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Culturalisme et Réappropriation Conceptuelle, l’Inévitable Paradoxe de l’ISTA

Culturalism and Conceptual Reappropriation, the Inevitable Paradox of ISTA

Résumé:

L’article examine le double mouvement propre à l’ISTA et aux institutions culturelles européennes qui, dans les années 1970, ont fait connaître les arts de la scène asiatiques aux acteurs euro-américains. Dans les pays d’origine, la transmission se faisait sur une durée longue par imitation des ainés. Les maîtres (dit guru) ne cherchaient pas toujours à expliciter verbalement leur connaissance tacite. Dans les démonstrations techniques pour le public occidental et les stages d’apprentissage de courte durée réservés aux élèves européens, les enseignants ont modifié le processus d’apprentissage: ils ont ajouté des consignes verbales dans une langue qui n’est pas la leur. En traduisant et en transmettant leur savoir-faire tacite, les performeurs transforment-ils leur pratique?

Mots-clefs:
Sanjukta Panigrahi; ISTA; Transmission; Technique Corporelle Traditionnelle Codifiée; Ethnolinguistique

Abstract:

The article looks at the dual movement of ISTA and European cultural institutions which, in the 1970s, have introduced Asian performing arts to Euro-American performers. In the countries of origin, transmission took place over a long period of time by imitating the elderly. The masters (called guru) did not always try to explicit verbally their tacit knowledge. In technical demonstrations for Western audiences and short-term apprenticeships for European students, teachers have changed the learning process: they have added verbal instructions in a language that is not theirs. By translating and transmitting their tacit know-how, do performers transform their practice?

Keywords:
Sanjukta Panigrahi; ISTA; Transmission; Traditional Codified Body Technique; Ethnolinguistic

Resumo:

O artigo estuda o movimento duplo, característico da ISTA e das instituições culturais europeias que, nos anos 1970, revelaram as artes cênicas asiáticas aos atores euro-americanos. Nos países de origem, a transmissão era feita a longo prazo através da imitação dos mais velhos. Os mestres (chamados gurus) nem sempre procuravam explicitar verbalmente seu conhecimento tácito. Nas demonstrações técnicas para o público ocidental e nas oficinas curtas para os alunos europeus, os professores modificaram o processo de aprendizagem, incluindo indicações verbais em uma língua estrangeira. Ao traduzir e transmitir seu savoir-faire tácito, os performers também transformam sua prática?

Palavras-chave:
Sanjukta Panigrahi; ISTA; Transmissão; Técnica Corporal Tradicional Codificada; Etnolinguística

Introduction

Les tropiques des arts vivants ne sont pas tristes. Ils sont traversés par un double mouvement contradictoire. D’un côté, les Occidentaux curieux, émerveillés par l’exotisme des scènes autres, ont cherché à importer des formes prétendument inaltérées. De l’autre, l’importation même de ces formes a modifié non seulement les contextes et modalités des représentations scéniques, mais aussi les modes d’apprentissage. Dans un premier temps, je souhaite montrer que l’élan de préservation, puis l’institutionnalisation des arts vivants traditionnels extra-européens, s’inscrit dans tout un contexte intellectuel et politique qui, à partir des années 1950, aussi bien en anthropologie que dans les arts vivants, valorise la notion d’authenticité, critère essentiel de la Convention de l’UNESCO de 1972 pour la “sauvegarde du patrimoine commun de l’humanité” (Aikawa-Faure, 2009AIKAWA-FAURE, Noriko. La convention de l’UNESCO pour la sauvegarde du patrimoine immatériel et sa mise en œuvre. Internationale de l’Imaginaire, série Le Patrimoine immatériel à la lumière de l’Extrême-Orient, Paris, Babel, Maison des Cultures du Monde, n. 24, p. 13-63, 2009.). Pour ce faire, je m’appuie sur des expériences françaises, mais surtout sur l’expérience d’Eugenio Barba, qui dans la seconde moitié du vingtième siècle, est parti à la recherche des arts traditionnels asiatiques, et, séduit, les a importés en Europe. Ses voyages et observations, la création d’une réflexion sur le jeu de l’acteur eurasien, sont représentatifs d’une curiosité générationnelle en quête d’un Autre art. Dans un deuxième temps, je m’intéresse à l’International School of Theatre Anthropology (ISTA), école d’acteurs interculturelle, intermittente et itinérante fondée en 1979 par Eugenio Barba, ainsi qu’à la façon dont la théorie qui lui est attachée, l’Anthropologie Théâtrale, redéfinit dans un vocabulaire syncrétique les formes performatives dites authentiques qu’elle se propose de décrire. L’ISTA accueille des maîtres indiens, japonais, chinois et balinais; elle est un lieu d’observation et de transmission de formes dites traditionnelles d’Asie en Europe. Elle constitue de ce fait un laboratoire privilégié pour observer et comprendre les processus de traduction d’une culture performative (ici, indienne, balinaise, japonaise) à une autre (celle de l’Anthropologie Théâtrale).

