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La matrice juridique et révolutionnaire de la pensée kantienne

Résumé

L’article vise à souligner la signification politique de l’avènement de la Critique kantienne. Pour ce faire, une double thèse est défendue : (I) il y a une matrice juridique sous-jacente au mouvement conceptuel de la philosophie critique, dont (II) la puissance émancipatrice et révolutionnaire se manifeste à la lumière du contexte historique de sa formulation. L’argument se déploie de la façon suivante : (i) une exploration des rapports entre la formule « révolution de la pensée » que l’on trouve dans la Critique de la raison pure et le contexte historique de la publication l’œuvre ; ensuite (ii) un examen de la métaphore juridique et la façon dont elle incarne l’idée d’une philosophie critique ; et pour conclure (iii) la suggestion d’une hypothèse interprétative d’après laquelle le « contrat originaire » est un opérateur conceptuel accomplissant un mouvement analogue à celui qui est exigé de la philosophie critique : le passage du niveau individuel au niveau intersubjectif.

Mots-clés
Critique; tribunal; contrat; juridique; méthode

Abstract

The aim of the article is to highlight the political significance of the advent of Kant’s Critique. In order to establish it, a double thesis is defended: (a) there is a juridical matrix underlying the conceptual movement of the critical philosophy, whose (b) emancipatory and revolutionary strength is revealed in the light of the context of its formulation. The argument will be deployed in the following way: (i) an exploration of the connections between the formula “a revolution in thought” articulated in the Critique and the historical context of its publication; followed by (ii) an exam of the juridical metaphor of the Tribunal and the way in which it embodies the idea of a critical philosophy and finally, as a conclusion, (iii) the suggestion of an interpretative hypothesis according to which the notion of contract is a conceptual operator accomplishing an analogous movement to the one required from the critical philosophy: the passage from the subjective level to the intersubjective one.

Keywords
Critique; tribunal; contract; juridical; method

Une des grandes intuitions des entreprises philosophiques récentes - notamment de la philosophie française des années 1960, connue sous le nom de French Theory, et du post-colonialisme - est d’avoir saisi et exploré le rapport constitutif entre questions épistémologiques et questions politiques1. La présente étude est inspirée de cette intuition et prend pour objet la dimension et la puissance politiques du projet philosophique kantien formulé dans la Critique de la raison pure ; le projet critique est certes un projet épistémologique, mais c’est précisément pour cela qu’il est aussi, et même surtout, un projet politique.

La richesse de la Critique semble inépuisable ; en effet, il s’agit d’un foyer qui a condensé si puissamment les questions de son temps qu’il a dicté une grande partie de l’agenda du débat philosophique des générations suivantes. Cela étant, on peut aborder cet univers à partir d’innombrables perspectives, parmi lesquelles la présente analyse en a choisi une qui, à notre sens, a reçu moins d’attention qu’elle ne mérite : sa dimension politique. En effet, le fait que Kant a consacré une quantité assez restreinte de son œuvre au thème du politique a souvent été souligné par ses lecteurs2; plusieurs raisons ont été avancées pour expliquer cet apparent manque d’intérêt à l’égard d’un sujet si important : l’attention du philosophe se serait dirigée vers le politique au moment où il n’avait plus les forces pour écrire un ouvrage de longue haleine et où ses capacités mentales étaient déjà en train de se détériorer3; la situation politique de la Prusse ne lui aurait pas permis d’écrire ouvertement sur ce sujet4; le politique ne constituait qu’un sujet marginal de ses réflexions philosophiques5. Même si ces explications semblent exagérées, force est d’admettre, comme le remarque une interprète, qu’« à la différence de beaucoup d’autres philosophes - Platon, Aristote, saint Augustin, saint Thomas, Spinoza, Hegel et d’autres -, Kant n’a jamais écrit une philosophie politique » (Arendt, H., 1991, p. 21).

La dimension politique et même révolutionnaire de son œuvre n’a pourtant pas échappé aux yeux de ses contemporains ; Fichte, qui a exploré les méandres du kantisme au point d’en faire une nouvelle philosophie, voyait Kant comme « celui qui brisa les dernières et les plus fortes chaînes de l’humanité, sans qu’elle le sût » , à quoi il ajoute : et « peut-être sans qu’il le sût lui-même » (Fichte, CRF, p. 127) ; Marx considérait sa philosophie comme « la théorie allemande de la révolution française » (Marx, K., MEW, p. 80) pour laquelle Kant lui-même a déclaré sentir « une sympathie d’aspiration qui frise l’enthousiasme » (Kant, OH, p. 211) ; et, chose remarquable, l’abbé de Sieyès avait l’intention d’introduire la philosophie kantienne en France car, selon lui, « l’étude de cette philosophie par les Français serait un complément de la révolution »6. Des remarques de ce type ont inspiré une approche féconde de la pensée kantienne : l’exploration de la signification politique de l’avènement de sa philosophie : celle du droit7, celle de l’histoire8 et plus généralement celle de sa philosophie critique9.

L’approche ici adoptée s’inscrit dans ce sillage : il s’agit de montrer que le projet philosophique kantien, lorsqu’il est examiné dans le contexte historique de son articulation, révèle toute sa puissance politique. Pour établir cette thèse, nous avançons l’hypothèse qu’une matrice juridique sous-tend la philosophie critique, dont la signification politique ne se dessine nettement qu’une fois analysée à la lumière du contexte européen de la fin du XVIIIe siècle ; cette matrice est structurée par la célèbre métaphore filée par Kant tout au long de la Critique de la raison pure : le tribunal de la raison. Selon une telle hypothèse, le mouvement conceptuel de la philosophie critique figure le passage (à trois niveaux : logique, moral et esthétique) d’un état subjectif à un état intersubjectif - passage qui serait articulé par une idée particulière de contrat, un contrat a priori10.

L’idée d’une matrice juridique de la pensée kantienne est en soi ambigüe et semble faire écho au projet, d’inspiration kantienne, de fonder un « nouvel humanisme » délivré de toute épaisseur métaphysique sous la forme d’un « humanisme juridique » (Ferry, L., et Renaut, A., 1988, p.16)11; une telle ambigüité émerge de l’opposition entre deux pratiques conceptuelles également recouvertes par l’idée d’une juridisation de la pensée : (a) la désarticulation d’une structure dominante au nom du droit ; et (b) la légitimation d’une structure, ou de certaines valeurs, au nom du droit12. La première constitue une pratique révolutionnaire ; la seconde, quand elle est conçue comme légitimation d’une structure a priori au nom d’un droit universel, comporte le risque d’imposer comme a priori ce qui ne saurait être qu’a posteriori13. Ce que nous entendons montrer ici, c’est que le projet kantien, remplacé dans le contexte historique de sa formulation, retrouve toute sa force politique en (a) et que le grand risque d’en faire une lecture détachée de son contexte est de lui assigner (b), ce qui aurait pour conséquence de rendre conservatrice et instrument de légitimation une pensée fondamentalement critique et émancipatrice14.

