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«Ici c’est une copropriété, c’est pas la pagaille»: Les copropriétés populaires du PAC/PMCMV comme instrument de nettoyage moral pour d’anciens habitants des favelas

"This is condominium, not a mess": The low income condominiuns of the PAC / PMCMV as instruments of moral cleanliness for ex-slum dwellers

“Aqui é condomínio, não é bagunça”: Os condomínios populares do PAC/PMCMV como instrumentos de limpeza moral para ex-favelados

Résumé

Cet article présente les résultats d’une enquête sur les copropriétés construites à la fois par l’état et la municipalité de Rio de Janeiro pour y reloger les habitants de favelas, dans le cadre de programmes tels que le PAC et Morar Carioca [Habiter Carioca], souvent dans des programmes résidentiels du programme Minha Casa, Minha vida - MCMV. Pendant mon travail de terrain ethnographique, j’ai pu remarquer que les habitants employaient différemment la typologie de « copropriété » : partant de son insertion dans l’imaginaire de la ville en tant que lieu de résidence des groupes les plus aisés, ces nouveaux copropriétaires mobilisaient cette représentation dans la construction de leurs projets de nettoyage moral, comme une manière de se dégager du stigmate d’habitant de favela. La recherche du nettoyage de l’image n’impliquait pas d’abandonner les pratiques des favelas : on observe des comportements et des utilisations des espaces contrastant avec le modèle de la copropriété, ce qui permet à de gens de l’extérieur et de l’intérieur d’utiliser le terme de « favelado » [habitant de favela] en tant que catégorie d’accusation. Et toujours pour échapper à la stigmatisation, les habitants mettent en œuvre trois stratégies de nettoyage moral: la redirection du stigmate, la personnalisation des règles et l’esthétique de la distinction.

Mots-clés:
Copropriété; favela; stigmate; projet de nettoyage moral

Abstract

This article introduces the results of a survey on the low income condominiums used by the state and municipality of Rio de Janeiro to resettle slum residents affected by projects such as PAC and “Morar Carioca”, often using PMCMV constructions. Using an ethnographic fieldwork, I observed that the residents made a different use of the condominium type: starting from their insertion in the imaginary of the city as dwelling of the most affluent people, these new condominiums used such representation in the construction of their moral cleansing project, as a way to become disfellowshiped of the favela stigma. The search for image cleanliness did not mean abandoning "favela" practices: it is often observed behaviors and uses of spaces that contrast with the condominial model, allowing people from outside and inside to activate the term “favelado” as a category of accusation. Still to escape stigma, residents resort to three strategies of moral cleansing: readdressing stigma, customizing rules, and the aesthetics of distinction.

Keywords:
Condominium; favela; stigma; moral cleansing project

Resumo

Este artigo apresenta resultados de uma pesquisa sobre os condomínios populares, condomínios utilizados pelo estado e município do Rio de Janeiro para reassentar moradores de favelas atendidas por projetos como o PAC e o Morar Carioca, muitas vezes utilizando construções do PMCMV. A partir do trabalho de campo etnográfico, observei que os moradores faziam um uso distinto da tipologia condomínio: a partir da sua inserção no imaginário da cidade como moradia dos grupos mais abastados, esses novos condôminos utilizavam tal representação na construção dos seus projetos de limpeza moral, como forma de se desfiliarem do estigma de favelado. A busca pela limpeza da imagem não significou abandonar práticas “faveladas”: observam -se comportamentos e usos dos espaços que contrastam com o modelo condominial, permitindo pessoas de fora e de dentro ativarem o termo favelado enquanto categoria de acusação. Ainda para escaparem do estigma, os moradores recorrem a três estratégias de limpeza moral: o reendereçamento do estigma, a personalização de regras e a estética da distinção.

Palavras-chave:
Condomínio; favela; estigma; projeto de limpeza moral

Introduction

Entre 2013 et 2016 j’ai mené une étude à caractère ethnographique1 1 Je présente dans cet article l’ethnographie que j’ai réalisée dans des logements populaires projetés et construits dans le cadre de deux programmes publics résidentiels : Programa de Aceleração do Crescimento - PAC (Programme d’Accélération de la Croissance) et Programa Minha Casa MInha Vida - PMCMV (Programme Ma Maison Ma Vie). Tous deux relèvent de l’état fédéral (mis en œuvre en lien avec les états fédérés et les municipalités), et ils ont démarré sous la présidence de M. Luís Inácio Lula da Silva (2003-2011). Ils sont toujours en activité, bien qu’ils aient subi une série de restructurations. Le premier concerne surtout les infrastructures urbaines et le logement et le second a été créé - initialement - pour s’attaquer au déficit de logements au Brésil. Pour cet article, on s’intéressera avant tout aux actions de ce programme destinées à la construction de logements neufs destinés aux ménages retirés des favelas de Rio de Janeiro. , dans deux copropriétés populaires de Rio de Janeiro2 2 J’emploie la catégorie de « copropriétés populaires » pour parler des ensembles construits dans le cadre du Programme d’Accélération de la Croissance (PAC) et du Programme Ma Maison, Ma Vie (PMCMV) pour du logement social. L’adoption de ce format par ces programmes correspond, d’après divers experts, à une stratégie des entrepreneurs de BTP qui permet de réduire leurs coûts, en particulier grâce à la construction d’équipements collectifs et de logements regroupés dans des immeubles. Je comprends pourtant que ces copropriétés se démarquent d ans le panorama résidentiel de celles réservées aux classes moyenne et haute, principalement dans l’état de Rio de Janeiro par la façon dont ce modèle est approprié, et constamment utilisé comme forme d’opposition à la façon d’habiter dans la favela - mais aussi par l’utilisation qu’en font leurs habitants. Non seulement ceux-ci ont créé des pratiques d’adaptation des espaces à leurs besoins, mais ils se servent du fait d’habiter dans une copropriété comme une forme de nettoyage moral. Ainsi une catégorie les distinguant des autres logements populaires et de copropriété est-il importante. Pour aller plus loin sur ces questions, voir Conceição 2014b. . Comme j’avais pu l’approfondir dans des travaux précédents (Conceição 2014aCONCEIÇÃO, Wellington da Silva. 2014a. “Agora você é madame!: os encontros de integração do PAC/PMCMV no Rio de Janeiro como instrumentos de disciplinarização urbana e moral da população pobre”. Anais do XI Congreso Argentino de Antropología Social. Mimeo. et 2014bCONCEIÇÃO, Wellington da Silva. 2014b. “Os condomínios populares: um novo modelo de gestão das populações pobres no Rio de Janeiro?”. Anais do XVI Encontro Regional de História da ANPUH-Rio. Mimeo.), ces copropriétés avaient été conçues par l’état et par la municipalité de Rio de Janeiro, principalement dans le but de reloger des habitants retirés des favelas.

Le relogement d’habitants de favelas dans des copropriétés mérite une attention particulière. Les copropriétés sont apparues et ont commencé à se multiplier à Rio de Janeiro et dans tout le Brésil dès les années 1960, et depuis cette époque sont identifiées comme typologie résidentielle des classes supérieures (Moura 2012MOURA, C. P. 2012. Condomínios no Brasil Central: expansão urbana e antropologia. Brasília: Editora UNB. ; Ferreira dos Santos 1981FERREIRA DOS SANTOS, Carlos Nelson. 1981. “Condomínios exclusivos: o que diria a respeito um arqueólogo?”. Revista de Administração Municipal, 160: 6-28.; Caldeira 2003CALDEIRA, Teresa Pires do Rio. 2003. Cidade de muros: crime, segregação e cidadania em São Paulo. São Paulo: Edusp. ), s’imposant comme élément de statut dans la configuration urbaine carioca. L’utilisation collective d’un espace privé, l’homogénéité des appartements, les équipements communs et l’organisation au moyen de normes et de règlements ont toujours marqué la présence de ces constructions dans la ville. L’identification de ce mode d’habitat aux classes moyennes et aisées - au niveau factuel et symbolique - l’a amené à correspondre dans son organisation physique et sociale aux valeurs de celles-ci. Lorsque surgissent ces copropriétés destinées cette fois-ci aux populations les plus défavorisées, se déclenche une série de conflits, en particulier si l’on confronte les représentations autour de cette forme d’habitat et l’ethos de ces groupes d’habitants.

Je me suis rendu compte, au cours de mon enquête, que le format de copropriété a été approprié à la fois par l’État et par les habitants, mais donne lieu à des projets différents. Dans l’appropriation qu’en fait l’État, j’ai pu identifier d’autres utilisations au-delà de celle d’un nouveau logement : empruntant une trajectoire presque séculaire des politiques de logement populaire à Rio de Janeiro, ces copropriétés ont aussi été bâties en tant que moyen de gestion et de disciplinarisation de la pauvreté urbaine carioca. Les « rencontres d’intégration » (Freire et Souza 2010FREIRE, Leticia de Luna; SOUZA, Mônica Dias de. 2010. Trocando o pneu com o carro andando: uma etnografia do processo de intervenção do Programa de Aceleração do Crescimento (PAC) no Complexo de Manguinhos (Relatório final da pesquisa de campo do projeto “Manguinhos: Diagnóstico histórico-urbano sanitário. Subsídios para políticas públicas sustentáveis em saúde”). Rio de Janeiro: Casa de Oswaldo Cruz/FIOCRUZ. Mimeo. et Conceição 2014aCONCEIÇÃO, Wellington da Silva. 2014a. “Agora você é madame!: os encontros de integração do PAC/PMCMV no Rio de Janeiro como instrumentos de disciplinarização urbana e moral da população pobre”. Anais do XI Congreso Argentino de Antropología Social. Mimeo. et 2016CONCEIÇÃO, Wellington da Silva. 2016. Minha casa, suas regras, meus projetos: Gestão de populações, dispositivos disciplinar-civilizatório, limpeza moral e outras resistências nos condomínios populares do PAC e PMCMV no Rio de Janeiro. Tese de Doutorado em Ciências Sociais, Universidade do Estado do Rio de Janeiro, Rio de Janeiro.), ces « formations» (cursos) qui précédaient l’entrée dans les logements, montraient clairement le caractère disciplinaire de ce projet : basées sur une armature morale - se traduisant par des instructions et des règles - où la favela y apparaissait systématiquement comme la référence négative, le modèle d’habitat et d’organisation à surpasser.

L’enquête de terrain m’a permis d’observer attentivement le rapport des habitants à ces dispositifs disciplinaires, qui se présentaient sous le jour de recommandations visant « l’adaptation » de ces sujets, jusqu’ici habitants de favela, à la logique d’habitat et d’organisation de l’espace de la copropriété. Un regard peu attentif, impressionné par l’adhésion de bon nombre d’entre eux au discours véhiculé par les agents publics, pourrait amener à croire que le projet de disciplinarisation urbaine mis en en œuvre était approprié par ses destinataires, indiquant ainsi son plein succès. À l’inverse de ce qui s’était déroulé dans des programmes antérieurs qui avaient également un fort caractère disciplinaire, comme les parcs prolétaires et la «Cruzada São Sebastião»3 3 Les parcs prolétaires intégraient une politique de logement provisoire des années 1940, et visaient à mettre en œuvre une « réadaptation surveillée » des habitants des favelas (Carvalho 2003) - principalement pour des raisons d’hygiène - avant de les loger dans des maisons individuelles par la suite. Dans le cadre de cette réadaptation, les fiches de renseignement des habitants étaient vérifiées et un règlement interne indiquait même comment et où cracher. L’ensemble Cruzada São Sebastião, qui date des années 1950, a été construit au cœur du quartier noble de Leblon pour accueillir les habitants de la favela de la Plage du Pinto (Simões 2010). Avec le concours de la Pastorale Catholique, diverses stratégies locales de contrôle de la conduite morale ont été mises en place et devaient être appliquées par les habitants qui souhaitaient continuer à loger dans les appartements : on y définissait par exemple les attitudes de l’homme et de la femme au sein de la famille et dans le quartier. Dans les deux cas, malgré les visées disciplinaires explicites qui avaient pour objectif, selon leurs concepteurs, d’éloigner les habitants de leurs expériences dans les favelas (considérées antihygiéniques ou immorales), ces projets ont été un échec : que ce soit en fonction de l’origine de ses habitants et/ou de son mode d’organisation, la Cruzada São Sebastião est vue aujourd’hui comme une favela par les cariocas en général, et subit toujours la même stigmatisation que ces territoires de la ville. Dès les années 1950, les parcs prolétaires étaient, quant à eux, officiellement répertoriées comme favelas par la puissance publique et les autres acteurs de la ville. , les habitants de ces copropriétés populaires finiraient-ils par adhérer à ce discours moral sans résistance ?

