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TROIS CRITIQUES LEVINASSIENNES À L’EGARD DE LA LUTTE POUR LA RECONNAISSANCE HEGELIENNE

TRÊS CRÍTICAS LEVINASIANAS EM RELAÇÃO À LUTA PELO RECONHECIMENTO HEGELIANO

RESUMÉ

Cet article entend pratiquer une confrontation de la pensée de Levinas et Hegel sur la question de la reconnaissance. En général, c’est sur un ton de vénération et d’admiration que Levinas fait référence à Hegel. Cependant, le philosophe n’hésite pas à formuler une critique à l’encontre du philosophe allemand, qui se développe avec une extrême prudence. En d’autres termes, Levinas ne perd jamais de vue la capacité de la philosophie hégélienne à se protéger des critiques et à les anticiper jusqu’à ce qu’elles soient incluses dans son système. C’est également le cas de la critique que présente Levinas sur la lutte pour la reconnaissance chez Hegel. Notre position est que Levinas n’embrasse jamais ouvertement, mais implicitement et avec prudence, la critique de la notion d’identité, de réciprocité et de conflit comme faisant partie de l’ensemble de la métaphysique ontologique qui domine l’histoire de la pensée occidentale, laquelle le penseur juif invite à abandonner.

Mots-clés
reconnaissance; identité; réciprocité; conflit; métaphysique

RESUMO

Este artigo pretende confrontar o pensamento de Levinas e de Hegel sobre a questão do reconhecimento. Em geral, é em tom de reverência e admiração que Levinas se refere a Hegel. No entanto, o filósofo não hesita em formular uma crítica contra o filósofo alemão, a qual se desenrola com extrema cautela. Em outras palavras, Levinas nunca perde de vista a capacidade da filosofia hegeliana de se proteger das críticas e antecipá-las até que sejam incluídas em seu sistema. Esse também é o caso da crítica de Levinas à luta, em Hegel, pelo reconhecimento. Nossa posição é a de que Levinas nunca abertamente, mas implícita e cautelosamente, abraça a crítica da noção de identidade, de reciprocidade e de conflito como fazendo parte do conjunto da metafísica ontológica que domina a história do pensamento ocidental, a qual o pensador judeu convida a abandonar.

Palavras-chave
reconhecimento; identidade; reciprocidade; conflito; metafísica

Introduction

S’il est toujours difficile de mettre en avant la confrontation critique d’un philosophe avec un autre philosophe, la rencontre de Levinas et Hegel ne déroge pas à cette difficulté. C’est sur le ton de la vénération et même de l’admiration que Levinas parle de Hegel. Le philosophe français n’hésite pas à reconnaître chez Hegel celui “qui est probablement le plus grand penseur de tous les temps” (Levinas, 2006_______. “Difficile liberté”. Paris : Albin Michel, 2006., p. 308). “Certes, devant le dire hégélien on ne peut aisément élever la voix. Non seulement parce que la pensée se fait timide, mais parce que la langue semble manquer” (Levinas, 2006_______. “Difficile liberté”. Paris : Albin Michel, 2006., p. 307). Ainsi, il s’agit d’un respect extraordinaire que Levinas éprouve pour Hegel : “Rien de plus dérisoire que d’‘émettre une opinion’ sur Hegel” (Levinas, 2006_______. “Difficile liberté”. Paris : Albin Michel, 2006., p. 307).

Et pourtant, cela n’empêchera pas Levinas de livrer une puissante critique de Hegel qui se nourrit d’une extrême prudence à son égard, c’est-à-dire qui ne perd jamais de vue la capacité de la philosophie hégélienne de se prémunir des critiques, et d’anticiper en les englobant dans son système. Le philosophe français se demande ainsi, “s’il ne convient pas de sortir du Système, fût-ce à reculons, par la porte même par laquelle Hegel pense qu’on y entre” (Levinas, 2006_______. “Difficile liberté”. Paris : Albin Michel, 2006., p. 308). C’est aussi le cas pour la critique que Levinas avance à l’égard de la lutte pour la reconnaissance menée par Hegel. Notre position est que jamais de façon ouverte, mais plutôt de façon implicite, Levinas s’attaque à divers aspects de la reconnaissance : la notion d’identité, de réciprocité et de conflictualité jusqu’à intégrer la lutte pour la reconnaissance hégélienne comme faisant partie de l’ensemble de la métaphysique ontologique qui domine l’histoire de la pensée occidentale “d’Ionie jusqu’à Iéna” (Rosenzweig, 1982ROSENZWEIG, F. “L’Étoile de la rédemption”. Paris: Seuil, 1982., p. 21) et qu’il s’agit donc de quitter.

Critique de la constitution intersubjective de l’identité individuelle1 1 Cette partie reprend les développements esquissés dans notre essai “Une critique de la constitution sociale de l’identité subjective dans la lutte pour la reconnaissance de G.W.F. Hegel” dans : DUCHENE-LACROIX, C., HEINDENREICH, F.Y OSTER, A. (eds.), Individualismus - Genealogie der Selbst (Er) Findungen, Sammelband Nº 25, Internationales Zentrum für Kultur- und Technikforschung. Münster : LIT, 2014, pp. 77-91.

Traditionnellement, on comprend la dialectique du maître et de l’esclave dans l’ouvrage de Hegel comme le combat de deux consciences pour se faire reconnaître l’une par l’autre, et ce afin de parvenir à la conscience de soi. Mais une objection surgit immédiatement : Le fait de parvenir à la conscience de soi à travers la reconnaissance de l’autre relève-t-il effectivement de l’ordre de la reconnaissance intersubjective ? Ou bien ne fait-on qu’affirmer l’identité de la conscience de façon simple en excluant l’autre ? Voici l’une des critiques qu’Emmanuel Levinas porte à l’encontre de la reconnaissance intersubjective. Il ne faudrait pas négliger cette idée, comme l’exprime également Charles Taylor tout en s’inspirant de Hegel (Taylor, 1998TAYLOR, Ch.“Les sources du moi. La formation de l’identité moderne”. Paris : Seuil, 1998.). En effet, il s’agit bien de l’identité du Moi qui est en jeu dans la reconnaissance intersubjective. Dès lors, il s’agit bien aussi d’une question critique à déceler.

Or, si toute critique suppose une prise de position, il faut prendre en considération le fait que la critique de Levinas à ce sujet, principalement dans Totalité et infini, commence par sa prise de position à l’égard de la Dialectique du maître et de l’esclave dans la Phénoménologie de l’esprit de 1807 de Hegel. Cette lecture initiale est bien attestée dans les écrits préparatoires à Totalité et infini, contenus dans le recueil Carnets de captivité et autres inédits. Concrètement, cette scène de la Dialectique du maître et de l’esclave est précédée par certaines circonstances que nous décrivons ici : à travers le développement de la Phénoménologie de l’esprit, dans la première section « La conscience en général », la conscience s’annonce comme protagoniste dans l’attribution de lois phénoméniques au monde. Désormais, la conscience trouve en elle-même la certitude du monde. Mais elle tombe aussitôt dans une impasse. Afin de parvenir à se reconnaître elle-même comme élément vrai dans l’extériorité, elle doit surmonter l’opposition sujet-objet de l’ordre de la certitude sensible, et accéder à l’affirmation de soi comme vérité dans l’extériorité. Dès lors, il n’y a qu’une seule solution à cette impasse : la reconnaissance de la conscience par une autre conscience. Ainsi, la scène commence par le fait du dédoublement. La conscience de soi s’est perdue dans son autre qui n’est en fait que son extériorité, son double, mais dans un deuxième temps, elle supprime cet autre car c’est elle-même qu’elle voit dans l’autre. Il s’agit donc pour la conscience de se reconnaître elle-même comme conscience de soi dans l’autre. Ceci passe par le dédoublement en deux consciences individuelles, et la position de l’autre comme intermédiaire entre soi et soi. C’est pourquoi le mouvement de la reconnaissance implique à la fois le dédoublement de la conscience de soi et l’unité spirituelle des deux consciences de soi divisées. Mais l’autre m’exclut en étant soi autant que je l’exclus en étant moi. Cette pluralité de consciences est donc réalisée sous la forme doublée et réciproque d’une exclusion. Chaque conscience affirme contre autrui et vis-à-vis de l’autre son identité individuelle. On se trouve désormais face à un conflit. Pour se faire reconnaître face à autrui, la conscience doit risquer sa vie dans une lutte à mort avec lui dans le but de prouver sa pleine autonomie. Voici le rapide résumé du début de la lutte pour la reconnaissance entre le maître et l’esclave.

