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Réconcilier activité de penser et activité de connaître

Abstracts

Cet article se propose d'interroger la posture du scientifique replié dans sa tour d'ivoire et indifférent aux choses du monde. Il repart du lourd constat du XXème siècle de la participation (quelquefois collusion) de nombreux hommes de science aux différentes entreprises génodicaires pour se faire tentative d'interrogation de la disjonction entre activité de connaître et activité de penser, et ce notamment en raison du fondement commun à ces deux activités, à savoir l'examen distancié, la "rupture épistémologique"… L'homme de science ne devrait-il pas, dès lors, se faire éclaireur du monde, sans pour autant devenir pourvoyeur des consciences, en intégrant à la posture scientifique la capacité critique, comme principe d'énonciation des possibles? Ce ne serait pas dénier l'idéal scientifique (qu'est cette compétence critique, point d'orgue de la démarche de l'homme de science) mais au contraire lui rendre ses lettres de noblesse que de ne pas le confiner aux portes des laboratoires.

examen distancié; rupture épistémologique; ideal scientifique


This article proposes to question the scientist's posture regarding his/her ivory tower and indifferent to things of the world. Based on the observation during the twentieth century of the participation (often accomplice) of the scientists to the different undertaking of genocide, it tries to question the disjunction between activity of knowledge and activity of thinking, because of the common foundation to these both activities : the distantiated examination, the epistemological break… Should the scientist not, also, become a "guide" of the world, without becoming supplier of conscience, in integrating into the scientific posture the critical abilities, as the principle of statement of possibilities? It shouldn't deny the scientific ideal (like the critical ability, organ-point of the thinking process), but, at the opposite, it should prove its worth again if we do not shut ourselves into laboratories.

distantiated examination; epistemological break; scientific ideal


Este artigo se propõe analisar a postura do cientista retirado na sua "Torre de Marfim" e indiferente às coisas do mundo. Baseado na observação da participação de cientistas (freqüentemente cúmplices) em diferentes processos de genocídios, o artigo tenta questionar a disjunção entre a atividade de conhecimento e a atividade de pensamento em função das fundamentações comuns de ambas atividades: observação distanciada e ruptura epistemológica. Deveria o cientista não se tornar o "guia" do mundo sem tornar-se a sua consciência, integrando na postura científica habilidades críticas como o principio da enunciação de possibilidades? Isso não deveria negar o ideal científico, mas ao contrário, deveria provar seu mérito nos laboratórios.

observação distanciada; ruptura epistemológica; ideal científico


ARTIGOS

Réconcilier activité de penser et activité de connaître

Vivianne Châtel

Cerlis Université Paris V Sorbonne; chaire francophone de Travail Social et de Politiques Sociales - Université de Fribourg.

RESUMÉ

Cet article se propose d'interroger la posture du scientifique replié dans sa tour d'ivoire et indifférent aux choses du monde. Il repart du lourd constat du XXème siècle de la participation (quelquefois collusion) de nombreux hommes de science aux différentes entreprises génodicaires pour se faire tentative d'interrogation de la disjonction entre activité de connaître et activité de penser, et ce notamment en raison du fondement commun à ces deux activités, à savoir l'examen distancié, la "rupture épistémologique" L'homme de science ne devrait-il pas, dès lors, se faire éclaireur du monde, sans pour autant devenir pourvoyeur des consciences, en intégrant à la posture scientifique la capacité critique, comme principe d'énonciation des possibles? Ce ne serait pas dénier l'idéal scientifique (qu'est cette compétence critique, point d'orgue de la démarche de l'homme de science) mais au contraire lui rendre ses lettres de noblesse que de ne pas le confiner aux portes des laboratoires.

Mots-clés: examen distancié, rupture épistémologique, ideal scientifique.

RESUMO

Este artigo se propõe analisar a postura do cientista retirado na sua "Torre de Marfim" e indiferente às coisas do mundo. Baseado na observação da participação de cientistas (freqüentemente cúmplices) em diferentes processos de genocídios, o artigo tenta questionar a disjunção entre a atividade de conhecimento e a atividade de pensamento em função das fundamentações comuns de ambas atividades: observação distanciada e ruptura epistemológica. Deveria o cientista não se tornar o "guia" do mundo sem tornar-se a sua consciência, integrando na postura científica habilidades críticas como o principio da enunciação de possibilidades? Isso não deveria negar o ideal científico, mas ao contrário, deveria provar seu mérito nos laboratórios.