Recueillir les Cultures Inaltérées

Claude Lévi-Strauss a écrit que l’anthropologie était “une tentative de rachat des colonisateurs vis-à-vis des colonisés” (Lévi-Strauss 1965, p. 350 apud Borie, 1989BORIE, Monique. Antonin Artaud. Le Théâtre et le retour aux sources, une approche anthropologique. Paris: Gallimard, 1989. , p. 11). Cela explique que toute une génération d’anthropologues ait privilégié les temps et les contrées éloignées, attitude culturaliste qui a constitué une première approche vers l’Autre. James Clifford le fait remarquer dans son ouvrage Malaise dans la culture - L’Ethnographie, la littérature et l’art au 20 e siècle: Marcel Griaule préféra le passé des Dogons aux métissages de la modernité; Margaret Mead se détourna des Mélanésiens chrétiens; Malinowski aux îles Trobriand fut captivé par les cultures menacées (Clifford, 1996CLIFFORD, James. Malaise dans la culture - L’ethnographie, la littérature et l’art au 20e siècle. Paris: École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 1996. [1988]. , p. 231 et suivantes). Cette attitude consistait à associer spontanément un groupe culturel unitaire (une tribu, un peuple) et son territoire, habitude ethnologique critiquée à partir des années 1980 par les anthropologues de la déterritorialisation et de la globalisation pour qui les cultures, les identités et les personnes ont toujours été mobiles et non pas fixées dans un territoire (Gupta; Ferguson, 1997GUPTA, Akhil; FERGUSON, James. Discipline and practice: ‘the field’ as site, method and location in anthropology. In: GUPTA, Akhil; FERGUSON, James. Anthropological Locations. Berkeley: University of California Press, 1997. P. 1-46.).

Parallèlement, à partir des années 1950, période où Claude Lévi-Strauss écrit Race et Histoire (1952), plaidoyer contre le racisme rédigé à la demande de l’UNESCO, plusieurs hommes de théâtre manifestent un désir prononcé de se ressourcer dans les arts Autres. Ils sont, tout comme les anthropologues culturalistes, animés par un esprit de sauvegarde et cherchent à rencontrer sur place, puis à faire connaître en Europe, des formes d’art performatif indemnes d’une contamination par le modèle européen. Ces initiatives personnelles dans un premier temps éparses, donnent lieu à la création d’institutions interculturelles. Les noms qui suivent visent à évoquer l’ampleur de ce phénomène culturel. L’Institut International du Théâtre est fondé en 1948 à Prague, à l’initiative de l’UNESCO, dans l’esprit de “mettre un frein aux horreurs de la guerre” et “de favoriser la compréhension internationale” (Darcante, 1985DARCANTE, Jean. Théâtre, La Grande aventure. Paris: Sorbier, 1985. , p.196-197), comme l’écrit Jean Darcante, comédien, metteur en scène, et premier secrétaire général de l’Institut International du Théâtre. En 1954, à Paris, grâce à l’initiative conjuguée d’Armand-Maistre Julien, de Claude Planson, et de l’Institut International du Théâtre, le festival international d’Art dramatique est créé. Il donne naissance trois années plus tard au Théâtre des Nations dont une des missions était d’aller à la découverte des théâtres dits traditionnels. Milena Salvini fréquente l’Université du Théâtre des Nations fondée en 1961. Elle est captivée par les danses indiennes présentées au Musée Guimet, puis part en Inde où elle devient la première femme européenne à pratiquer le Kathakali. Elle crée en 1975 le centre Mandapa. De son côté, Chérif Khaznadar, lui aussi étudiant de l’Université du Théâtre des Nations où il assiste à un séminaire Orient-Occident organisé en juin 1964 par l’Institut International du Théâtre, dit avoir “contracté une sorte de virus qui [l]’amène à créer” (Khaznadar apud Aslan, 2009ASLAN, Odette. Paris, Capitale mondiale du théâtre, Théâtre des Nations. Paris: CNRS, 2009., p. 281) en 1974 avec Françoise Gründ, alors qu’il est directeur de la Maison de la Culture de Rennes, le Festival des arts traditionnels1 1 Voir les témoignages de M. Salvini et C. Khaznadar, recueillis par Odette Aslan (2009, p. 280-281). . Il fait venir des formes performatives qu’il a découvertes à travers le monde à l’occasion de congrès, de rencontres et de missions accomplies pour l’UNESCO. En 1983, avec l’appui du ministre de la Culture Jack Lang, il fonde la Maison des Cultures du Monde à Paris dont le Festival de l’Imaginaire créé en 1997, à présent accueilli dans des lieux aussi prestigieux que l’Opéra Bastille, le Théâtre de la Ville ou l’auditorium du Louvre, est la marque la plus évidente de succès.