Partant de la maxime de Foucault selon laquelle « dès lors qu'il y a un rapport de pouvoir, il y a une possibilité de résistance » (2012: 360FOUCAULT, Michel. 2012. Microfísica do poder. São Paulo: Graal.), je me suis attaché á dénaturaliser mes premières impressions et, en les confrontant à mes observations de terrain au quotidien, j’ai pu comprendre que l’acceptation de la démarche « d’adaptation » que je retrouvais dans le discours des habitants ne signifiait pas, en pratique, une adhésion systématique à ces principes de de logement populaire.

Plus avant dans l’enquête, il devint clair que l’entrée dans le nouveau logement - un appartement en copropriété - représentait pour bon nombre de ces habitants une possibilité de reconstruction de leur trajectoire morale dans la ville, un rite de passage permettant de prendre une nouvelle identité dans la dynamique urbaine : on pouvait se présenter comme habitant d’une copropriété, non plus d’une favela, identité stigmatisée qui circonscrivait souvent les interactions dans la ville. Ainsi se mettait en place, à l’entrée dans le nouveau logement, la construction d’un projet de nettoyage moral.

J’appelle projet de nettoyage moral une démarche particulière, partie intégrante de la construction de l’identité, qu’adoptent les habitants à leur arrivée dans ces copropriétés (et liée au souvenir des stéréotypes dont ils étaient les victimes lorsqu’ils étaient des « favelados ») afin d’écarter les représentations négatives qui les stigmatisaient et ainsi de nettoyer l’image souillée du favelado4 4 “Favelado” est non seulement un terme qui désigne un habitant de favela mais il peut encore être employé dans un sens péjoratif et comme une catégorie accusatoire. Dans ce dernier cas, il se réfère à un comportement peu ou en rien « civilisé » et donc à des préjugés et au stigmate qui pèsent sur les formes de classifier les favelas et ses habitants. Tout le long de ce texte, nous emploierons ce terme et certains de ces dérivés (comme la « favélistation », autre catégorie centrale dans ce texte) considérant les disqualifications auxquelles ils sont associés. . Cette catégorie de nettoyage moral est apparue dans le dialogue avec les théories de l’anthropologie et de la sociologie urbaine. J’emploie ici le terme de projet, au sens de Schutz (1979SCHUTZ, Alfred. 1979. Fenomenologia e relações sociais. Rio de Janeiro: Zahar .), tel que le présente Velho (1981VELHO, Gilberto. 1981. Individualismo e cultura: notas para uma antropologia da sociedade contemporânea. Rio de Janeiro: Jorge Zahar Editor.; 2013VELHO, Gilberto. 2013. “Memória, identidade e projeto”. In: Um antropólogo na cidade: ensaios de antropologia urbana. Rio de Janeiro: Zahar . pp. 62-68.) : une conduite organisée par des individus ou des groupes d’individus pour atteindre des objectifs particuliers, liés à la construction de l’identité. Les projets sont « directement liés à l’organisation sociale et aux évolutions sociales. Ainsi, parce qu’ils impliquent des rapports de pouvoir, ils sont toujours politiques » (Velho 1981: 33-34). Velho affirme : « la consistance d’un projet dépend, au fond, de la mémoire qui fournit les indicateurs de base d’un passé qui a généré les circonstances du présent, et sans la conscience desquelles il serait impossible d’avoir ou d’élaborer des projets » (2013: 65).

Le nettoyage moral (Leite et Machado da Silva 2008LEITE, M.; MACHADO DA SILVA, L. A. 2008. “Violência, crime e polícia: o que os favelados dizem quando falam desses temas?”. In: L.A. Machado da Silva (org.), Vida sob cerco: violência e rotina nas favelas do Rio de Janeiro. Rio de Janeiro: Nova Fronteira. pp. 47-76.) quant à lui renvoie aux stratégies mises en œuvre par les habitants des favelas pour « s’éloigner du monde du crime, en revendiquant la non-identification aux criminels et en soulignant la nature pacifique et tranquille et leurs valeurs de moralité bourgeoise » (2008: 74). Au-delà de l’identification aux criminels, je pense que ce nettoyage moral peut aussi être mis en œuvre pour combattre d’autres représentations stéréotypées et négatives qui constituent le stigmateGOFFMAN, E. 1982. Estigma: notas sobre a manipulação da identidade deteriorada. Rio de Janeiro: Zahar Editores. qui affecte jusque dans leurs corps les habitants de favelas” / ”favelados”, d’autant plus que la première - l’identification avec les criminels - n’est pas le seul comportement de ces citadins pauvres qui soit considéré réprouvable, dévalorisé et/ou abhorré par les classes aisées et par l’état. Dans mon étude de cas, le principal dispositif de ce projet était la morphologie de la copropriété, compte tenu de sa représentation dans la hiérarchie du logement.

En faveur de ce projet de nettoyage moral, de nombreux habitants ont adopté une attitude facilement assimilable à l’ajustement au modèle de la copropriété et au projet de l’état. Mais au sein même de ce discours, j’ai pu reconnaître certaines formes de résistance qui ne sont pas toujours en nette rupture avec le projet des pouvoirs publics. Elles trouvaient souvent leur origine dans les interstices de ce projet ou dans une interprétation personnelle de celui-ci. Ce nettoyage moral, présent dans les stratégies de résistance déployées, ne peut être envisagé comme une soumission aux valeurs des classes aisées ou aux desseins disciplinaires de l’état. Je le conçois plutôt comme un outil de participation aux jeux de pouvoir, bien que les individus concernés n’en aient pas toujours conscience. Le stigmate qui pèse sur le favelado le met souvent à l’écart des espaces de participation, empêchant même la reconnaissance de ses potentiels. Quelle que soit sa position face un évènement, sa participation est presque toujours biaisée par ce « marquage social » qui l’accompagne.

J’ai pu identifier d’autres formes de résistance encore, lorsque j’ai compris que la recherche du nettoyage de l’image ne signifie pas, pour la plupart des habitants, l’abandon des pratiques considérées comme de favelados: on observe des comportements et des utilisations des espaces qui contrastent avec le modèle de la copropriété, permettant à des gens de l’extérieur et de l’intérieur de mobiliser le terme de favelado comme catégorie d’accusation5 5 La désobéissance aux règles de copropriétés n’est pas l’apanage des classes populaires. On observe le même phénomène dans les copropriétés destinées aux autres classes sociales. Comme le remarque Caldeira (2003) à propos d’ensemble résidentiels de standing à Sao Paulo, « les problèmes de construction d’une vie publique et démocratique dans les enclaves de Sao Paulo concernent les règles internes et les façons dont elles sont appliquées. Toutes les copropriétés sont dotées de conventions (règlements internes) élaborées par le promoteur immobilier ou par les copropriétaires. Fréquemment remises en question dans les assemblées de propriétaires elles sont constamment réécrites. Faire respecter les règles stipulées par ces conventions, là est le grand problème » (2003: 277). Toutefois, pour les copropriétés des classes plus aisées, qui ne sont donc pas la cible d’une représentation stigmatisante, la criminalité ne se voit pas associée à leur nature, comme c’est le cas pour les plus pauvres. Le terme de favelado, facilement mobilisé dans ces circonstances représente généralement l’incapacité quasi « naturelle » du sujet à jouer un autre rôle dans la ville. . Même face à de telles attitudes, ces sujets déploient des stratégies visant à échapper au stigmate de la favela et de ses habitants. J’ai pu en identifier trois pendant mon travail sur le terrain, que je présente ci-dessous : la personnalisation des règles, l’esthétique de la distinction et le redirection du stigmate.

La personnalisation des règles

Avant de parler de la personnalisation des règles, je dois préciser l’emploi des catégories d’« ordre » et de « désordre », souvent mobilisées par les agents publics, mais aussi par les habitants, par rapport aux règles et à leur respect ou non. Je les mets entre guillemets de manière à en souligner le caractère subjectif. En 1982, Ferreira dos Santos publiait un article intitulé « Le désordre n’est qu’un ordre qui exige une lecture plus attentive » où il montrait les favelas comme une forme légitime d’organisation urbaine dotée d’ordre, même si celui-ci est assimilé au désordre par les autres secteurs de la ville. Les conceptions autour de l’ordre sur mon terrain d’étude correspondaient plutôt à la représentation décrite par Ferreira dos Santos.

Chez les habitants des copropriétés populaires où j’ai mené mon travail de terrain, j’ai trouvé des perspectives de mise en ordre et en désordre semblables à celles que j’avais rencontrées lors d’une précédente étude de terrain au grand ensemble de Cidade Alta (Rio de Janeiro), souvent exprimées par le terme d’« organisation ». J’écrivais déjà, à propos de cette conception :

D’après les informateurs consultés pour les besoins de cette enquête, on reconnaîtra comme « plus organisés » les immeubles et espaces les moins modifiés par rapport aux plans originaux. Cette représentation coïncide avec celle de la « bonne forme urbaine » qui, d’après Vogel et Mello (1983), et Vogel, Mello et Santos (1981) part d’une logique rationaliste moderniste (d’inspiration positiviste), pratiquée par de nombreux architectes et urbanistes, et qui conduit à un aménagement des espaces selon des principes qui, la plupart du temps, ne dialoguent pas avec (voire négligent complètement) les pratiques sociales des classes populaires autour du logement. Les bâtiments de Cidade Alta, tout comme tant d’autres construits dans les années 1960 et 1970, obéissent à cette logique de la « bonne forme urbaine » (Conceição 2015CONCEIÇÃO, Wellington da Silva. 2015. "Qual dos três é melhor de se morar?: uma análise de hierarquias habitacionais em um bairro popular carioca”. In: R. K. Lima; M. A. S. Mello; L. L.Freire (orgs.), Pensando o Rio: políticas públicas, conflitos urbanos e modos de habitar. Niterói: Intertexto. pp. 75-96.: 82).

Tout comme à Cidade Alta, une bonne partie des habitants que j’ai côtoyés dans ces copropriétés récusaient eux aussi toute transformation de l’espace contrastant avec le projet original. En 2014, j’ai pu discuter avec Maria et Luciene dans la rue rua principale de la copropriété Esperança6 6 Les noms des personnes et des lieux (relatifs à mon enquête) présentés dans ce texte sont fictifs. . Elles regardaient une première tentative de modification substantielle de l’espace public : un habitant du rez-de-chaussée avait remblayé un bout du jardin devant sa fenêtre. Curieux, je leur demandai ce qui se passait et elles m’expliquèrent que, d’après ce qu’elles savaient, cet homme voulait y installer un stand de vente de boissons et de petite restauration.

Il faut dire que jusque-là, il n’y avait aucun espace nommément destiné ou construit pour la vente de quelque produit ou service que ce soit. Quelques habitants vendaient des produits alimentaires ou d’entretien chez eux et d’autres offraient des services (de manucure ou de coiffeur). Les produits à la vente étaient généralement exposés aux fenêtres et les services proposés sur de petites affiches discrètes. Beaucoup de ces activités étaient réalisées dans le salon des appartements, occupant tout au plus le pas-de-porte avec quelques chaises où l’on pouvait, par exemple, consommer sur place une boisson. Le contrat de cession des appartements stipule que les activités commerciales sont interdites dans ces espaces et la crainte d’un contrôle freinait sans doute la multiplication de ces pratiques, de façon trop explicite tout au moins.