Palavras-chave: observação distanciada, ruptura epistemológica, ideal científico

ABSTRACT

This article proposes to question the scientist's posture regarding his/her ivory tower and indifferent to things of the world. Based on the observation during the twentieth century of the participation (often accomplice) of the scientists to the different undertaking of genocide, it tries to question the disjunction between activity of knowledge and activity of thinking, because of the common foundation to these both activities : the distantiated examination, the epistemological break Should the scientist not, also, become a "guide" of the world, without becoming supplier of conscience, in integrating into the scientific posture the critical abilities, as the principle of statement of possibilities? It shouldn't deny the scientific ideal (like the critical ability, organ-point of the thinking process), but, at the opposite, it should prove its worth again if we do not shut ourselves into laboratories.

Key-words: distantiated examination, epistemological break, scientific ideal.

L'activité de penser en elle-même, l'habitude

de tout examiner et de réfléchir à tout ce qui lui

arrive, sans égard au contenu spécifique et sans

souci des conséquences, cette activité peut-elle être

de nature telle qu'elle "conditionne" les hommes à

ne pas faire le mal?

Hannah Arendt (1996, p. 27)

Cet article 1 1 . Cet article prend appui sur une réflexion plus pédagogique déjà entamée et liée à ma tâche d'encadrement des projets de mémoire de licence qui m'était pendant un temps dévolu, réflexion qui a fait l'objet de textes internes dont «La connaissance: une responsabilité collective », Working paper de la Chaire francophone de travail social, Université de Fribourg. se propose d'analyser deux des credo de la science et particulièrement des sciences sociales, celui de la rupture épistémologique et celui de la neutralité axiologique, au regard notamment des dérives du XXème siècle. Il se propose de les analyser à partir de deux facultés: la faculté de connaître et la faculté de penser, sachant que, depuis Emmanuel Kant, ces deux facultés sont clairement séparées. Notre propos consistera à analyser leur lien: conflit des facultés ou au contraire alliance des deux facultés ?

Sans entrer sans les détails du travail scientifique d'excellents scientifiques se sont confrontés avec beaucoup de bonheur et de rigueur à cette question , disons simplement et dans le désordre que le travail scientifique répond à plusieurs exigences dont: 1) l'activité de connaissance; 2) l'argumentation critique (Habermas, 1986); 3) la rigueur tant scientifique (Bachelar, 1975) qu'intellectuelle; 4) la cohérence des choix. Ces exigences supposent une attitude d'ouverture à la pensée d'autrui mais aussi et surtout à l'examen distancié. L'exigence minimale universitaire consiste en une maîtrise de la réflexion scientifique. Travail de réflexion ou travail de recherche, l'un et l'autre demandent et appellent une distanciation critique par rapport aux faits, aux données disponibles , distanciation critique qui ne signifie en aucun cas indifférence.

La science, dans son besoin d'achèvement comme dans son principe, s'oppose absolument à l'opinion ( ). L'opinion pense mal; elle ne pense pas; elle traduit des besoins en connaissance. En désignant des objets par leur utilité, elle s'interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l'opinion: il faut d'abord la détruire." (Bachelar, 1975, p. 14).

Tout travail scientifique, et qui plus est en sciences sociales, demande un travail de rupture épistémologique, qui est travail de dé-construction / re-construction. L'appartenance au monde social étudié ne dispense en aucun cas du travail de distanciation et du travail d'objectivation. Au contraire même, elle le renforce. La réflexion sur la place du préjugé, sur la validité argumentative des énoncés, sur l'exigence de définition, du choix de vocabulaire est alors centrale.

Premier acte: de la rupture épistémologique

La rupture épistémologique constitue la marque liminaire du travail scientifique mais aussi du travail réflexif. Ainsi, la question de la signification s'articule-t-elle fondamentalement à la question de la vérité. Elle est construction, c'est-à-dire rupture avec une structuration implicite et inconsciente qui se présente pourtant comme représentation objective du réel. Autrement dit, l'objet perçu, représenté comme réel parce que directement perceptible, est en fait résultat d'une construction subjective non perçue ou d'une construction sociale-normative.