L’ensemble de ces initiatives répond à la soif d’Ailleurs de toute une génération dont la démarche se situe dans le prolongement d’une politique d’après-guerre qui vise à instaurer un dialogue entre les cultures et à relativiser les valeurs d’un Occident technologique.

L’Exemple d’Eugenio Barba

Quand, en 1963, Eugenio Barba traverse la Turquie, l’Iran et le Pakistan pour se rendre en Inde, en quête du théâtre indien traditionnel, il cherche ce qui aurait résisté au temps, ce que l’anthropologue Johannes Fabian appelle “a timeless knowledge” (Fabian,1990FABIAN, Johannes. Power and Performance: ethnographic explorations through proverbial wisdom and theater in Shaba, Zaire. Madison: University Of Wisconsin Press, 1990., p. 7). Eugenio Barba semble alors ignorer l’entreprise de reconstruction du patrimoine national indien après l’indépendance. Ce n’est que plus tard que ses textes mentionneront le “parfum” du traditionnel de la danse Odissi (Barba, 1998BARBA, Eugenio. In Memory. Sanjukta Panigrahi: 1944-1997. TDR, Cambridge, Massachusetts, The MIT Press, v. 42, n. 2, T158, Summer 1998., p. 6) ou d’autres formes indiennes. Notons que les démarches de reconstruction d’un patrimoine national indien rencontrent le culturalisme orientaliste des hommes de théâtre occidentaux. Eugenio Barba se détourne systématiquement de toute forme hybride de théâtre mêlant tradition indienne et tradition textuelle britannique; il s’étonne de la prolifération des syncrétismes (Barba, 2000BARBA, Eugenio. Terre de Cendres et Diamants. Saussan: L’Entretemps, 2000. [1998]. , p. 80). Du temps de la colonisation, le théâtre anglais, enseigné dans les écoles, et donné en spectacle, faisait partie de tout un processus d’acculturation. “Le projet colonial n’était pas réductible à un simple dispositif militaro-économique”, comme l’écrit Achille Mbembe, il était soutenu par des “infrastructure[s] discursive” et imaginative, qui font du colonialisme “une violence […] aussi bien épistémique que physique” (Mbembe, 2006MBEMBE, Achille. ‘Qu’est-ce que la pensée postcoloniale?’. Esprit, n. 12, 2006. Disponível em: <Disponível em: http://www.eurozine.com/articles/2008-01-09-mbembe-fr.html >. Consultado em: 1° de fevereiro de 2019.
http://www.eurozine.com/articles/2008-01...
).

