Abstracts
Cet article cherche à déterminer les usages de l’expression « corps politique » dans L’Esprit des lois, pour préciser le regard que Montesquieu porte sur la réalité politique, et comment il entend poser son questionnement par rapport à la tradition contractualiste et jusnaturaliste. Dans les rapports qui existent entre les différents « corps politiques », se joue l’unité du « corps politique ». La monarchie modérée ne saurait exister sans une bonne composition des puissances.
Hobbes; Montesquieu; Pufendorf; communauté politique; corps; législateur; monarchie; union
This paper aims at determining the diverse uses of the expression "political body" in the Spirit of the laws, to precise how Montesquieu considers the political reality, and how he intends questioning it in comparison with the contractualist and jusnaturalist tradition. The relations between the different "political bodies" are essential to constituting the unity of the "political body". The moderate monarchy cannot exist without composing the powers and conciliating them.
Hobbes; Montesquieu; Pufendorf; body; législator; monarchy; political community; unity
ARTIGO ORIGINAL
Le(s) «corps politique(s)» dans LEsprit des lois de Montesquieu
The "political body" in the Spirit of the laws of Montesquieu
Denis de Casabianca1 1 Docteur en philosophie à lUniversité Aix-en-Provence (2002) et professeur agrégé de philosophie enseignant en lycée à Marseille/FRANCE.
RÉSUMÉ
Cet article cherche à déterminer les usages de lexpression « corps politique » dans LEsprit des lois, pour préciser le regard que Montesquieu porte sur la réalité politique, et comment il entend poser son questionnement par rapport à la tradition contractualiste et jusnaturaliste. Dans les rapports qui existent entre les différents « corps politiques », se joue lunité du « corps politique ». La monarchie modérée ne saurait exister sans une bonne composition des puissances.
Mots clés: Hobbes; Montesquieu; Pufendorf; communauté politique; corps; législateur; monarchie; union.
ABSTRACT
This paper aims at determining the diverse uses of the expression "political body" in the Spirit of the laws, to precise how Montesquieu considers the political reality, and how he intends questioning it in comparison with the contractualist and jusnaturalist tradition. The relations between the different "political bodies" are essential to constituting the unity of the "political body". The moderate monarchy cannot exist without composing the powers and conciliating them.
Keywords: Hobbes ; Montesquieu ; Pufendorf ; body ; législator ; monarchy ; political community ; unity.
Un relevé des usages du terme "corps" dans LEsprit des lois semble important pour spécifier le regard que Montesquieu entend porter sur la réalité politique. Lusage du terme est discret, et on peut le rapporter aux textes que Montesquieu écrit sur des questions scientifiques, qui concernent le corps vivant animal ou celui des plantes (voir McLelland, 1981). Dans LEsprit des lois, Montesquieu ne déploie pas de vision "organiciste" de la société, et lusage des métaphores renvoient essentiellement à un imaginaire mécaniste (voir Benrekassa, 1982-3). Pourtant, lorsquon sinterroge sur la façon dont Montesquieu pose la question de lunion politique (voir Jacot-Grapa, 1999), on peut se demander sil y a vraiment lieu dopposer une vision mécaniste à une vision organiciste de la société. En effet, pour celui qui parle comme un "cartésien rigide" (voir son discours lu à lAcadémie de Bordeaux le 1er novembre 1719 et le 20 novembre 1721, Essai dobservations sur lhistoire naturelle ; Montesquieu, 2003), le corps vivant est une machine, et il est bien présenté de cette façon lorsquil en est question dans LEsprit des lois (EL, livre XIV, chapitre 2). Dès lors, ne faut-il pas rapporter ce vocable du "corps" aux autres métaphores mécanistes que lon peut rencontrer? Le terme corpus na pas de sens spécifiquement organique en latin; il désigne toute unité de parties, telle que lexistence des parties est impossible sans leur appartenance au tout, que le tout est affecté par ce qui advient aux parties et que, pourtant, lexistence du tout est indépendante de chacune de ces parties considérées à part. Lexpression corpus politicum est dune extraordinaire plasticité. De ce fait, la notion peut être le lieu et linstrument des transformations de la pensée juridique et politique. Il y a peut-être chez Montesquieu un usage stratégique à dégager, qui ne peut apparaître que si lon a en tête les types de questionnement qui existent dans la tradition philosophique chez ceux qui sinterrogent sur la constitution du "corps politique". Lexpression est effectivement utilisée dans par toute la tradition jusnaturaliste (voir Derathé, 1995, p.410-3). Montesquieu entend déployer une problématique politique originale par rapport à des penseurs comme Hobbes et Pufendorf. Na-t-on pas un usage détourné de ce vocable dans LEsprit des lois qui témoignerait de la façon dont Montesquieu entend placer son questionnement politique?