Levinas ne va pas tarder à déceler l’ambiguïté de ce geste qui donne une extériorité à la conscience qui est faite pour renvoyer à “l’immanence de toute extériorité” (Levinas, 1982a________. “De Dieu qui vient à l’idée”. Paris : Vrin, 1982a., p. 241). En effet, Hegel analyse dès le début de son travail la reconnaissance dans le contexte d’un programme qui est l’avènement de la conscience jusqu’à l’esprit. Cet avènement de l’esprit ne se produit que par l’élévation de la conscience à travers l’expérience progressive que la conscience fait d’elle-même dans le monde. Fonctionnellement, cette économie s’accomplit à travers l’aliénation de la conscience dans une différence extérieure, pour surmonter cette différence et se rencontrer dans une extériorité qui devient égale à elle-même. Mais on voit aussitôt que cette extériorité n’est autre chose qu’une intériorité. C’est précisément ce qui se passe avec autrui dans ce cas. “Son premier mouvement est négatif : il consiste à retrouver en soi et à épuiser le sens d’une extériorité, [...]” dira Levinas (1961, p. 98). Ce faisant Hegel n’affirme l’identité de la conscience qu’en excluant l’autre. L’économie de la reconnaissance décrite n’est rien d’autre qu’un mouvement de méconnaissance qui vise à supprimer l’altérité d’autrui donc à mal la reconnaître. Mouvement égologique qui va de Moi à Moi et qui ne fait d’autrui qu’une ruse dans ce parcours. Levinas l’évoque clairement lorsqu’il déclare : “ne rien recevoir d’Autrui sinon ce qui est en Moi, comme si, de toute éternité, je possédais ce qui me vient du dehors” (Levinas, 1961LEVINAS, E. “Totalité et infini”. La Haye : Martinus Nijhoff, 1961., p. 14). La conscience s’affirme ainsi dans un narcissisme absolu. Désormais, la conscience de soi apparaît comme nécessairement orientée vers la suppression de cet autre. Et la reconnaissance, qui se veut un moment d’ouverture à l’altérité chez Hegel, finit par être trahie. Dit autrement, non seulement l’intersubjectivité mais aussi l’ouverture à l’autre qui anime l’ensemble du mouvement se voient frustrées. Il s’agit désormais d’un mouvement d’ordre égologique qui ne laisse pas de place à une altérité concrète. En résumé, la perspective limitée de l’altérité abîme la possibilité de la reconnaissance hégélienne.

Or, la critique porte aussi dans une deuxième direction. Il s’agit non seulement de rétablir l’unité spirituelle de la conscience face à autrui, mais aussi de la consolider dans l’objectivité. Comme l’exprime bien Levinas, “la relation entre Moi et Autrui n’a pas la structure que la logique formelle retrouve dans toutes les relations. Les termes en demeurent absolus malgré la relation où ils se trouvent” (Levinas, 1961LEVINAS, E. “Totalité et infini”. La Haye : Martinus Nijhoff, 1961., p. 156). De ce point de vue, la rencontre du visage dans la pensée de Levinas ne relève pas d’une science de l’expérience de la conscience où la phénoménologie prend plutôt la forme de phénoménologie de l’esprit. Cette détermination de la conscience chez Hegel comme identité n’est donc compréhensible que dans la perspective d’un troisième terme : dans l’horizon de la vérité et l’économie du savoir où il se déplace. Comme l’explique clairement Levinas, “L’identité du je se réduirait ainsi au repliement de l’essence sur elle-même” (Levinas, 1974________. “Autrement qu’être ou au-delà de l’essence”. La Haye : Martinus Nijhoff, 1974., p. 131). L’empire du “soi-même” se posant comme un étant parmi d’autres ou comme un étant central ne serait qu’une abstraction renvoyant au processus concret de la vérité, renvoyant, par conséquent, à l’ostentation de l’être-perdu et retourné dans l’étirement du temps, renvoyant au Logos. C’est cette conception qu’il s’agit de contester. Si l’ouverture tend comme irrésistiblement à se recouvrer en appropriation, c’est que toujours “ la spiritualité même de l’esprit reste savoir ” (Levinas, 1982a________. “De Dieu qui vient à l’idée”. Paris : Vrin, 1982a., p. 56).

Deux propos sont donc à retenir.

Tout d’abord il s’agit de consolider le principe d’identité de la conscience comme Moi = Moi, en tant que principe logique qui organise le savoir. Ipséité qui se perd, pour se rencontrer sans cesse dans le ‘Même’. Ensuite, le dessein consiste à consolider l’accès de Moi à Soi, l’autonomie, l’autodétermination de la conscience (Selbstbestimmung) qu’il s’agit d’établir dans l’accès de Soi à Moi et dans l’extériorité. C’est cette consolidation de l’autonomie de la conscience que Kant - du point de vue de Hegel - n’a pas bien résolue. Désormais pour la philosophie hégélienne l’accès de Moi à Soi dans l’extériorité est aussi un mouvement d’affirmation de la liberté dans le monde. D’où le fait que Hegel n’aurait pas réussi à percevoir la portée de sa propre découverte : la différence qui résonne se produit à l’intérieur de la conscience dans l’ouverture de Moi à Soi dans l’absence d’autonomie de la conscience. Cette ouverture est révélée face à autrui mais elle est aussitôt bannie par l’identité du Moi dans l’extériorité objective.

Ainsi, cette analyse fait place à trois remarques :

Il faudrait tout d’abord préciser qu’aux yeux de Levinas, la théorie de la reconnaissance est commandée par la détermination d’un principe d’identité qui ramène la conscience à une condition gnoséologique. L’ordre privilégié du savoir qui est fondé sur une économie tautologique de la raison veut consolider la conscience comme Moi=Moi. Désormais, il faudrait entendre le problème de la reconnaissance dans la perspective d’un programme qui veut assurer le passage à la vérité dans une théorie de la connaissance. En effet, tout se passe chez Hegel comme s’il y avait un lien jamais brisé, et présupposé entre le maître et l’esclave, une relation malgré la lutte à mort. Ce lien est présupposé mais il n’est pas éclairci par Hegel. Ce dernier ne remet jamais en question une symétrie assumée entre deux consciences, tout en s’interdisant d’emblée de poser une vraie rupture. Cette présupposition d’un jeu spéculaire emporte le mouvement de redoublement de la conscience. C’est en fait une méconnaissance de la radicalité de l’altérité d’autrui. S’il s’agit d’une phénoménologie, bien qu’elle relève de l’esprit, pourquoi Hegel passe-t-il à côté de cette expérience ? Une phénoménologie d’Autrui - dans tout le sens du terme - manque donc à Hegel. C’est une expérience pathétique de la conscience, reflet d’une passivité que Hegel dénie dans la phénoménologie en privilégiant la dimension active, voire gnoséologique de la conscience.

Or, ce qui est en jeu est aussi d’assurer l’autonomie de la conscience à travers l’accès de la conscience à soi dans l’extériorité. Dès lors, la dialectique du maître et de l’esclave n’est rien d’autre qu’une odyssée de l’établissement progressif de la liberté. En effet, il s’agit de la consolidation de l’identité de la conscience, et de la suppression de toute extériorité qui limite précisément l’établissement de cette liberté. A partir de là, on voit bien l’entreprise qui implique de conquérir la liberté supposée, désormais l’égalité inconditionnée de toute extériorité comme égale à Moi2 2 Très tôt on peut déceler dans le sillage de Levinas la philosophie hégélienne comme philosophie de la liberté présupposée en tant que tâche à accomplir, mais tâche qui reste, néanmoins sans justification. Dit autrement, liberté qui justifie mais qui reste, à son tour, non justifiée. . Perspective de réalisation pleine et illimitée du Moi dans le monde. Comme Levinas le résume bien (Levinas, 1976________. “Noms propres”. Montpellier, Fata Morgana, 1976, p. 101):

La tautologie actionne, en quelque manière cette émergence du néant et cet essor. Avant tout langage, l’identification de la subjectivité, c’est le fait pour l’être de tenir à son être. L’identification de A comme A est l’anxiété de A pour A. La subjectivité du sujet est une identification du Même dans son souci pour le Même. Elle est égoïsme. La subjectivité est un Moi. La pensée que l’idéalisme hégélien mettait dans la subjectivité, avait également pour point de départ cette orientation égocentrique du sujet.

Autrement dit, l’histoire de la métaphysique ne serait que la marche vers une autonomie, vers un stade où rien d’irréductible ne viendrait jamais limiter la pensée et où, par conséquent, la pensée serait libre.