Par conséquent, la thèse ici défendue est double : (I) il y a une matrice juridique sous-jacente au mouvement conceptuel de la philosophie critique ; (II) la puissance émancipatrice et révolutionnaire de cette matrice se manifeste à la lumière du contexte historique de sa formulation. Dans ce but, nous procéderons ainsi : (i) nous explorerons les rapports entre la formule « révolution de la pensée » que l’on trouve dans la Critique de la raison pure et le contexte historique de la publication de son œuvre ; ensuite (ii) nous examinerons la métaphore juridique et la façon dont elle incarne l’idée d’une philosophie critique ; et enfin (iii) nous avancerons l’hypothèse de lecture selon laquelle le « contrat a priori » serait l’opérateur conceptuel accomplissant le mouvement le plus important de la philosophie critique : le passage du niveau individuel au niveau intersubjectif.

I - LE CONTEXTE REVOLUTIONNAIRE - PENSER LA REVOLUTION ET REVOLUTIONNER LA PENSEE

La mise en contexte de la philosophie kantienne constitue un geste interprétatif important garantissant de ne pas manquer l’esprit de son projet au profit d’une lettre dont le message hors contexte devient ambigu. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ceux qui ont souligné la signification politique de cette philosophie sont parmi ceux qui ont vécu dans la même atmosphère historico-culturelle - Fichte, l’Abbé de Sieyès, Heine et même Marx. Commençons donc par une mise en contexte du projet kantien.

A la fin du XVIIIe siècle, l’Europe vivait l’effervescence d’un moment de transition historique ; les tensions sociales et politiques avaient atteint une telle intensité qu’une explosion semblait imminente. En effet, la prise de conscience progressive de la bourgeoisie de ses propres intérêts menait vers un conflit d’intérêts inéluctable avec la noblesse, dont l’issue était loin d’être prévisible. Une telle collision avait déjà eu lieu en Angleterre, suite à la Grande Révolution (1641-1649) et à la Glorieuse Révolution (1688-1689), ayant renversé respectivement les rois Charles 1er et Jacques II. La bourgeoisie y était cependant arrivée au pouvoir grâce à un compromis négocié avec la noblesse, laquelle avait, elle aussi, tout intérêt à combattre l’absolutisme royal.

Un tel compromis ne semblait pas figurer dans le destin de la France, où l’incompatibilité des intérêts de la noblesse et de la bourgeoisie était nettement plus marquée ; l’État était fortement endetté et les charges d’imposition pesaient entièrement sur les classes roturières ; dans ce contexte, la bourgeoisie concevait la nécessité de la réalisation d’un nouvel ordre sur terre15. Ce conflit d’intérêts entre les deux couches les plus puissantes de la société française aboutit à la Révolution de 1789, une révolution qui n’est pas issue d’un compromis entre classes dominantes comme en Angleterre et qui conduisit à des décennies de conflits16.

Cet esprit révolutionnaire du temps s’est incarné en Allemagne de façon très spécifique ; en effet, à cette époque les peuples germaniques constituaient une société fragmentée en plusieurs principautés souveraines où les idéaux libéraux et démocratiques, qui ont guidé les révolutionnaires anglais et français, semblaient encore une réalité éloignée ; leur isolement était si grand que le plus grand philosophe allemand de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe, Leibniz, rédigea ses ouvrages en français en visant un lectorat bien déterminé. A cette fracture physique de la nation répondra le surgissement progressif d’un idéal de patrie spirituelle, porté par des œuvres littéraires, artistiques et philosophiques en langue allemande apparues en profusion à la fin du XVIIIe et au début du XIXe (Elias, N., 1969, p.11). Dans ce contexte, croîtront aussi des idéaux libéraux et démocratiques, malgré l’absence pure et simple de circonstances favorables à une émancipation sociale. C’est dans ce contexte politique et culturel que Kant livre son propre projet philosophique, dont la tâche consiste, selon ses mots, « dans cette tentative pour transformer la démarche qui fut jusqu’ici celle de la métaphysique, et dans le fait d’y entreprendre une complète révolution » (Kant, CRP, BXXII), cette révolution étant « une révolution dans la manière de penser » (Kant, CRP, BXI). Là où une émancipation sociale est impossible, les penseurs révolutionnaires sont ceux qui pensent la révolution, ou encore ceux qui mettent en œuvre une émancipation intellectuelle, une révolution de la pensée.

Mais en quoi cette révolution consiste-t-elle ? Elle consiste à explorer l’hypothèse selon laquelle ce sont les concepts qui sont les fondements de détermination des objets, et non l’inverse ; autrement dit, l’investigation métaphysique doit étudier, selon Kant, non pas la nature (des objets), mais bien plutôt le sujet en tant que source de détermination des objets qui l’entourent, car « nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nousmêmes » (Kant, CRP, BXVII) ; telle connaissance « qui s’occupe en general moins d’objets que de notre mode de connaissance des objets », Kant la nome transcendantale (Kant, CRP, A11 / B25). Ce changement de perspective fait du sujet non plus un écolier d’états de fait « qui se laisse dire tout ce que veut le maître » (Kant, CRP, BXXII), mais quelqu’un qui s’érige en juge de questions de droit ; ainsi, il ne s’agit plus de légitimer le statu quo à partir d’une « pseudo-sagesse avec des yeux de taupes fi xés sur l’expérience », mais « de se tenir debout et contempler le ciel » (Kant, TP, p.25) avec la confi ance d’um juge. C’est pourquoi la question centrale de la critique n’a pas pour objet ce qui est le cas, et donc pas des états de fait (l’empirique), mais ce qui a priori peut ou doit être le cas : elle est une question de droit (le transcendantal).

La révolution de la pensée consiste ainsi à mettre le sujet au centre des investigations lesquelles portent à présent sur des questions de droit, et non plus sur des questions de fait. Cette révolution est certes opérée dans le contexte plus large d’une révolution scientifi que, et les exemples qui l’illustrent sont issus de la mathématique (la démonstration du triangle isocèle par Thalès) et de la physique (les travaux de Galilée, Torricelli et Copernic) (Kant, CRP, BXI-XII) ; mais elle concerne « la méthode, non un système de la science elle-même » (Kant, CRP, BXXII), et sa puissance politique se révèle, comme nous essaierons de le montrer, précisément dans cette mise en évidence de la dépendance des sciences et des faits scientifi ques à l’égard d’une méthode, ou, pour le dire autrement, la connaissance est tributaire d’une légitimation préalable, de sorte qu’il faut la fonder sur un droit ; c’est pourquoi les prétentions de la métaphysique traditionnelle – la connaissance de Dieu, de la liberté et de l’immortalité de l’âme – seront éconduites comme des « prétentions sans fondement ». En d’autres mots, la révolution de la pensée passe par une désarticulation de l’épistème établie au nom d’une discussion préalable de droits.