Rappelons brièvement que chez Hobbes, dans le De corpore politico, on trouve la métaphore de la tête pour caractériser lunion politique (non pas comme un organisme mais comme une personne). Dans le De cive, on trouve limage de la machine que lon démonte, pour rendre compte de sa composition; cest le modèle opératoire de la "machine automate", du "corps artificiel" qui assure une autonomie à la nouvelle science que Hobbes entend fonder. Cest dans ce cadre que le schéma contractualiste vient jouer, pour penser rationnellement les fondements du corps politique. Si le frontispice du Léviathan affiche la métaphore du corps de lhomme individuel, et si le texte douverture qui le commente en fait son élément rhétorique, cest sous le principe épistémologique mis en place dans le De cive. La physique sociale doit permettre de penser lunion véritable et de présenter ce qui entraine la "dissolution" du corps social (Léviathan, chapitre XXIX). Chez Pufendorf, les deux derniers livres (VII et VIII) du Droit de la nature et des gens se présentent explicitement comme une théorie du corps politique. Pufendorf reprend lopposition entre le corps politique (unité) et la multitude (séparation), mais la débarrasse dune référence au schéma mécaniste. Cela lui permet de poser sa version du pacte: la constitution dun peuple en corps exige une double convention (dassociation et de soumission). Dans le dernier chapitre du livre VIII (chapitre 12), sur la dissolution, il distingue la liaison physique (corps naturels), la liaison artificielle (résultat de la technique) et la liaison morale (institution humaine). En distinguant ces trois modes de production de lunité, il disjoint lartificialisme technique (maîtrise de la nature) la constitution juridico-politique qui opère sur les volontés, ce qui est une façon de rejeter le constructivisme hobbien. Si les thèses de ces deux auteurs diffèrent et sopposent en bien des points, il faut relever quils déploient une problématique de la souveraineté et un schéma contractualiste, ce qui apparaît à travers la question du "corps politique". La métaphore mécaniste (présente dans un cas, absente dans lautre) vient souligner loption contractuelle proposée.
Il nous semble quil y a chez Montesquieu un usage discret mais stratégique du "corps politique". Discret, car il peut passer inaperçu. Comme le terme ne se rapporte effectivement pas à la problématique du "meilleur gouvernement" (EL, I, 3), on peut le considérer, lorsquil apparaît, comme un terme neutre, qui serait comme la trace résiduelle dun vocable traditionnel. Si la notion de corps politique na pas de place constitutive dans lhorizon théorique de Montesquieu, on peut alors se demander si son usage circonstanciel ne vient pas souligner un écart par rapport à ceux pour qui elle joue centralement. Si le "corps politique" nest pas au centre la problématique politique de LEsprit des lois, cest justement que Montesquieu nengage pas le questionnement politique dans la voie qui interroge la souveraineté (en cela, il congédie également Hobbes et Pufendorf); mais sa présence est bien stratégique dans le sens où Montesquieu réinvestit le champ métaphorique de la mécanique utilisé par Hobbes pour sy opposer. Si lon veut vraiment sopposer à lartificialisme hobbien, il ne faut pas prendre la posture "morale" de Pufendorf. Assurément, Montesquieu se situerait, pourrait-on dire, "de tout cur" du côté de cet illustre prédécesseur, mais si lon veut démonter la machine absolutisme, il faut aussi renoncer à la voie contractualiste. Cest un autre angle dattaque que propose Montesquieu; une autre façon dappréhender la réalité politique et une autre façon de sopposer à Hobbes. En partant de lexamen historique des gouvernements, en dégageant leur mode de fonctionnement (à partir de la distinction quil fait entre les "structures" et les "principes" des gouvernements, EL, III, 1), on peut mettre à jour la réalité de labsolutisme hobbien qui apparaît sous les traits de