Cette affirmation de l’identité de la conscience dans l’extériorité comme odyssée de la liberté, et qui s’accomplit à travers la suppression de toute altérité n’est rien d’autre qu’une économie de domination qui vise à supprimer toute différence dans le même. L’économie de domination se mobilise pour Levinas sous le registre de la lumière, du savoir et de la vérité à travers le principe d’identité. L’autre devient ainsi un moyen pour l’hégémonie de soi qui cherche à se consolider dans son parcours d’identification de l’autre à soi. Confirmation d’un sujet absolu, de la substance au sujet. D’un sujet qui devient substance dans le parcours de la Phénoménologie de l’esprit.

Or, on pourrait rappeler que Hegel argumente expressément l’idée que l’on ne peut pas réduire l’autre à la qualité d’objet dans la reconnaissance. Cependant, que ce soit à travers la figure du maître ou que ce soit à travers la figure de l’esclave, c’est le principe d’identité qui commande le savoir, le principe qui continue à commander la détermination de la conscience. On a bien changé de registre en passant du sujet-objet aux rapports de consciences mais le principe spéculaire reste le même. La conscience cherche à se déterminer comme égalité de soi dans quelque chose d’autre. On n’est pas sorti du principe d’identité et de sa violence qui s’organise à travers l’exclusion de l’autre. En résumé, la détermination de la reconnaissance comme intersubjectivité échoue dès le commencement parce que Hegel a privilégié la dimension objective de la reconnaissance comme synonymie de la connaissance. Avec ces critiques, Levinas n’est pas si loin de Sartre et de Buber.

En effet, pour Sartre, dans L’être et le néant, le grand ressort de la lutte de conscience est formulé autour du problème de la vérité, et plus précisément de la transformation de la conscience de soi en vérité. Ainsi, à la question critique posée par l’idéalisme, comment l’autre peut-il être objet pour moi ? Hegel répond en demeurant sur le terrain même de l’idéalisme : c’est encore la vérité et sa dynamique d’appropriation qui sont au centre. Et deuxièmement, Sartre critique le fait que dès le début, dans tous les passages dialectiques de la Phénoménologie de l’esprit, Hegel cherche le chemin vers la conscience de soi universelle, -c’est à dire- l’esprit. C’est ce qui fait d’elle une hyperbole de la conscience, rien de plus que cela, qui n’a pas de différence avec la détermination de la conscience en tant que noyau de la synthèse universelle d’aperception transcendantale, c’est-à-dire, de la forme vide ‘Moi = Moi’ comme chez Fichte. Formalisme qui cherche à se dégager d’Autrui. Abstraction qui veut faire d’un Moi concret un Moi universel et absolu. Moi qui se sait soi-même dans l’autre. Ce propos qui ne veut pas s’enrichir d’Autrui mais se dépouiller de lui, n’est rien d’autre qu’un idéalisme absolu où l’être et la conscience sont identiques et nous entraînent vers une forme d’identité universelle. Dès lors, Hegel aurait oublié la dimension concrète de la conscience au bénéfice d’une détermination abstraite de l’identité. D’où le fait que pour Sartre le geste de Kierkegaard peut se justifier. Il s’agit d’une protestation au nom de l’individu concret, et non son explicitation formelle par une structure universelle qui le veut captif d’une assimilation de l’être au savoir de l’être.

De même, selon Buber, Hegel aurait méconnu la dimension concrète de la rencontre Je-Tu. Il en va ainsi pour Levinas avec des nuances. Méconnaissance au bénéfice d’une formalisation de la reconnaissance dans la sphère objectiviste du Je-Cela où, dès lors, toute la portée de l’intersubjectivité serait restée obscure (Buber, 1992BUBER, M. “Je-Tu”. Paris : Aubier-Montaigne, 1992., p. 37):

Voici cependant la haute mélancolie de notre destinée : dans le monde où nous vivons, le Tu devient immanquablement un Cela. Si exclusive qu’ait été sa présence dans la relation immédiate, dès qu’il a épuisé son action ou que cette action a été contaminée par des moyens, il devient un objet parmi les objets.

Pour finir, tout se passe comme si Hegel ne pouvait pas comprendre l’altérité comme un moment de vérité ou comme une aliénation. Conséquence inévitable d’une reconnaissance qui se veut reconnaissance par l’autre et non de l’autre. Dichotomie qui finit par faire éclater l’intersubjectivité et dès lors l’accès à l’ipséité dont elle se voulait porteuse. Ensuite, la condition éthique de l’intersubjectivité se voit déplacée à un autre niveau par rapport au privilège de la raison comme faculté universelle. Ainsi, le modèle normatif hégélien veut faire passer la justice à travers le logos. Un geste qui, dans la perspective de Levinas, ne peut que sacrifier l’asymétrie concrète de l’altérité que la reconnaissance semble annoncer et qu’il s’agit pourtant de fonder. Ainsi Hegel “génie synthétique” (Levinas, 1974________. “Autrement qu’être ou au-delà de l’essence”. La Haye : Martinus Nijhoff, 1974., p. 24) ne saurait intégrer dans le tout le trou dans l’être : le visage. D’où le fait que Levinas se déplace au-delà de la reconnaissance, jusqu’à la rencontre. “Rencontrer un être humain signifie être tenu en éveil par une énigme” (Levinas, 2007_______. “Der Untergang der Vorstellung” dans : Die spur des Anderen. Untersuchungen zur Phänomenologie und Sozialphilosophie. Bamberg: Karl Alber Freiburg/München Verlag, 2007., p. 120). Mais il faut faire un avertissement. On est dans un tout autre registre que celui de la rencontre chez Sartre ou Buber. Le visage pour Levinas, manifestation première d’Autrui dans le contexte du monde, ouvre à une dimension immémoriale où l’éclatement des formes plastiques du visage porte en dehors du monde dans un sens qui se mobilise au-delà de tout contexte. Appel éthique à soi au-delà du Moi auquel je dois répondre. Dès lors, cette expérience exceptionnelle apparaît comme conditio sine qua non à tout projet de reconnaissance intersubjective, et la dénonciation de tout propos qui veut fonder l’identité du Moi dans l’expérience concrète d’Autrui.

Critique de la réciprocité dans la reconnaissance intersubjective

Si, dans l’ensemble de l’architecture hégélienne, la dialectique du maître et de l’esclave dans la Phénoménologie de l’esprit se termine dans une impasse négative, l’Encyclopédie de 1830 marque un versant positif où la réciprocité est le moment central de la lutte pour la reconnaissance, ce qui permet de transiter vers la dimension universelle de l’esprit objectif. Pourtant, Levinas critique également la figure de la réciprocité dans l’économie de la reconnaissance intersubjective. Il est donc nécessaire de faire un détour à travers la pensée de Martin Buber où la réciprocité joue un rôle central. Concrètement, ce serait à propos de ce penseur juif de Francfort que Levinas aurait pris de la distance par rapport à la réciprocité comme noyau conceptuel de l’intersubjectivité.

Le texte Je-Tu de Buber est sans doute le plus connu, et servira de référent important dans la pensée de Levinas. Dans un style poétique qui rappelle celui de Kierkegaard, Buber parcourt dans son texte l’opposition entre le le langage cognitiviste, voire le formalisme objectiviste qui reflète la pensée scientifique et la dimension dialogique qui caractérisent la rencontre humaine. Cette rencontre est irréductible au formalisme objectiviste. À propos de ce langage objectivant Buber écrit (1992, p. 24):

Je considère un arbre. Je peux le percevoir en tant qu’image : pilier rigide sous l’assaut de la lumière, ou verdure jaillissante inondée de douceur par l’azur argenté qui lui sert de fond. [...] Je peux le ranger dans une espèce, voir en lui un exemplaire sur lequel j’étudierai la structure et les modes de la vie. Je peux annihiler si durement son existence temporelle et formelle que je ne vois plus en lui que l’expression d’une loi - d’une des lois en vertu desquelles un conflit permanent de forces finit toujours par se résoudre, ou des lois qui président au mélange et à la dissociation des substances vivantes. Je peux le volatiliser et l’éterniser en le réduisant à un nombre, à un pur rapport numéral.