Pour en revenir au stand, Luciene et Maria le condamnaient avec véhémence. Elles le voyaient comme un signe de la transformation en favela. Elles n’étaient pas les seules : le mois suivant, l’espace étaient toujours remblayé, sans aucun stand dessus. Rosa7 7 Ma principale informatrice pendant l’enquête. Habitante de la copropriété, elle avait également travaillé comme agent d’impact du PAC dans la favela où elle vivait auparavant, s’occupant - entre autres - du relogement de nombre de ses actuels voisins. me dit que le syndic avait discuté avec le copropriétaire en question et interdit son installation. A mon retour au mois de décembre, il y avait là une table de billard et une bâche tendue au-dessus la protégeant su soleil et de la pluie. De sa fenêtre, l’homme vendait les jetons et des boissons aux joueurs.

Cette réprobation ne concernait pas seulement les « abus » contre un ordre qui se s’affirmait sur cet espace, mais pour beaucoup, elle était également dirigée aux infractions et aux manquements à un ordre constitué dans la logique de la copropriété. Le « pervertissement » de cette logique pourrait mener à la classification de l’espace comme favela et ainsi mettre en risque le projet de nettoyage moral. Il fallait donc les préserver.

Pour mieux expliquer comment se passe - en principe - cette préservation de l’ordre sur la base des règles de la copropriété, je donnerai l’exemple de Julia, sous-syndic de l’ensemble Moradia 6, l’autre copropriété où j’ai mené mon enquête de terrain. Elle n’admettait pas la musique à tue-tête et autres types de bruit, ni aucune utilisation de l’espace public pouvant caractériser l’endroit comme favela, ce en quoi nombreux étaient ceux qui l’approuvaient. Lors d’une réunion de copropriétaires, elle parla de l’utilisation des murs d’entrée des immeubles comme étendoir. Elle y déclara avoir vu plusieurs habitants y mettant leurs vêtements à sécher et rappela que disposer des objets personnels dans les espaces communs était contraire au règlement. Elle raconta le cas d’une voisine de son immeuble dont les sous-vêtements restaient étendus sur le mur pendant près de deux jours et comment elle-même était contrainte de voir cette « exposition » en sortant de chez elle. Le rejet à l’égard des sous-vêtements peut être compris comme inscrit dans le processus de civilisation : comme l’affirme Elias (2011ELIAS, Nobert. 2011. O processo civilizador: volume 1 - uma história dos costumes. Rio de Janeiro: Zahar.), les choses liées au corps et à la sexualité ont été de plus en plus reléguées dans la sphère du privé8 8 «La tendance du processus de civilisation à rendre plus intimes toutes les fonctions corporelles, à les enfermer dans des enclaves privées, à les confiner ‘derrière des portes fermées’, entraîne plusieurs conséquences. L’une des plus importantes déjà observée en lien avec diverses autres formes d’impulsion, se voit clairement dans le développement de contraintes civilisatrices à la sexualité. (...)On voit combien l’ensemble de ces fonctions sont, peu à peu, chargées de honte et d’embarras sociogénétiques, faisant que leur seule mention en société soit de plus en plus sujette à un grand nombre de contrôles et d’interdictions. » (Elias 2011: 181). , leur exposition devenant acte d’incivilité. Mais la présence de tout vêtement ou objet en général dérangeait autant Julia : ce qui la dérangeait se rapportait surtout aux usages des murs par ses voisins.

Bien que les habitants démontraient leur rejet de la subversion de l’ordre inscrit dans l’espace et dans les règles, on remarquait constamment des manquements de leur part, y compris de ceux qui rejetaient ces pratiques de la manière la plus véhémente. Je comprends cela comme une forme d’adaptation personnalisée à l’ordre, où les habitants trouvaient des justifications plausibles à leurs « écarts », les excluant des pratiques « favelisantes » dans la copropriété. Voyons-en quelques exemples.

Je donnerai pour commencer un exemple de l’adaptation personnalisée à l’ordre édicté par le règlement de la copropriété. Lors de la même réunion et toujours sur l’étendage du linge, Julia déclara qu’on pourrait bien utiliser les murs à cette fin, si les gens faisaient preuve de « conscience ». Je reproduis son récit que j’ai transcris sur mon carnet de terrain :

On pourrait étendre sur les murs les choses lourdes, comme les couvertures et les édredons. Mais il faut les étendre, attendre que ça sèche et les retirer tout de suite. L’autre jour j’ai mis mon édredon et je l’ai enlevé dès qu’il a été sec, je ne l’ai pas laissé toute la nuit. Mais après j’ai vu la voisine y mettre ses vêtements. Elle y a mis des bermudas, des culottes, des slips... Le mur était rempli et elle les a laissés pendant deux jours. Ça ne va pas, si on l’utilise sans conscience, ça devient la pagaille. Après ça, je n’y ai plus jamais mis mon édredon.

D’après cette jeune habitante, « utiliser le mur consciemment » c’est s’en servir pour étendre son linge selon les critères qu’elle considère « normaux/corrects/de bon sens ». Malgré l’interdiction dans le règlement interne de l’utilisation des espaces communs à des fins privées, leur emploi « en conscience » - qui semblait à Julia un concept clair pour tout le monde - permettait à l’infracteur de ne pas sentir déviant. Julia reproduisait une pratique courante dans les favelas et autres formes d’habitat populaire : employer d’autres espaces (chez soi ou à l’extérieur) - outre la buanderie - pour étendre son linge. En définissant sa pratique contrevenante comme celle d’une personne « consciente », Julia se sent dans le droit d’échapper aux accusations dirigées aux favelados et de maintenir intact son projet de nettoyage moral.

Sur l’adaptation personnalisée à l’ordre inscrit dans l’espace, je donnerai l’exemple d’une modification que Rosa a faite dans son appartement. À mon retour en mai 2014, (après un intervalle de quatre mois) pour la seconde phase de l’enquête de terrain à Esperança, je constatai à ma grande surprise que l’on n’accédait plus à l’appartement de Rosa directement par la porte, car il y avait maintenant un portail. Il y avait une grille en fer, installée des deux côtés qui menaient à sa porte. Cela ne modifiait pas la structure de l’appartement ou de l’immeuble, mais privatisait un espace destiné au passage.

Ainsi la cage d’escalier qui donnait accès aux autres étages, située sur le palier de sa porte, était devenue espace à usage privé de sa famille, comme une espèce de prolongement de son logement. On y rangeait déjà les jouets de sa fille cadette, qui dormait dans la chambre des parents. Mon informatrice n’était pas la seule à avoir procédé de la sorte : d’autres portails fleurissaient dans les bâtiments, altérant considérablement le format homogène des logements.

Connaissant l’aversion de Rosa à toute attitude susceptible de s’apparenter à une favelisation (elle considérait les modifications exécutées par certains de ses voisins comme une contribution en ce sens), je lui demandai pourquoi elle avait installé de portail. Elle dit l’avoir fait pour que sa fille cadette puisse jouer en sécurité. Mais le portail n’était jamais fermé à clef et la petite fille l’ouvrait constamment pour se rendre chez sa grand-mère, la mère de Rosa, dans l’appartement voisin, où pour partir chercher son frère qui jouait ailleurs. Je ne crois même pas ici pouvoir caractériser le portail de Rosa comme un type d’esthétique de la distinction, encore moins d’esthétique de la sécurité9 9 Nous présenterons ces catégories au prochain point. . Le portail semblait être une alternative permettant d’augmenter la faible surface de son appartement, où vivaient cinq personnes et un chien. Rosa ne cessa pas pour autant de critiquer les autres initiatives du même genre : elle pensait avoir une raison valable, mais aussi qu’elle s’était efforcée de faire les choses « comme il faut » pour ce que ça n’enlaidisse pas l’immeuble.

Une fois de plus, je me rappelai mes expériences de terrain à Cidade Alta. Dans ce grand ensemble, tout comme dans les favelas de la ville, les habitants construisent des puxadas (extensions)10 10 «Le terme de puxada (ou puxadinho) - extension NdT - est une catégorie locale qui caractérise les constructions visant à agrandir les maisons ou les appartements des populations défavorisées : on crée une ou plusieurs pièce pour répondre à un besoin ou pour des questions de confort des occupants. Si elles sont généralement conçues par les habitants, leur réalisation est confiée à des maçons, sans supervision par un architecte ou un ingénieur. » (Conceição 2015: 90). pour agrandir leur logement. En général, dans les favelas, les maisons sont bâties de plain-pied et, par la suite, agrandies verticalement, la dalle du toit servant de plancher pour le prochain étage. Cette dalle pourra abriter une nouvelle pièce, un nouveau logement, un nouvel espace de loisirs, voire un local public (église, école, commerce, etc., les logements étant déménagés aux étages supérieurs). Ce système d’augmentation par la dalle est tout à fait accepté socialement dans les favelas et la plupart de leurs habitants le pratiquent.

À Cidade Alta, cette pratique s’inscrit également dans le quotidien, mais s’agissant d’un ensemble d’immeubles verticaux d’origine, les agrandissements se font à l’horizontale, et le rôle de la dalle des favelas est joué par les murs donnant sur la rue, ou leur absence quand ils sont démolis. L’appartement empiète sur la rue, avec la nouvelle pièce qui occupe ce qui auparavant était un espace commun du bâtiment, ou un tronçon de trottoir. Mais l’acceptation des agrandissements semble y être différente, par rapport à d’autres favelas et quartiers populaires de la ville. Comme je l’avais relevé dans un autre ouvrage :

mes registres ethnographiques indiquent (autant les récits que l’observation au quotidien), que si plusieurs habitants désapprouvent cette pratique qu’ils classent parmi les principales coupables de la « favelisation » et de la « désorganisation » de la cité, nombreux sont ceux qui adjoignent ce type de construction. Si autant les anciens habitants et les nouveaux arrivants, mais aussi ceux qui en sont partis, les condamnent, rien ne les empêche d’envisager la possibilité d’en construire une : « Tu vois, mon extension à moi, c’est du luxe. C’est pas comme ces ‘machins’ qu’on voit ici ou là ! » - me déclara un informateur un jour sur le terrain pour justifier à la fois sa condamnation de cette pratique et l’usage qu’il en avait fait (Conceição 2015CONCEIÇÃO, Wellington da Silva. 2015. "Qual dos três é melhor de se morar?: uma análise de hierarquias habitacionais em um bairro popular carioca”. In: R. K. Lima; M. A. S. Mello; L. L.Freire (orgs.), Pensando o Rio: políticas públicas, conflitos urbanos e modos de habitar. Niterói: Intertexto. pp. 75-96.: 90-91).

Rosa et d’autres habitants de la copropriété, tous comme ceux de Cidade Alta, parvenaient à établir des critères de hiérarchisation, que ce soit sur le plan de l’esthétique ou du besoin, à l’égard des transformations qu’ils imposaient à l’espace. Ces critères, hautement subjectifs et donc personnalisés atténuaient chez tous ceux qui partageaient ce discours le poids de l’infraction et l’effet du stigmate de la favelisation. Comme dans le cas précédent, cette stratégie permettait d’enfreindre les règles - une façon classique de résistance - sans abandonner le projet de nettoyage moral.

L’esthétique de la distinction

Dans les réunions de résidents de Moradia 611 11 Ces réunions faisaient partie du second cycle des « rencontres d’intégration » des habitants, une fois qu’ils eurent emménagé. Elles se sont déroulées quelques mois après l’inauguration. auxquelles je participais - dès la première - les habitants rappelaient constamment l’importance de l’installation d’un portail d’entrée. La copropriété a été construite au cœur d’une favela de la Zone Sud de Rio de Janeiro (Morro do Gavião) et elle a été conçue pour être ouverte et permettre le passage entre différents secteurs du quartier. La revendication de fermeture du passage n’est pas restée lettre morte : dès que des moyens financiers ont été obtenus grâce à la location de la salle polyvalente pour des célébrations d’une église évangéliste, la première mesure fut d’installer le portail, contre l’avis du maître d’œuvre de la Cité qui en avait rejeté la demande. Je savais que cela se reproduisait dans d’autres ensembles du programme MCMV de la ville, tous de logement social.