la mécanique despotique. Lusage des métaphores mécanistes vient souligner lopposition que Montesquieu fait entre la monarchie, régime modéré, et le despotisme dont le principe est la crainte. Lusage des images liées à la dynamique des fluides permet dinterroger le devenir des monarchies et le passage, souvent insensible, vers le despotisme (voir Casabianca, 2000). De ce point de vue, lusage des images est bien chargé dune dimension normative. Mais on ne peut bien prévenir du risque despotique quen donnant les moyens effectifs de corriger positivement lordre politique existant (voir Casabianca, 2003), en inventant en situation lordre modéré des pouvoirs, la bonne composition des puissances sociales. Il nous semble que le vocable du "corps" joue bien dans LEsprit des lois à ceux deux niveaux: sil peut souligner la dimension polémique de certains passages, et sil renvoie à lopposition monarchie/despotisme qui participe de la dimension normative de la typologie des gouvernements, il témoigne dune façon plus générale de lapproche de la réalité politique et du savoir des lois que Montesquieu met en uvre.
Le terme "corps" dans LEsprit des lois prend donc place dans un dispositif textuel qui permet à la fois de souligner comment il faut appréhender la réalité sociale (dimension épistémologique), et qui indique les enjeux politiques de cette façon de voir (avec lopposition entre les régimes modérés et le despotisme). Avant de repérer certaines des occurrences qui traitent de lunité du corps politique, on donnera un aperçu et une classification de lensemble des occurrences du terme "corps". On peut distinguer cinq types dusage. Le premier consiste dans lusage du terme au pluriel, pour désigner un ensemble constitué dans la société. Il renvoie au vocable des "corporations", de ce que Pufendorf appelle les "corps subordonnés", pour les distingué du "corps politique". Ces occurrences sont utilisées pour désigner des instances qui prennent part à lordre social; on peut les regrouper ici sans distinguer les modalités particulières dintervention, ni les "ensembles" de niveaux divers que recouvre lemploi de ce terme: "peuple en corps" ou "corps du peuple", "corps des nobles", "corps du clergé", mais aussi "corps législatif", "corps de magistrature", etc. Cest de loin lusage le plus important quantitativement, avec une concentration dans la partie politique de louvrage. On trouve vingt-six occurrences du livre II au livre VIII, puis, dans le seul livre XI, quarante-sept occurrences dont trente-neuf dans le seul chapitre 6 consacré à la constitution dAngleterre ! Après cet usage presque excessif, on ne trouve plus que neuf occurrences du livre XV au livre XXV. Mais, dans la dernière Partie, le vocable revient en nombre assez important (du livre XXVII au livre XXXI, on trouve onze occurrences). Le deuxième type dusage, au singulier, est plus rare (onze occurrences), mais on verra quil intervient à des lieux stratégiques (notamment en III, 7, à propos de la monarchie). On trouve également des expressions du type "vivre en corps", qui peuvent intéresser la façon dont est perçu le vivre ensemble par les individus. Un quatrième ensemble doccurrences concerne lexamen des rapports entre les nations. Deux expressions sont alors utilisées: celle de "corps politique" interroge le statut de la république fédérative (comment les républiques peuvent se défendre, puisquelles doivent être de petite taille relativement à leur fonctionnement intérieur), celle du "corps de lempire" concerne lespace despotique, ou le devenir des monarchies qui tendent à la conquête. Dans ces usages, la question de lunité est également posée dans sa dimension spatiale. Enfin, dans les derniers livres de LEsprit des lois, on trouve une série doccurrences concernant le "corps des lois", puisque cest dans cette partie de louvrage que Montesquieu examine les textes de lois comme des "monuments" qui permettent dinterroger le devenir des sociétés (voir Casabianca, 2001).