Cependant cette dimension objectivante du langage fait violence à Autrui en dissolvant l’humanité sous une économie gnoséologique. “Voici cependant la haute mélancolie de notre destinée : dans le monde où nous vivons, le Tu devient immanquablement un Cela. Si exclusive qu’ait été sa présence dans la relation immédiate, dès qu’il a épuisé son action ou que cette action a été contaminée par des moyens, il devient objet parmi les objets” (Buber, 1992BUBER, M. “Je-Tu”. Paris : Aubier-Montaigne, 1992., p. 37). Désormais, pour Buber, Hegel a perdu la perspective concrète de la rencontre face à face dans le formalisme de la reconnaissance, qui se dilue dans le clivage conceptuel du Je-Cela. Ainsi, face à la médiation universelle des institutions de la Sittlichkeit, Buber oppose la rencontre intersubjective immédiate. “Entre le Je et le Tu il n’y a ni buts, ni appétit, ni anticipation ; et les aspirations elles-mêmes changent quand elles passent de l’image rêvée à l’image apparue. Tout moyen est obstacle. Quand tous les moyens sont abolis, alors seulement se produit la rencontre” (Buber, 1992BUBER, M. “Je-Tu”. Paris : Aubier-Montaigne, 1992., p. 30).

Si la reconnaissance est fondée sur l’activité de la conscience, la rencontre appelle à la passivité selon laquelle un homme se place face à un autre homme, qui est son “Tu”, et lui permet de devenir “Je” comme mot fondamental. Ainsi, comme le signale Buber (1992, pp. 29-30),

Le Tu vient à ma rencontre. Mais c’est moi qui entre en relation immédiate avec lui. Ainsi il y a dans cette rencontre celui qui élit et celui qui est élu, c’est une rencontre à la fois active et passive. En effet, l’action de l’être total supprime les actions partielles, donc aussi les sensations d’action, qui sont toutes fondées sur le sentiment d’une limite ; cette action ressemble donc à une passivité.

Cette dernière trouve dans la réciprocité l’élément caractéristique de la rencontre : “La relation immédiate implique une action réciproque [...]. La simple coexistence prend tout son sens dans la rencontre” (Buber, 1992BUBER, M. “Je-Tu”. Paris : Aubier-Montaigne, 1992., p. 33). Et de manière plus explicite encore : “Relation est réciprocité. Mon Tu agit en moi comme j’agis en lui” (Buber, 1992BUBER, M. “Je-Tu”. Paris : Aubier-Montaigne, 1992., p. 35). De cette façon, la rencontre chez Buber suppose une pleine et réelle réciprocité, comme véritable sentiment d’être accueilli et d’être dans une relation selon laquelle la rencontre ne prend pas place dans la communauté comme chez Hegel, mais la communauté prend place dans la rencontre.

A l’encontre de Hegel nous retenons aussi l’opposition que fait Buber entre la parole dans la relation de réciprocité et la dimension objective du langage. Hegel n’aurait pas su comment soustraire la relation d’intersubjectivité à la dimension objective qui constitue le langage comme substance, menaçant de réduire l’homme à une chose parmi les choses. Le langage fait aussi à son tour partie du moment objectif de la reconnaissance. A la réalité spirituelle anonyme du langage, Buber oppose la réalité mutuelle du Je-Tu comme mot fondamental. Le langage trouve son origine dans une disposition d’accueil innée, un moule psychique d’où naît désormais la parole. Et c’est justement cette parole qui à son tour permet de fonder la liberté : “ Là le Je et le Tu s’affrontent librement dans une réciprocité d’action qui n’est liée à aucune causalité et qui n’a pas la moindre teinture ; là l’homme trouve la garantie de la liberté de son être et de la liberté de l’être en général ” (Buber, 1992BUBER, M. “Je-Tu”. Paris : Aubier-Montaigne, 1992., p. 82). On ne saurait remarquer combien Levinas s’inspire des critiques de Buber contre l’idéalisme. Ainsi Levinas dédie deux articles à Buber, la préface de la traduction française de Socialisme et utopie et une importante correspondance qui permet de remarquer la proximité entre les deux penseurs.

Or, dans l’Encyclopédie, Hegel a expressément prévu une dimension positive de la reconnaissance à travers la réciprocité. Se trouve-t-on désormais sur le même terrain que Buber ? Absolument pas, puisque dans l’Encyclopédie Hegel ne fait que confirmer les critiques de Buber. En effet, dans l’Encyclopédie, la réciprocité entre sujets ne s’inscrit que dans une économie qui cherche le transit de la première personne du singulier Ich vers la première personne du pluriel Wir ; elle sert de base au développement de l’esprit objectif, puis, à son tour, de l’esprit absolu, comme nous l’avons déjà remarqué. Ainsi, la réciprocité du rapport intersubjectif est la clé de passage dans la dimension objective chez Hegel. Et pourtant, a-t-on rendu le jugement final sur la reconnaissance chez Hegel ? Rien n’est moins sûr. On peut faire une distinction entre les écrits de jeunesse et les écrits ultérieurs, plus mûrs, de Hegel. Ces derniers sacrifient la dimension intersubjective de la réciprocité à la dimension objective du social, quand les écrits d’Iéna présentent la chose autrement. En effet, dans ses écrits de jeunesse, Hegel développe une conception intersubjective sans englober cette subjectivité dans une perspective objective de l’esprit. Cette conception intersubjective aurait été abandonnée après la période d’Iéna surtout dans la Phänomenologie des Geistes de 1807 par une conception objective de l’esprit qui dissout la différence de l’intersubjectivité dans une conception monologique de l’esprit. C’est la perspective d’un sujet qui s’extériorise de lui-même vers un esprit impersonnel qui se déploie en vue de soi-même. C’est précisément cette perspective d’Iéna qui place la reconnaissance réciproque dans un tout autre registre que celui du Je-Cela dénoncé par Buber.

Or, ce changement de registre nous autorise-t-il encore à dénoncer chez Hegel l’économie du ‘ Même ’ qui manifeste une allergie foncière à l’égard de ‘ l’Autre ’ ? C’est surtout dans l’amour - dans les écrits de jeunesse de Hegel - que l’on voit bien comment s’articule une dimension de reconnaissance intersubjective qui ne veut pas se réduire à un objectivisme théorétique. En fait, c’est précisément cette conception de la reconnaissance dans les écrits de jeunesse de Hegel que Jürgen Habermas aussi bien que Axel Honneth ont en vue dans leurs réinterprétations de Hegel, afin de fonder leurs propres théories. Des efforts sont fournis par les deux pour sortir de la métaphysique, qui se veut une critique de la raison, qui réduit ‘ l’Autre ’ au ‘ Même ’. Pour Habermas, dans Théorie et praxis, c’est précisément la réciprocité intersubjective dans la lutte pour la reconnaissance chez le jeune Hegel qui permet de préserver la différence des parties et donc d’articuler une base d’interaction qui mobilise une liberté communicative. Cela lui permet de fonder un modèle du social à l’allure intersubjective. L’analyse du langage en termes de réciprocité intersubjective trouve place dans la pensée de Habermas quand il essaie de fonder un modèle de rationalité qui se distance de l’interprétation de la raison comme métaphysique de la totalité. Proche de Buber, l’orientation normative de la raison dans la communication intersubjective implique un décentrement du sujet face à la métaphysique de la subjectivité qui caractérise la modernité. Voilà donc une critique implicite de la pensée tardive de Hegel dans laquelle une rationalité monologique et autoréflexive l’emporte sur l’intersubjectivité, donc sur l’Autre, au nom de ses écrits de jeunesse, qui auraient préservé la dite différence propre à l’intersubjectivité.

Dans les écrits d’Axel Honneth3 3 On doit rappeler que Honneth revendique trois sphères de la reconnaissance. La première sphère est celle de l’amour et la famille, la deuxième sphère celle de la communauté des relations et de la solidarité qui se caractérisent par la société civile, et la troisième celle de l’État qui se caractérise par les relations d’ordre juridique entre les personnes. L’interrelation psychosociale commune aux trois sphères de la reconnaissance permet la réinterprétation de la théorie de la reconnaissance de Hegel par Honneth, qui permet le passage de la facticité de l’individualité naturelle de l’homme vers la condition de sujet. Transit qui est basé sur la confiance dans la sphère de l’amour et la famille, l’estime dans la sphère de la société civile, et sur le respect dans la sphère de l’État. Désormais, le but est d’établir une communauté de sujets pleinement capables qui permette l’apparition d’une société libre de sujets émancipés. Emancipation où la clé est la constitution intersubjective de l’individu. C’est un bref aperçu très général qui en aucun ne résume les détails riches et complexes de cette pensée. Pour approfondir voir: HONNETH, A. “Kampf um Anerkennung. Zur moralischen Grammatik sozialer Konflikte”. Frankfurt am Main : Suhrkamp, 1994. , malgré les différences, il y a un prolongement des intentions d’Habermas. Dans la Lutte pour la reconnaissance, Honneth fait une différence franche entre les écrits de jeunesse de Hegel (notamment le Système de la vie éthique de l’année 1802 à Iéna) et les écrits plus tardifs du philosophe allemand. C’est précisément dans les écrits d’Iéna que Honneth essaie de faire ressortir une dimension de la réciprocité intersubjective chez Hegel qui ne tomberait pas dans une forme objective comme dans l’Encyclopédie, et où un décentrement de la subjectivité déplacerait la pensée de Hegel hors d’une version autopositionnelle de la subjectivité d’ordre autoréflexif et monologique. Cependant, dans un registre différent de celui de l’approximation d’une éthique communicative, Honneth ne cherche pas une ontologie de la raison à teneur normative comme Habermas, mais privilégie une ontologie du social à teneur normative. C’est en effet la reconnaissance intersubjective qui permet de dévoiler le cœur de la vie éthique, mais vers une psychologie sociale qui établit que les trois sphères de la reconnaissance intersubjective que l’on trouve chez Hegel (famille, société civile et État) sont de l’ordre du développement des capacités subjectives4 4 Cet ordre de capacités permet-il, en conséquence, une reformulation de la dimension morale en-deçà et à la base d’une rationalité communicative ? .