L'objet n'est donc jamais saisi en lui-même comme transcendance mais toujours en liaison étroite avec une organisation préalable des actions du sujet percevant. (Soulet, 1984, p. 112)

Les valeurs, les appartenances et les expériences du "sujet percevant" interviennent toujours dans la perception première de l'objet ou des faits observés. Il est illusoire de penser que parce que scientifique aguerri, l'observateur est d'office protégé des préjugés, des prénotions et autres idéologies. La rupture épistémologique, démarche première de la science, a pour effet justement de rompre avec la force explicative des évidences premières

Cependant, pour qu'il y ait rupture épistémologique, encore faut-il qu'il y ait questionnement. Rappelons ces propos de Gaston Bachelard:

Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit. (Bachelar, 1975, p. 14)

La connaissance scientifiquement construite est lutte permanente contre l'ignorance et contre l'opinion. Contre l'ignorance qui est la limite de nos connaissances (par cette perspective, nous soulignons l'idée selon laquelle chaque connaissance produite ouvre sur un champ d'ignorance, autrement dit que chaque connaissance produite ouvre sur de nouvelles interrogations, sur de nouveaux problèmes qui pouvaient jusqu'alors être non perçus, c'est-à-dire ignorés; c'est en d'autres termes le triptyque découverte / connaissance / ignorance). Contre l'opinion qui est souvent image première, répétition d'idées non fondées en raison, sensations ou préjugés. Ce principe de la connaissance scientifique comme lutte permanente contre l'ignorance et contre l'opinion est essentiel dans toute démarche scientifique et plus généralement dans toute démarche réflexive. Il suppose une constante interrogation critique sur ses propres idées, sur ses propres écrits, sur ses propres certitudes. Il suppose une mise en question permanente qui inscrit le processus scientifique dans l'inachèvement. "La science est une quête de la vérité et non une quête de la certitude" (Popper, 1997, p. 157), quête permanente, guidée par le principe d'une interpellation constante et jamais aboutie sur le monde, qu'il soit physique ou social et ce d'autant plus que la science est médiatisée par le langage, lui-même inscrit dans des contextes de signification et d'expérience.

Que toute connaissance commence avec l'expérience, cela ne soulève aucun doute. En effet, par quoi notre pouvoir de connaître pourrait-il être éveillé et mis en action si ce n'est par des objets qui frappent nos sens et qui, d'une part, par eux-mêmes produisent des représentations et, d'autre part, mettent en mouvement notre faculté intellectuelle (Kant, 1986, p. 31)

Mais que l'expérience du sens commun soit commencement ne signifie en aucun cas qu'elle soit connaissance. Et au contraire même, pour Emmanuel Kant et il n'hésite pas à évoquer les travaux de Galilée, de Torricelli ou de Stahl comme "révélation lumineuse pour tous les physiciens" (Kant, 1986, p. 17), parce qu'ils mettent en évidence le pouvoir a priori de la raison dans l'expérimentation les observations sont secondaires par rapport à leur élaboration.

Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d'une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant l'autorité de lois, et de l'autre, l'expérimentation qu'elle a imaginée d'après ces principes, pour être instruite par elle, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu'il plaît au maître, mais, au contraire, comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur pose. (Kant, 1986, p. 17)

L'homme de science n'est donc pas cet homme passif qui se contente de décrire des phénomènes mais plutôt cet homme qui, par questionnements, par tâtonnements, par essais et erreurs, par réfutabilité, va tenter de formuler des propositions scientifiques universelles, à la condition toutefois que cette caractéristique d'universalité reste à dimension très relative, très temporelle parce qu'elle accepte une validité limitée, liée à l'état des connaissances à un moment donné. Le problème dans cette perspective reste la définition des questions que le scientifique pose, et ce notamment et peut-être plus explicitement encore dans le monde social. Toute l'analyse kantienne de la science repose sur l'idée selon laquelle "nous ne connaissons des choses a priori que ce que nous y mettons nous-mêmes" (Kant, 1986, p. 19). Autrement dit, non seulement le sujet est la condition de possibilité de l'expérience mais encore l'activité critique est fondamentale pour la connaissance. Deux implications essentielles: 1) qu'en est-il alors de l'objectivité du chercheur, notamment en sciences sociales, et 2) qu'en est-il de cette inscription du sujet dans cette démarche de questionnements, dans cette démarche critique?

Deuxième acte: de l'activité critique

La science quelle qu'elle soit, qu'elle soit science physique ou science sociale, n'est donc pas certitude. Elle n'est que prétention à la vérité. Elle n'avance, ne progresse dans la connaissance qu'en acceptant de corriger ses erreurs, qu'en acceptant qu'elle puisse être réfutée, même si toute tentative de réfutation n'est pas nécessairement scientifique. Il importe donc pour le scientifique de travailler sur ses représentations, sur son expérience sensible pour atteindre ce que nous appellerons une connaissance dénuée de tout support subjectif. La réflexion critique est là pour le faire. Tâche sans fin, certes, mais tâche indispensable, tant la tentation de la simplification est grande.