Cest en III, 7 que lon trouve la première occurrence du terme "corps politique" au singulier, et il semble bien que Montesquieu cherche à lier la question du rapport des corps au problème de la constitution dun corps, pour voir comment les parties concourent au bien du tout. Le chapitre porte sur lhonneur comme principe de la monarchie, et le texte déploie une double métaphore. Dun côté la monarchie est comparée au "système de lunivers" (le mouvement des corps renvoie alors aux particuliers, cest-à-dire aux nobles: "Il se trouve que chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers"); mais dun autre côté, Montesquieu dit que le principe donne "vie" au "corps politique" (il insiste en III, 8: lhonneur "donne la vie à tout le corps politique, aux lois et aux vertus même."). Les images se doublent pour mettre en évidence une approche densemble de lordre monarchique: la référence physicienne nest pas explicative, mais elle éclaire, elle met en évidence un mode de fonctionnement, une "économie" densemble; terme qui peut aussi bien qualifier léconomie de lunivers que l"économie animale". De fait, si le propos de Montesquieu dans ce chapitre saccorde avec ce que lon sait dune dissertation que le savant Bouillet avait fait sur la cause de la pesanteur des corps (1720), et qui avait remporté le prix de lacadémie de Bordeaux, il saccorde aussi avec ce que Montesquieu dit lui-même dans un autre discours académique, le Discours sur lusage des glandes rénales (lu le 25 août 1718): "Quand on considère ce nombre infini de parties qui travaillent toutes pour le bien commun, ces esprits animaux si impérieux et si obéissants, ces mouvements si soumis et quelquefois si libres, cette volonté qui commande en reine et qui obéit en esclave, cette réparation continuelle de force et de vie [ ] quelles grandes idées de sagesse et déconomie ! [ ] tout concourt pour le bien du sujet animé". Cest effectivement cette idée dune harmonisation des mouvements qui est présentée, et qui caractérise lanimation de la monarchie. Par opposition, le despotisme apparaît comme une mécanique rigide régie par une nécessité aveugle: lunité sous lempire du despote nest que factice, car le despotisme est le régime de la séparation. Les individus mus par la crainte sont semblables à des corps morts qui ne composent pas ensemble un corps véritable. Dans la monarchie "bien réglée", ce nest pas le prince qui ordonne tout, mais il fait lui-même partie dun système dont on peut comprendre le fonctionnement. On est alors renvoyé à limage de la machine que Montesquieu utilise en III, 5: "Dans les monarchies, la politique fait faire les grandes choses avec le moins de vertu quelle peut; comme, dans les plus belles machines, lart emploie aussi peu de mouvements, de forces et de roues quil est possible". Dès lors limage du corps vient souligner cette problématique législatrice qui sinscrit également dans une opposition normative entre monarchie (modérée) et despotisme; cest ainsi que Montesquieu entend résoudre le problème quil a posé en ouverture de LEsprit des lois (question du gouvernement le plus conforme à la nature): "Pour former un gouvernement modéré, il faut combiner les puissances, les régler, les tempérer, les faire agir; donner, pour ainsi dire, un lest à lune, pour la mettre en état de résister à une autre; cest un chef-duvre de législation, que le hasard fait rarement, et que rarement on laisse faire à la prudence" (EL, V, 14).
