Abstracts
Dans les romans de Sade, on n’accomplit que des crimes qui sont longuement expliqués, commentés et surtout légitimés. Ces dissertations ont conduit les critiques à rapprocher le marquis des philosophes du XVIIIe siècle et parfois même à l’assimiler à ces derniers. Le présent article indique que ce rapprochement n’est pas fondé et prouve que Sade n’a pas cautionné mais a au contraire stigmatisé les raisonnements des philosophes et de leurs épigones qui tendaient à instiller chez les Français du XVIIIe siècle l’illusion que tout était légitime et que tout était permis.
Sade; XVIIIe siècle; philosophie des Lumières; libertinage; morale; sexualité
The characters of Sade’s novels use to comment crimes which they at length explained, commented on and above all legitimated. These views led the critics to establish a connection between the marquis and the philosophers of the Eighteenth Century and even to liken him to them. This article shows that there is no grounds for this connection and proves that Sade didn’t support but - quite the reverse - condemned the arguments of the philosophers and of their epigones, which instilled into French people of the Eighteenth Century the illusion that all is justifiable and permitted.
Sade; Eighteenth Century; Age of Enlightenment; libertine philosophy; moral standards; sexuality
ARTIGO ORIGINAL
Sade est-il un philosophe des Lumières ?
Is Sade a philosopher of Enlightenment?
Michel Brix1 1 Agregé de lenseignement superieur de la Faculté de Philosophie et Lettres des Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix à Namur/BELGIQUE.
RÉSUMÉ
Dans les romans de Sade, on naccomplit que des crimes qui sont longuement expliqués, commentés et surtout légitimés. Ces dissertations ont conduit les critiques à rapprocher le marquis des philosophes du XVIIIe siècle et parfois même à lassimiler à ces derniers. Le présent article indique que ce rapprochement nest pas fondé et prouve que Sade na pas cautionné mais a au contraire stigmatisé les raisonnements des philosophes et de leurs épigones qui tendaient à instiller chez les Français du XVIIIe siècle lillusion que tout était légitime et que tout était permis.
Mots clés: Sade, XVIIIe siècle, philosophie des Lumières, libertinage, morale, sexualité.
SUMMARY
The characters of Sades novels use to comment crimes which they at length explained, commented on and above all legitimated. These views led the critics to establish a connection between the marquis and the philosophers of the Eighteenth Century and even to liken him to them. This article shows that there is no grounds for this connection and proves that Sade didnt support but quite the reverse condemned the arguments of the philosophers and of their epigones, which instilled into French people of the Eighteenth Century the illusion that all is justifiable and permitted.
Keywords: Sade, Eighteenth Century, Age of Enlightenment, libertine philosophy, moral standards, sexuality.
Dans les romans de Sade, une place importante est faite aux discours des libertins, qui justifient leurs actes: avec lauteur de Justine, on naccomplit que des crimes qui sont longuement expliqués, commentés et surtout légitimés. Ces dissertations ont conduit les critiques à rapprocher le marquis des philosophes du XVIIIe siècle et parfois même à lassimiler à ces derniers. Ainsi, on a mis par exemple en avant le fait que dès avant ses incarcérations, le marquis possédait, dans sa bibliothèque de Lacoste, quelques-uns des textes majeurs où étaient formulées les doctrines des Lumières: il avait notamment lu ou en tout cas il possédait la Lettre de Thrasybule à Leucippe (texte qui, après avoir circulé en manuscrit, fut publié à Londres en 1768),2 2 Cette Lettre est souvent attribuée à Nicolas Fréret. LEsprit des usages et des coutumes des différents peuples de Jean-Nicolas Démeunier (Londres, 1776, 3 volumes) et le traité De la nature de Jean-Baptiste Robinet (Amsterdam, 1763-1766, 4 volumes). En prison, il lit ou relit les philosophes, dont il réclame à grands cris les uvres: dans une lettre de la Bastille, on le voit demander à sa femme, en novembre 1783, de lui faire passer le Système de la Nature du baron dHolbach, ouvrage dont il est en train de lire la Réfutation. Et dans cette même lettre, lauteur donne le Système pour « bien réellement et bien incontestablement la base de [s]a philosophie » et se dit sectateur du baron dHolbach « jusquau martyre sil le fallait » (Sade, 1967, t.XII, p.416).