Dans la continuité de cette formulation juridique du problème, Kant caractérise sa méthode révolutionnaire de la façon suivante :

« On peut considérer la critique de la raison pure comme le véritable tribunal pour tous les différends dans lesquels celle-ci est impliquée ; car elle n’est pas impliquée dans les différends qui portent sur des objets, mais elle est instaurée pour déterminer et juger les droits de la raison en général d’après les principes qui avaient présidé à son institution initiale. » (Kant, CRP, AXI).

La métaphore juridique pourrait être lue comme simple figure de style, mais elle est filée tout au long de la Critique de la Raison Pure17, dans laquelle Kant annonce que « le tribunal qui garantit les prétentions légitimes de la raison, tout en sachant en revanche éconduire ses présomptions sans fondements (…) n’est rien d’autre que la Critique de la raison pure elle-même ». La critique est ainsi, depuis la préface de la première édition, identifiée à un tribunal dont, ajoute Kant, les verdicts sont issus non pas de « décisions autoritaires », mais de « lois éternelles et immuables de la raison » (Kant, CRP, AXI)18. Selon notre hypothèse de lecture, cette image juridique n’est pas une simple métaphore, mais constitue l’image de la pensée kantienne elle-même. Si elle se confirmait, on comprendrait aisément pourquoi l’Abbé de Sieyès voyait dans la philosophie kantienne un complément nécessaire à la Révolution Française ; en effet, à la première révolution faite au nom du droit, correspondrait une révolution spirituelle, qui, par l’instauration d’un tribunal (le for intérieur de la raison), serait faite elle aussi au nom du droit.

II - UNE MATRICE JURIDIQUE DE LA PENSEE KANTIENNE

La première question qui s’impose lorsque nous prenons au sérieux l’idée que la philosophie critique est elle-même un tribunal est la suivante : qui est le juge du Tribunal de la raison ? Qui est en droit d’y proférer des verdicts, d’après quelles lois peut-il le faire ? Comme on l’aura déjà aperçu dans les passages cités ci-dessus, le juge du tribunal de la raison est la raison elle-même, laquelle juge d’après ses propres « lois éternelles et immuables » ; en effet, l’entreprise kantienne consiste en un auto-examen de la raison par elle-même, un examen du sujet, du Moi par lui-même, comme source des lois de la représentation. Autrement dit, la raison ne saura être Kant en tant que Moi empirique, mais n’importe quel Moi qui occupe la place de sujet de la réflexion - tel est le sens de son projet.

Mais dans quel sens le sujet, ou le Moi, peut-il être le juge du Tribunal de la raison ? De quel Moi parle-t-on ? Sous quelles conditions peut le Moi devenir juge au sein de ce tribunal ? Ce Moi doit-il faire preuve de certaines capacités afin de s’habiliter à y devenir juge ? La Doctrine de la Méthode, à la fin de la première Critique, nous donne une piste de réponse à ces questions :

« Sans cette critique, la raison est pour ainsi dire à l’état de nature et elle ne peut faire valoir ou assurer ses affirmations et prétentions autrement que par la guerre. La critique, en revanche, qui tire toutes ses décisions des règles fondamentales de sa propre instauration, et dont personne ne peut mettre en doute l’autorité, nous procure le calme d’un état légal où nous ne devons régler notre différend d’aucune autre manière qu’en recourant à une procédure. » (Kant, CRP, A751/B779).

La critique est l’instrument grâce auquel la raison peut effectuer le passage d’un état naturel à un état légal. Dans l’état de nature, lorsque les désaccords rationnels ne peuvent se régler que par l’emploi de la force brute, les arguments qui triomphent sont ceux imposés par les plus forts. Dans l’état légal, le différend est arbitré par une procédure dont les règles fondamentales sont issues de sa propre instauration ; ce qui compte n’est plus la force mais la conformité de l’argument aux règles fondamentales de l’instauration du tribunal.

Le juge du tribunal de la raison ne saurait participer de l’état de nature ; il doit s’agir d’un sujet disposé à voir ses prétentions limitées par les contraintes des règles d’instauration de la critique si l’état légal, dans lequel les différends sont décidés par une procédure, doit être atteint. Pour acquérir quelque crédibilité en tant que juge, il faut en outre s’efforcer de se détacher d’intérêts particuliers pour pouvoir juger d’après une loi valable pour tous.

Tout ceci implique que le juge du tribunal de la raison ne puisse tirer la force de ses arguments d’une situation empirique particulière ; en d’autres termes, la légitimité des jugements qui y sont prononcés ne peut être tributaire de l’identité empirique de celui qui les émet, mais seulement de leur accord avec la loi de la raison. C’est pourquoi ce qui confère à un juge sa légitimité ne peut pas être sa position sociale, politique ou psychologique particulière ; en effet, défendre la validité d’un argument simplement en fonction de l’autorité de celui qui le prononce (le prêtre, l’homme politique, le philosophe), c’est précisément imposer une idée par la force, attitude typique de l’état de nature de la raison, où les conflits ne peuvent être tranchés que par la force, c’est-à-dire par la guerre. Pour sortir de cet état de nature, dans lequel les conflits sont interminables, il faut « se soumettre à la contrainte légale qui limite notre liberté uniquement pour qu’elle puisse coexister avec la liberté de tout autre et par là-même avec le bien commun » (CRP, A752/B780).

Cette exigence de se déprendre d’intérêts empiriques particuliers au profit d’une loi commune nous renvoie au début de l’Anthropologie, où Kant identifie trois sortes d’égoïste : (a) l’égoïste logique, « celui qui considère qu’il n’est pas nécessaire de mettre son jugement à l’épreuve de l’entendement des autres » ; (b) l’égoïste moral, « celui qui rapporte toutes les fins à soi, qui ne voit d’utilité que dans ce qui lui est utile » ; et (c) l’égoïste esthétique, « celui qui se satisfait d’emblée de son propre goût » (Kant, Anthr., p.18). L’égoïste est ainsi celui dont les jugements sont toujours déterminés par sa logique, par sa morale et par son goût, c’est-à-dire par ses propres inclinations particulières. A cet état, poursuit Kant, « on peut opposer le pluralisme, c’est-à-dire la manière de penser qui consiste à se considérer et à se comporter, non comme si l’on déterminait en soi la totalité du monde, mais comme un simple citoyen du monde » (Kant, Anthr., p.18). Devenir un citoyen du monde signifie précisément se reconnaître comme membre d’un espace logique, moral et culturel commun.