Quoiqu’il en soit pour les trois penseurs Buber, Habermas et Honneth, le noyau conceptuel est constitué par une dimension intersubjective de réciprocité. Désormais, cette réinterprétation permet de défendre l’existence d’une dimension de réciprocité chez Hegel qui préserve la différence de chaque individu, sans réduire l’intersubjectivité à une dimension objective. Dès lors, en principe il n’y aurait pas de distance entre Buber et le jeune Hegel, et pas non plus entre Levinas et Buber qui partagent la critique du formalisme objectiviste.

Et pourtant Levinas va précisément critiquer cette dimension de la réciprocité intersubjective. Cette critique affecte le cœur normatif de la pensée de Buber mais aussi la théorie de l’agir communicationnel de Habermas, ainsi que l’ontologie sociale à teneur normative de Honneth. Désormais, et pour les raisons déjà signalées, la critique de Buber est aussi une critique implicite envers Hegel.

Tout d’abord, Levinas critique le risque qu’il y a chez Buber de retomber dans le formalisme qu’il a voulu contester. En effet, la réciprocité de Je-Tu implique une symétrie où A (Je) est par rapport à B (Tu), mais aussi, où B est en relation avec A.

On peut formaliser la situation ainsi :

A = B

B = A

La réciprocité des perspectives pronominales conduit de ce point de vue à un concept mathématique qui est réciproque (Tugendhat, 1995TUGENDHAT, E. “Conscience de soi et autodétermination”, trad. de R. Rochiltz. Paris : Armand Colin, 1995.). Désormais, il est possible d’engager une formalisation dans une totalité homogène :

A = B

B = A

______

A = A

Dès lors, l’antinomie de la réciprocité s’affiche comme revendication de la différence intersubjective concrète pour retomber dans le formalisme. Comme l’exprime bien Levinas (1976, pp. 46-47):

Nous nous demandons si la relation avec l’altérité d’autrui qui apparaît comme un dialogue, question et réponse, peut être décrite sans faire intervenir une paradoxale différence de niveau entre le Je et le Tu. [...] Si le je devient je en disant Tu - je tiens la place de mon corrélatif et le rapport Je-Tu ressemble à tous les autres rapports : comme si un spectateur extérieur parlait du Je et du Tu à la troisième personne. La rencontre qui est formelle se renverse et se lit de gauche à droite, comme de droite à gauche indifféremment.

Ainsi, Buber aurait évacué le risque du formalisme métaphysique pour le réintroduire et unir l’homme aux choses autant que l’homme à l’homme (Levinas, 1976________. “Noms propres”. Montpellier, Fata Morgana, 1976, p. 49).

Mais les choses deviennent plus complexes dès lors que cette réciprocité et son potentiel de formalisation impliquent de laisser place à une substitution de Moi à Toi et de Toi à Moi. La symétrie éthique élimine la différence irréductible de chaque être humain où le Tu tombe dans la position d’alter ego. Désormais, la dignité irréductible de l’Autre se voit compromise. Cela nous conduit ainsi à la deuxième critique qui est d’ordre normatif. La symétrie et la réciprocité font violence à la seule dimension qui préserve l’absolu éthique : la hauteur et la séparation irréductible d’autrui. “Dans l’éthique où autrui est à la fois plus haut que moi et plus pauvre que moi, se distingue le je du tu, non pas par ‘des attributs’ quelconques, mais par la dimension de hauteur qui rompt le formalisme de Buber” (Levinas, 1976________. “Noms propres”. Montpellier, Fata Morgana, 1976, p. 47). L’infini n’est pas soumis à l’exigence rationnelle de l’ontologie, donc du savoir. D’où le fait qu’à travers le visage d’Autrui, l’infini est intrinsèque au lien éthique. Dès lors, le soi et l’autre ne sont pas réversibles. Irréductible, l’altérité n’est pas intégrable dans le Moi et ne peut plus être absorbée dans une communauté. Dimension d’irréversibilité dans la relation par laquelle l’altérité se retirant indéfiniment, à l’infini, demeure autre. Levinas appelle cet autre : illéité. Cette dernière est revendiquée à l’encontre de Buber, mais aussi implicitement de Hegel, de façon à affirmer que le Tu n’est pas simplement l’envers du Je. Cette essentielle asymétrie de l’espace éthique fonde la dimension impérative absolue de l’appel d’Autrui où “nul n’est assigné à répondre sans garantie de retour, nul ne se commet avec ce qui sera peut-être une perte sans contre partie. Nul ne se commet avec la gratuité, le désintéressement éthique” (Chalier, 2006CHALIER, C. “Figures du féminin”. Paris : Des femmes, 2006., p.58). Cela implique aussi à son tour, l’impossibilité chez Buber de fonder suffisamment une éthique de la responsabilité. En effet, pour Levinas “rendre possible une responsabilité pour autrui désintéressée, exclut la réciprocité [...]” (Levinas, 1982, p. 132). Il y a un risque de dissolution de la responsabilité éthique dans le consensus chez Buber, comme chez Habermas ou Honneth, à l’insu de Hegel. “Le Moi de la responsabilité, c’est moi et pas un autre, moi à qui l’on voudrait apparier une âme sœur de qui on exigerait substitution et sacrifice. Or, dire qu’Autrui doit se sacrifier aux autres, ce serait prêcher le sacrifice humain !” (Levinas, 1974________. “Autrement qu’être ou au-delà de l’essence”. La Haye : Martinus Nijhoff, 1974., p. 162). “Quand on commence à dire que quelqu’un peut se substituer à moi, commence l’immoralité” (Levinas, 1982a________. “De Dieu qui vient à l’idée”. Paris : Vrin, 1982a., p. 135). “Je réponds : ce que l’autre peut faire pour moi, c’est son affaire. Si c’était la mienne, la substitution ne serait qu’un moment de l’échange et perdrait sa gratuité” (Levinas, 1982a________. “De Dieu qui vient à l’idée”. Paris : Vrin, 1982a., p. 148).

La troisième critique est une conséquence de la critique antérieure, et affecte aussi bien Buber que Habermas dans le sens où ils ont voulu voir une ontologie du langage à travers la réciprocité. A ce propos, Levinas se place audelà, en signalant que c’est précisément la séparation et l’asymétrie avec Autrui qui sont à l’origine du langage et à partir desquelles tout dialogue est possible. La responsabilité éthique aussi relève de l’ordre du répondre, acte de langage sur invocation d’autrui à partir duquel tout dialogue est possible. Dès lors, c’est le Dire jamais irréductible au Dit qui mobilise et anime continûment le dialogue donc le langage. Et non, au contraire, un langage où la réciprocité et la symétrie se veulent un consensus qui ne saurait expliquer suffisamment l’inquiétude de l’invocation à la parole comme ex-position à partir duquel le langage vit. “Le monde dans le discours, n’est plus ce qu’il est dans la séparation - le chez moi où tout m’est donné - il est ce que je donne - le communicable, le pensé, l’universel” (Levinas, 1961LEVINAS, E. “Totalité et infini”. La Haye : Martinus Nijhoff, 1961., p. 49). “Nous nous demandons si la relation avec l’altérité d’Autrui qui apparaît comme un dialogue, question et réponse, peut être décrite sans faire intervenir une paradoxale différence de niveau entre le Je et le Tu” (Levinas, 1976________. “Noms propres”. Montpellier, Fata Morgana, 1976, p. 46).