La rupture épistémologique comme la neutralité axiologique ne sont pas des donnés. Elles sont entièrement fabriquées par le sujet connaissant. La question de l'objectivité se résout par le travail d'objectivation, travail d'objectivation qui sous-tend la démarche critique, tel qu'explicité par Pierre Bourdieu. Sans cet effort de distanciation, sans cet effort d'examen critique de ses valeurs, de ses opinions mais aussi de ses hypothèses, de ses idées plus ou moins créatrices, l'homme de science ne serait qu'un dogmatique supplémentaire. L'objectivité, en ce sens, est une posture critique. Posture d'autant plus fondamentale que l'homme de science est désormais beaucoup plus assujetti à des impératifs commerciaux qu'au seul souci de la connaissance (cf. infra).

Tout examen critique doit passer par une phase de négation, tout au moins hypothétique, des opinions et des "valeurs partagées" en cherchant leurs implications et leurs postulats tacites. (Arendt, 1996, p. 54)

Nous ajouterons que tout examen critique s'appuie sur une phase de négation ou au moins de remise en cause des postulats, tenants et aboutissants, mais aussi arrière-plans, des idées, des opinions, des manières de faire, de penser et d'être L'examen critique, c'est en quelque sorte une interrogation permanente, un retour en arrière constant sur les actes, les pratiques, les idées, les valeurs, les normes, les démarches et les résultats.

Revenons ainsi à Karl Popper dans ses réflexions sur la connaissance de la nature qui explique que la science "consiste en idées ingénues, souvent non justifiables, qu'elle soumet à un sévère contrôle en vue d'en corriger les erreurs. ( ) La méthode de la science de la nature est la recherche consciente d'erreurs, et leur correction par le biais de la critique consciente" (Popper, 1997, p. 128-129). Encore faut-il que l'homme de science ne soit pas obnubilé par le souci d'obtenir un résultat précis ? La science est quête, avons-nous dit en reprenant le vocabulaire poppérien, mais c'est une quête permanente. En fait nous ne savons que très peu de choses. Comme le dit fort joliment Karl Popper, nous inventons nos théories, ensuite nous essayons de déceler les erreurs en les soumettant à un examen critique systématique, et généralement nous trouvons des erreurs nous contraignant de fait à ré-inventer une théorie. L'accès à la vérité est ainsi une quête inachevée qui s'appuie sur l'effort critique.

Pour mieux préciser l'idée de l'examen critique, nous pouvons reprendre le vocabulaire kantien. Pour Emmanuel Kant, "la critique est conçue comme un tribunal où la raison est à la fois juge et partie. Elle est l'activité de la raison qui, accédant à la conscience de soi, s'assigne à elle-même des limites. Aussi convient-il de distinguer entre des bornes imposées à la raison par une instance extérieure et relevant d'une censure, et des limites qui ouvrent à la raison l'horizon de son pouvoir légitime" (Vaysse, 1998). C'est la raison usant pour elle-même de sa capacité de critique, de réflexion. Elle est juge et partie, parce que c'est en soumettant ses actes au tribunal de la raison que l'individu s'assigne des limites d'action. En ce sens, une réflexion critique n'accepte aucune assertion, aucune idée, aucun argument, aucune démonstration sans s'interroger d'abord sur la valeur, le bien-fondé rationnel de cette assertion, idée, argument ou démonstration. La critique se fait donc examen, examen des conditions de production, examen des conditions d'articulation des connaissances. Examen essentiel parce qu'il conditionne en partie la transformation d'un savoir en une connaissance scientifique. Sans cela, en effet, pas de certitudes sur l'absence d'erreurs, pas de certitudes sur la validité des énoncés et des résultats. Il convient pour ce faire d'appliquer la Deuxième maxime du sens commun qui dit de "penser en se mettant à la place de tout autre"(Kant, 1984, p. 127),2 2 . La première (1) et la troisième (3) maximes du sens commun sont respectivement: (1) Penser par soi-même et (3) Toujours penser en accord avec soi-même. c'est-à-dire de soumettre, certes en imagination, ces idées, ces hypothèses au jeu de la discussion / confrontation avec Autrui, seul obstacle au dogmatisme et à l'égoïsme qui, dans une démarche d'auto-suffisance, consistent à trouver en soi les conditions de justification. Mais cet examen critique n'est-il pas aussi une des marques de l'activité de penser?