Cest dans ce cadre que joue lusage de lexpression au pluriel, "Les corps politiques". Lusage du mot est justifié par le fait quil sagit toujours de désigner une entité dont la cohésion permet de la distinguer dautres corps. Même lorsque le terme est utilisé au singulier, il renvoie toujours en ce sens à une pluralité. Lexpression ne désigne jamais à proprement parler une "classe sociale", même sil est vrai que lorsquelle désigne un groupe (des individus considérés ensemble, en corps) la cohésion du corps vient du fait que ses éléments ont des intérêts communs, quils ont des origines et des formations propres qui les distinguent dautres groupes "sociaux". Cest peut-être dabord cet aspect que lon retient quand il est question du "corps des nobles" (par exemple, EL, II, 2), du "corps aristocratique" (EL, XI, 13) ou du "corps des plébéiens" (EL, XI, 18). Pourtant la qualité de "corps" ne résulte pas dune simple cohésion sociale, mais se rapporte à un rôle politique. Lexplication historique qui souligne en quoi les esclaves ne forment pas "un corps séparé" manifeste ce point (EL, XV, 14). Il ny a, à proprement parler, de "corps" que sil sagit dun "corps politique" (EL, II, 4). Il faut quune fonction dans lordre et la distribution des pouvoirs soit reconnue au corps, et cest surtout cette fonction qui va lui assurer une cohérence en le rapportant à dautres corps (dont il se distingue et auxquels il soppose). Ainsi les corps sont moins des "parties" de la société, des ensembles sociaux par rapport au tout de la population, que des participants à lordre politique. Ou, ce qui définit une partie, cest moins quelle soit une "part de...", que le fait quelle "participe à...". Ce qui définit la particularité dun corps, cest son mode de participation aux pouvoirs. En ce sens, on peut déjà dire que lusage de la métaphore manifeste un renouvellement du questionnement politique, et labandon dune problématique centrée sur lidée de souveraineté: ce sont les modalités de la participation aux pouvoirs qui intéressent Montesquieu.
Dans cette problématique de la bonne combinaison des corps politiques, il faut à la fois examiner la fonction à remplir, et comment doit se former le corps politique pour quil la remplisse convenablement. Le "corps politique" nest pas donné préalablement à lanalyse constitutionnelle, au contraire, cest la réflexion sur lordre densemble qui permet de dégager les caractéristiques du corps particulier (par exemple, voir EL, V, 7). Il faut aussi sinterroger sur les limites qui vont définir le bon fonctionnement du corps politique (par exemple quelles limites faut-il donner pour que le peuple juge bien en corps; EL, VI, 5). Cette question des limites donne son sens à la combinaison conflictuelle des corps-puissances, puisque seules les puissances sont effectivement capables, en sopposant entre elles, de se limiter mutuellement. Si les puissances se définissent mutuellement dans leurs rapports (puisque ce qui les constitue en tant que puissance, ce qui les circonscrit, cest aussi la limite que constitue les autres puissances), ces rapports définissent proprement la "constitution" dun État (Montesquieu utilise également ce terme dans son acception physiologique, par exemple lorsquil parle de la "constitution de la machine" qui est le corps, Essais sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères). Cette constitution dépend donc des corps constitutifs et de la nature des liaisons qui la constitue. En ce sens, on peut dire que les corps politiques sont toujours intermédiaires, ils sont les moyens de lexercice du pouvoir qui prévient les dérives absolutistes: "Tout serait perdu si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs: celui de faire les lois, celui dexécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différents entre les particuliers" (EL, XI, 6). En sopposant mutuellement, les corps politiques sont donc toujours modérateurs. Si lexpression "corps intermédiaire" a été consacrée à propos de la monarchie, il faut bien constater quelle vaut aussi pour la république comme régime modéré. Cela apparaît clairement lorsque ces modérateurs sont justement absents (EL, VIII, 6), ou lorsque la corruption des principes est telle quaucun corps ne peut plus remplir sa fonction modératrice (EL, VIII, 12). Lusage de lexpression "corps" au pluriel saccorde bien avec limage du corps-machine. Les corps désignent ici les parties, et par cette analogie avec lordre machinal, lapproche des régimes politiques peut être structurelle: rapportés à des fonctions essentielles, il sagit de voir comment les incarner constitutionnellement (dans la distribution institutionnelle des pouvoirs) et socialement (dans le jeu des puissances). Le corps désigne cet organe qui prend place dans un ensemble où il compose avec dautres corps. La pluralité interne est ainsi pensée en termes conflictuels. Le texte cherche à présenter les modalités de la participation comme autant de façons de lier les puissances entre elles pour quelles jouent, dans leur dynamisme propre, en se tempérant mutuellement. Dans ce jeu des corps, cest bien lunité du corps qui est engagée.