C’est au Kerala, dans la première institution publique pour la préservation et la promotion des arts traditionnels, le Kerala Kalamandalam, qu’Eugenio Barba découvre le Kathakali dont il est un des premiers observateurs européens à décrire les techniques d’entraînement. Cette Asie hiératique devient pour Eugenio Barba une source d’inspiration et un modèle de comportement privilégié. En 1976, il fonde, aussi grâce au soutien de Jean Darcante et du Théâtre des Nations, le Tiers Théâtre, mouvement communautaire et contestataire, qui fédère un vaste ensemble de groupes de théâtre indépendants. Dans le climat flower power de la Guerre du Vietnam, des anti-dictatures, des revendications postcoloniales, et des mouvements féministes, les sessions de Tiers Théâtre à Belgrade (1976), puis Bergame (1979), organisent des ateliers avec des performeurs de Kathakali, de Nô et de Topeng. Quelques années plus tard apparaît le versant théorique du Tiers Théâtre, une discipline eurasienne et transculturelle des arts scéniques, l’Anthropologie Théâtrale. Cette théorie pratique révèle la polarité structuraliste de son époque: identifier les différences, mais aussi souligner ou produire des similitudes entre les cultures scéniques.

À la Recherche de l’Authentique

La recherche de pratiques performatives authentiques, pittoresques, autochtones, inaltérées procède de la même configuration intellectuelle que Bronisław Kasper Malinowski, Margaret Mead, Marcel Griaule, ou Claude Lévi-Strauss. Les uns et les autres appréhendent les êtres et les communautés humaines tels qu’ils étaient autrefois comme si les hybridations, les migrations, les influences, et la colonisation n’avaient exercé que des transformations de surface. La vision idyllique qu’a Margaret Mead de la sexualité de la culture samoane, l’enchantement qu’éprouve Eugenio Barba pour le Kathakali et les formes asiatiques dites traditionnelles signalent une volonté partagée de recouvrer une culture et un patrimoine immatériel que les colonisateurs avaient, au cours des décennies qui précédèrent, fait disparaître des communautés. Eugenio Barba, Chérif Khaznadar, Jean Darcante, Milena Salvini, sont émerveillés par les arts scéniques dont l’apprentissage implique plusieurs années de travail en commun entre Maîtres et disciples - alors même que Claude Lévi-Strauss décrit les sociétés authentiques comme des sociétés fondées sur des rapports concrets entre individus. Or, ces formes spectaculaires célèbrent la présence physique, la danse et le chant, à rebours de la conception parfois perçue comme rationaliste et logocentrique du théâtre comme mise en scène d’un texte, dont la transmission ne nécessite pas la présence d’autrui. Les partitions codifiées d’Asie sont transmises dans et par la répétition d’exercices quotidiens. Les traités comme leNâtya-shâstra, qui précise absolument toutes les règles de la pratique, soutiennent et accompagnent cette transmission en actes du maître aux disciples. À l’inverse, le patrimoine théâtral euro-américain se transmet par le texte de théâtre que le metteur ou la metteuse en scène est libre d’interpréter, les didascalies étant les seules indications données par l’auteur ou l’autrice de la pièce sur les actions dramatiques, physiques ou vocales.

Cette tentative de rachat, parfois consciente, des colonisateurs vis-à-vis des colonisés est aussi une rédemption de l’esprit vis-à-vis du corps, ainsi que de la matérialité de l’écrit vis-à-vis de l’immatérialité de l’oral. Les notions d’authenticité / présence corporelle / transmission tacite et orale, versus inauthenticité / écrit / transmission à distance, viennent réparer les préjudices portés aux formes traditionnelles pendant la colonisation. Le degré de technicité et l’élaboration sophistiquée des arts scéniques d’Orient sont un pied de nez à ladite inauthenticité de la société occidentale et de ses arts scéniques. Reste à comprendre l’attrait pour l’extrême codification orientale. Les traités ancestraux tels que le Nâtya-shâstra ou La Tradition secrète du Nô restent garants d’une tradition savante, d’une conception de l’art moins spontanément associé aux formes performatives issues du continent africain apparemment exubérantes dont l’aspect codifié et technique n’a été révélé que plus tard, en 1958, l’année où Roger BastideBASTIDE, Roger. Le Candomblé de Bahia (rite nagô). Paris: La Haye; Mouton & Co., 1958. , Alfred MétrauxMÉTRAUX, Alfred. Le Vaudou Haïtien. Paris: Gallimard , 1958. et Michel LeirisLEIRIS, Michel. La Possession et ses Aspects Théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar. Paris: Plon, 1958. publient leurs travaux. Il n’est pas étonnant qu’au moment où la physicalité des performances orientales investit les scènes occidentales, le corps retrouvé devienne sujet d’histoire (Georges Canguilhem, Michel Foucault).