Troisième acte: de l'activité de penser

Pour Hannah Arendt, comme pour Emmanuel Kant, il existe une différence de taille entre activité de connaître et activité de penser. La première est "acte d'édification du monde", elle est recherche de connaissance, la seconde est acte incessant de recherche de signification et "ne laisse rien de tangible" (Arendt, 1996, p. 27). Et pourtant cette distinction n'est-elle pas trompeuse? Trompeuse parce qu'elle absout le scientifique de ses errements éthiques. Trompeuse parce qu'elle renforce le conflit des facultés, entre faculté de connaître et faculté de penser. Trompeuse aussi parce qu'elle oblitère l'alliance de ces deux facultés, alors que l'une et l'autre s'appuie sur un même acte, celui de la rupture épistémologique. À la recherche non plus du "maximum d'objectivité subjectivement possible", pour reprendre l'expression lumineuse de Lucien Goldmann dans son Épistémologie et philosophie politique, mais d'une objectivité absolue, le scientifique ne transforme-t-il pas l'acte de connaissance en un simple acte de description ?

La science ne pense pas parce qu'elle n'a pas à penser, c'est-à-dire à s'orienter en direction du sens de l'existence, mais à connaître, c'est-à-dire à produire des connaissances qui, comme telles, échappent à la signification de la vie humaine telle qu'elle est éprouvée concrètement par chacun de nous. C'est cette neutralité existentielle, et par conséquent éthique, qui explique que la science n'ait jamais été en mesure d'éradiquer la barbarie. (Mattéi, 2001, p. 154)

L'histoire de l'humanité n'est en effet rien moins qu'effrayante. Effrayante par les génocides, effrayante par les actes de torture, effrayante par les violences envers certains de ses membres Et plus encore l'effrayant du phénomène totalitaire ou de tous les phénomènes génocidaires, pour ne prendre que cet exemple, est précisément qu'une idée, sans appui scientifique ou avec un appui scientifique douteux, qui n'a aucune assise éthique forte, puisse gagner en puissance, en force, pour s'imposer à tous, à presque tous les hommes et notamment aux hommes de science (cf. l'influence des idées racistes, eugénistes ). Rappelons ici l'engagement de scientifiques (médecins, biologistes, généticiens ) qui collaborèrent à l'entreprise nazie, de même celui des scientifiques japonais en Chine au moment de la seconde guerre mondiale Dès lors la question devient la suivante: comment de grands scientifiques qui ont ou faudrait-il dire, qui devraient avoir les aptitudes suffisantes pour refuser et même dénoncer des pratiques d'extermination, d'humiliations, de tortures, de maltraitance y participent, et souvent même avec beaucoup de détermination, voire avec beaucoup de zèle? La distinction posée et revendiquée comme règle de scientificité entre connaissance et pensée a-t-elle encore quelque pertinence quand, d'une part, ces deux facultés s'appuient sur une même partition, celle de l'examen critique, et d'autre part l'utilisation des connaissances acquises, dans quelque domaine que ce soit, se fait sans garde-fou éthique? (cf. ici l'œuvre magistrale de Hans Jonas, 1990).

Pour Georges Steiner, la culture devrait jouer le rôle de garde-fou. Cependant, la musique, l'art n'a pas empêché les génocides, n'empêche pas aujourd'hui encore le mal. Il faut plus que la culture. Il s'agit plus de "combat de l'esprit" qui est combat contre la paresse, contre la facilité, contre l'évidence de ce qui est. Et là nous retrouvons notre premier acte, celui de la rupture épistémologique avec les évidences premières, avec l'obscurantisme, avec les préjugés. Nous retrouvons cette lecture kantienne des Lumières: sortir l'homme de sa minorité (Kant, 1985). Et manifestement, la science n'est pas obstacle suffisant à la force des préjugés, à la force des prénotions... Ou encore à la force des idées pseudo-scientifiques. Et ce d'autant plus que l'utilisation de la science peut elle-même être véhicule de destruction. Le principe de base, notre premier acte, celui de la rupture épistémologique, qui suppose donc dé-construction des idées premières, ne suffit pas. Ou faut-il faire l'hypothèse selon laquelle, dès la porte du laboratoire franchie, le scientifique oublierait ses beaux principes épistémologiques, principes épistémologiques qui supposent une capacité critique sans faille? La question émerge lancinante face à cette observation de la collusion de scientifiques à l'entreprise nazie Elle est celle du lien entre science et esprit critique. Elle est encore celle de la distinction devenue, si ce n'est obsolète, par trop absolue entre faculté de penser et faculté de connaître. Il ne s'agit pas simplement d'interroger la posture éthique du scientifique dans ses actes quotidiens. Il ne s'agit pas simplement de s'interroger sur son être-au-monde.