Il apparaît bien que la métaphore lexicalisée du corps ne se réduit pas à la simple désignation des corps politiques. Si elle nest pas toujours présente, son utilisation est régulière et cohérente. La dimension organique de limage ne peut être niée, mais elle nest pas le signe dun organicisme simpliste. Montesquieu nassimile pas la société à une totalité organique pour la rattacher à un ordre naturel. Chez lui la métaphore mécaniste ne soppose pas à celle du corps vivant, mais vient léclairer. Montesquieu lutte non pas pour imposer une nouvelle métaphore, mais pour en détourner le sens. On a dégagé un premier ensemble de problèmes tournant autour de lordre intérieur et de lexercice coordonné des puissances pour limiter le pouvoir, mais limage du corps permet aussi de renvoyer à la question de lextension du pouvoir, de son exercice sur un territoire. À ces deux niveaux il sagit de penser les rapports entre le tout et les parties pour comprendre en quoi consiste lunion politique. Avec limage du corps, les problématiques peuvent se croiser et se renvoyer lune à lautre; lharmonie équilibre (il faut composer les puissances entre elles) et lharmonie proportion (lespace territorial ne doit pas être démesuré, dépasser un certain rapport) sont les deux versants dune même modération. Le fait de lier ces questions est essentiel pour la monarchie, puisque lextension de son empire soppose à la modération du pouvoir du prince. Les références tournent autour du régime monarchique, dans son opposition avec le despotisme, mais aussi dans ses différences avec lautre régime modéré, la république (avec la question du corps fédéral). On peut dire quavec limage du corps, il sagit de cerner les problèmes constitutifs de toute monarchie modérée. Du coup, limage naurait pas simplement une portée descriptive; limage est bien physique (physiologique), mais la perspective nest pas physicienne (voir Casabianca, 2008). Limage engage une norme de lactivité législatrice qui cherche à réguler ce corps politique.
Dune certaine façon, si lon compare lusage de cette métaphore avec celui que lon trouve chez Hobbes ou Pufendorf, on voit en quoi elle engage toute la problématique de lauteur de LEsprit des lois: il sagit de sécarter des problématiques de la souveraineté, en ne posant plus la question de lunité du "corps politique" abstraitement, comme le font ceux qui considèrent sa genèse contractualiste. Cest dans lhistoire même, dans la dynamique singulière qui définit chaque ordre social quil faut penser lunion politique. Il faut donner au législateur les moyens dappréhender la réalité sur laquelle il doit légiférer, en lui montrant par où il peut "proposer des changements" (EL, préface). Lordre nest pas entièrement construit, et il ne sagit pas de penser sa genèse rationnelle; pour Montesquieu, la raison législatrice sapplique en situation (EL, I, 3), cest-à-dire quelle intervient par inflexions sur une réalité qui se constitue également indépendamment de ses interventions. Cest pourquoi le législateur doit avoir une vue densemble sur cette réalité sociale où "tout est extrêmement lié" (EL, XIX, 15); il doit voir comment les différents aspects de cette réalité se rapportent les uns aux autres, ce qui définit précisément lesprit des lois (EL, I, 3), afin de pouvoir penser des dispositifs efficaces qui permettent la modération politique. Ainsi le "corps politique" nest pas pensé comme un modèle (la forme idéale et légitime de la communauté politique), il reste une métaphore qui engage chacun à exercer un coup dil, cest-à-dire qui invite à penser en situation les modalités qui permettent effectivement à un régime modéré de se constituer et de perdurer dans le changement incessant des choses.
Références Bibliographiques2 2 Nous ne notons que les références utilisées. Pour de plus amples informations bibliographiques, le lecteur pourra se reporter au répertoire présenté par Louis DESGRAVES (1988). Voir également, de 1989 à 1996, les notices bibliographiques annuelles publiées dans le Bulletin de la Société Montesquieu, et, depuis 1998, dans la Revue Montesquieu. On trouvera les informations concernant la Société Montesquieu et la Revue Montesquieu sur le site: http://montesquieu.ens-lsh.fr/.
Essai reçu à octobre/2007 et approuvé à novembre/ 2007.
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- PUFENDORF. Le droit de la nature et des gens Caen, Université de Caen, 1989.
Publication Dates
-
Publication in this collection
03 Mar 2008 -
Date of issue
2007
History
-
Accepted
Nov 2007 -
Received
Oct 2007