Si l’on considère que l’état de nature est caractérisé par une prise en compte exclusive des intérêts individuels et l’état légal par une limitation de sa liberté par celle des autres, alors on peut associer l’état de nature à l’égoïsme et l’état légal au pluralisme, la dimension du citoyen du monde. On en arrive ainsi à la formulation de trois espèces d’état de nature : l’état de nature en logique, l’état de nature en morale et l’état de nature en esthétique auxquels correspondraient trois états civils ou légaux : la citoyenneté logique, la citoyenneté morale et la citoyenneté esthétique (ou culturelle). Le rôle de chacune des trois critiques serait alors de fonder le passage du niveau individuel au niveau de la citoyenneté (niveau communautaire) : dans le domaine logique (Critique de la raison pure), dans le domaine moral (Critique de la raison pratique) et dans le domaine esthétique (Critique de la faculté de juger)19. Dans chacune des trois critiques il s’agit ainsi de rendre possible la sortie de l’état de nature, caractérisé par l’égoïsme de la poursuite de ses propres intérêts sans aucune considération à l’égard des autres, par l’établissement des fondements d’un état civil où nous partageons tous un champ d’expérience commun en tant que citoyens du monde20; c’est pourquoi « la question des rapports de l’homme à la communauté est le problème essentiel de ce que Kant appelle métaphysique » (Goldmann, L., 1948, p.XVII)21.

Le cadre dans lequel les problèmes de la philosophie critique sont formulés est à présente posé - un cadre éminemment juridique. La question est : comment opère-t-on le passage ? Comment le Moi empirique de l’état de nature peut-il parvenir au point de vue de celui à l’état légal ? Comment passer du Moi à la perspective intersubjective du juge ? De l’égoïsme à l’intersubjectif ? De la condition de sujet empirique à la possibilité de la citoyenneté ? De l’espace individuel à l’espace commun ? Voilà le problème de la philosophie critique formulé à partir de sa matrice juridique22.

III - LE CONTRAT COMME OPERATEUR DE PASSAGE

Si nous avons raison d’identifier le problème central de la philosophie critique à celui de la possibilité du passage de l’état de nature à l’état civil, alors l’examen des textes où Kant thématise expressément la question de ce passage peut jeter une lumière neuve sur le mouvement de sa pensée dans sa période critique23. C’est dans la Métaphysique des Mœurs, ouvrage publié en 1797 et dont la première partie s’intitule Doctrine du Droit24, que cette question sera traitée directement et en détail. Cette mise en parallèle de la première critique avec la doctrine du droit se justifie par le fait que celle-là annonce une substitution de questions méthodologiques de droit à des questions de fait.

Dans la Doctrine du Droit, Kant caractérise tout d’abord l’état de nature comme état naturel (status naturalis) qui inclut l’état social et peut être nommé « état du droit privé », par opposition à « l’état civil (status civilis), qui se peut nommer état du droit public » (Kant, MM, prgh.41). En d’autres mots, la question du passage ne porte pas sur la manière dont les individus peuvent se rassembler en groupes, puisqu’ils le font naturellement - ce qui n’empêche toutefois pas que l’état de nature soit un état de conflits, entre des individus ou entre des groupes. Le passage pose problème précisément au moment de l’institution d’un état civil dans lequel les différends puissent être réglés par une loi d’acceptation publique ; en effet, dans l’état de nature, « quand le droit donne matière à des litiges (jus controversum), il ne se trouve aucun juge compétent pour conférer la force du droit à la sentence » ; c’est-à-dire, dans l’état de nature, il n’y a pas de juge compétent. Cela veut dire, en outre, que le problème du passage de l’état de nature à l’état civil correspond au problème de l’établissement d’un juge légitime.

En reprenant la métaphore du tribunal et le mouvement de la philosophie critique, il est clair que, si la Critique de la raison pure est un tribunal et si un juge doit pouvoir y émerger pour conférer force de droit aux arrêts, alors ce dernier ne saurait être dans l’état de nature. En effet, dans cet état :

« bien que chacun, d’après les idées qu’il se fait du droit, puisse avoir acquis quelque chose d’extérieur par occupation ou par contrat, cette acquisition n’est cependant que provisoire aussi longtemps qu’elle n’a pas encore obtenu en sa faveur la sanction d’une loi publique » (Kant, MM, prgh.44).

La sortie de l’état de nature implique ainsi la transition d’un état où chacun juge d’après les idées qu’il se fait du droit, à un état où l’on juge d’après une loi publique ; cela signifie que l’autorité du jugement (et donc du juge) doit être transférée de la force d’une autorité individuelle à la force de la loi publique, de la puissance individuelle à la puissance publique. Cette puissance publique est la communauté, ou ce que Kant appelle « la volonté concordante et unie de tous, en tant que chacun décide la même chose pour tous et tous la même chose pour chacun » (Kant, MM, prgh.46) ; pour le dire autrement, il n’y a pas de juge aussi longtemps qu’il n’y a de loi publique, laquelle à son tour n’existe que si les différents Je(s) parviennent à constituer une communauté, c’est-à-dire un Nous. Les membres d’un tel Nous s’appellent, Kant les appelle, citoyens, et le Nous lui-même est nommé societas civilis.

Il ne faut certainement négliger que la Doctrine du Droit aborde une question plutôt empirique, ce qui ne semble pas être le cas de la première critique, laquelle traite la question transcendantale des opérations des facultés de connaître rendant la connaissance possible ; autrement dit, tandis que la loi publique est un problème enchevêtré dans les contingences humaines, la question de la critique porte sur des lois transcendantales. En dépit de cette différence fondamentale, Kant poursuit son analogie dans Doctrine de la Méthode de la première critique en associant le travail de la raison critique à l’échange communicationnel entre des citoyens libres ; ainsi :

« La raison doit, dans toutes ses entreprises, se soumettre à la critique, et elle ne peut pas aucun interdit attenter à la liberté de cette dernière sans se nuire à elle-même et sans attirer sur elle un soupçon qui lui dommageable. (…) C’est sur cette liberté que repose même l’existence de la raison, laquelle n’a pas d’autorité dictatoriale, mais ne fait jamais reposer sa décision que sur l’accord de libres citoyens » (Kant, CRP, A738 / B766).