Les sévères propos de Hannah Arendt à propos de Eichmann ne pourraient-ils pas s'appliquer aux scientifiques: "Les actes étaient monstrueux, mais le responsable tout au moins le responsable hautement efficace était tout à fait ordinaire, comme tout le monde, ni démoniaque, ni monstrueux ce n'était pas de la stupidité, mais un manque de pensée" (Arendt, 1981, p. 18-19). Ou les scientifiques peuvent-ils simplement se réfugier derrière les sacro-saintes idées d'objectivité, de neutralité, de soif de connaissance, en revendiquant ni responsabilité ni culpabilité quant à l'utilisation des découvertes scientifiques par l'homme? Peuvent-il, sans dommage, se dire et se penser détachés du monde dans lequel ils vivent et pour lequel ils travaillent, et ce d'autant plus aujourd'hui quand les mécanismes de financement de la recherche, dans tous les cas de figure, ressortent quasi exclusivement de la logique privée et dès lors accréditent l'idée d'un lien incontestable entre production de connaissance et utilisation de cette connaissance par l'industrie à des fins purement commerciales? Ainsi quand nombre des pays européens adoptent l'idée selon laquelle un professeur d'université doit non seulement faire acte d'enseignement et acte de recherche (enseigner et chercher) mais aussi faire acte de représentant de commerce, i.e. savoir se vendre, la séparation stricte entre production des connaissances (recherche) et utilisation des connaissances (monde industriel, économique, social et politique) ne semble plus particulièrement nette et apparaît même plutôt dangereuse. La soif de connaissance hier déterminée par une volonté de décryptage du monde, une volonté de décryptage de ce qui est donné aux sens (par exemple définir les mécanismes physiques de l'arbre foudroyé), une curiosité naturelle de l'homme, pour reprendre Aristote, n'est-elle pas aujourd'hui autant déterminée si ce n'est plus par des enjeux financiers que par la seule volonté de savoir pour savoir? "Poursuivre le risque de la connaissance est un devoir suprême", plaide ainsi Hans Jonas (1990, p. 223), ce à quoi nous ne pouvons que souscrire, mais avec une condition aujourd'hui caduque (ou presque), celle de l'indépendance absolue des scientifiques par rapport au pouvoir politique ou économique. Certes le désir de savoir est immense et illimité, renforcé par l'incertitude des connaissances acquises. Mais la dépendance de l'acte de connaissance (financement de la recherche) à des impératifs financiers ne cesse d'interpeller l'acte premier de la quête scientifique, à savoir l'objectivité, réduisant de fait l'acte scientifique en l'élaboration d'une connaissance, sans grand souci d'en corriger les erreurs, sans grand souci d'en percevoir à plus ou moins court terme les conséquences tant la demande d'applicabilité immédiate est inscrite dans la logique du financement, allant à l'encontre même du processus de recherche.

La pensée devient, dans cet univers de barbarie et de dépendance, une activité hautement symbolique. Nous pourrions imaginer en faire la marque d'une classe sociale spécifique, réservée par exemple aux classes ayant eu accès à l'enseignement supérieur. Mais pourtant "aucun signe objectif, aucun critère social ou éducatif ne peut assurer sa présence ou son absence" écrit cependant Hannah Arendt (1997, p. 202). Le scientifique pas plus que le balayeur n'en serait un dépositaire privilégié. Et rappelons-nous ces propos de Hans Gadamer quant aux nombreuses discussions et polémiques concernant l'engagement de Martin Heidegger pendant la seconde guerre mondiale: "Assez de tout cela, c'est si simple. Pourquoi toutes ces explications torturées, historiques: Martin Heidegger était le plus grand des penseurs et le plus petit des hommes" (apud Steiner, 1998, p. 56). Le mot "penseur" ici utilisé ne désigne pas la posture proposée par Hannah Arendt, l'idée suggérée concerne plutôt la grande qualité de l'œuvre philosophique de Martin Heidegger. Toutefois, son acceptation du régime nazi, si elle n'a peut-être pas nécessairement discrédité son œuvre, a discrédité l'homme.