Transmission des formes traditionnelles d’Asie à l’International School of Theatre Anthropology (ISTA)

Les sessions de l’ISTA qui se tiennent environ tous les deux ans depuis 1980, mettent les corps à l’œuvre, aussi bien dans l’organisation de la vie quotidienne communautaire (dortoirs collégiaux, repas collectifs en silence, chants d’ensemble à l’aube) que dans les temps de travail avec les performeurs venus d’Asie et d’autres continents. Il existe deux types de transmission à l’ISTA grâce auxquelles les performeurs font connaître leur savoir-faire:

- des démonstrations techniques menées par Eugenio Barba devant le large auditoire de son école composée de théoriciens et praticiens du théâtre;

- des cours pratiques de deux heures environ, dispensés par les Maîtres asiatiques à des Européens ou Américains.

Le contexte d’enseignement de ces pratiques (sur des durées courtes, à des non-initiés, dans une culture autre) diffère des modalités éducatives traditionnelles. Les Maîtres orientaux ont tous reçu un apprentissage précoce qui consiste principalement à imiter les ainés et le Maître en silence sans qu’aucune explication technique ne soit donnée. Passer d’un contexte pédagogique traditionnel à un contexte euro-américain où se condense la transmission de connaissances corporelles acquises au cours d’années d’expérience suppose une entreprise de traduction du procédural au verbal, mais également une traduction de la langue source, dans laquelle s’accomplit et se pense habituellement l’apprentissage moteur, à la langue cible, dans laquelle le performeur explique sa technique ou l’enseigne.

La célèbre danseuse Sanjukta Panigrahi, qui participa avec son guru Kelucharan Mahapatra à la renaissance de la danse Odissi, était rompue à cet exercice de traduction: elle fut à partir des années 1970, l’ambassadrice de la danse Odissi en Asie, en Europe, aux États-Unis et en Australie. Repérée sur une bobine de super 8 de Chérif Khaznadar venu rendre visite à Eugenio Barba en 1976 pour lui montrer sa collection de patrimoine immatériel, elle fut aussi la collaboratrice privilégiée d’Eugenio Barba dès la première session de l’ISTA en 1980 jusqu’à son décès en 19972 2 Cette information m’a été livrée par Chérif Khaznadar lors d’un entretien informel en 2006. . Dans ses entretiens, elle fait part de la façon dont l’enseignement et la démarche analytique des sessions de l’ISTA ont bousculé les valeurs culturelles attachées à son art, dont celle du guru-shishya (relation Maître-disciple) qui implique une passation y compris spirituelle en acte de Maître à élève. Elle explique aussi que les questions techniques d’Eugenio Barba, auxquelles elle avait du mal à répondre dans un premier temps, sur la profondeur d’un plié ou l’implication de tel ou tel membre apparemment inactif dans une position particulière, lui ont permis d’enseigner une connaissance tacite qu’elle avait semble-t-il jusque-là peu explicitée. Les explications aussi bien du langage corporel que des séquences narratives de la danse Odissi auxquelles elle se livrait rappellent les initiations des danseurs indiens en tournée en Europe à partir des années 1920 (Decoret-Ahiha, 2006DECORET-AHIHA, Anne. L’exotique, l’ethnique, et l’authentique. Regards et discours sur les danses d’ailleurs. Civilisations. Revue internationale d’anthropologie et de sciences humaines, Musiques ‘populaires’, Bruxelles, v. LIII, n. 1/2, p. 149-166, 2006. ). Sanjukta Panigrahi s’est peu à peu habituée à déconstruire les formes de sa danse Odissi. Elle retrouve alors un exercice auquel la reconstruction de la danse Odissi comme patrimoine national l’avait habitué (Chatterjee, 2004CHATTERJEE, Ananya. ‘Contestations. Constructing a Historical Narrative for Odissi’. In: CARTER, Alexandra (Ed.). Rethinking Dance History, A reader. London; New York: Routledge, 2004. P. 143-156.). “Progressivement, dit-elle, j’ai grandi avec les techniques de l’ISTA, et j’ai commencé à sentir mes membres, mon corps…” (Panigrahi, 2002PANIGRAHI, Sanjukta. Odissi and the ISTA dance: an interview with Sanjukta Panigrahi. In: WATSON, Ian et al. Negotiating Cultures: Eugenio Barba and the intercultural debate. Manchester; New York: Manchester University Press, 2002. , p. 69).