Ce genre de rapprochement opéré à plusieurs reprises au long de la Doctrine de la Méthode indique l’importance de l’intersubjectivité dans le processus d’arrachement du sujet empirique à ses propres particularités lui bloquant la voie d’accès au rôle de juge. Au niveau du droit, on a vu que ce qui rend l’existence d’un juge possible, c’est la constitution d’un espace communautaire où certaines règles valent pour tous ; c’est-à-dire où un Nous, se constitue à partir d’une multitude de Je(s). Dans le contexte de la Doctrine du Droit, cela ne saurait se faire qu’à partir d’une soumission commune aux mêmes lois opérée par une union civile (unio civilis), « cette union », précise Kant, « n’[étant] pas tant une société que ce qui bien plutôt la fait être » (Kant, MM, prgh.41). Par conséquent, l’union civile est ce qui fait surgir le Nous, à travers elle chaque participant se soumet aux mêmes lois, cet acte ou :

« …à proprement parler : l’Idée de cet acte, d’après laquelle seule la légalité peut être pensée - est contrat originaire d’après lequel tous au sein du peuple renoncent à leur liberté extérieure pour la recouvrer aussitôt en tant que membres d’une république, c’est-à-dire du peuple considéré comme État ; et on ne peut pas dire que l’homme dans l’État ait sacrifié une partie de sa liberté naturelle extérieure à une quelconque fin, mais il a entièrement abandonné la liberté sauvage et sans loi pour retrouver dans une dépendance légale, c’est-à-dire dans un état juridique, sa liberté en général, inentamée puisque cette liberté procède de sa propre volonté législatrice. » (Kant, MM, prgh.47).

Le passage du Je au Nous est ainsi opéré, en ce qui concerne le droit, par un contrat originaire grâce auquel l’homme peut abandonner la considération exclusive de sa liberté extérieure pour accéder à la liberté de sa propre volonté législatrice. Ce contrat, dans la mesure où il rend possible l’émergence d’une volonté unifiée de tous, est l’idée grâce à laquelle la légalité, la loi publique, peut être pensée. Sans contrat, pas de légalité pensable : il s’agit donc d’une condition de possibilité du droit.

Si, en prenant cette idée au sérieux, on revient à l’examen du projet critique, on peut formuler la question suivante : si la philosophie critique est ce qui rend possible le passage de l’état de nature à l’état légal ou civil (puisque sans la critique la raison demeurerait dans l’état de nature), et si le contrat est précisément ce qui rend possible le passage d’un état à l’autre, la Critique serait-elle alors l’établissement d’un analogue du contrat originaire au niveau de la raison ?

Il faut certes souligner que le terme « contrat » n’est pas utilisé par Kant dans sa première Critique ; mais étant donné que la problématique du contrat, celle du passage de l’état de nature à l’état civil, articule la question du passage d’une idée particulière que l’on se fait du droit à une loi que tous peuvent et doivent accepter, la question du contrat est celle du passage du fait au droit, de mon jugement particulier à un jugement légitimé par une loi qui doit être acceptée par tous. Pour le dire autrement, la problématique que le contrat articule est : comment puis-je savoir a priori (c’est-à-dire sans consulter l’opinion de tous les autres) que mon jugement (mon verdict), qui est une synthèse particulière que je fais à partir de mon expérience (à partir des idées que je me fais du droit), peut être admis par tous comme légitime ? Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? La question de la possibilité de jugements synthétiques a priori est la question de la possibilité du passage d’un fait particulier à un droit universel.

Cette synthèse a priori est ce qui constitue pour la première fois un espace d’expérience partageable, un espace à l’intérieur duquel les sujets peuvent se positionner les uns par rapport aux autres en vertu des mêmes lois ; en d’autres termes, la synthèse a priori institue le champ de l’intersubjectivité. Ainsi, dans la Critique, Kant remplace-t-il, comme le fait remarquer un commentateur, le problème de l’objectivité par celui de l’intersubjectivité25; cette substitution constitue précisément, d’après nous, le remplacement du problème du Moi dans sa relation avec les objets de connaissance par le problème du Nous ; en outre, étant donné que ce qui rend la notion d’objet possible est l’expérience partageable, c’est-à-dire l’intersubjectif ou le Nous, la nouvelle question de la philosophie est : qu’est-ce qui rend le Nous possible26?

Au moment précis de répondre au problème posé, c’est-à-dire où il devient question de l’établissement des lois de l’expérience partageable, Kant reprend la métaphore juridique et introduit la déduction des catégories avec le contraste entre question de fait (quid facti) et question de droit (quid juris) (CRP, A84/B117) : la déduction des catégories doit fonder en droit l’usage a priori de synthèses conceptuelles27- en d’autres termes, elle doit fonder la possibilité de jugements synthétiques a priori. Les catégories ont, en ce sens, la prétention d’être une loi intersubjective, c’est pourquoi elles doivent manifester leur aptitude à être principe de fondation d’un Nous légitime ; d’après cette lecture, déduire les catégories correspond à établir la proposition suivante : sans catégorie, pas de Nous possible. Il s’agit par conséquent de trouver une fondation a priori du Nous.

Les catégories sont établies à partir des lois « immuables et éternelles » de la raison ; ces lois sont identifiées par Kant grâce à la table des jugements, qui constitue le principe de déduction des catégories dans la mesure où toutes les fonctions de l’entendement humain sont réductibles aux formes de jugement énumérées dans la table (CRP, A69/B94). Les jugements constituent ainsi les lois formelles de la pensée et le but de la déduction est de montrer la relation nécessaire de telles lois aux synthèses qui composent le champ de l’expérience partageable ; il faut ainsi « donner une matière aux concepts purs de l’entendement » sans laquelle ils resteraient de simples lois formelles et vides. La table des jugements constitue ainsi le cadre formel dont le remplissage matériel rend possible l’émergence des catégories (du grec κατηγορέω - juger, accuser) et, grâce à elles, celle d’un juge capable de trancher les différends de façon objective. La question des catégories, ainsi formulée, revient précisément à la question de la possibilité d’un contrat.

A partir de cette relation constitutive entre jugements et catégories, Kant entend fonder le passage de l’état privé à un état d’expérience partageable sur l’établissement de deux thèses fondamentales : (i) l’activité de prendre conscience est identique à l’activité de juger ; (ii) l’activité de juger consiste à ramener les intuitions sensibles aux formes logiques du jugement et par conséquent aux catégories. Si la prise de conscience elle-même dépend des catégories, alors l’expérience est basée sur une grille commune, et elle est ainsi partageable ; raison pour laquelle Kant dira que c’est grâce aux catégories que l’on peut passer de « ich fühle etwas », succession contingente de représentations (rapportée au Je), à « das ist etwas » (CRP, B142), qui exprime la prétention à une valeur intersubjective (rapportée au Nous). Il s’agit ainsi de passer d’une succession de représentations que j’observe dans mon propre domaine d’expérience à la projection de mon expérience dans un domaine partagé où je pourrai non seulement dire que je ressens quelque chose en moi, mais que cette chose est objectivement, c’est-à-dire intersubjectivement, ce que j’affirme d’elle ; il s’agit ainsi de fonder le passage d’un lot d’expérience privée à la place publique de la connaissance où chaque sujet peut dire κατηγορέω (je juge).