En première lecture, je pensais pouvoir interpréter cela comme des expressions de «l’esthétique de la sécurité »12 12 Caldeira (2003), qui a mené une étude sur les enclaves fortifiées de São Paulo (parmi lesquelles, les copropriétés), affirme que la peur de la criminalité était l’argument le plus invoqué pour justifier la préférence pour ce type d’habitat. En fait, cette peur du crime a progressivement modifié l’architecture de la ville et de ses quartiers, qui au cours de 50 dernières années s’est vue marquée par la présence de murs, de grilles et autres équipements composant un code que Caldeira appelle « l’esthétique de la sécurité ». Cette esthétique a atteint non seulement les copropriétés, mais aussi les maisons individuelles y compris celles des quartiers défavorisés. Ainsi Sao Paulo est-elle peu à peu devenue une « ville de murs ». , que Caldeira (2003CALDEIRA, Teresa Pires do Rio. 2003. Cidade de muros: crime, segregação e cidadania em São Paulo. São Paulo: Edusp. ) avait identifiée à São Paulo. Mais ici manquait une des conditions à remplir : la peur des éléments extramuros.

L’enquête de terrain permet d’étayer cette affirmation : quand les copropriétaires de Moradia 6 demandèrent l’installation du portail, les arguments les plus importants présentés à l’équipe du PAC responsable de la copropriété et qui avait accompagné l’arrivée des habitants dans le cadre d’une prise en charge sociale, ne mentionnaient pas la violence, sans doute parce qu’il s’agissait d’anciens habitants de cette favela-là qui avaient développé une sorte de « compétence citoyenne » (Mello, Kant de Lima, Valladares et Veiga 2011MELLO, M. A. S.; KANT DE LIMA, R.; VALLADARES, L. P.; VEIGA, F. B. 2011. “Pósfácio - Isaac Joseph: diário de bordo, percursos, experiências urbanas e impressões de pesquisa”. In: Daniel Cefai; M. A. S. Mello; F. R. Mota; F. B. Veiga (orgs.), Arenas públicas: por uma etnografia da vida associativa. Rio de Janeiro: EDUFF. pp. 479-515.: 513)13 13 Les auteurs mentionnés ont eu recours à cette catégorie - par allusion au parcours du sociologue Isaac Joseph au Brésil - pour décrire une sorte de compétence acquise face aux caractéristiques et aux défis du milieu urbain, en particulier à partir des expériences de socialisation et de sociabilité. Ce concept est inspiré des recherches et des écrits des sociologues de l’École de Chicago, comme Robert Ezra Park, Louis Wirth, entre autres. pour faire face aux effets de la criminalité violente.

Le syndic Carlinhos, défendant l’importance du portail, parlait d’un bal qui avait lieu près de là tous les week-ends, et disait que les fêtards pénétraient dans les parties communes pour boire, se droguer et avoir des rapports sexuels, la preuve étant d’après lui, les canettes de bière vides, les mégots et les préservatifs usagers que l’on y retrouvait. J’étais convaincu que ce portail avait pour fonction de mettre en place une frontière symbolique. Il me semblait toutefois y avoir d’autres intentions en jeu. C’est la seconde priorité discutée par les habitants lors de la dernière réunion à laquelle je participais qui me mit sur cette piste : l’installation d’un interphone. De mes quelques observations de leurs pratiques quotidiennes, je pouvais déduire qu’un tel équipement n’était pas essentiel au maintien de leurs habitudes. Les appartements possédaient au moins une fenêtre donnant sur la rue (il n’y avait que seize appartements répartis sur deux blocs), et même ceux qui habitaient les étages supérieurs avaient bricolé une solution qui leur évitait de se déplacer pour ouvrir la porte de l’immeuble : par la fenêtre, ils faisaient descendre une clé dans un petit panier au bout d’une corde. C’est ce qui me conduit à penser que, plus qu’un réel besoin de sécurité ou de confort, le portail et l’interphone permettaient de rapprocher la copropriété populaire des copropriétés de classe moyenne et , de ce fait, de rendre encore plus efficace de distinction et de nettoyage moral.

Une autre observation de terrain me permettra de renforcer cette affirmation. À la Copropriété Esperança, avant même que les habitants y emménagent, il y avait déjà un portail électronique pour l’entrée des véhicules, ainsi qu’un autre pour l’entrée des piétons et une guérite14 14 Au départ cet ensemble était destiné au niveau 2 du PMCMV, c’est-à-dire les ménages ayant un revenu compris entre 4 et 7 salaires minimum, et qui achèteraient leur logement, dont le coût de construction était subventionné par le Programme gouvernemental et pour lequel ils bénéficiaient d’une aide à l’accession à la propriété. En raison des fortes pluies de 2010 qui dévastèrent plusieurs favelas de la ville, l’État de Rio acheta la copropriété, dans le cadre des mesures d’urgence, pour y abriter les ménages sans-abris ou dont le logement avait été condamné par la sécurité civile. Les habitants d’Esperança venaient pour la plupart des favelas alentour et avaient donc reçu leur appartement comme compensation de la part de l’État de Rio de Janeiro. Le public initialement prévu pour cet ensemble résidentiel justifie sans doute la présence de certains éléments, comme la guérite et le portail, qui d’ailleurs existaient au début du PMCMV dans les cités de niveau 1 (de 0 à 3 salaires minimum). . Un gardien s’y tient 24 heures sur 24. Ceci étant, je n’ai jamais vu ces entrées fermées, que ce soit celle des piétons ou celle des véhicules, ni même la fois où je sortis tard dans la nuit après une fête d’anniversaire. Je n’ai jamais vu non plus les portiers prêter la moindre attention à ce qui se passait à ces entrées. Ils étaient toujours occupés à bavarder avec un habitant ou rivés devant leur téléviseur. Je n’y ai vu aucun système de classifications des personnes qui passaient par la guérite, comme avait pu le faire Moura (2012MOURA, C. P. 2012. Condomínios no Brasil Central: expansão urbana e antropologia. Brasília: Editora UNB. ) dans ses travaux sur les copropriétés horizontales de Goiânia. J’en conclus qu’il n’y avait aucune surveillance car il n’y avait aucune crainte, tout comme à Moradia 6. La haie en barbelés rasoirs installée à la limite de la copropriété voisine me semblait plus une frontière symbolique qu’un équipement de sécurité, dans la mesure où les portails étaient toujours grands ouverts.

De tels éléments - portail électronique, guérite, barbelés - prenaient toute leur importance quand il s’agissait de présenter le site du nouveau logement comme étant une copropriété, même si dans ce cas précis ils n’avaient que peu de valeur en tant qu’équipements de sécurité. J’en conclus, étayé sur ces deux exemples et bien d’autres non mentionnés ici, qu’au-delà d’une esthétique de la sécurité, la présence de ces équipements relève d’une «esthétique de la distinction », et que cette distinction rapproche les copropriétés populaires des autres copropriétés plutôt que des grands ensembles (comme Cidade Alta et Cidade de Deus, généralement identifiés en tant que favelas), tout en étant utilisée par ailleurs comme instrument de nettoyage moral.

Lorsqu’on parle de ces stratégies de distinction, il me semble important de souligner ma certitude qu’il existe en toile de fond un intérêt des groupes que j’ai étudiés à changer de statut. La recherche d’éléments susceptibles de procurer - ne serait-ce que symboliquement - du statut au sein du groupe social auquel on appartient, se retrouve dans diverses sociétés et cultures. Les citadins pauvres n’en sont pas exempts - et ne doivent pas l’être - du souhait d’accéder à ces usages distinctifs dans ce même but. J’ai toutefois pu observer sur le terrain qu’au-delà de l’élévation du statut les éléments permettant une esthétique de la distinction deviennent des preuves matérielles du processus de nettoyage moral. Ils servent à différencier la copropriété des favelas, des cités populaires, des lotissements illégaux et des autres espaces de la ville portant les stigmates de la favela. Je me souviens d’une conversation avec João, le mari de Rosa, qui pensait pouvoir, dans quelques années (le temps qu’on oublie que les habitants étaient venus de la favela et que cet espace soit vu comme une copropriété), revendre son appartement à bon prix, grâce à la relative proximité de deux centres commerciaux et du métro, ce qui permettrait d’acheter une maison dans un autre quartier. Pour lui, dans un futur proche, les éléments distinctifs présents dans cet espace seraient plus forts que le stigmate qui avait accompagné les habitants.

La redirection du stigmate

Comme on l’a souligné plus haut, les habitants des copropriétés populaires ont un projet assez clair : utiliser cette forme d’habitat - entre autres choses - comme une forme de nettoyage moral vis-à-vis de la ville. En revanche chez Moura (2012MOURA, C. P. 2012. Condomínios no Brasil Central: expansão urbana e antropologia. Brasília: Editora UNB. ), qui avait travaillé sur des copropriétés dont le public était bien différent du nôtre, un des principaux projets des occupants était de construire une distinction sociale - un certain statut - vis-à-vis du reste de la ville. Dans les deux cas, autant pour entretenir une image morale propre que les effets de la distinction, il faut déployer des stratégies de maintien de « l’ordre » institué, dont la principale consiste à créer des façons de montrer que les problèmes qui accablent le site ne doivent pas être considérés comme normaux ou courants, mais bien comme des exceptions échappant à la règle. Les habitants publiquement reconnus comme ne rentrant pas dans le moule du projet, deviennent les boucs émissaires et c’est vers eux qu’est réadressée l’accusation de responsabilité de tous les problèmes collectifs. A ces individus ou à ces groupes sont alors adressés tous les reproches concernant ou pouvant concerner la collectivité, comme stratégie de purification de l’image. J’appelle cette pratique une redirection du stigmate. C’est celle qui, sur le terrain, a révélé le plus vivement l’utilisation de la copropriété comme dispositif de nettoyage moral.

Avant de parler de deux cas que j’ai accompagnés et qui démontrent cet effort de désignation des outsiders du projet, pour leur imputer la culpabilité pour ce qui n’a pas marché, j’aimerais citer un récit de Moura (2012MOURA, C. P. 2012. Condomínios no Brasil Central: expansão urbana e antropologia. Brasília: Editora UNB. ), qui m’a aidé à interpréter les situations que j’ai rencontrées. L’auteure raconte, à partir de la page 150, l’histoire du petit Damião, un enfant assez agité, habitant de la copropriété Campo Alegre (il était voisin de la chercheuse qui vivait également sur place) et qui, avec d’autres petits habitants, troublait la « paix » locale. A une époque, le comportement de Damião est devenu insupportable aux habitants, au point d’être à l’ordre du jour des réunions de copropriété. Les critiques ne se restreignaient pas au petit garçon, mais visaient surtout sa mère, jugée incapable d’imposer des limites.

La chercheuse a alors cherché à comprendre les raisons de la sévérité avec laquelle on condamnait Damião mais pas ses petits camarades et leurs parents respectifs. Sa conclusion fut que Damião était plus qu’un enfant turbulent ; le profil familial portait attente à la bonne image des lieux. Il était l’enfant d’une mère célibataire qui vivait chez son frère, ce qui contrastait avec le modèle de la famille traditionnelle valorisé par les copropriétaires. La mère de Damião n’avait pas de voiture, ce qui ne correspondait pas au niveau social attendu pour les habitants de cette copropriété. Ainsi, elle se faisait emmener et ramener par les prestataires de service, ce qui était contraire à une des règles les plus fondamentales de cette copropriété horizontale de l’état du Goias : ne pas mélanger les sujets des différentes classes sociales qui y circulent, de manière à ne pas rendre l’environnement « impur »15 15 Comme le souligne l’auteure, « la notion de sécurité était directement liée à la capacité à maintenir un statut compatible avec l’auto-stéréotype d’un habitant de copropriété horizontale qui reposait sur l’efficacité d’un système de classement institué. La présence de cette dame avec son fils mettait cette sécurité en danger sous plusieurs angles » (Moura 2012: 157). L’auteure signale aussi la crainte des habitants de voir leur lotissement confondu avec une cité populaire. Des individus déviants de ce type alimentaient la « décaractérisation » du lieu. . Ce contexte permit à l’auteure de comprendre pourquoi Damião, bien qu’il n’agisse jamais seul, était considéré comme le « nœud » des problèmes. Les très fortes pressions sur la mère et l’enfant donnèrent des résultats : dans un premier temps la maman acheta une voiture (dans une tentative d’adaptation) puis finit par déménager de chez son frère.