L'activité de pensée étant considérée comme différente de l'activité de connaissance, il semble évident que l'homme de science n'est pas à l'abri par exemple du manque total de pensée. Et pour ce faire, il convient probablement de s'appuyer sur l'une des caractéristiques majeures de la science moderne, à savoir l'hyper-spécialisation de l'homme de science qui conduit celui-ci à s'enfermer dans sa bulle et à se limiter à son champ de connaissance. À l'extension gigantesque du savoir accumulé, répond l'étroitesse du savoir maîtrisé par l'homme. Et il est évident qu'il serait, au vu justement de cette accumulation du savoir, impossible à un seul être humain d'en maîtriser l'ensemble des tenants et aboutissants. Le profil de la science dans la Grèce antique a depuis longtemps disparu. Rappelons-nous Platon qui fit inscrire sur le fronton de l'Académie, considérée comme le premier exemple d'établissement d'enseignement supérieur et première école de philosophie avec comme enseignement la philosophie, les mathématiques et la gymnastique, cette très belle phrase : "Que nul n'entre ici s'il n'est géomètre". Ou encore Aristote dont l'étendue des connaissances n'est rien moins que stupéfiante (cf. la liste des ses œuvres clés avec l'éthique, la politique, la logique, la physique ). Mais aujourd'hui l'éclatement du savoir n'est pas sans conséquence, et l'une d'entre elles consiste probablement en un désengagement du scientifique face aux applications possibles des découvertes produites, accréditant de ce fait une absence totale de pensée.

Quatrième acte: vers un dépassement du conflit des facultés

Dès lors sur quoi repose la distinction entre faculté de connaître et faculté de penser sachant que 1) l'une et l'autre ont adopté comme critère premier la rupture épistémologique et que 2) l'une et l'autre s'inscrivent dans l'idée d'inachèvement. Pourquoi ne pas lire la faculté de penser comme à la fois un en-deçà et un au-delà de la faculté de connaître. Un en-deçà dans la mesure où la faculté de connaître suppose l'acquisition de principes inhérents à la faculté de penser. Un au-delà parce qu'il en va de la responsabilité du scientifique de ne pas limiter l'idée de vérité aux connaissances acquises et certifiées mais aussi d'y intégrer les implications possibles, ce qui appartient au registre de la faculté de penser.

Ce que le scientifique doit à la société c'est la vérité, rien qu'elle et toute la vérité. C'est-à-dire qu'il doit aussi expliquer, alerter, appeler l'attention des uns et des autres sur ce que peuvent être à son avis les conséquences d'une découverte. Ce n'est pas à lui de dire l'éthique, mais c'est à lui d'énoncer les possibles. (Jacob, 1997)

À l'heure du génie génétique et avec le poids de l'histoire, le scientifique peut-il encore dire: "Moi je ne fais que chercher, à vous citoyens du monde d'utiliser ou non ce que j'ai trouvé" quand justement l'éclatement du savoir que nous avons préalablement évoqué tend à rendre floues les implications des unes et des autres connaissances ou, plus simplement encore, quand la complexité des connaissances produites (cf. la mécanique quantique) rend improbable la maîtrise par les citoyens du monde des implications possibles. C'est pourquoi il importe de réfléchir à une nouvelle posture du scientifique qui souscrirait au principe d'une vigilance continuelle (qui est bien le propre de la pensée) face justement à un monde dont est exclu le devoir de pensée.

On ne peut en effet que déplorer l'absence de pensée que Hannah Arendt n'hésite pas à considérer comme étant "en réalité un facteur important de l'existence humaine, statistiquement le plus puissant de tous, et pas seulement dans la conduite du plus grand nombre, mais chez tous. Le caractère d'urgence (a-scholia) des affaires humaines requiert des jugements provisoires, le recours à l'habitude et à la coutume, c'est-à-dire aux préjugés" (Arendt, 1981, p. 18-19). Et dans le monde contemporain qui est le nôtre, qui consacre le mouvement comme principe de fonctionnement des sociétés, il n'y a que peu de places, voire pas de places, pour cette activité de la pensée, considérée bien souvent comme activité inutile tant le souci pour le sens des actes posés semble s'être estompé. L'ère de la consommation a englouti toute interpellation sur le sens, toute quête du sens. "Le désenchantement du monde" a ici atteint sa pleine mesure puisqu'il condamne l'individu à être, mais à être seul avec lui-même dans une réalisation purement égocentrique.