Cette préoccupation constante de Sade pour les débats didées du XVIIIe siècle se manifeste aussi par les titres de ses uvres: La Philosophie dans le boudoir, Aline et Valcour, ou le Roman philosophique, ainsi que « Le Philosophe soi-disant », manuscrit proposant ladaptation dramatique dun conte de Marmontel.
On note également quà lintérieur de ses romans, Sade cite, parfois à plusieurs reprises, les noms des penseurs les plus importants des Lumières: Montesquieu, Voltaire, La Mettrie, Fontenelle, dHolbach, Buffon, Helvétius, Rousseau, Hobbes,3 3 Parmi les plus importants des philosophes, manque seul à lappel Diderot, dont Sade ne pouvait à lépoque connaître les uvres majeures. etc. Certains de ces auteurs font lobjet en apparence en tout cas des plus grands éloges. Ainsi dans cette note de lHistoire de Juliette, où la « vérité » se confond avec la thèse que la nature conseille le crime:
Aimable La Mettrie, profond Helvétius, sage et savant Montesquieu, pourquoi donc, si pénétrés de cette vérité, navez-vous fait que lindiquer dans vos livres divins? (SADE, 1990-1998, t.III, p.334).
On trouve les évocations des penseurs des Lumières dans la bouche des protagonistes qui se réclament deux quand ils justifient leur comportement , dans le discours du narrateur ou encore sous la plume de lauteur, qui se manifeste à travers les notes de bas de page.
Mais plus encore: Sade ne sest pas contenté de semer ses écrits de coups de chapeau en direction des plus illustres philosophes. Il na pas hésité non plus à emprunter à ceux-ci le contenu même de leurs uvres. Les éditeurs ont ainsi noté que
Les Questions de Zapata de Voltaire se trouvaient presque entièrement reproduites dans
La Nouvelle Justine (voir idem, t.II, p.479-88). Le même roman fait réciter à Bressac, puis à Bandole, de longs passages du
Bon Sens et du
Système de la Nature du baron dHolbach (voir idem, t.II, p.490-92 et 579-83).
4 4 Le Bon Sens est le condensé « portatif » du Système de la Nature. Les discours de M
me Delbène à Juliette démarquent, entre autres, la
Lettre de Thrasybule à Leucippe (voir idem, t.III, p.204-15), puis huit chapitres empruntés à nouveau au
Bon Sens de dHolbach (voir idem, t.III, p.217-24). Dans l
Histoire de Juliette, encore, un développement de Clairwil sur lenfer condense
LEnfer détruit, ouvrage anonyme dont la traduction française parut en 1769 par les soins du baron dHolbach (voir idem, t.III, p.511-31 ; aussi DEPRUN, 1977, p.264), tandis que Monseigneur Chigi, personnage de la même
Histoire de Juliette, fait dériver des thèses dHelvétius lidée que les lois sont inutiles. Ce sont aussi les philosophes qui ont fourni à lauteur de
Justine limage du « chemin en fleurs », que lon trouve chez La Mettrie et aussi chez le baron dHolbach, décidément très sollicité (voir idem, t.III, p.1285, note). Enfin,
La Philosophie dans le boudoir emprunte à Hobbes les prémisses du développement où Dolmancé légitime les « plaisirs de la cruauté » (idem, t.III, p.67). Et le relevé est loin dêtre clos.