Le rapprochement de la Critique de la Raison Pure au passage de l’état de nature à l’état civil met ainsi en évidence la dimension intersubjective de la nouvelle formulation des problèmes de la philosophie d’après laquelle la question de la possibilité de la connaissance correspond au problème du passage du Je au Nous, c’est-à-dire de l’institution d’un domaine commun où les lois valent pour tous. A cette problématique, articulée dans un vocabulaire politique, répond une doctrine des catégories dont la matrice juridique (d’après notre hypothèse interprétative) renvoie au problème de la constitution d’un espace intersubjectif de formulation de jugements - un tribunal28.

IV - CONCLUSION ET OUVERTURE DU PROJET CRITIQUE

Si l’hypothèse de lecture explorée ici est correcte, la problématique articulée par la Critique est celle du passage d’un état privé égoïste (état de nature) à un état régi par des lois intersubjectives (état légal), de sorte que l’opération de la philosophie critique doit être lue comme celle d’un contrat originaire. Ainsi, de la même façon que le contrat social fournit, grâce à la soumission simultanée de tous les citoyens à la loi, un cadre juridique stable à l’intérieur duquel l’objectivité juridique et avec elle un juge compétent peuvent finalement apparaître ; de même, la fondation en droit de l’expérience partageable, le contrat catégorial, fournit le cadre à l’intérieur duquel la projection d’un cadre objectif commun devient possible, et par là le surgissement d’un je juge légitime. La révolution épistémologique kantienne consiste ainsi à établir que la condition de possibilité fondamentale de toute connaissance est la constitution d’un tribunal légitime ; autrement dit, la révolution épistémologique kantienne est révolutionnaire précisément en ceci qu’elle montre que toute connaissance dépend d’une légitimation de droit.

L’analogie entre les deux sortes de contrat a pourtant une limite claire. Le contrat a la prétention de fonder la possibilité du Nous d’un État, tandis que les catégories se rapportent à la possibilité de l’intersubjectivité en général. Or, au plan politique, le contrat intersubjectif ne peut que se restreindre aux limites de l’État puisque « les lois, au fur et à mesure que le gouvernement prend de l’extension, perdent de plus en plus de leur vigueur », ce qui finit par conduire à « un despotisme sans âme » : raison pour laquelle il ne saurait y avoir de contrats au niveau international mais seulement des alliances (foedus), dont le rôle est simplement d’éviter qu’un Nous devienne impossible, c’est-à-dire d’éviter un état de guerre permanent (Kant, PP, p. 106). La différence ressort du fait que, d’un côté, bien que le contrat social soit un opérateur formel, il instaure des lois concrètes dont le contenu est contingent, et ce de manière constitutive, en ceci qu’il est limité par des circonstances culturelles, historiques et géographiques ; tandis que les catégories, d’un autre côté, prétendent manifester le contenu des « lois immuables et éternelles de la raison ». Or l’histoire nous donne diverses indications sur les risques politiques et humains de considérer les lois de la raison comme immuables et éternelles ; c’est pourquoi, il faut être prudent en distinguant, d’une part, la nouvelle formulation des problèmes philosophiques introduite par la philosophie critique - l’esprit révolutionnaire de son projet - et, d’autre part, la solution qu’elle en donne - la lettre finale de son achèvement. La force politique de l’œuvre kantienne ne se trouve pas dans les solutions qu’elle donne aux problèmes qu’elle se pose, mais plutôt dans l’articulation même de ces problèmes, laquelle est mise en œuvre par la formulation juridique des questions philosophiques, geste qui incarne, dans ses racines, l’esprit révolutionnaire de son temps. Cette distinction entre problématisation et solution est centrale dans une œuvre dont la prétention annoncée est d’être un traité sur la méthode, c’est-à-dire sur la façon de procéder en philosophie, c’est cette façon de procéder, plus que les résultats auxquels elle aboutit, qui est révolutionnaire.

On retrouve ici la distinction déjà mentionnée entre deux pratiques conceptuelles contenues dans une juridisation de la pensée : d’une part, (a) la désarticulation d’une structure dominante au nom du droit ; d’autre part, (b) la légitimation d’une certaine structure au nom du droit. Dans un moment historique où le droit devenait l’outil fondamental d’émancipation sociale et politique, la juridisation des questions en philosophie, un domaine où les arguments d’autorité jouent traditionnellement un rôle considérable, constitue un geste remarquable de démocratisation épistémologique et de désarticulation d’impositions autoritaires. En un mot, la matrice juridique articulée par Kant révèle toute sa puissance émancipatrice et révolutionnaire (« une révolution de la pensée ») lorsqu’elle est examinée dans le contexte politico-social européen de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècles ; à l’inverse, détacher le projet kantien de son enracinement historico-culturelle risque toujours d’en faire un dangereux instrument politique dont le piège est l’imposition a priori d’un certain Nous qui occulterait son Autre.