Dans les copropriétés populaires où j’ai enquêté - Esperança et Moradia 6 -diverses histoires auxquelles j’ai été confronté m’ont permis de reconnaître plusieurs « Damião » locaux, qu’il s’agisse d’individus ou de groupes ; j’en présenterai quelques-unes ci-après. Je souligne également que si certaines attitudes et conceptions exprimées peuvent sembler cruelles au premier abord, j’y ai surtout perçu l’intention ou le besoin de préservation d’une image « propre » et de son affranchissement du stigmate16 16 Brum avait déjà indiqué des pratiques de ce genre dans son étude sur Cidade Alta: « Les accusations entre habitants dérivent d’une tentative de différenciation interne, par laquelle on impute à l’autre le stigmate de favelado, et où la condamnation de pratiques et d’habitudes est une manière de s’affranchir du stigmate (Brum 2012: 181). , et non pas un désir de mettre l’autre dans une situation gênante, désagréable. Pour mener à bien ce nettoyage, il fallait faire face aux sujets radicalement déviants par rapport aux notions de civilisation (et les interprétations de cette « déviance » peuvent être très subjectives) affichées par l’État lors des « rencontres d’intégration », dispositifs essentiels dans la stratégie visant à empêcher la transformation de ces espaces en favelas.

Le premier cas que je présenterai est une histoire dont je n’ai pas été un témoin direct sur le terrain, mais elle n’en reste pas moins une des plus intéressantes que j’aie pu entendre lors de mon enquête. Elle m’a été racontée par Paula, habitante de l’Esperança. Après plusieurs contacts, nous avions pris rendez-vous le 27/05/2013, pour un entretien chez elle. Nous parlions des ménages qui avaient quitté la copropriété et elle essayait d’analyser les raisons qui les auraient poussés à prendre une telle décision. Je transcris une partie de notre conversation :

Paula: Ici au bloc 13, au premier étage, 18 personnes vivaient dans un seul et même appartement. Parmi elles, il y avait des lesbiennes, des travestis et un enfant handicapé physique. La société GH qui assistait les habitants durant le premier mois d’installation avait été engagée par la Caixa et avait semble-t-il autorisé cette famille à revendre son appartement. Ils ont vendu et sont retournés à la favela. Le petit était handicapé, il avait un syndrome de Down très profond. Il était tout petit, il s’appelait Gabriel. Il se baladait en couches, tout sale. Tout le monde se plaignait d’eux. La femme était en couple avec une autre femme. Elles s’embrassaient au pied de l’escalier. Et ça a commencé à déranger, parce que personne n’aime voir ça. Et même son fils demandait : “Papa, une femme peut en embrasser une autre sur la bouche ? Je sais que l’époque est libérale, mais pas autant que ça quand même. Alors c’était, tu vois... Au début c’était la guerre et aujourd’hui cette copropriété c’est magnifique par rapport à ce que c’était au début.

Moi : Mais que penses-tu qui a changé ?

Paula : Je pense que les changements ont eu lieu à cause des pressions. Les gens ont été automatiquement obligés de partir. Ou tu changes ou tu pars, tu vois ? Ou tu rentres dans le moule ou tu ne pourras pas rester.

Moi : Et d’après toi, d’où venait cette pression ?

Paula : Des habitants eux-mêmes je crois. Moi, en tant qu’habitante ça me dérange. Alors je vais isoler cette personne. Ce ne sera pas quelqu’un que je vais côtoyer, je ne l’inviterai jamais ni à mes fêtes, ni chez moi. Si la plupart des gens font ça, le gars il se sent exclu. Et qu’est-ce qu’il fait ? « Ah, cet endroit c’est pas bon pour moi, je ne peux pas y vivre ». Dans la favela c’était plus ouvert tu vois ? Ici c’est un espace fermé. Que tu le veuilles ou non, ça se passe devant moi et je vais voir deux femmes qui s’embrassent. À la favela, rien ne m’oblige à passer devant leur porte. Je peux passer par derrière, aller sur l’autre trottoir ou ne pas passer. Mais du moment où ils ont mis les gens ici-dedans, il fallait automatiquement voir ça. Et là, cette personne a commencé à être exclue. On est 291 habitants ici et 290 étaient contre. Mais elle était là. Elle-même a commencé à se sentir mal à l’aise. Et ce n’était pas une question de préjugés. Ça s’est fait dans une forme d’acceptation. Parce que je pense que je peux être d’accord, mais je ne suis pas obligée d’accepter. Je respecte tranquillement les homosexuels, mais de là à devoir ouvrir ma porte tous les jours pour voir deux femmes qui s’embrassent sur la bouche, ça fait deux. Elle a été convoquée, ils ont discuté avec elle, parce qu’il y avait des plaintes. Alors le syndic l’a convoquée et lui a dit : « Marcia, tu comprends ? Les gens veulent monter les escaliers. ». Elle habitait au rez-de-chaussée, et ça puait. En plus des 18 personnes là-dedans, il y avait un chien, des lapins... C’était n’importe quoi. Ils venaient de la favela de Mucura, et là-bas c’était pas la même vie, c’était plus ouvert. Ils avaient de la place, il y avait la forêt, ils pouvaient avoir un chien, un perroquet, tout ce qu’ils voulaient. C’est différent d’ici. Avant de venir ici j’avais deux chiens pinchers, parce que j’habitais une maison avec une terrasse immense, et je pouvais avoir des chiens. J’adore ça les chiens, tu vois ? Et je te le dis : je suis heureuse de vivre ici, mais je sais qu’il faudra que j’achète une maison plus tard, parce que j’aime les animaux. Mais là, c’était trop. Il y avait plein d’animaux. Des chiens de race, que je ne sais pas d’où ils sortaient. Et les gens se plaignaient, la cage d’escalier était dégueulasse, quand tu voulais aller au second ou au troisième tu marchais dans la merde. Sur les grilles, en montant au second, ils étendaient leurs draps qui puaient la pisse, parce que les gamins faisaient dans leur lit. C’était d’une saleté repoussante. La propriétaire, Márcia, était une femme très polie, mais c’est elle qui portait les pantalons, bien qu’étant une femme : elle s’habillait en homme, elle essayait de se comporter comme un homme, elle se grattait les couilles, tout en n’en ayant pas [rires]. Et elle disait : « Eh Dona Paula, je m’en vais d’ici, je vois bien que ça ne va pas ». Et moi je lui répondais : « Écoute Márcia, c’est quand même compliqué. Ça fait beaucoup de monde dans l’appart, avec des animaux et tout ça. On peut pas mettre tout ça dans un appart. ». Et elle le comprenait bien. Elle l’acceptait, tu vois ? « Et oui Dona Paula, je vais retourner à la favela, là-bas j’avais une très grande maison ». Et c’était vrai. Mais ce qu’elle appelait une maison, c’était une cabane en planches. Parce qu’à la favela, les gens sont comme ça : Ils ont une pièce, puis ils ramassent des portes d’armoire et ils les assemblent et ça fait une autre pièce. Et ainsi de suite. Et ils rentrent à trente.

Moi : C’est la seule qui soit partie, ou il y en a eu d’autres ?

Paula : Non. Il y en a eu pas mal qui sont partis. Quand on est arrivés ici, j’étais surprise parce que la police se pointait tout le temps ici. « Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi la police est tout le temps ici ? » Quand ce n’était pas un mari qui frappait sa femme, c’était une mère qui frappait son enfant, des femmes qui se battaient, des hommes, qui se battaient. Dans la favela quand tu te disputais avec quelqu’un, qu’est-ce que tu faisais ? Quand tu avais un problème, à qui t’adressais-tu ? Ça se réglait avec les trafiquants. Et dans de nombreuses favelas c’est encore comme ça : Le juge c’est le chef des trafiquants, qui allait soit frapper les deux, soit en sacrifier un. Ici non, si j’ai un problème avec toi, j’appelle le 190 et la police arrive. Et on ira tous les deux au commissariat, tu porteras plainte contre moi et moi contre toi. Et qu’est-ce qui arrive ? Tu rentres chez toi et moi aussi, et il faudra bien qu’on se supporte. Mais, différemment de la favela, les gens sont obligés de se regarder, de passer devant l’autre, même s’ils se haïssent. Et beaucoup ne savent pas fonctionner comme ça, ils sont restés sur le mode de la favela. Et quand tu rencontres le gars, tu veux tout casser, le frapper, et ainsi de suite. Alors la police se pointait tout le temps ici. Et ça a bien diminué. Je ne pourrai pas te dire exactement combien ont vendu leur appartement, mais je peux te dire qu’ils ont été nombreux.

Ce récit de Paula offre de nombreux angles d’attaque permettant d’analyser ces stratégies d’expulsion, ou d’isolement, à l’égard des habitants déviants du projet, en tant qu’expression de cette redirection du stigmate. Le premier est l’histoire de cette famille qui, selon notre témoin, a été encouragée par les responsables de l’ensemble résidentiel à vendre son appartement, parce que ses membres s’écartaient trop de ce qui est encore considéré comme un standard dans la plupart des segments sociaux : un homme travesti en femme, une femme à l’apparence masculine et en relation affective avec un personne du même sexe, un enfant handicapé et livré à lui-même, un manque d’hygiène à l’égard des enfants et des animaux, un grand nombre d’occupants dans un seul appartement prévu pour un ménage du genre « publicité de margarine » (le père, la mère et deux enfants).

Dans les représentations de Paula, guidées par son propre projet personnel de nettoyage moral et s’appuyant sur une notion floue de civilisation, ces voisins sont classifiés comme anormaux. Pour penser l’importance de cette catégorie (anormal17 17 Les pratiques de classifications en normal et anormal intègrent en général les discours et les dispositifs disciplinaires existants dans nos sociétés. Pour Foucault, ces classifications s’inscrivent dans un jeu de pouvoir entre le champ juridique et le champ médical, qu’il a appelé « pouvoir de normalisation ». Ce pouvoir n’exclut pas et ne tue pas, mais il maintient les individus sous contrôle au moyen des technologies positives de pouvoir, un pouvoir qui n’agit pas par exclusion mais par inclusion dense. « Il s’agit de l’examen perpétuel d’un champ de régularité, à l’intérieur duquel on va jauger sans arrêt chaque individu pour savoir s’il est bien conforme à la règle, à la norme de santé qui est définie » (2010: 40). Ce pouvoir de normalisation est inauguré quand la psychiatrie introduit le critère de la norme, comprises comme règle de conduite et comme régularité fonctionnelle. Comme règle de conduite, elle est « la norme à laquelle s’opposent l’irrégularité, le désordre, la bizarrerie, l’excentricité, la dénivellation, l’écart. C’est cela qu’elle introduit avec l’exploration du champ symptomatologique » (2010:138). Comme régularité fonctionnelle elle est celle qui s’oppose au « pathologique et au morbide » (2010: 139). ) et son rôle dans les formes de socialisation et de sociabilité, il convient de se pencher sur la signification de la norme. Pour Foucault la norme n’est ni absolue ni inscrite dans la nature des choses : la norme est porteuse d’une prétention au pouvoir. « Ce n’est pas simplement, ce n’est même pas un principe d’intelligibilité ; c’est un élément à partir duquel un certain exercice du pouvoir se trouve fondé et légitimé » (2010: 43). Ainsi, les comportements sexuels, les règles d’hygiène, le traitement à l’égard des animaux, contrairement à ce que pense Paula, s’inscrivent dans un jeu de pouvoir qui imprègne notre société dans son ensemble. Ceux qui suivent une voie hors du jeu de pouvoir institué sont alors classés comme anormaux.