Rien détonnant, donc, à ce quon retrouve dans les écrits de Sade la plupart des thèses majeures du corpus philosophique. Les héros du marquis rappellent notamment toutes les objections formulées au XVIIIe siècle contre les religions révélées. Apparaissent aussi, dans les uvres sadiennes, entre autres idées ou prises de position familières au XVIIIe siècle: léloge des passions ; les interprétations matérialistes de la vie ; la thèse de linexistence des idées innées et des origines sensualistes du savoir, de la vérité et de la morale ; limpossibilité de concevoir des lois absolues ; lidentification posée entre les lois dune nation et ses anciennes pratiques barbares institutionnalisées ; enfin, lappel à une morale « naturelle » qui remplacerait avantageusement la morale fondée sur lenseignement de lÉglise. La critique a signalé en outre quà linstar des philosophes, Sade évoquait très souvent les « bigarrures » morales du monde, cest-à-dire les habitudes de comportement, parfois très différentes des nôtres, que lon observe chez les populations lointaines, ou appartenant au passé. Pour fournir ces arguments de « bigarrures » morales à ses personnages, Sade nhésite pas non plus à puiser largement dans les écrits des Lumières, et notamment dans les ouvrages historiques et ethnographiques les plus lus au XVIIIe siècle: les récits des explorateurs Cook et Bougainville, les Recherches philosophiques sur les Américains de Cornélius de Pauw, le recueil des Cérémonies et coutumes religieuses de tous les peuples du monde publié à Amsterdam par le libraire J.-Fr. Bernard (1723-1743, 11 volumes), lHistoire des Celtes de Simon Pelloutier (1741) et surtout LEsprit des usages et des coutumes des différents peuples, ou Observations tirées des voyageurs et des historiens de Démeunier, ouvrage dont on sait quil se trouvait au château de Lacoste.
Est-on en droit, sur pareille base, de parler dune « philosophie sadienne », qui prolongerait les débats didées du siècle des Lumières et dont le lecteur pourrait réunir les éléments dans les romans du marquis ? Rien nest moins sûr. Les discours des héros libertins du marquis ne se laissent guère réunir en un ensemble cohérent. Entre ces discours, cest plutôt la contradiction qui domine. Ainsi, La Philosophie dans le boudoir légitime le meurtre de la mère, à partir déléments empruntés à la littérature médicale de lépoque et de la « primauté » à accorder au père dans le couple parental. Mais on fonderait vainement une « pensée » sadienne sur cette exaltation du père: dans lHistoire de Juliette, Saint-Fond et la princesse Borghèse commettent chacun un parricide et ne rencontrent aucune difficulté à expliquer quil était exigé par la nature (voir idem, t.III, p.400-2). La contradiction se rencontre parfois à lintérieur dun même texte. Ainsi, le pamphlet « Français, encore un effort si vous voulez être républicains », qui est lu au cours du « Cinquième dialogue » de La Philosophie dans le boudoir, proclame concurremment la liberté sexuelle des femmes (« Je veux que la jouissance de tous les sexes et de toutes les parties de leur corps leur soit permise [aux femmes] comme aux hommes » (idem, t.III, p.135)) et leur essentielle soumission que réclamerait la nature aux désirs masculins. Il est fréquent que les démonstrations dont est truffé le texte sadien sexcluent les unes les autres.
En fait, ce que les romans du marquis démontrent au fond, plutôt que telle ou telle thèse « philosophique », cest que tout peut être justifié. Les héros de Sade, aussi doués pour le funambulisme verbal que pour les acrobaties érotiques, se révèlent en mesure de prouver le bien-fondé de nimporte quel comportement criminel, aussi abominable fût-il, en le reliant à une « loi » de la nature fabriquée pour la circonstance ou en affirmant quil est en usage ailleurs. Ces argumentations ne valent que pour le forfait quelles justifient, et il est illusoire de vouloir reconstruire un système cohérent à partir de tous les discours des protagonistes. Lintention de lauteur nest pas, à lévidence, de proposer une doctrine, mais de nous prendre à témoin de lagilité sophistique de ses libertins. Ainsi, luvre de Sade nest pas sans évoquer une espèce dimmense marché de la permissivité, dans lequel on viendrait se procurer la justification qui correspond à ses perversions ou à ses crimes. Dans cette perspective, les contradictions internes importent peu: les choses se passent comme si le lecteur navait pas à se préoccuper des systèmes qui ne concernent pas ses idées ou ses penchants.
Les raisonnements moraux dont regorgent les ouvrages sadiens ont une signification clairement parodique. Cest le « progrès » des Lumières qui est en question: lauteur utilise les écrits des penseurs du XVIIIe siècle, non pour apporter sa pierre à luvre philosophique, mais plutôt pour mettre en accusation ceux qui, selon lui, nont pas craint de fournir une caution morale aux écarts des libertins. Les éloges adressés par Sade à La Mettrie, à Helvétius ou à Voltaire relèvent du sarcasme et non de la glorification. Le marquis démontre, en les citant parfois longuement, que les philosophes ont, sinon approuvé par avance les horreurs quil décrit, en tout cas enseigné aux méchants comment se justifier.