Réference

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  • VIVEIROS DE CASTRO, Eduardo. Métaphysiques Cannibales Paris PUF, 2009.
  • 1
    Pour la philosophie française des années 1960, on peut citer : les analyses foucaldiennes du rapport entre savoir et pouvoir ; l’exploration althussérienne des structures sociales et idéologiques qui conditionnent le surgissement de subjectivités ; la géophilosophie deleuzienne comme étude des rapports entre production de concepts et structures politiques régionales. Du côté du post-colonialisme : les analyses d’Enrique Dussel pour qui l’épistémologie moderne, fondée sur le cogito cartésien, serait une conséquence de la position politique centrale occupée par l’ego européen depuis la conquête de l’Amérique ; et plus récemment Viveiros de Castro, qui annonce l’identité des deux niveaux de réflexions : « il s’agit d’une question épistémologique, c’est-à-dire politique » (Viveiros de Castro, E., 2009, p. 7).
  • 2
    Hans Saner remarque que l’espace que les écrits politiques de Kant occupent dans son œuvre est « between 1.5 and 5 percent, depending upon the scope accorded to the word « political » », (Saner, H., 1973, p. 1).
  • 3
    „Die Rechtslehre ist eines der spätesten Werke Kants und ein so schwaches, daß, obgleich ich sie gänzlich mißbillige, ich eine Polemik gegen dieselbe für überflüssig halte, da sie, gleich als wäre sie nicht das Werk dieses großen Mannes, sondern das Erzeugniß eines gewöhnlichen Erdensohnes, an ihrer eigenen Schwäche natürlichen Todes sterben muß.“, (Schopenhauer, A., Die Welt als Wille und Vorstellung, p. 667-668).
  • 4
    Selon James Crombie, par exemple, « dans notre lecture des écrits politiques de Kant nous ne devons ni ne pouvons faire abstraction de l'œil du censeur qui, toujours présent à l'esprit de Kant, lisait, pour ainsi dire, par-dessus son épaule » (Crombie, J., 1982, p. 83).
  • 5
    Les commentateurs qui traitent de l’œuvre de Kant dans son ensemble ne donnent souvent qu’une attention restreinte au sujet du politique ; pour n’en nommer que quelques uns : Cassirer, E. 1918, Erdmann, J. E. 1931, Philonenko, A., 2007.
  • 6
    La source est une lettre que le diplomate de Prusse en service à Paris Karl Théremin a adressée à son frère Anton Ludwig Théremin : « Laße dem HE Kant wißen daß Sieyes als Mitglied des National Instituts, und der Legislatur und zumahl als ein Mann von seinem Gewichte hier, die Mittel habe seine Philosophie hier einzuführen, daß er die Nothwendigkeit davon einsehe in so fern er sie kennt, und das Studium davon bey den Franzosen als ein Complement der Revolution betrachte » (Kant, AA, XII, p. 59).
  • 7
    André Tosel explore de façon passionnante les rapports entre la Révolution Française et la philosophie kantienne du droit (Tosel, A., 1988).
  • 8
    Gérard Raulet voit chez Kant une conception de la citoyenneté comme articulation entre individu (empirique) et Homme (moral) qui pourrait éclairer les discussions politiques contemporaines sur l’Europe, (Raulet, G. 1996).
  • 9
    Hannah Arendt, pour qui la matrice de la pensée politique de Kant se trouve dans la troisième critique, notamment dans les trois maximes du goût, (Arendt H., 1991) ; Hans Saner, pour qui le schéma général de la pensée kantienne, critique et précritique, se trouve dans un mouvement qui part du conflit et conduit vers la paix (Saner, H., 1973); et Lucien Goldmann, pour qui le problème central des trois critiques est l’articulation entre individu et la communauté (Goldmann, L., 1948).
  • 10
    Otfried Höffe risque une audacieuse lecture politique de la Critique de la raison pure, ce en explorant la conformité de son mouvement réflexif aux principes du républicanisme établis par Kant dans le traité de Paix Perpétuelle; nous approuvons l’entreprise, bien qu’il exagère quelque peu lorsqu’il essaie de trouver dans la première Critique les principes de l’éthique communicationnel d’Appel et d’Habermas (Höffe, O., 2000).
  • 11
    Le passage reprend fondamentalement les thèses déjà défendues par les mêmes auteurs dans La pensée de 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain, où il est question d’un « humanisme non métaphysique » (Ferry, L., et Renaut, A., 1985, p.35).
  • 12
    Cette ambigüité de la juridisation de la pensée est, selon Enrique Dussel, l’ambigüité même de la notion de « Modernité », laquelle inclut d’un côté un concept émancipateur rationnel - la critique de tout autoritarisme au nom d’un sujet qui pense ; mais d’un autre côté un schéma d’occultation de l’Autre qui ne saurait être vu que comme instance du Même (le Même que l’Européen) - l’imposition de certaines valeurs sous le déguisement de l’a priori. Le corollaire de cette occultation de l’altérité de l’Autre est, d’après l’auteur, le fondement d’une croyance en une supériorité culturelle et aboutit à une justification de la violence colonisatrice (Dussel, E., 1994, p. 7-8).
  • 13
    Comme le note Foucault avec une perspicacité remarquable, « ce qu'on appelle l'humanisme a toujours été obligé de prendre son appui sur certaines conceptions de l'homme qui sont empruntées à la religion, à la science, à la politique. L'humanisme sert à colorer et à justifier les conceptions de l'homme auxquelles il est bien obligé d'avoir recours » (Foucault, M., DE, T. II, p. 1392).
  • 14
    L’enjeu d’une telle appropriation de Kant s’observe dans la polémique amorcée par les mêmes auteurs, Luc Ferry et Alain Renaut, avec « la pensée de 68 » ; le nœud de la polémique est ainsi mis en évidence par Pierre Macherey : « Le débat se situe aussi par-là entre deux pratiques de la philosophie, considérée du côté des « eighties » comme une démarche de légitimation, ou de relégitimisation, alors que les « sixties » (…) en auraient fait au contraire une entreprise de dé-légitimation. » (Macherey, P., 1991, p. 158). Ainsi, du côté de la pensée française des années 60, à laquelle nous ajoutons pour notre part le post-colonialisme, il s’agit de désarticuler, déconstruire une structure dominante (côté (a)) ; tandis que du côté de la réaction des années 80 dont l’étendard est l’humanisme juridique, il s’agit de légitimer une pratique (côté (b)).
  • 15
    D’où la force des écrits d’un Rousseau, par exemple, pour qui la légitimité de l’État provenait d’un contrat dont le garant était la volonté générale et non pas le souverain.
  • 16
    Goldmann trouve dans ce contraste entre les situations politiques anglaise et française, une des raisons du succès de la pensée empirique en Angleterre et de la pensée rationaliste en France (Goldmann, L., 1948, p. 9-14).
  • 17
    Pour une liste exhaustive de tous les passages où la métaphore du tribunal est reprise, voir Vaihinger, H., Kommentar zu Kritik der reinen Vernunft (1922, p. 132).
  • 18
    C’est ici que la puissance et l’ambigüité du projet kantien se manifestent : si, d’une part, on entreprend une désarticulation de l’épistème établie, on le fait, d’autre part, au nom de lois éternelles et immuables, c’est pourquoi le projet peut être lu aussi bien comme un acte d’émancipation des structures dominantes que comme la tentative de fondation d’un droit universel. Même si on appréhende le projet kantien à partir de cette deuxième clé de lecture, sa mise en contexte ne nous laisse pas manquer sa puissance émancipatrice : en effet, il y a une différence considérable entre (i) mettre en œuvre un projet de fondation de droits universels dans un contexte politique de révolte face aux privilèges juridiques d’une classe ; et (ii) formuler le même projet après la prise de conscience de la violence de la colonisation et des usages politiques de la catégorie de l’universel.
  • 19