On fera remarquer que le « profil familial » de Paula ne correspondait pas aux classifications civilisatrices de notre société basées sur les valeurs chrétiennes permettant d’être considérée comme « normale » par les autres : elle avait trois enfants, chacun d’un père différent. Elle était mariée à un homme de douze ans son cadet, sa fille ainée, bien qu’encore mineure, avait abandonné ses études pendant toute une année et son frère Gerson prenait de la cocaïne.

La famille de Paula avait toutefois trois caractéristiques qui la différenciaient moralement de celle de Márcia : 1) Ses « péchés » étaient moins visibles (je n’ai pris connaissance de certains d’entre eux que lors des entretiens ou à force de fréquenter son domicile) et de toute façon moins avaient un impact moindre dans l’univers des valeurs socialement partagées ; 2) Paula et sa famille avaient souscrit au projet de nettoyage moral, bien que de manière personnalisée ; 3) Paula avait appris, consciemment ou non, plusieurs règles de ce jeu de pouvoir normatif et s’en servait dans le cadre de ce projet. Ces éléments lui permettaient de se reconnaître dans le droit de réadresser le stigmate de favelada (et bien d’autres), qu’on lui accolait parfois, vers d’autres voisins, comme Márcia.

Les voisins de Paula, qu’elle voyait comme anormaux, représentaient un danger pour l’image de la copropriété, car, même s’ils étaient passés par un processus disciplinaire, les formations ou « cours d’intégration », ils n’avaient pas souscrit - ni même de manière personnalisée - aux normes fixées tant par la société « civilisée » que par la logique de la copropriété. Pour Paula, qui se voit comme quelqu’un qui respecte les règles au point de les ériger en valeurs, ces voisins sont pratiquement des adversaires, dans la mesure où ils représentent un risque vis-à-vis de son objectif de quitter la favela « corps et âme ». C’est sans doute pourquoi la mise à l’écart était la façon de démontrer son insatisfaction tout en faisant pression pour le départ de ceux dont la présence menaçait tout un projet en marche.

L’importance que Paula accordait aux « répertoires de justice » est la preuve définitive de ce que nombre de ses voisins méritaient les accusations qu’on leur faisait et qui devaient donc déménager. Pour elle, alors que dans la favela les trafiquants étaient l’instance saisie pour résoudre une bonne part des conflits locaux, dans les copropriétés ce rôle pouvait et devait échoir à la police18 18 On remarquera qu’à cette période, première phase de l’enquête de terrain, la drogue était vendue sur place discrètement, sans toutefois être organisée avec une structure de commerce de détail telle qu’on la rencontre fréquemment dans les favelas, et qu’on appelle les «bocas de fumo». Celles-ci ne sont apparues que lors de la seconde phase de terrain. . Rappelons, comme le dit Feltran, que dans les banlieues (periferias)19 19 J’ai choisi de traduire la catégorie « periferia » par le terme « banlieue » afin de faciliter la compréhension d’un public de lecteurs francophones et considérant que dans les deux cas, ces termes sont fortement associés à des stigmates concernant les espaces et les habitants qu’ils qualifient. Toutefois, je reconnais que ce choix de traduction pose des problèmes d’équivalence sémantique dans le passage d’une langue à l’autre. Alors que la « banlieue » se rapporte en général, et du moins en France, à des territoires populaires et limitrophes par rapport à de grandes agglomérations, souvent associée aux « cités », le terme « periferia » désigne, au Brésil, différents types de territoires populaires qui peuvent se situer dans ou proches des capitales des états brésiliens. Ainsi, par exemple, les favelas de la ville de Rio de Janeiro ou des quartiers populaires de la ville de São Paulo, capitales d’états brésiliens du même nom, peuvent être considérées au Brésil comme des « periferias ».

L’existence de ce répertoire d’instances garantissant la justice, au contraire de ce que l’on pourrait supposer, n’est pas perçue par ces sujets comme une négation de l’importance de l’état de droit ou de la légalité officielle. Les habitants des banlieues sont peut-être le groupe social qui se montre le plus désireux de voir s’appliquer la loi officielle pour faire respecter ses droits, menacés en permanence. Dans ce contexte, le choix du répertoire de justice adéquat correspond plus à une décision instrumentale s’appuyant sur le quotidien qu’à un principe normatif idéalisé. Comme il est très difficile - voire parfois impossible - d’obtenir la jouissance concrète de la totalité des droits par le recours aux instances légales et à la justice de l’État, on fait appel à d’autres instances de mise en ordre qui sont ainsi perçues comme complémentaires de celles de l’État qui fonctionnent (2010: 60FELTRAN, Gabriel de Santis. 2010. “Crime e castigo na cidade: os repertórios de justiça e a questão do homicídio nas periferias de São Paulo”. Caderno CRH, 23(58): 59-73. ).

L’opinion de Feltran sur le recours aux différentes instances de justice dans les banlieues de São Paulo trouve un écho dans diverses analyses des problèmes des favelas de Rio de Janeiro. Leite et Machado da Silva (2008LEITE, M.; MACHADO DA SILVA, L. A. 2008. “Violência, crime e polícia: o que os favelados dizem quando falam desses temas?”. In: L.A. Machado da Silva (org.), Vida sob cerco: violência e rotina nas favelas do Rio de Janeiro. Rio de Janeiro: Nova Fronteira. pp. 47-76.), à partir d’enquêtes auprès de collectifs de confiance, concluent que « les habitants ne rejettent pas la police en tant qu’institution et ne récusent pas non plus (car ils ne l’envisagent même pas) la nécessité du contrôle de la criminalité et de maintien de l’ordre public. Il lui est plutôt reproché sa manière d’agir, sa violence indiscriminée qui dépasse largement son pouvoir légal « d’emploi mesuré de la force » (2008: 63).

Pour des raison pratiques et instrumentales - comme les difficultés d’accès à certains secteurs de la justice formelle ou la brutalité de la police à l’égard de la population des favelas en général - les groupes criminels présents de manière ostensible dans les favelas et les banlieues de Rio et de São Paulo se sont constitués en organisme légitime, bien que hors du champ légal, d’accès à la justice et au règlement des conflits. Mais ce que dit Paula c’est que maintenant la police jouerait ce rôle. Comme elle le souligne, dans la copropriété la police se fait présente. Aujourd’hui Paula et ses voisins peuvent obtenir un bien de citoyenneté auquel ils n’avaient pas accès jusque-là. Mais ne pas ajuster son répertoire de justice - de « bandits » à « police » ou de « anormal » à « normal » - revient à demeurer favelado. La façon dont on accède à la justice est un élément supplémentaire qui, aux yeux de notre personnage, aide à faire la distinction entre les habitants qui ont dépassé leur ancienne condition sociale et ceux qui doivent retourner « là d’où ils n’auraient jamais dû partir ».

En rejetant ces comportements déviants par rapport à la norme définie (comme le fait l’État lui-même), Paula reconnaît l’existence d’un lieu où ils seront accueillis : la favela. Pour cette informatrice, dans la favela ces gens-là ont une place assurée et c’est pourquoi ils préfèrent y retourner, et à son avis, ils y seront affranchis des règles de la copropriété et des lois de l’État, pouvant même avoir recours aux trafiquants pour arbitrer à nouveau leurs conflits. Ainsi, plus d’une fois Paula m’a affirmé avec conviction : « Il y en a qui ont quitté la favela mais que la favela n’a jamais quittés », qui n’ont jamais assumé la nouvelle identité qu’on leur offrait - celle de copropriétaire - et ce faisant mettaient en péril le projet de nettoyage moral dans lequel s’engageaient les autres habitants.

Autre exemple que j’ai pu observer sur le terrain dans la même copropriété : afin de continuer à fréquenter l’Esperança, mais aussi de légitimer ma présence dans cet espace résidentiel, de garder le contact avec les habitants et d’observer leur quotidien, dès juin 2013 je me suis inscrit comme bénévole d’un programme de renfort scolaire mis en place par Rosa, avec le soutien du Syndic M. Antônio, installé dans une petite pièce à l’entrée de la copropriété et sans utilisation jusqu’alors.

La pièce avait été équipée comme une salle de classe (presque tous les meubles provenaient de dons) et elle avait été baptisée de « Centre Culturel de la Copropriété Esperança». Le renfort scolaire y était organisé depuis juin 2013, tous les mardis et jeudis (matin et après-midi), les mêmes jours que je consacrais à mon enquête de terrain. Rosa dirigeait les travaux, mais elle avait dû s’arrêter dès le mois d’octobre, après avoir réussi un concours pour le poste d’agent de santé communautaire. Si elle continua à la tête du programme de renfort scolaire, elle reçut néanmoins le soutien de Luciene, une habitante d’Esperança. Luciene est diplômée de pédagogie et travaille comme « explicadora »20 20 Catégorie brésilienne qui désigne un métier très courant dans les favelas et autres quartiers populaires de Rio de Janeiro. Les explicadoras sont le plus souvent des femmes, qui ont pour mission d’apporter un soutien scolaire aux enfants en difficulté à l’école, moyennant une petite rémunération. Ce n’est pas la formation scolaire qui qualifie ce métier mais plutôt une certaine facilité à comprendre les contenus scolaires et à les enseigner aux écoliers qui ont du mal à les assimiler à l’école. [répétitrice] chez elle. En août elle avait conclu un accord avec Rosa : Luciene aiderait Rosa pour le renfort scolaire et, en échange, elle disposerait de la salle, aux heures creuses, pour accueillir ses propres élèves. Mais avec la réussite de Rosa au concours et sa rapide prise de fonctions, Luciene prit les cours en charge.

Quel rôle pourrait jouer notre ethnographe ? Je ne souhaitais pas faire office « répétiteur». Je dis à Rosa et à Luciene que bien que professeur je n’étais pas doué pour faire la classe à des enfants. Il me restait les tâches « subalternes », comme classer des fiches, recevoir les inscriptions, ranger les livres donnés dans la bibliothèque improvisée, dans des cageots de fruits, garder les enfants pendant que Rosa ou Luciene sortaient chercher quelque chose ou allaient aux toilettes. C’était un poste d’observation privilégié qui permettait de voir tout ce qui se passait sans avoir à intervenir sur le déroulement des évènements. C’est ainsi que se produisit l’épisode que je relate ci-après.

Le 24 octobre 2013, vers 8h40, Luciene terminait la première classe, destinée aux écoliers inscrits gratuitement. Je la saluai, nous discutâmes quelques minutes puis arriva un nouveau groupe d’environ cinq enfants, ceux dont les parents payaient Luciene pour son travail de répétitrice. En fait, le public était le même : les enfants habitaient à Esperança et dans les copropriétés voisines, elles aussi bâties dans le cadre du PAC et/ou du PMCMV. Leurs parents préféraient payer les cours, et ce faisant les enfants pouvaient y assister tous les jours et pas seulement deux fois par semaine. Mais en général Luciene donnait les mêmes cours aux deux groupes d’écoliers, suivant la même méthode et avec le même dévouement.

Une fois la classe commencée, je lui dis que j’allais essayer de me faire couper les cheveux et que je serais de retour rapidement. Le jeune coiffeur qui travaillait dans son propre appartement habitait le bloc en face de la salle de cours et lors de ma dernière visite nous avions eu une conversation intéressante sur la réalité de la vie ici. Il me fallait à nouveau me faire couper les cheveux, cela me donnait une occasion de renouer la conversation. Mais il n’était pas là et je retournai donc immédiatement en cours. En descendant les escaliers depuis le 3ème étage, je vis Luciene qui refermait la porte de la salle de classe et partir avec tous les enfants. Elle me fit signe que la porte était ouverte et qu’elle reviendrait bientôt. J’entrai et attendis près de cinq minutes.