Plus dun philosophe a en effet développé lidée que, dans la nature, il nest rien de juste ou dinjuste, de bon ou de mauvais, et quil ny a donc ni mal, ni faute, ni désordre. On est sodomite, pervers, coprophage, zoophile ou meurtrier, parce que la nature la voulu ainsi. Des paramètres qui ne dépendent pas de lui déterminent lêtre dun individu, qui doit se soumettre en silence à des lois dont il nest pas responsable et auxquelles il ne peut se soustraire.
L« aimable Mettrie », évoqué dans lHistoire de Juliette (idem, t.III, p.334), est un auteur chez qui Sade romancier est allé puiser à pleines mains. Et pour cause: selon La Mettrie, lhomme est louvrage de la nature et ne peut être tenu pour responsable de ses actes:
Nous sommes dans ses mains [de la nature], comme une pendule dans celles dun horloger ; elle nous a pétris comme elle a voulu, ou plutôt comme elle a pu ; enfin nous ne sommes pas plus criminels, en suivant limpression des mouvements primitifs qui nous gouvernent, que le Nil ne lest de ses inondations, et la Mer de ses ravages. (LA METTRIE, 1751, t.I, p.287, apud LEDUC, 1969, p.27).
Lhomme nest quune machine entièrement déterminée par les sensations et portée à sen procurer dagréables. Rien de plus néfaste que les préjugés moraux qui la briment et font naître les remords, fruits nocifs et inefficaces de léducation. Aux remords, inutiles, il faut préférer légoïsme, légitime. La Mettrie est aussi lauteur dun ouvrage sur LArt de jouir, qui célèbre notamment lhomosexualité comme une ressource contre lennuyeuse uniformité des plaisirs. Et dans le Discours sur le bonheur, on trouve cette longue exhoration à laquelle Sade fera plusieurs fois allusion:
Que la pollution et la jouissance, lubriques rivales, se succèdent tour à tour, et te faisant nuit et jour fondre de volupté, rendent ton âme, sil se peut, aussi gluante et lascive que ton corps. [...]. Ou, si non content dexceller dans le grand art des voluptés, la crapule et la débauche nont rien de trop fort pour toi, lordure et linfamie sont ton partage ; vautre-toi, comme font les porcs, et tu seras heureux à leur manière. Je ne te dis au reste que ce que tu te conseilles à toi-même et ce que tu fais: parler de tempérance à un débauché, cest parler dhumanité à un tyran. (LA METTRIE, 1751, t.I, p.287, cité au SADE, 1990-1998, t.III, p.817, n.1)
Dans le même Discours sur le bonheur, La Mettrie a aussi rejeté les idées innées du Bien et du Mal, et il a défini la conscience comme un « baromètre » dépendant des idées acquises, variant en fonction des individus et des cultures. Dans LHomme-Machine, La Mettrie a également relayé les hypothèses médicales de son temps sur linutilité de la femme dans le processus de la génération. Enfin il a affirmé que le bonheur nétait nullement inséparable de la vertu, annonçant ainsi la prospérité de Juliette et linfortune de Justine:
Le plaisir de lâme étant la vraie source du bonheur, il est donc très évident que par rapport à la félicité le bien et le mal sont en soi fort indifférents, et que celui qui aura une plus grande satisfaction à faire le mal sera plus heureux que quiconque en aura moins à faire le bien. Ce qui explique pourquoi tant de coquins sont heureux dans ce monde, et fait voir quil est un bonheur particulier et individuel qui se trouve, et sans vertu, et dans le crime même. (apud DOMENECH, 1989, p.176-7).