Lors des démonstrations publiques de l’ISTA, Eugenio Barba fait observer les procédés à l’œuvre dans la qualité de présence scénique des performeurs asiatiques ou de ses acteurs. Il désigne les règles de comportements extra-quotidiens qui la sous-tendent parmi lesquelles l’équilibre précaire, les principes d’opposition, l’utilisation de la colonne vertébrale, la coexistence dans le corps de l’acteur de points de tension et de points de relâchement. Il transpose ainsi le vocabulaire de l’Anthropologie Théâtrale sur les pratiques des performeurs. En ce sens il “discipline sémantiquement” (Lenclud, 1995LENCLUD, Gérard. L’illusion essentialiste. Pourquoi il n’est pas possible de définir les concepts anthropologiques. L’Ethnographie, CXXXVIe année, tome XCI, 1, n. 117, p. 147-166, 1995. , p. 153) les pratiques “authentiques” qu’il est allé chercher en Asie. Parmi les principes-qui-reviennent établis par Eugenio Barba, communs aux performeurs asiatiques et européens, le sats. C’est une attitude de préparation à l’action, l’équivalent de l’otkaz chez Meyerhold ou du bond de l’animal avant d’attaquer ou de se défendre. On le retrouverait, selon Eugenio Barba, aussi bien dans le plié de la danse classique que dans les postures de base des acteurs orientaux et occidentaux. En guidant le regard des observateurs des démonstrations de l’ISTA sur la présence du sats dans telle ou telle forme scénique, Eugenio Barba induit fortement son repérage. Plus généralement, il incite l’auditoire et les performeurs à détecter les principes pré-expressifs. Par le biais de ce nominalisme actif, du fait même de suggérer l’allégeance des techniques des acteurs de Nô, de Kabuki, de Kathakali, de Topeng, de Barong, de théâtres expérimentaux européens et américains, aux principes de l’Anthropologie Théâtrale, Eugenio Barba est peut-être davantage un producteur de la culture pré-expressive qu’il n’en est un observateur (sur l’ethnographie non pas comme observation, mais comme production d’une culture, voir Bazin, 1996BAZIN, Jean. Interpréter ou décrire. Notes critiques sur la connaissance anthropologique. In: REVEL, Jacques; WACHTEL, Nathan (Coord.). Une École pour les Sciences Sociales de la VIe Section à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Paris: Cerf/EHESS, 1996. P. 331-347., p. 344). Notons que les termes de l’Anthropologie Théâtrale pour nommer et analyser les pratiques scéniques sont en grande partie empruntés aux “traditions” asiatiques: natyadharmi (terme indien indiquant le comportement d’une personne dans la danse), koshi(terme du Kabuki qui désigne l’énergie des hanches maintenues immobiles pendant le mouvement de la marche), ainsi que d’autres tels que “le balinais taksu, virasa, chikara, ba; le chinois kung-fu, shun toeng” (Barba, 1993BARBA, Eugenio. Le Canoë de Papier. Lectoure: Bouffonneries, 1993. [1992]., p. 34), autant d’idiolectes aux significations non immédiates pour lesquels Eugenio Barba établit une sorte d’équivalence stipulative.