Ainsi, selon la critique que Levinas adresse à la réciprocité de la relation Je-Tu, les parties constituent chez Buber une relation privée, clandestine, se suffisant à elles-mêmes et oublieuses de l’univers. “La politique tend à la reconnaissance réciproque, c’est-à-dire à l’égalité [...] la loi politique achève et consacre la lutte pour la reconnaissance” par contre “la religion est Désir et non point lutte pour la reconnaissance” (Levinas, 1961LEVINAS, E. “Totalité et infini”. La Haye : Martinus Nijhoff, 1961., p. 35). C’est étroitement lié avec la thèse de l’amour chez Buber, pour qui (1992, p. 34):

les sentiments habitent dans l’homme, mais l’homme habite dans son amour. Il n’y a pas là de métaphores, c’est la réalité. L’amour n’est pas un sentiment attaché au Je et dont le Tu serait le contenu ou l’objet ; il existe entre le Je et le Tu [...]. L’amour est une radiation cosmique. Pour celui qui habite dans l’amour qui contemple dans l’amour [...].

À l’encontre de Platon mais aussi contre les écrits théologiques de Hegel, comme on le verra par la suite, Levinas souligne donc l’ordre plural de l’amour dans la scission (1961, p. 247). Désormais il s’agit d’un amour sans réciprocité où il faut “se résigner à ne pas être aimé” (Levinas, 1974________. “Autrement qu’être ou au-delà de l’essence”. La Haye : Martinus Nijhoff, 1974., p. 153). Amour “comme si la persécution par autrui était au fond de la solidarité avec autrui” (Levinas, 1974________. “Autrement qu’être ou au-delà de l’essence”. La Haye : Martinus Nijhoff, 1974., p. 130).

La critique suivante est que Buber invoque la passivité mais oublie le corps. Cet oubli s’avère fatal au moment d’invoquer cette passivité. Le corps introduit une opacité irréductible dans la communication qu’il veut instaurer avec une portée normative. Le corps exposé à l’autre affecte cette prétention à la communication spirituelle. Désormais, Buber invoque la passivité mais pour la sacrifier à l’activité de la conscience. Proche de Michel Henry aussi bien que de Nietzsche, où le ‘ Même ’ de la raison oublie ‘ l’Autre ’ de la chair, Levinas fait sienne la critique anticipée de Kant vis-à-vis de Hegel, d’avoir oublié le corps. Rappelons-nous que Kant aurait amorcé sa pensée dans la deuxième édition de la Critique de la raison pure par l’introduction d’une “Réfutation de l’idéalisme”5 5 Livre II, “De l’Analytique des principes”, deuxième partie “Logique transcendantale”, B 276. , selon laquelle la permanence des corps dans l’espace est la condition d’une conscience empirique. Une dimension que le spiritualisme hégélien aurait oublié au préjudice du point zéro au monde qui constitue le corps. Taschao Hisashige précise bien -en ce sens- que c’est l’expérience pathétique de la souffrance d’autrui qui est méconnue par Hegel. Le problème réel de la souffrance de l’autre n’a pas été traité de front dans la philosophie moderne qui se fonde sur les activités des forts. Ainsi (Hisashige, 1993HISASHIGE, T. “Pour une éthique pathétique” In : L’éthique comme philosophie première. Paris : Cerf, collection Cahiers de la nuit surveillée, 1993., p. 200),

Dans la vie réelle, où il s’agit de la souffrance de l’autre, il est ordinaire que l’un ait supériorité sur l’autre. Le fait que la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave et la théorie nietzschéenne du ressentiment des faibles ne cessent d’être pertinentes, indique que la relation entre les forts et les faibles est toujours de domination.

La dimension pathétique de l’autre porte sur un “sujet affecté par l’autre” (Levinas, 1974________. “Autrement qu’être ou au-delà de l’essence”. La Haye : Martinus Nijhoff, 1974., p.106). Une affection qui vire à l’obsession. Responsabilité jamais accomplie qui est à son tour menée par une asymétrie et une irréversibilité de l’un-pour-l’autre qui caractérise l’éthique levinassienne. Cet oubli de la passivité est aussi lié au privilège de l’espace sur le temps chez Buber, qui l’aurait empêché de penser suffisamment le rapport qui non seulement ouvre le temps mais aussi le constitue. Le privilège de l’espace implique encore le privilège de la présence chez Buber et donc de la métaphysique de l’ὑποκɛίμɛνον dont Levinas tente de sortir.

En résumé, on voit bien comment Levinas se distancie de Buber en rapport à la réciprocité entendue comme noyau conceptuel de l’intersubjectivité. La prise de distance l’emporte aussi face à la figure de la réciprocité dans l’économie de la reconnaissance intersubjective chez le “jeune Hegel” et ses interprètes, où la réciprocité ne saurait préserver suffisamment l’autre de plonger sa différence dans un fond commun. En plus, la symétrie implique un risque de formalisation de la relation qui fracture l’éthique de la responsabilité que l’asymétrie du visage d’autrui permet d’établir6 6 Il y a aussi une divergence d’ordre politique. Si la pensée libertaire de Buber projette d’abolir de façon permanente les structures étatiques au bénéfice d’une socialité du Je-Tu, Levinas est plus prudent à l’égard de sa critique de l’État, pour défendre une relation pronominale des individus, et ne va pas jusqu’à abolir l’État. Cela dit, dans les écrits de Totalité et infini et Difficile liberté, l’État est identifié, comme on l’avait déjà repéré, au mouvement du ‘ Même ’ qui cherche à absorber toute diversité dans une totalité englobante. .

Critique de la dimension conflictuelle dans la reconnaissance intersubjective

Un passage important dans la lutte pour la reconnaissance est que pour se faire reconnaître, la conscience doit risquer sa vie vis-à-vis d’Autrui dans une lutte à mort afin de prouver sa pleine autonomie. Cette lutte à mort engendre d’une part une conscience maîtresse et d’autre part une conscience esclave. La première est constituée comme telle parce qu’elle a préféré risquer sa vie et maintenir son autonomie face à l’autre conscience. Cette conscience apparaît comme essentielle. De l’autre côté, la conscience esclave a estimé préférable de se soumettre plutôt que de risquer sa vie. Cette conscience apparaît donc comme inessentielle.

Or, pour Levinas, la détermination conflictuelle de l’intersubjectivité dans la lutte pour la reconnaissance ne va pas de soi. Comme on l’a bien vu dans la section antérieure, l’affirmation de l’identité de la conscience dans l’extériorité, cette odyssée de la liberté, s’accomplit à travers la suppression de toute altérité. Cela n’est rien d’autre qu’une économie de domination qui vise à supprimer toute différence et altérité dans le même. Désormais, la rencontre avec autrui ne pouvait être que conflictuelle. Ainsi, la pluralité des consciences est réalisée sous forme d’exclusion. L’économie de la reconnaissance de soi par l’autre fait nécessairement passer l’intersubjectivité par la violence. Cette dernière atteint la limite d’un combat à mort pour affirmer cette identité. Le principe d’identité mobilise à nouveau la conscience chez Hegel comme une confrontation à toute différence qui doit forcément être surmontée. La dialectique conflictuelle tend à ramener toute différence dans l’extériorité à un reflet de l’identité de mon ego personnel. “L’identification du Même n’est pas le vide d’une tautologie, ni une opposition dialectique à l’Autre, mais le concret de l’égoïsme” dit Levinas (1961, p. 8). Ainsi l’ivresse de la violence, le pacte tranquille avec la guerre, vient de l’identification de soi avec le ‘ Même ’ ; de la même façon que l’aspiration à l’autonomie ne peut être accomplie que comme une liberté, comme un sujet absolu qui n’accepte pas de limites dans Autrui. Désormais, l’économie de domination qui mobilise la lutte pour la reconnaissance ne peut que diviser les hommes entre maîtres et esclaves et sombrer ainsi dans le conflit et la violence.

Et pourtant, l’accusation semble injuste du point de vue de Hegel. Il a expressément voulu montrer que l’économie des rapports intersubjectifs ne relève pas de la relation sujets-objets qui mobilise la connaissance. C’est la résistance de la conscience à la condition d’objet spéculaire qui aboutit à une lutte pour la reconnaissance. Au sein de cette lutte, la conscience résiste au fait d’être réduite au statut d’objet et cherche à être reconnue par l’autre. Le conflit apparaît dès lors comme un moment nécessaire sur le chemin vers la reconnaissance réciproque et mutuelle, vers la justice. Il ne faut pas oublier cela. Autrement dit, il ne faut pas gommer Hegel avec Hobbes. Hegel s’approprie Hobbes pour faire du conflit entre hommes un moment uniquement et non l’essence des rapports intersubjectifs.

