaînement des faits. Et même cet art qui se préoccupe de ce qui est là, qui se refuse par probité à toute forme dexplication et délucidation depuis un ailleurs, depuis un modèle imaginé, depuis une croyance métaphysique, doit attendre que vienne et surgisse en lui un réel, une présence de la présence, un présent jamais présent ou présenté. Cette présence du réel nest en effet rien de présent, elle est ce qui sannonce dans la fracture de la factualité et de lhistoire. Luvre est bien une présentation de cela: dun réel en soustraction de toute réalisation, quaucune réalisation nachève. Cest pourquoi, à linverse de lhistoire qui en son inachèvement referme tout ce qui est advenu, seule luvre, pourtant adossée à une intemporalité, ouvre du temps pour quen lui quelque chose ait lieu.
* * *
Luvre, le poème est donc une limite, celle de la finitude, qui se pense depuis son infinité, un temps qui se pense depuis un autre temps. Leur espace, celui de la limite, réside dans un contact entre le désir et son effectuation, contact qui aussitôt se disjoint, ouvrant par là même le possible et la conscience. La Passante de Baudelaire aurait dû être aimée, comme chaque femme dont on a croisé le regard. Et cette femme que je désire, que jaurai désirée et que donc je sais à présent que je la désire, je sais à présent quil me faut, quil me fallait, la concevoir comme un tableau, un poème, une sculpture et une musique. Derrière les quelques traits de la Passante, jentrevois une uvre dart. Et nest-ce pas très précisément cette idée et ce geste-là que Baudelaire a à lesprit lorsquil sefforce de penser "la modernité", cette beauté et cette uvre là où précisément rien napparaissait ni ne signalait une telle présence? Nest-ce pas cela que le poème devance, en sa nature dart: voir en filigrane, comme dans un très grand espace et à travers le temps, luvre dans "le premier venu"? Y voir une beauté, une paix, un ordre, toute une mesure, une ligne et une géométrie à même les mouvements dune démarche, le détournement dun regard et le pli dans une robe. Y voir une sorte de punctum, de point de fuite au bout duquel on devine cependant une apparition. Et un regard qui, enfin, rencontre presque le nôtre...
Et puis ce geste de Baudelaire est dune plus grande portée encore quon ne croit. Lorsque le poète signale quon na pas le droit de mépriser le présent, il en va certes de la conscience, du poème en son surgissement et ses raisons profondes, mais aussi de la fidélité et de la remémoration. Car linattention au présent, cette place nette faite au temps et à lhistoire, ce pur passage opéré pour que rien ne passe ni ne se passe, saccomplit dans une fermeture à lévénement. Celle-ci seffectue autant à légard du passé que de lavenir, comme une synthèse ou un repli sur une absence de contenu, sur rien. Il faut donc il fallait pour Baudelaire imaginer dans lidée dune présence tout autre chose quune marque temporelle. Il faut, selon une injonction qui ne tient à aucun volontarisme arbitraire mais à une sorte de loi qui régit la vérité et la nécessité dune uvre, que le temps du présent souvre aux puissances quil recèle et qui le traversent. Cest ainsi que le présent fait date, quil marque une date. Car une date est bien dun autre ordre quune inscription temporelle, quune "uvre", ce que le temps fait et qui nest jamais que la mort, que la forme rigide dun cadavre.
Lorsque depuis le début de cette méditation il a été question duvre et de "luvre", on aura compris quil ne sagissait nullement de "faire uvre", de réaliser, en lépuisant, le temps. Si par "uvre", il faut désormais entendre quelque chose, cest à une annonce, à une prophétie tout comme à une mémoire quil faut en appeler. Certes, À une passante existe en tant que poème lisible, là sur la page; mais loin dexister comme un objet de contemplation, et de fascination béate et muette celle que lon peut avoir pour les cadavres, pour les morts, pour les uvres du passé dans les musées , le poème fait signe vers ce quil indique depuis un passé, depuis lavenir de ce passé, par un retournement complet du temps et de son ordre.
(...)
Recebido em: 29/05/2007
Aprovado em: 30/06/2007
- *1 (BENJAMIN, Walter. Charles Baudelaire, Un poète lyrique à lapogée du capitalisme. Trad. Jean Lacoste. Paris: Payot, 1982: 207-208.)
- 2 À noter que lexpression "un astre sans atmosphère est reprise de Nietzsche". En voici le contexte: "Tout ce qui vit a besoin dune ambiance [eine Atmosphäre], dune enveloppe vaporeuse [einen geheimnisvollen Dunstkreis]. Si on le prive de cette enveloppe de nuées, si lon condamne une religion, un art, un génie à graviter comme un astre privé datmosphère [als Gestirn ohne Atmosphäre], on ne devra pas sétonner de les voir se dessécher, se durcir et devenir stérile. Il en est ainsi de toutes les grandes choses, "qui ne réussissent jamais sans quelque illusion", comme le dit Hans Sachs dans les Maîtres Chanteurs." (Considérations intempestives, II. Trad. G. Bianquis. Paris: Aubier, 1964: 311)
- 5 Cf. Correspondance Adorno-Benjamin. Trad. Philippe Ivernel. Paris: La Fabrique éditions, 2002, en particulier les lettres 110 et 117.
Publication Dates
-
Publication in this collection
14 Feb 2008 -
Date of issue
Dec 2007
History
-
Received
29 May 2007 -
Accepted
30 June 2007