Certains performeurs asiatiques, comme Katsuko Azuma, danseuse de Nihon Buyo, et I Made Pasek Tempo, danseur de Topeng et de Baris, ont insisté au contraire dans des entretiens menés après les premières expériences de l’ISTA sur les différences fondamentales notamment rythmiques entre leurs pratiques (Ruffini, 1982RUFFINI, Franco. Improvisation, Anthropologie Théâtrale. Bouffonneries, Institut Européen de l’Acteur, n. 4, p. 70-77, janv. 1982., p. 70-77). Patrice Pavis parle d’une “[...] autosuggestion de ces artistes qui peuvent être tentés de décrire leur travail (ce que par ailleurs ils ne font jamais chez eux) avec les catégories de l’anthropologie théâtrale qui leur sont proposées” (Pavis, 1995PAVIS, Patrice. Un Canoë à la dérive?. Théâtre/Public, Gennevilliers, n. 126, p. 18-25, nov./déc. 1995. , p. 19). Lors des rencontres de l’ISTA, les performeurs se plient aux exigences d’Eugenio Barba et cherchent à le satisfaire. J’ai pu observer à l’occasion d’une session de l’ISTA, qu’une danseuse de Topeng finit par conforter Barba dans sa position en prononçant le mot énergie. Elle expliqua ensuite qu’il en était autrement. Il peut arriver que les artistes, le temps des séances publiques des sessions de l’ISTA définissent en effet leur pratique dans les termes de l’Anthropologie Théâtrale. Cette accommodation ponctuelle constitue une définition provisoire et un outil transculturel utile aux acteurs et actrices euro-américains. Quant aux performeurs asiatiques, les techniques corporelles ont façonné leurs corps au cours d’années d’apprentissage et de pratique de manière plus durable que n’ont pu le faire les sessions occasionnelles de l’ISTA. La plupart d’entre eux expliquent que la transmission de leur savoir-faire au sein des sessions de démonstration et d’apprentissage à l’ISTA leur a permis de mettre en valeur leur héritage, d’objectiver leur connaissance incorporée, de préciser, du fait de devoir l’expliquer, leur technique corporelle - c’est-à-dire d’enrichir leur expérience sensorimotrice -, et enfin, d’enseigner dans tous types de contextes pédagogiques, y compris dans leur pays d’origine.

L’International School of Theatre Anthropology ou d’autres organismes qui importent et organisent un enseignement autour des formes performatives dites traditionnelles, altèrent, du fait même de la transmission, une dite authenticité de la pratique, critère qui fut au fondement de leur démarche d’importation. En créant l’International School of Theatre Anthropology, lieu d’apprentissage et de diffusion, Eugenio Barba a en partie accommodé certaines traditions inaltérées à sa théorie scénique, l’Anthropologie Théâtrale. Mais le patrimoine ne consiste-t-il pas à être transmis? Les phénomènes de contagion et d’hybridation qu’Eugenio Barba ou Chérif Khaznadar ont en partie ignorés, ne sont-ils pas au cœur des processus d’importation et de passation pour lesquels ils ont œuvré? Les praticiens des arts vivants, venus d’Inde et d’ailleurs, se sont eux aussi nourris de ces rencontres interculturelles, ont adapté leur pratique à de nouveaux contextes, collaboré et voyagé au gré des rencontres. Ils ont ainsi diffusé un patrimoine immatériel, à la fois stabilisé du fait de son institutionnalisation, et mouvant, parce que “traversé et travaillé du dedans” (Laplantine 1999LAPLANTINE, François. Je, nous et les Autres. Paris: Le Pommier-Fayard, 1999., p. 32) par ces expériences interculturelles de traduction et de transmission.

Références

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  • RUFFINI, Franco. Improvisation, Anthropologie Théâtrale. Bouffonneries, Institut Européen de l’Acteur, n. 4, p. 70-77, janv. 1982.
  • 1
    Voir les témoignages de M. Salvini et C. Khaznadar, recueillis par Odette Aslan (2009, p. 280-281).
  • 2
    Cette information m’a été livrée par Chérif Khaznadar lors d’un entretien informel en 2006.
  • Ce texte inédit, révisé par André Mubarack, est également publié en portugais dans ce numéro.

Publication Dates

  • Publication in this collection
    27 June 2019
  • Date of issue
    2019

History

  • Received
    14 Feb 2019
  • Accepted
    01 Apr 2019
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