Luciene et les enfants revinrent dans une certaine euphorie. Ils étaient allés à la copropriété Felicidade21 21 Copropriété mitoyenne d’Esperança. Toutes deux ont été construites en même temps et sont dotées des mêmes structures et équipements. Elles ont été achetées par l’État de Rio de Janeiro qui souhaitait y reloger les victimes des pluies torrentielles de 2010. , pour ramener une de leurs camarades qui avait la fièvre. Comme je n’étais pas là, Luciene avait préféré prendre tous les enfants avec elle, plutôt que de les laisser seuls. Leur excitation était due à ce qu’ils avaient vu et ressenti sur le trajet.

Ils se disaient choqués par les choses « incroyables » qu’il avaient vues là-bas. Ils parlaient de dégradation avancée, racontée avec des airs de film de terreur hollywoodien. J’étais surpris de telles perceptions car lorsqu’on passait dans la rue, les différences entre les deux copropriétés ne semblaient pas si grandes. Mais ce n’était pas très important : il s’agissait pour moi d’identifier et de comprendre les représentations présentées lors de cette visite. C’est pourquoi j’écoutai sans sourciller les enfants avides de raconter.

Luciene commença par décrire un état de dégradation avancée. Elle disait que les habitants de là-bas n’avaient pas su « évoluer », que les femmes sont vulgaires, parlent « à grands cris » comme dans la favela ; elle ne supporterait pas d’y passer un mois. Un des écoliers rappela la scène d’une voiture abandonnée, sans capot, comparant cela à « un truc de film de terreur ». Ils disaient que l’endroit était étrange et semblait désert. La petite Iasmin, décréta : « Je n’y vivrais pour rien au monde. Je préfèrerais habiter sous les ponts ».

Les critiques de Luciene et des enfants rejoignaient toutes celles entendues pendant les six premiers mois d’enquête. Cette perception de la copropriété Felicidade, dégradée et dangereuse, avait amené le Syndic d’Esperança, M. Antônio, à installer les barbelés rasoirs : « Quand la police entrait à Felicidade, les voyous sautaient par-dessus le mur et les policiers les poursuivaient jusqu’ici. Ça faisait des histoires. Après les barbelés ça s’est arrêté.

J’ai pu mieux analyser cet épisode plus tard en décembre 2014, quand j’entrai pour la première fois à Felicidade, en compagnie de Rosa. Elle voulait y mettre en place un programme social et allait en parler avec le Syndic et les habitants. A l’époque elle était déjà mécontente de la posture de M. Antônio et une bonne partie de ses conversations avec ses voisins à Esperança servait à contester sa gestion de la copropriété. Dans les rues de Felicidade elle rencontra plusieurs habitants qu’elle avait connus alors qu’elle était agent d’impact social du PAC. À chaque fois, ou presque, elle faisait chœur avec eux dans leurs critiques à la copropriété où elle-même habitait. Les habitants de Felicidade reprochaient à Esperança d’être un lieu dangereux, de ressembler à une favela, etc. Ils se plaignaient surtout des bals qui avaient lieu toutes les semaines. En résumé, les accusations que les habitants d’Esperança dirigeaient à la copropriété voisine et à ses occupants étaient les mêmes que celles que les habitants de Felicidade portaient à leur encontre. On ne trouvait pas forcément d’affirmations précises permettant de classer l’une ou l’autre comme meilleure ou pire. Ces accusations étaient les pièces d’un jeu de représentations qui consistait en un processus croisé de redirection du stigmate: l’un porte contre l’autre les accusations liées à la favela, ainsi que le stigmate qui y est associé, et vice-versa.

La déclaration d’une habitante de Felicidade, durant la même visite me semble un excellent exemple de ce phénomène. Il s’agit de Rebeca, femme noire d’environ 30 ans, dont le garçon, un adolescent de 12 ans, avait perdu sa bicyclette dans l’enceinte de la copropriété quelques mois avant notre conversation. Rebeca et son fils pensaient qu’elle avait été volée. Elle me raconta que sa première réaction avait été de se rendre dans la copropriété voisine car elle présumait que le coupable était un des gamins qui y habitaient. Arrivée à la guérite à l’entrée, elle se sentit tenue d’expliquer pourquoi elle allait faire le tour de la copropriété. Brenda, la femme du Syndic qui tenait la guérite à ce moment-là, lui aurait répondu : « Tu peux chercher, mais d’habitude les voleurs sont de ton côté ». Là-dessus, elles se sont mises à se disputer, échangeant une série d’accusations sur les copropriétés et leurs habitants.

La comparaison d’Esperança et Felicidade opérée par Luciene et les enfants, et le phénomène inverse que racontait Rebeca me permettaient de discerner clairement un début de compréhension sur ces espaces : les représentations négatives des habitants de chaque copropriété sur les logements et les habitants de l’autre copropriété remplissaient une fonction dans la construction de l’auto-image (personnelle et collective), visant son nettoyage moral.

Ainsi, alors que les deux copropriétés présentent des éléments et des pratiques - outre l’origine de leurs occupants - qui permettent la comparaison avec la favela, il fallait montrer l’autre comme étant celle qui abrite ceux qui « n’ont pas su évoluer ». D’où les lectures subjectives de comportements comme parler fort, ou encore d’éléments comme la voiture sans capot et les bals. Face aux accusations d’être ou de devenir des favelas, cette pratique consistant à montrer du doigt l’autre copropriété constitue une manière de réadresser le stigmate, et, cette fois-ci, non seulement à l’égard des sujets mais aussi de l’espace dans lequel ils vivent : « la copropriété à côté est devenu une favela, pas la nôtre ».

Conclusion

Les copropriétés populaires ont entraîné une évolution du panorama physique et surtout social de Rio de Janeiro et de son agglomération, car leur affirmation au sein de la ville - comme stratégie d’État - allie la représentation générale des copropriétés à un projet de gestion et de disciplinarisation de la pauvreté urbaine. En effet, la mise en place de politiques du logement comme dispositifs disciplinaires n’est pas une nouveauté dans l’histoire de Rio, en particulier depuis plus d’un siècle d’existence des favelas. Comme l’indique Valladares (1991VALLADARES, Licia do Prado. 1991. “Cem anos pensando a pobreza (urbana) no Brasil”. In: Renato R. Boschi (org.), Corporativismo e desigualdade: a construção do espaço público no Brasil. Rio de Janeiro: Rio Fundo/ Iuperj.), les citadins pauvres vivant dans les favelas et les taudis au début du siècle dernier étaient vus comme des « classes dangereuses ». Il fallait trouver des façons de les contrôler tout en les faisant souscrire au plan de développement de la nation en tant que main d’œuvre bon marché. Les projets liés au logement semblaient privilégiés de ce point de vue : ils permettaient à la fois de chasser les pauvres des régions les plus valorisées et - associés à des stratégies « éducatives » - d’aider à faire des pauvres dangereux des « corps dociles » (Foucault 2008bFOUCAULT, Michel. 2008b. Vigiar e punir: história da violência nas prisões. Petrópolis: Vozes.).

Il convient de dire que je ne vois pas cette action de l’État à l’égard des favelados sous l’angle de la conspiration : elle est mise en œuvre et s’affirme dans un cadre de représentations de ces citadins pauvres présent dans l’imaginaire de la ville dans son ensemble. Si on ne peut nier la participation des collectivités locales (Ville et État de Rio) dans la persistance et la diffusion de cet imaginaire, il faut observer que la perception des pauvres en tant que menace qu’il faut maintenir sous contrôle est plus liée à un attachement à « l’ordre naturel des choses » qu’à un projet conscient de rivalité « riches/pauvres » ou « État/favelados ». Cela aide sans doute à expliquer la raison pour laquelle, près de huit décennies après l’inauguration des parcs prolétaires, les projets de logements destinés aux favelados gardent encore un caractère de « réadaptation surveillée ».

Ceci étant, le travail sur le terrain m’a permis de reconnaitre l’existence d’un dialogue entre ce projet étatique - et disciplinaire - par la copropriété et la reconstruction du quotidien de ces habitants, qui se traduisait par des pratiques de résistance de leur part. Dans les copropriétés étudiées, ceux-ci étaient parvenus à trouver des créneaux leur permettant de défendre leurs intérêts. Dans de nombreux cas, ils constituent des expressions de la résistance à un projet étatique de gestion et de contrôle : si l’État impose la morphologie de la copropriété, les habitants en font un instrument de nettoyage moral; si la copropriété impose des règles et leur non-respect peut entraîner une mise en accusation, souscrivons-y de façon personnalisée ; si certains éléments faisant ressortir le stigmate du favelado - comme le bal funk et le trafic de drogues - restent présents dans ces espaces, il est possible d’y déployer des stratégies individuelles, voire même collectives, pour ne pas « salir » la moralité.

Tout comme Valladares, j’ai constaté sur le terrain que « les habitants étaient conscients de l’enjeu politique qu’ils représentaient et y prenaient une part active pour en tirer le meilleur parti » (1980: 27VALLADARES, Licia do Prado. 1980. Passa-se uma casa: análise do programa de remoção de favelas do Rio de Janeiro. Rio de Janeiro: Zahar .). Les pratiques de résistance identifiées et rapportées ici avaient pour objectif de présenter cette participation active au jeu politique en question.