Or, pour Levinas, cette réponse s’avère insuffisante. Levinas dénonce cette violence comme un passage non nécessaire là où une autre forme de rapport social est possible. Il s’agit d’une socialité qui ne passe pas à travers la violence. L’omission de Hegel de porter une attention adéquate à l’expérience concrète d’autrui le prive de l’expérience de la nudité du visage qui porte audelà du monde vers l’infini, et de l’injonction éthique d’autrui qui ramène cette expérience vers une socialité pacifique. Dès lors, l’homme n’est pas un loup pour l’homme, mais l’homme est homme pour l’homme. “Il est extrêmement important de savoir si la société au sens courant du terme est le résultat d’une limitation du principe que l’homme est un loup pour l’homme, ou si au contraire elle résulte de la limitation du principe que l’homme est pour l’homme” (Levinas, 1982b________. “Éthique et infini”. Paris : Fayard-France culture, 1982b., pp. 74-75). En effet, c’est l’expérience du visage qui permet d’ouvrir la conscience. La paix prend la place d’une réponse à la guerre. Ainsi, la responsabilité vers ce visage nu et toujours précaire ouvre vers la paix et met fin à la violence. La sociabilité doit à présent être comprise autrement, c’est-à-dire comme une séparation liante entre les hommes que Levinas appelle socialité, qui est soutenue par la proximité entre les hommes et qu’on ne retrouve avec aucun autre étant. Il s’agit d’une proximité avec l’infini où se montre une fraternité entre les hommes antérieure à la violence (Levinas, 1995______. “Paix et proximité” In: Altérité et transcendance. Paris: Fata Morgana-LFG, 1995., pp. 141-142):

Il faut se demander si la paix, au lieu de tenir à l’absorption où à la disparition d’altérité, ne serait pas au contraire la façon fraternelle d’une proximité d’autrui, laquelle ne serait pas simplement le raté d’une coïncidence avec l’autre, mais signifierait précisément le surcroît de la socialité sur toute solitude - surcroît de la socialité et de l’amour.

Désormais, le modèle de l’intersubjectivité hégélienne est solidaire d’un formalisme tributaire de l’idéalisme qui veut sublimer l’existence dans l’essence. Dès lors, Hegel ne peut que manquer l’expérience de la sensibilité qui permet de rendre compte de cette dimension concrète du face-à-face des rapports intersubjectifs. Cet oubli de l’expérience concrète du corps, dans le sillage de la pensée levinassienne, s’avère fatal lorsqu’il se voit empêché par cette voie insuffisamment phénoménologique de rendre compte de l’expérience pathétique du visage d’autrui, ainsi que de la défection de la phénoménalité en elle qui porte vers l’infini. Ce faisant, Hegel rend impossible l’expérience du lien de socialité avec le visage selon lequel, avant toute lutte de consciences, l’homme est pour l’homme, qui se trouve ainsi dans une capitis diminutio de sa propre pensée de la reconnaissance intersubjective.

Pourtant, cette objection que l’on vient de décrire se concentre dans cette idée : pour Levinas, l’économie de la lutte entre le maître et l’esclave ne serait qu’un moment de l’ontologie caractérisé par Levinas comme guerre. Autrement dit, la reconnaissance en tant que lutte perpétue la guerre. Une violence déjà présente dans le geste englobant bien que totalisant du principe d’identité, dans la vérité qui mobilise le savoir selon lequel “L’essence, ainsi, est l’extrême synchronisme de la guerre” (Levinas, 1974________. “Autrement qu’être ou au-delà de l’essence”. La Haye : Martinus Nijhoff, 1974., p. 5). Cette violence se montre d’emblée dans ce “ Moi ” haïssable, égocentrique qui se veut le centre du monde, le midi sous le soleil. De même c’est l’égoïsme foncier du conatus, celui qui se montre dans la lutte des étants les uns contre les autres, libérés à la fureur de la persistance dans l’être. Dès lors on comprend pourquoi Levinas écrit que “l’essence ne sort pas de son conatus” (Levinas, 1974________. “Autrement qu’être ou au-delà de l’essence”. La Haye : Martinus Nijhoff, 1974., p. 5); “les individus s’y réduisent à des porteurs de forces qui les commandent à leur insu. Les individus empruntent à cette totalité leur sens (invisible en dehors de cette totalité)” (Levinas, 1961LEVINAS, E. “Totalité et infini”. La Haye : Martinus Nijhoff, 1961., p. X). .

Désormais, comme Adorno (2003)ADORNO, Th. “Dialectique négative”. Paris: Payot Rivages, 2003., Levinas dénonce le principe ontologique moderne de la subjectivité comme conservatio sui. La récupération que fait Levinas du conatus essendi spinoziste permet de caractériser comme inter-esse la volonté de puissance qui domine le geste du savoir. Ce geste n’est pas autre chose que le prolongement de l’énergie de l’être qui se montre comme guerre. Comme l’exprime bien Levinas (1993________. “Entre Nous. Essai sur penser l’autre”. Paris: Biblio essais, 1993., p. 9-10):

L’événement d’être est dans un souci d’être, il ne serait qu’ainsi dans son élan “essentiellement” fini et tout entier absorbé par ce souci d’être. [...] Être, déjà insistance d’être comme si un “instinct de conservation” coïncidant avec son déroulement, le préservant et le maintenant dans son aventure d’être, était son sens.

De façon que la “ [...] lutte pour la vie des vivants, et les guerres humaines, de la violence interindividuelle aux conflits entre classes ou Etatsnations, doivent malgré tout se laisser ramener à la même origine comme les différentes expressions de la brutalité nue et originaire du fait d’être, ou plutôt, de l’événement d’être” (Sebbah, 2007SEBBAH, FD. “Décrire l’être comme guerre” In : Emmanuel Levinas. Territoires de pensée. Paris : PUF, 2007., p. 145). Il y a donc ainsi une continuité de la lutte pour la reconnaissance avec l’ontologie. Comme Levinas lui-même le laisse entendre : “L’intéressement de l’être se dramatise dans les égoïsmes en lutte les uns avec les autres, tous contre tous, dans la multiplicité d’égoïsmes allergiques qui sont en guerre les uns avec les autres et, ainsi, ensemble” (Levinas, 1974________. “Autrement qu’être ou au-delà de l’essence”. La Haye : Martinus Nijhoff, 1974., pp. 4-5).

Levinas semble lui-même confirmer de façon explicite cette conception de la lutte pour la reconnaissance comme épiphénomène de la détermination de l’ontologie en tant que guerre, dans le passage suivant : “Esse est intéresse. L’essence est intéressement [...]. Positivement, il se confirme comme conatus des étants. Et que peut signifier d’autre la positivité, sinon ce conatus ? [...] La guerre est le geste ou le drame de l’intéressement de l’essence” (Levinas, 1974________. “Autrement qu’être ou au-delà de l’essence”. La Haye : Martinus Nijhoff, 1974., pp. 4-5). Une idée que Levinas semble confirmer à nouveau dans le passage suivant : “L’énergie animale commanderait le secret du social, du politique, de la lutte, de la défaite et de la victoire, [...]” (Levinas, 1986________. “Au-delà du verset”. Paris : Minuit, 1986., p. 77). Dès lors, on voit bien comment la résolution de la lutte pour la reconnaissance dans son passage à la dimension objective de l’esprit n’est pas une résolution de la violence mais la continuation de cette violence d’une autre manière. Ce faisant, la portée ontologique de la lutte pour la reconnaissance entre le maître et l’esclave chez Hegel ne fait que revenir finalement à la pensée du philosophe présocratique Héraclite d’Ephèse qui manifeste : “ πολɛμοσ παντων μɛν πατνρ ɛστι, παντων δɛ Βασιλɛυσ, και τουσ μɛν θɛυσ ɛδɛιζɛ, τουσ δɛ ανθρωπουσ, τουσ μɛν δουλουσ ɛποινσɛ τουσ δɛ ɛλɛυθɛπουσ. (La guerre est le père de toutes les choses, et de toutes choses il est le roi ; c’est lui qui fait que certains sont des dieux et d’autres des hommes, que certains sont des esclaves quand d’autres sont maîtres.) ”7 7 DK-B53 dans l’édition de H.Diels et W. Kranz, 8 8 Hegel semble confirmer cette idée d’Héraclite dans le passage suivant : “Pour ne pas les laisser s’enraciner et se durcir dans cet isolement, donc pour ne pas laisser se désagréger le tout et s’évaporer l’esprit, le gouvernement doit de temps en temps les ébranler dans leur intimité par la guerre ; par la guerre, il doit déranger leur ordre qui se fait habituel, violer leur droit à l’indépendance, de même qu’aux individus, qui s’enfonçant dans cet ordre se détachent de tout et aspirent à l’être-pour-soi et à la sécurité de la personne, le gouvernement doit, dans ce travail imposé, donner à sentir leur maître, la mort” (Hegel, 1940, tome II, p.23). Dans le cours Dieu, la mort et le temps de 1975 Levinas reviendra sur cette réflexion hégélienne pour la contester. Pensée de la mort pour Levinas qui revient au registre de la dialectique du maître/esclave qu’il s’agit de questionner. En effet, la conscience servile a précisément éprouvé l’angoisse au sujet de telle ou telle chose, non devant tel ou tel instant, mais elle a éprouvé l’angoisse au sujet de l’intégralité de son essence, car elle a ressenti la peur de la mort, le maître absolu. Donc au lieu d’être un rapport à autrui, la reconnaissance semble être un rapport de la vie avec la mort, “comme si l’approche de la mort demeurait l’une des modalités du rapport avec autrui” (Levinas, 1961, p.211). Dès lors, chez Hegel il n’y a pas un mourir pour l’autre. Il s’agit d’une économie égocentrique qui marque le problème de la mort dans l’animalité de l’instinct d’autoconservation. D’où l’opposition frontale de Levinas à Hobbes aussi, et à l’hypothèse de la guerre originelle de tous contre tous, comme commencement. Comme l’écrit Levinas : “Il n’est pas sûr que la guerre était au commencement. Avant la guerre, étaient les autels” (2001, p.234). En effet, la peur de la mort violente serait à l’origine du principe de raison naturelle chez Hobbes qui cherche à surmonter la violence dans l’universel. Une rationalité où les appétits naturels se trouvent à la base. Ainsi, les heurts entre hommes, l’opposition des uns aux autres font jaillir les étincelles de la lumière d’une raison qui domine. Or, selon Jacques Taminiaux chez Hegel aussi “la raison se constitue à partir de la violence des penchants”. (1992, p.134). Désormais Hegel et Hobbes restent dans le fondamental soumis à la même compréhension de l’être et de la raison à partir de la vis naturae. (2004HÉRACLITE. “Fragments”. Paris : Gallimard-Flammarion, 2004., p.234).