Sade, nous lavons dit, appelle aussi Helvétius à la barre. Lauteur du traité De lEsprit a affirmé que lhomme nobéissait quà un seul moteur, lamour de soi ; comme La Mettrie, il suggère que tout comportement sexplique par la recherche du plaisir et la crainte de la peine. Lhomme suit son intérêt, quelles que soient les justifications quil se donne a posteriori, et il ne peut sortir du cercle étroit de légoïsme, de lambition, de la vanité et de la quête de la volupté physique (Helvétius est lauteur dun poème, Le Bonheur, qui définit celui-ci comme lépanouissement sexuel). Ainsi tout individu est naturellement un despote: « Chacun veut être le plus heureux quil est possible ; chacun veut être revêtu dune puissance qui force les hommes à contribuer de tout leur pouvoir à son bonheur: cest pour cet effet quon veut leur commander» (apud DEPRUN, 1990, p.LXVII).
Sade na pas manqué non plus de lire attentivement le chapitre « De la puissance des passions », dans De lEsprit encore. On y fait léloge des passions fortes cest-à-dire souvent les passions mauvaises auxquelles lhumanité doit les progrès techniques et les merveilles des arts. Le même traité indique également que les conceptions de la vertu sont variables (le vol nétait pas un délit chez les Spartiates, lhomosexualité nétait pas un vice chez les Athéniens), que les femmes galantes sont plus utiles à la société que les femmes sages, que la pitié est un attendrissement sur soi-même, enfin que la haine dun enfant vis-à-vis des ses parents est légitime.
Hobbes a décrété nous rappelle Mme dEsterval dans La Nouvelle Justine que la justice ou linjustice dune action « dépend du jugement seul de celui qui la faite» (SADE, 1990-1998, t.II, p.835). Il a écrit aussi quil ny avait rien à blâmer dans les manifestations de légoïsme foncier des être humains. Et le philosophe anglais était enfin connu au XVIIIe siècle pour ses théories sur « létat de guerre de tous contre tous » (cité par LEDUC, 1969, p.48) qui caractériserait la société originelle.
La Lettre de Thrasybule à Leucippe dont Sade, on le sait, possédait un exemplaire à Lacoste témoigne dun spinozisme radical. Si Dieu existe, il est présent partout, y compris dans les crimes.5 5 Cest ce que Mme Delbène traduit en ces termes: « [Dieu] est donc dans le bras du parricide, dans le flambeau de lincendiaire, dans le con de la prostituée » (SADE, 1990-1998, t.III, p.215). Thrasybule affirme que les notions de bien et de mal, incertaines et flottantes, nexpriment que la joie ou la peine qui dérivent de nos actions. De même, il nadmet pas dautre loi naturelle que celle du plaisir et de la douleur, cest-à-dire la loi du plus fort. On note que Sade se montre très soucieux de souligner la présence, même implicite, chez les philosophes de la thèse de la légitimité de la loi du plus fort, thèse que lon découvre dans la Lettre de Thrasybule, mais quon peut également inférer des argumentations qui se lisent chez La Mettrie, encore, chez Helvétius, chez Hobbes, voire chez Bayle ou Montesquieu.
Beaucoup déditeurs ont fait observer, avec raison, que Sade détournait les discours quil empruntait, omettant ici une subordonnée restrictive, modifiant là un mot, ailleurs encore transformant un conditionnel en indicatif. Plus généralement, il tire les développements de leur contexte et radicalise leur signification. Ainsi, on lit dans LEsprit des usages de Démeunier que les Sybarites aimaient les petits chiens et les menaient au bain « pour les faire servir ensuite à leur plaisirs » ; un autre passage du même recueil signale que, selon Plutarque, des Égyptiennes se prélassaient jadis en compagnie de crocodiles apprivoisés (voir les notes de SADE, 1990-1998, t.III, p.1428-9). Dans la bouche de Noirceuil, ces mentions deviennent: « Les Sybarites enculaient des chiens ; les Égyptiennes se prostituaient à des crocodiles » (ibid, t.III, p.345).
Lorsquil utilise les discours des Lumières, la volonté de Sade ressortit clairement de la caricature. Il exprime crûment ce que ces discours laissent, ou pourraient laisser, sous-entendre. Témoin aussi de cette intention, le détournement des vers de Voltaire que lauteur inscrit sous le frontispice de La Philosophie dans le boudoir. On lisait, dans la tragédie dOreste:
Demeurez. Attendez que le temps la désarme.
La nature un moment jette un cri qui lalarme ;
Mais bientôt, dans un cur à la raison rendu,
Lintérêt parle en maître, et seul est entendu.