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  • 1
    Je présente dans cet article l’ethnographie que j’ai réalisée dans des logements populaires projetés et construits dans le cadre de deux programmes publics résidentiels : Programa de Aceleração do Crescimento - PAC (Programme d’Accélération de la Croissance) et Programa Minha Casa MInha Vida - PMCMV (Programme Ma Maison Ma Vie). Tous deux relèvent de l’état fédéral (mis en œuvre en lien avec les états fédérés et les municipalités), et ils ont démarré sous la présidence de M. Luís Inácio Lula da Silva (2003-2011). Ils sont toujours en activité, bien qu’ils aient subi une série de restructurations. Le premier concerne surtout les infrastructures urbaines et le logement et le second a été créé - initialement - pour s’attaquer au déficit de logements au Brésil. Pour cet article, on s’intéressera avant tout aux actions de ce programme destinées à la construction de logements neufs destinés aux ménages retirés des favelas de Rio de Janeiro.
  • 2
    J’emploie la catégorie de « copropriétés populaires » pour parler des ensembles construits dans le cadre du Programme d’Accélération de la Croissance (PAC) et du Programme Ma Maison, Ma Vie (PMCMV) pour du logement social. L’adoption de ce format par ces programmes correspond, d’après divers experts, à une stratégie des entrepreneurs de BTP qui permet de réduire leurs coûts, en particulier grâce à la construction d’équipements collectifs et de logements regroupés dans des immeubles. Je comprends pourtant que ces copropriétés se démarquent d ans le panorama résidentiel de celles réservées aux classes moyenne et haute, principalement dans l’état de Rio de Janeiro par la façon dont ce modèle est approprié, et constamment utilisé comme forme d’opposition à la façon d’habiter dans la favela - mais aussi par l’utilisation qu’en font leurs habitants. Non seulement ceux-ci ont créé des pratiques d’adaptation des espaces à leurs besoins, mais ils se servent du fait d’habiter dans une copropriété comme une forme de nettoyage moral. Ainsi une catégorie les distinguant des autres logements populaires et de copropriété est-il importante. Pour aller plus loin sur ces questions, voir Conceição 2014b.
  • 3
    Les parcs prolétaires intégraient une politique de logement provisoire des années 1940, et visaient à mettre en œuvre une « réadaptation surveillée » des habitants des favelas (Carvalho 2003CARVALHO, Monique Batista. 2003. Questão habitacional e controle social: a experiência dos parques proletários e a ideologia “higienista-civilizatória do Estado Novo. Trabalho de Conclusão de Curso (Bacharelado em Ciências Sociais), Pontifícia Universidade Católica, Rio de Janeiro.) - principalement pour des raisons d’hygiène - avant de les loger dans des maisons individuelles par la suite. Dans le cadre de cette réadaptation, les fiches de renseignement des habitants étaient vérifiées et un règlement interne indiquait même comment et où cracher. L’ensemble Cruzada São Sebastião, qui date des années 1950, a été construit au cœur du quartier noble de Leblon pour accueillir les habitants de la favela de la Plage du Pinto (Simões 2010SIMÕES, Soraya Silveira. 2010. Histoire et etnographie d’une cité à Rio: la Cruzada São Sebastião do Leblon. Paris: Karthala.). Avec le concours de la Pastorale Catholique, diverses stratégies locales de contrôle de la conduite morale ont été mises en place et devaient être appliquées par les habitants qui souhaitaient continuer à loger dans les appartements : on y définissait par exemple les attitudes de l’homme et de la femme au sein de la famille et dans le quartier. Dans les deux cas, malgré les visées disciplinaires explicites qui avaient pour objectif, selon leurs concepteurs, d’éloigner les habitants de leurs expériences dans les favelas (considérées antihygiéniques ou immorales), ces projets ont été un échec : que ce soit en fonction de l’origine de ses habitants et/ou de son mode d’organisation, la Cruzada São Sebastião est vue aujourd’hui comme une favela par les cariocas en général, et subit toujours la même stigmatisation que ces territoires de la ville. Dès les années 1950, les parcs prolétaires étaient, quant à eux, officiellement répertoriées comme favelas par la puissance publique et les autres acteurs de la ville.
  • 4
    “Favelado” est non seulement un terme qui désigne un habitant de favela mais il peut encore être employé dans un sens péjoratif et comme une catégorie accusatoire. Dans ce dernier cas, il se réfère à un comportement peu ou en rien « civilisé » et donc à des préjugés et au stigmate qui pèsent sur les formes de classifier les favelas et ses habitants. Tout le long de ce texte, nous emploierons ce terme et certains de ces dérivés (comme la « favélistation », autre catégorie centrale dans ce texte) considérant les disqualifications auxquelles ils sont associés.
  • 5
    La désobéissance aux règles de copropriétés n’est pas l’apanage des classes populaires. On observe le même phénomène dans les copropriétés destinées aux autres classes sociales. Comme le remarque Caldeira (2003) à propos d’ensemble résidentiels de standing à Sao Paulo, « les problèmes de construction d’une vie publique et démocratique dans les enclaves de Sao Paulo concernent les règles internes et les façons dont elles sont appliquées. Toutes les copropriétés sont dotées de conventions (règlements internes) élaborées par le promoteur immobilier ou par les copropriétaires. Fréquemment remises en question dans les assemblées de propriétaires elles sont constamment réécrites. Faire respecter les règles stipulées par ces conventions, là est le grand problème » (2003: 277). Toutefois, pour les copropriétés des classes plus aisées, qui ne sont donc pas la cible d’une représentation stigmatisante, la criminalité ne se voit pas associée à leur nature, comme c’est le cas pour les plus pauvres. Le terme de favelado, facilement mobilisé dans ces circonstances représente généralement l’incapacité quasi « naturelle » du sujet à jouer un autre rôle dans la ville.
  • 6
    Les noms des personnes et des lieux (relatifs à mon enquête) présentés dans ce texte sont fictifs.
  • 7
    Ma principale informatrice pendant l’enquête. Habitante de la copropriété, elle avait également travaillé comme agent d’impact du PAC dans la favela où elle vivait auparavant, s’occupant - entre autres - du relogement de nombre de ses actuels voisins.
  • 8
    «La tendance du processus de civilisation à rendre plus intimes toutes les fonctions corporelles, à les enfermer dans des enclaves privées, à les confiner ‘derrière des portes fermées’, entraîne plusieurs conséquences. L’une des plus importantes déjà observée en lien avec diverses autres formes d’impulsion, se voit clairement dans le développement de contraintes civilisatrices à la sexualité. (...)On voit combien l’ensemble de ces fonctions sont, peu à peu, chargées de honte et d’embarras sociogénétiques, faisant que leur seule mention en société soit de plus en plus sujette à un grand nombre de contrôles et d’interdictions. » (Elias 2011: 181ELIAS, Nobert. 1993. O processo civilizador: volume 2 - formação do Estado e da civilização. Rio de Janeiro: Zahar .).
  • 9
    Nous présenterons ces catégories au prochain point.
  • 10
    «Le terme de puxada (ou puxadinho) - extension NdT - est une catégorie locale qui caractérise les constructions visant à agrandir les maisons ou les appartements des populations défavorisées : on crée une ou plusieurs pièce pour répondre à un besoin ou pour des questions de confort des occupants. Si elles sont généralement conçues par les habitants, leur réalisation est confiée à des maçons, sans supervision par un architecte ou un ingénieur. » (Conceição 2015: 90).
  • 11
    Ces réunions faisaient partie du second cycle des « rencontres d’intégration » des habitants, une fois qu’ils eurent emménagé. Elles se sont déroulées quelques mois après l’inauguration.
  • 12
    Caldeira (2003), qui a mené une étude sur les enclaves fortifiées de São Paulo (parmi lesquelles, les copropriétés), affirme que la peur de la criminalité était l’argument le plus invoqué pour justifier la préférence pour ce type d’habitat. En fait, cette peur du crime a progressivement modifié l’architecture de la ville et de ses quartiers, qui au cours de 50 dernières années s’est vue marquée par la présence de murs, de grilles et autres équipements composant un code que Caldeira appelle « l’esthétique de la sécurité ». Cette esthétique a atteint non seulement les copropriétés, mais aussi les maisons individuelles y compris celles des quartiers défavorisés. Ainsi Sao Paulo est-elle peu à peu devenue une « ville de murs ».
  • 13
    Les auteurs mentionnés ont eu recours à cette catégorie - par allusion au parcours du sociologue Isaac Joseph au Brésil - pour décrire une sorte de compétence acquise face aux caractéristiques et aux défis du milieu urbain, en particulier à partir des expériences de socialisation et de sociabilité. Ce concept est inspiré des recherches et des écrits des sociologues de l’École de Chicago, comme Robert Ezra Park, Louis Wirth, entre autres.
  • 14
    Au départ cet ensemble était destiné au niveau 2 du PMCMV, c’est-à-dire les ménages ayant un revenu compris entre 4 et 7 salaires minimum, et qui achèteraient leur logement, dont le coût de construction était subventionné par le Programme gouvernemental et pour lequel ils bénéficiaient d’une aide à l’accession à la propriété. En raison des fortes pluies de 2010 qui dévastèrent plusieurs favelas de la ville, l’État de Rio acheta la copropriété, dans le cadre des mesures d’urgence, pour y abriter les ménages sans-abris ou dont le logement avait été condamné par la sécurité civile. Les habitants d’Esperança venaient pour la plupart des favelas alentour et avaient donc reçu leur appartement comme compensation de la part de l’État de Rio de Janeiro. Le public initialement prévu pour cet ensemble résidentiel justifie sans doute la présence de certains éléments, comme la guérite et le portail, qui d’ailleurs existaient au début du PMCMV dans les cités de niveau 1 (de 0 à 3 salaires minimum).
  • 15
    Comme le souligne l’auteure, « la notion de sécurité était directement liée à la capacité à maintenir un statut compatible avec l’auto-stéréotype d’un habitant de copropriété horizontale qui reposait sur l’efficacité d’un système de classement institué. La présence de cette dame avec son fils mettait cette sécurité en danger sous plusieurs angles » (Moura 2012: 157). L’auteure signale aussi la crainte des habitants de voir leur lotissement confondu avec une cité populaire. Des individus déviants de ce type alimentaient la « décaractérisation » du lieu.
  • 16
    Brum avait déjà indiqué des pratiques de ce genre dans son étude sur Cidade Alta: « Les accusations entre habitants dérivent d’une tentative de différenciation interne, par laquelle on impute à l’autre le stigmate de favelado, et où la condamnation de pratiques et d’habitudes est une manière de s’affranchir du stigmate (Brum 2012: 181BRUM, Mario. 2012. Cidade Alta: história, memórias e estigma de favela num conjunto habitacional do Rio de Janeiro. Rio de Janeiro: Ponteio.).
  • 17
    Les pratiques de classifications en normal et anormal intègrent en général les discours et les dispositifs disciplinaires existants dans nos sociétés. Pour FoucaultFOUCAULT, Michel. 2008a. Nascimento da biopolítica. São Paulo: Martins Fontes., ces classifications s’inscrivent dans un jeu de pouvoir entre le champ juridique et le champ médical, qu’il a appelé « pouvoir de normalisation ». Ce pouvoir n’exclut pas et ne tue pas, mais il maintient les individus sous contrôle au moyen des technologies positives de pouvoir, un pouvoir qui n’agit pas par exclusion mais par inclusion dense. « Il s’agit de l’examen perpétuel d’un champ de régularité, à l’intérieur duquel on va jauger sans arrêt chaque individu pour savoir s’il est bien conforme à la règle, à la norme de santé qui est définie » (2010: 40FOUCAULT, Michel. 2010. Os anormais. São Paulo: Martins Fontes .). Ce pouvoir de normalisation est inauguré quand la psychiatrie introduit le critère de la norme, comprises comme règle de conduite et comme régularité fonctionnelle. Comme règle de conduite, elle est « la norme à laquelle s’opposent l’irrégularité, le désordre, la bizarrerie, l’excentricité, la dénivellation, l’écart. C’est cela qu’elle introduit avec l’exploration du champ symptomatologique » (2010:138). Comme régularité fonctionnelle elle est celle qui s’oppose au « pathologique et au morbide » (2010: 139).
  • 18
    On remarquera qu’à cette période, première phase de l’enquête de terrain, la drogue était vendue sur place discrètement, sans toutefois être organisée avec une structure de commerce de détail telle qu’on la rencontre fréquemment dans les favelas, et qu’on appelle les «bocas de fumo». Celles-ci ne sont apparues que lors de la seconde phase de terrain.
  • 19
    J’ai choisi de traduire la catégorie « periferia » par le terme « banlieue » afin de faciliter la compréhension d’un public de lecteurs francophones et considérant que dans les deux cas, ces termes sont fortement associés à des stigmates concernant les espaces et les habitants qu’ils qualifient. Toutefois, je reconnais que ce choix de traduction pose des problèmes d’équivalence sémantique dans le passage d’une langue à l’autre. Alors que la « banlieue » se rapporte en général, et du moins en France, à des territoires populaires et limitrophes par rapport à de grandes agglomérations, souvent associée aux « cités », le terme « periferia » désigne, au Brésil, différents types de territoires populaires qui peuvent se situer dans ou proches des capitales des états brésiliens. Ainsi, par exemple, les favelas de la ville de Rio de Janeiro ou des quartiers populaires de la ville de São Paulo, capitales d’états brésiliens du même nom, peuvent être considérées au Brésil comme des « periferias ».
  • 20
    Catégorie brésilienne qui désigne un métier très courant dans les favelas et autres quartiers populaires de Rio de Janeiro. Les explicadoras sont le plus souvent des femmes, qui ont pour mission d’apporter un soutien scolaire aux enfants en difficulté à l’école, moyennant une petite rémunération. Ce n’est pas la formation scolaire qui qualifie ce métier mais plutôt une certaine facilité à comprendre les contenus scolaires et à les enseigner aux écoliers qui ont du mal à les assimiler à l’école.
  • 21
    Copropriété mitoyenne d’Esperança. Toutes deux ont été construites en même temps et sont dotées des mêmes structures et équipements. Elles ont été achetées par l’État de Rio de Janeiro qui souhaitait y reloger les victimes des pluies torrentielles de 2010.
  • 22
    Traduit par Pascal Rubio
  • 23
    Révision: Jussara Freire

Publication Dates

  • Publication in this collection
    22 Oct 2018
  • Date of issue
    2018

History

  • Received
    26 Dec 2016
  • Accepted
    24 June 2017
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