    Nous sommes redevables de l’interprétation proposée par Goldmann, et notamment de sa présentation du passage de l’Anthropologie sur les trois espèces d’égoïsme comme clé de lecture des trois critiques (Goldmann, L., 1948, pp. XVss.). Toutefois Goldmann met l’accent sur la dimension tragique de la pensée kantienne, fondée sur l’idée d’un sujet dont l’aspiration nécessaire à la loi absolue de la raison ne pourra jamais être satisfaite, en raison de sa limitation empirique. Notre hypothèse de lecture consiste plutôt à associer l’égoïsme à l’état de nature et à traiter les trois critiques à partir de la perspective juridique du passage de l’état de nature à l’état légal.
  • 20
    La métaphore du citoyen est reprise dans la Critique de la raison pure, B767, 775, 780 et dans la Critique de la Faculté de Juger, 432.
  • 21
    Il faut bien entendu faire une distinction entre la fondation de la possibilité d’un espace commun (ce que l’on pourrait appeler l’intersubjectivité a priori) et l’ameublement commun de l’espace déjà fondé (ce qui constitue proprement la communauté) ; toutefois, dans la mesure où la fondation a priori de l’intersubjectivité est ce qui rend possible l’espace même où toute communauté peut se construire, Goldmann a bien raison de souligner que le rapport de l’homme à la communauté, dont la possibilité doit précisément être fonder, est le problème fondamental de la philosophie kantienne ou de ce qu’il appelle métaphysique - dans le sens d’un espace sémantique partageable.
  • 22
    Comme il est bien connu, la question fondamentale de la philosophie pour Kant concerne l’établissement de la possibilité de synthèse a priori; autrement dit, parvenir aux synthèses fondamentales de l’entendement sans lesquelles aucune connaissance d’objets ne serait possible. Or aussi bien l’individu empirique que l’espace communautaire auquel il appartient sont constitués par des synthèses a posteriori, c’est-à-dire empirique - ce qui semblerait contredire la formulation d’après laquelle le passage de l’individu au niveau communautaire serait la question fondamentale de la philosophie critique. Ce passage pourtant, bien qu’il reste au niveau empirique, joue un rôle essentiel dans l’arrachement de l’individu à ses propres particularités afin de ne porter attention qu’aux actes de ces facultés cognitives - on y reviendra par la suite.
  • 23
    En ce sens, nous sommes redevables du travail de Hans Saner, qui a montré que le projet philosophique de Kant, y compris dans la période précritique, consiste à jeter les bases d’un parcours de réflexion capable de conduire de la guerre à la paix, d’où le clairvoyant titre de son ouvrage, Kants Weg vom Krieg zum Frieden; (Saner, H., 1973).
  • 24
    La question du contrat est directement thématisée dans trois textes : Métaphysique des Mœurs (1797), Vers la Paix Perpétuelle (1795) et Sur l’expression courante : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien (1793). Nous prenons la Métaphysique des Mœurs comme source principale, parce qu’il s’agit d’une œuvre consacrée spécifiquement au droit, tandis que les deux autres sont dédiées respectivement à la politique internationale et au rapport entre théorie et pratique ; nous nous référons tout de même au traité de Paix Perpétuelle lorsqu’il sera question de l’Alliance.
  • 25
    Pour être précis, la formulation d’Alain Renaut est : « la philosophie transcendantale répond à la question de l’objectivité en termes d’intersubjectivité » ; l’intuition concernant le remplacement de l’objectivité par l’intersubjectivité a beau nous sembler fort juste et certes précise, les termes dans lesquels il la formule indiquent pourtant une différence interprétative fondamentale entre sa lecture et la nôtre. En effet, selon nous, il ne s’agit pas simplement de répondre à la question de l’objectivité en termes d’intersubjectivité, mais de reformuler le problème de l’objectivité en termes d’intersubjectivité. Avant d’être une réponse, l’intersubjectivité est formulée comme le nouveau problème ; la synthèse a priori, avant d’être une solution, est le problème de la philosophie (Renaut, A., 1997, p.107).
  • 26
    Cette façon de formuler le problème renvoie au célèbre débat entre Cassirer et Heidegger qui eût lieu à Davos en mars 1929 ; Heidegger comme Cassirer acceptent que l’on parte du moi comme sujet fini et que le but soit d’explorer les conditions de possibilité du passage à une structure plus complexe (ce terminus ad quem qui selon notre lecture est le Nous) sur la nature de laquelle ils ne sont cependant pas d’accord : pour Heidegger, il s’agit de la totalité de l’étant - « la problématique centrale de la philosophie a pour tâche de faire sortir l’homme de lui-même et de le reconduire dans le tout de l’étant pour lui rendre manifeste, en dépit de toute sa liberté, le néant de son Dasein » ; pour Cassirer, il s’agit de la culture, qui répondrait à la question « comment est-il possible, comment est-il pensable que nous puissions nous comprendre de Dasein à Dasein par medium du langage ? ». En d’autres mots, le point de discorde est le terminus ad quem du passage mis en œuvre par la critique ; notre position est proche de celle de Cassirer au sens où, lorsqu’on comprend le passage comme transition du sujet fini à la culture au travers de symboles linguistiques, ce mouvement souligne la nécessité d’aller vers l’autre, « de Dasein à Dasein », ce qui met en relief la dimension politique de l’entreprise ; tandis que chez Heidegger, le passage du sujet fini à la totalité de l’étant n’implique pas forcément ce mouvement vers l’autre. Par ailleurs, nous ne suivons plus Cassirer lorsqu’il affirme que le passage implique une transition de la dimension de l’action (pragmatique) au monde des sciences et des arts, car cela neutraliserait la force de transformation politique contenue dans l’œuvre kantienne ; raison pour laquelle nous partageons l’intuition heideggérienne qui voit dans la Critique non pas une théorie de la connaissance, mais une répondre à un besoin humain - dont l’objet n’est toutefois pas selon nous la métaphysique, comme le pense Heidegger, mais la politique (Débat sur le kantisme, 1972, (1929)).
  • 27
    La reprise de la métaphore juridique n’est pas anodine ; en effet, comme l’a bien montré Dieter Henrich, la méthode employée par Kant dans la déduction s’inspire de la théorie des disputes juridiques élaborée par ses contemporains, notamment Pütter et Achenwall. En ce sens, le mot déduction ne doit pas être compris dans le sens logique de syllogisme, mais plutôt dans le sens de déduction juridique, « (one) that aims to justify an acquired right by appealing to particular features of the origin of the categories and their usage » (Henrich, D., 1989, p. 39).
  • 28
    Cette grille de lecture n’est pas, à notre sens, très différente de celle qui constitue l’arrière-fond du grand débat entre Cassirer et Heidegger mentionné ci-dessus (voir note 24) ; en effet, eux aussi identifient la problématique de la Critique à celle du passage du particulier (sujet fini) à l’universel (la culture pour Cassirer ; la totalité de l’étant pour Heidegger). Le medium du passage, ce qui d’après notre hypothèse de la matrice juridique est le contrat, était pour Cassirer le langage et pour Heidegger l’imagination. Cassirer y voyait l’embryon d’une philosophie de la culture ; Heidegger, celui d’une phénoménologie ; nous y voyons une réponse juridique à un problème politique : la richesse de l’œuvre kantienne semble inépuisable.

Publication Dates

  • Publication in this collection
    Sep-Dec 2017

History

  • Received
    31 Oct 2016
  • Accepted
    07 Dec 2016
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