(acte III, scène 6, Egisthe à Oreste).
Chez Sade, les trois derniers vers deviennent:
Lhabitude un instant cause en nous quelque alarme,
Mais bientôt dans un cur à la raison rendu
Le plaisir parle en maître et seul est entendu.
(SADE, 1990-1998, t.III, p.2).
Sade paraît sinvestir dune sorte de rôle de révélateur et, à laide de quelques modifications, il sattache à mettre à nu la pensée cachée des penseurs les plus lus de son temps. Il fait apparaître ainsi les liens essentiels qui rattachent ses libertins aux « instituteurs immoraux », formule dont on voit bien quelle désigne, dans la perspective de Sade, les philosophes du XVIIIe siècle. Quand Dolmancé rappelle que Buffon a écrit quen amour, seule la jouissance physique était à recommander, le naturaliste se voit féliciter pour avoir « raisonn[é] en bon philosophe » (idem, t.III, p.100-1) .Une note dAline et Valcour signale que Fontenelle, Montesquieu, Helvétius et La Mettrie, qui ont expliqué que les plaisirs amoureux ne doivent pas nécessairement être partagés pour être agréables, ont ainsi fait état dun sentiment qui « sera toujours celui des vrais philosophes » (idem, t.I, p.576). Juliette se targue de « pens[er] et parl[er] comme Hobbes et Montesquieu » (idem, t.III, p.1025). Enfin, l« Avis de léditeur » de La Nouvelle Justine, où le marquis parle de lui à la troisième personne, donne à lire ces propos:
Nous nhésitons pas à les offrir [ces pages] telles que les enfanta le génie de cet écrivain à jamais célèbre ; ne fût-ce que par cet ouvrage, persuadé que le siècle philosophe dans lequel nous vivons ne se scandalisera pas des systèmes hardis qui sy trouvent disséminés. (idem, t.II, p.393).
Comment le « siècle philosophe » pourrait-il saviser de prendre ombrage de Justine puisquon a pris soin, dans luvre, de bâtir les sophismes qui justifient les forfaits en se fondant sur les écrits majeurs qui font la gloire dudit siècle ? Si celui-ci se scandalise, ce ne peut être, de sa part, quhypocrisie... Dans la même perspective, lappel à être « philosophe », lancé aux lecteur des Cent Vingt Journées de Sodome, doit ironiquement sentendre comme un équivalent dinvitations quon pourrait formuler ainsi: « accepte tout », « ne te formalise plus jamais pour quoi que ce soit », « nécoute pas la voix de ta conscience », « considère que tout est dans la nature ».
Les philosophes du XVIIIe siècle étaient bien conscients que lon pouvait faire une lecture absolue de leurs écrits et en inférer des théories légitimant tous les crimes. Ils ont donc travaillé à édifier de nouvelles barrières, qui devaient empêcher comme celles quils avaient renversées que ne règne la loi du plus fort. Voltaire et les déistes, par exemple, ont conservé lidée dun Dieu garant du fonctionnement matériel mais aussi de lordre moral du monde. Dautres philosophes ont affirmé que lharmonie de la société était assurée dès lors que les individus suivaient ce que leur inspirait la nature, ou ce que leur suggérait leur raison. DHolbach et ses partisans ont créé les notions dintérêt particulier, dintérêt général et d« intérêt bien compris »: lhomme en société ne pouvant être heureux sans le secours des autres, son « intérêt bien compris » lui impose de ne pas se comporter comme un être nuisible. Quant à La Mettrie, il suggère que, placés face au dilemme Bien/Mal, les êtres humains ne peuvent se décider que... pour le Bien, infiniment plus séduisant.