Ainsi, sous la forme soit de lutte, soit du savoir, la violence est toujours présente sous forme implicite à l’ontologie hégélienne y compris à la lutte pour la reconnaissance. Désormais, comme l’exprime bien Levinas, chez Hegel, “Nous resterions dans l’idéalisme d’une conscience de la lutte et non pas en relation avec Autrui, relation qui peut se muer en lutte, mais déjà déborde la conscience de la lutte” (Levinas, 1961LEVINAS, E. “Totalité et infini”. La Haye : Martinus Nijhoff, 1961., p. 174).

  • 1
    Cette partie reprend les développements esquissés dans notre essai “Une critique de la constitution sociale de l’identité subjective dans la lutte pour la reconnaissance de G.W.F. Hegel” dans : DUCHENE-LACROIX, C., HEINDENREICH, F.Y OSTER, A. (eds.), Individualismus - Genealogie der Selbst (Er) Findungen, Sammelband Nº 25, Internationales Zentrum für Kultur- und Technikforschung. Münster : LIT, 2014, pp. 77-91.
  • 2
    Très tôt on peut déceler dans le sillage de Levinas la philosophie hégélienne comme philosophie de la liberté présupposée en tant que tâche à accomplir, mais tâche qui reste, néanmoins sans justification. Dit autrement, liberté qui justifie mais qui reste, à son tour, non justifiée.
  • 3
    On doit rappeler que Honneth revendique trois sphères de la reconnaissance. La première sphère est celle de l’amour et la famille, la deuxième sphère celle de la communauté des relations et de la solidarité qui se caractérisent par la société civile, et la troisième celle de l’État qui se caractérise par les relations d’ordre juridique entre les personnes. L’interrelation psychosociale commune aux trois sphères de la reconnaissance permet la réinterprétation de la théorie de la reconnaissance de Hegel par Honneth, qui permet le passage de la facticité de l’individualité naturelle de l’homme vers la condition de sujet. Transit qui est basé sur la confiance dans la sphère de l’amour et la famille, l’estime dans la sphère de la société civile, et sur le respect dans la sphère de l’État. Désormais, le but est d’établir une communauté de sujets pleinement capables qui permette l’apparition d’une société libre de sujets émancipés. Emancipation où la clé est la constitution intersubjective de l’individu. C’est un bref aperçu très général qui en aucun ne résume les détails riches et complexes de cette pensée. Pour approfondir voir: HONNETH, A. “Kampf um Anerkennung. Zur moralischen Grammatik sozialer Konflikte”. Frankfurt am Main : Suhrkamp, 1994.
  • 4
    Cet ordre de capacités permet-il, en conséquence, une reformulation de la dimension morale en-deçà et à la base d’une rationalité communicative ?
  • 5
    Livre II, “De l’Analytique des principes”, deuxième partie “Logique transcendantale”, B 276.
  • 6
    Il y a aussi une divergence d’ordre politique. Si la pensée libertaire de Buber projette d’abolir de façon permanente les structures étatiques au bénéfice d’une socialité du Je-Tu, Levinas est plus prudent à l’égard de sa critique de l’État, pour défendre une relation pronominale des individus, et ne va pas jusqu’à abolir l’État. Cela dit, dans les écrits de Totalité et infini et Difficile liberté, l’État est identifié, comme on l’avait déjà repéré, au mouvement du ‘ Même ’ qui cherche à absorber toute diversité dans une totalité englobante.
  • 7
    DK-B53 dans l’édition de H.Diels et W. Kranz,
  • 8
    Hegel semble confirmer cette idée d’Héraclite dans le passage suivant : “Pour ne pas les laisser s’enraciner et se durcir dans cet isolement, donc pour ne pas laisser se désagréger le tout et s’évaporer l’esprit, le gouvernement doit de temps en temps les ébranler dans leur intimité par la guerre ; par la guerre, il doit déranger leur ordre qui se fait habituel, violer leur droit à l’indépendance, de même qu’aux individus, qui s’enfonçant dans cet ordre se détachent de tout et aspirent à l’être-pour-soi et à la sécurité de la personne, le gouvernement doit, dans ce travail imposé, donner à sentir leur maître, la mort” (Hegel, 1940HEGEL, G.W.F. “Phénoménologie de l’esprit”. Paris : Aubier, 1940, tome II., tome II, p.23). Dans le cours Dieu, la mort et le temps de 1975 Levinas reviendra sur cette réflexion hégélienne pour la contester. Pensée de la mort pour Levinas qui revient au registre de la dialectique du maître/esclave qu’il s’agit de questionner. En effet, la conscience servile a précisément éprouvé l’angoisse au sujet de telle ou telle chose, non devant tel ou tel instant, mais elle a éprouvé l’angoisse au sujet de l’intégralité de son essence, car elle a ressenti la peur de la mort, le maître absolu. Donc au lieu d’être un rapport à autrui, la reconnaissance semble être un rapport de la vie avec la mort, “comme si l’approche de la mort demeurait l’une des modalités du rapport avec autrui” (Levinas, 1961LEVINAS, E. “Totalité et infini”. La Haye : Martinus Nijhoff, 1961., p.211). Dès lors, chez Hegel il n’y a pas un mourir pour l’autre. Il s’agit d’une économie égocentrique qui marque le problème de la mort dans l’animalité de l’instinct d’autoconservation. D’où l’opposition frontale de Levinas à Hobbes aussi, et à l’hypothèse de la guerre originelle de tous contre tous, comme commencement. Comme l’écrit Levinas : “Il n’est pas sûr que la guerre était au commencement. Avant la guerre, étaient les autels” (2001______. “En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger”. Paris: Vrin, 2001,, p.234). En effet, la peur de la mort violente serait à l’origine du principe de raison naturelle chez Hobbes qui cherche à surmonter la violence dans l’universel. Une rationalité où les appétits naturels se trouvent à la base. Ainsi, les heurts entre hommes, l’opposition des uns aux autres font jaillir les étincelles de la lumière d’une raison qui domine. Or, selon Jacques Taminiaux chez Hegel aussi “la raison se constitue à partir de la violence des penchants”. (1992TAMINIAUX, J. “Préface” in: HEGEL, G.W.F. “Système de la vie éthique”. Paris : Payot, 1992., p.134). Désormais Hegel et Hobbes restent dans le fondamental soumis à la même compréhension de l’être et de la raison à partir de la vis naturae.

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Publication Dates

  • Publication in this collection
    22 Oct 2021
  • Date of issue
    Jan-Apr 2021

History

  • Received
    18 Dec 2019
  • Accepted
    17 July 2020
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