Sade néprouve aucune difficulté à montrer que ces barrières sont dépourvues de tout caractère de solidité. Faire confiance à la nature ? Mais la nature se révèle elle-même souvent destructrice, et lon ne sait que trop quelle inspire des penchants nuisibles et criminels. Comme le proclament le duc de Blangis et Saint-Fond, le premier désir que la nature imprime en lhomme est celui du despotisme.6 6 « Il arrive tous les jours [que la nature] nous inspire linclination la plus violente pour ce que les hommes appellent crime » (Les Cent Vingt Journées de Sodome, in SADE, 1990-1998, t. I, p.102- 103). « Tous les hommes tendent au despotisme; cest le premier désir que nous inspire la nature » (idem, t. III, p.459.) Et serait-elle universellement bonne, les libertins ne se trouveraient nullement obligés pour cela de se conformer à ses avis: beaucoup des personnages de Sade parlent du plaisir quils éprouvent, ou éprouveraient, à prendre le contre-pied de la nature, à la bafouer, voire à interrompre sa marche. Est-il moins aléatoire de se fonder sur les arrêts de la raison ? Encore faudrait-il que les passions lui fussent asservies. Cest loin dêtre le cas. Juliette se vante dallumer la philosophie au flambeau des passions, et non linverse.7 7 « On déclame contre les passions, sans songer que cest à leur flambeau que la philosophie allume le sien, [...]. » (SADE, 1990-1998, t. III, p.258). Sade détourne dans cette phrase un vers de La Métromanie, pièce dAlexis Piron (1738). Chez la plupart des personnages sadiens, la raison sert à justifier les écarts et point à les prévenir ; elle se laisse aisément transformer en moulin à sophismes et ne gouverne rien. Peut-on au moins invoquer le Dieu des déistes ? Rempart bien précaire, à nouveau: on voit où sa foi en lordre moral du monde mène Justine... Et Sade a tôt fait aussi danéantir les théories holbachiques sur l« intérêt bien compris »: lintérêt particulier est en constante opposition avec lintérêt général ; si lhomme préfère lintérêt général, il sera malheureux ; sil préfère lintérêt particulier, à lexclusion de toute autre préoccupation, il ne peut être quheureux. Il est plus facile, assurément, de pourfendre le fanatisme et la superstition que dédifier de nouvelles digues pour garantir la société du chaos. Les pulsions animales et agressives de lhomme rendent vaines les belles constructions morales des Lumières.
Le jeune Sade, qui sest engouffré dans les brèches ouvertes par les philosophes, a fait lexpérience que toutes les barrières dressées par eux contre le Mal savéraient illusoires, et bien plus fragiles en tout cas que les traditionnelles peurs de lEnfer et du châtiment divin. Avant dentrer à Vincennes, en 1777, le marquis figurait à lévidence au nombre des partisans de la pensée des Lumières, dans laquelle il pouvait trouver la justification de toutes ses frasques. En prison, il a continué à se dire philosophe, notamment dans la lettre à Mme de Sade, déjà évoquée, où il demande à relire Le Système de la Nature et se déclare sectateur du baron dHolbach « jusquau martyre sil le fallait » (idem, t.III, p.334). Il ne croyait pas si bien dire (lécrivain ignorait alors quil allait passer presque toute la fin de sa vie en prison). Pendant ses incarcérations, le retour que le marquis effectue sur lui-même saccompagne dune mise en accusation de son éducation, mais aussi de la philosophie des Lumières, qui a entretenu en lui lillusion de la légitimité de tous les comportements.
Plus prudents que le marquis, les philosophes sétaient bien gardés, eux, dexpérimenter les idées quils diffusaient dans le public. Quand, dans lHistoire de Juliette, Sade rappelle que La Mettrie, Helvétius et Montesquieu nont fait qu« indiquer » dans leurs ouvrages que le crime est lacte qui « plaît le mieux » à la nature, le passage est à double entente et doit se comprendre en ces termes: si l« [a]imable La Mettrie, [le] profond Helvétius, [le] sage et savant Montesquieu » (ibidem) avaient eu le courage de mettre à lépreuve cette affirmation, ils auraient connu avant le marquis les joies de la prison. Mais ils ont préféré y envoyer leurs lecteurs...
Notre auteur présente dans ses lettres et dans ses notes littéraires un moi divisé entre son passé de disciple des Lumières et la conscience de sêtre laissé empoisonner par les idées philosophiques. À cet égard, le raisonnement par lequel il réfute la paternité de Justine est exemplaire:
Quon [...] lise avec attention [Justine], et lon verra que, par une impardonnable maladresse, par un procédé bien fait (comme cela est arrivé) pour brouiller lauteur avec les sages et avec les fous, avec les bons et avec les méchants, tous les personnages philosophes de ce roman sont gangrenés de scélératesse. Cependant je suis philosophe ; tous ceux qui me connaissent ne doutent pas que jen fasse gloire et profession... Et peut-on admettre un instant, à moins de me supposer un fou, peut-on, dis-je, supposer une minute que jaille putréfier dhorreurs et dexécrations le caractère dont je mhonore le plus ? [...]. Jajouterai ici quelque chose de plus fort, cest quil est très singulier que la tourbe dévotieuse, tous les Geoffroy, les Genlis, les Legouvé, les Chateaubriand, les La Harpe, les Luce de Lancival, les Villeterque, tous les braves suppôts de la tonsure se soient déchaînés contre Justine, tandis que ce livre leur donnait précisément gain de cause. Ils eussent payé pour avoir un ouvrage aussi bien fait que celui-là pour dénigrer la philosophie, quils ne fussent point parvenus à lavoir (SADE, 1967, t.XV, p.27-8).
Philosophe, Sade na pourtant laissé que des ouvrages anti-philosophiques. Le prisonnier possédait au moins le douteux avantage, sur la « tourbe dévotieuse » de ceux qui attaquaient les doctrines philosophiques au nom de la religion, de connaître son sujet de lintérieur et de porter, sur son corps et dans son âme de reclus, les stigmates des Lumières.
Bien sûr, il ne viendrait à lidée de personne, aujourdhui, de dénier tout intérêt à la pensée du XVIIIe siècle. Cette époque a répondu massivement à lappel du Sapere aude. Cependant, tous les aspects des Lumières ne sont pas également admirables, et la médaille eut son revers. Cest à ce revers que sintéresse luvre de Sade.
On sest mis, au XVIIIe siècle, à discuter et à se prononcer sur tous les sujets. Des opinions farfelues circulaient sur nimporte quel point. Chacun prenait la plume parce quil se sentait investi de la mission déclairer ses contemporains du fruit de ses cogitations. « Nous sommes inondés à la vérité de brochures », confie Voltaire au duc de La Vallière, le 25 avril 1761. Lauteur de Candide évoque dans la même lettre cette « multitude prodigieuse de moucherons et de chenilles », cette « foule immense de [...] petits écrits, tous effacés les uns par les autres » (VOLTAIRE, 1980, p.361). On hésiterait beaucoup à affirmer que tout ce qui se trouve dans ces libelles ne pouvait être dérobé à limpression. Les philosophes auto-proclamés empilent des assertions non fondées, remettent toutes les valeurs en cause, préconisent des systèmes souvent extravagants et ne se soucient pas des conséquences de leurs propos, sils venaient à être pris au pied de la lettre. Les plus grands néchappent à ce reproche. Il est arrivé à Voltaire soi-même de naccorder quune attention distraite à ce qui sortait de sa plume. Comme le dit la formule fameuse de Catherine II à Diderot, « le papier souffre tout », même les sophismes. Cependant, cette frénésie argumentative a eu à lépoque des conséquences pernicieuses, notamment lorsque les raisonnements des philosophes et de leurs épigones ont instillé chez les Français du XVIIIe siècle lillusion que tout était légitime et que tout était permis. Longtemps, Sade fut lui-même la proie dune telle illusion, quil dénonce par le biais de romans où la cacophonie des discours des protagonistes fonctionne comme la métaphore caricaturale du siècle des Lumières tout entier.
Essai reçu à octobre/2007 et approuvé à novembre/2007.
- EURIPIDE. Oreste Paris, Les Belles Lettres, 1973.
- DEPRUN, Jean. Ť Introduction ť. in: Sade, 1990-1998; t. I, 1990.
- ______. Ť Quand Sade récrit Fréret, Voltaire et dHolbach ť. Obliques, n° 12-13 (Sade), 1977.
- DOMENECH, Jacques. LÉthique des Lumières. Les fondements de la morale dans la philosophie française du XVIIIe siècle Paris, Vrin, 1989.
- LA METTRIE, Julien Offroy de. uvres philosophiques Berlin, [1751], t. I, p.287.
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Publication Dates
-
Publication in this collection
20 Feb 2008 -
Date of issue
2007
History
-
Accepted
Nov 2007 -
Received
Oct 2007