Au contraire d'une lecture simplifiée de l'œuvre de Hannah Arendt qui suggèrerait que la pensée n'apporte pas grand chose à la société parce qu'au lieu de définir des règles de conduite précises, elle les interroge, elle les dissèque pour en faire sortir les contradictions et les incohérences, elle remet en cause de manière constante les acquis, les traditions, les normes établies, il nous semble qu'en raison de cette compétence même, il est urgent de rétablir l'acte de pensée pour faire face aux obstacles et aux dangers qui pointent à l'horizon. Et ce en raison même des spécificités décrites de l'acte de pensée qui sont de ne pas se satisfaire des acquis, de toujours remettre en cause des certitudes (souvent non démontrées)..., donc de constituer un rempart aux idées faciles, aux préjugés, à la lâcheté et à la paresse toujours plus reposantes que ce rude combat de l'esprit qui nous oblige à penser et à nous libérer du joug de l'obscurantisme, des idéologies et du tutorat.

La manifestation du vent de la pensée n'est pas la connaissance; c'est l'aptitude à discerner le bien du mal, le beau du laid. (Arendt, 1996, p. 73)

La pensée ouvre donc sur la faculté de juger, cette faculté qui permet de différencier le bien du mal, mais surtout elle ouvre sur autrui, sur le monde, dans le refus d'une attitude dogmatique et intolérante, attitude qui a antérieurement conduit, tout simplement parce que sans opposition, aux pires exactions, aux horreurs du XXème siècle. Il en est ainsi de la responsabilité du scientifique de ne plus être qu'un homme de science mais d'être aussi un homme de pensée (puisqu'il possède en lui les mécanismes mêmes de l'activité de penser). La posture ici suggérée est celle de l'éclaireur du monde. C'était d'ailleurs le rôle attribué au savant (celui qui déjà appartenait à l'élite éclairée) par Emmanuel Kant dans sa réponse à la question "Qu'est-ce que les Lumières?". Éclairer le monde pour que le citoyen du monde puisse penser par lui-même, décider, choisir librement. Éclairer le monde, c'est-à-dire encore non pas dire ce qui est le bien et ce qui est le mal, mais transmettre, instruire, permettre l'affranchissement de toute tutelle, l'affranchissement des dogmes et autres idées obscures pour que le citoyen du monde puisse enfin librement exercer sa pensée avec les compétences critiques ad hoc.

Notas

Artigo recebido em 18 jun. 2003; aprovado em 30 ago. 2003.

  • ARENDT, H. Considérations morales Paris: Éditions Rivages, 1996.
  • ARENDT, H. La responsabilité collective. In: ABENSOUR, M. et al. Politique et pensée: Colloque Hannah Arendt Paris: Éditions Payot & Rivages, 1997.
  • ARENDT, H. La vie de l'esprit volume 1: La pensée Paris : Presses Universitaires de France, 1981.
  • BACHELARD, G. La formation de l'esprit scientifique Paris: Librairie Philosophique J. Vrin, 1975.
  • CHÂTEL, Vivianne. La connaissance: une responsabilité collective. Working paper de la Chaire Francophone de Travail Social, Université de Fribourg.
  • HABERMAS, J. Explicitation du concept d'activité communicationnelle. In: HABERMAS J. Logique des sciences sociales et autres essais Paris: Presses Universitaires de France, 1986.
  • JACOB, F. Le plus grand danger pour l'humanité, c'est l'ignorance. Entretien avec Lucien Degoy. L'Humanité, 28 avril 1997. Disponível em: < www.anti-rev.org >
  • JONAS, H. Le principe responsabilité: une éthique pour la civilisation technologique Paris: Éditions du Cerf, 1990.
  • KANT, E. Critique de la faculté de juger Trad. Alexis Philonenko. 6ème tirage. Paris: Librairie Philosophique J. Vrin, 1984.
  • _______. Critique de la raison pure, introduction de la seconde édition, Trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud. 11ème éd. Paris: Presses Universitaires de France, 1986.
  • _______. Réponse à la question: qu'est-ce que "Les Lumières"? In: KANT, E. La Philosophie de l'histoire Édition établie et traduite par Stéphane Piobetta. Paris: Éditions Médiations Denoël, 1985.
  • MATTÉI, J. F. La barbarie intérieure: essai sur l'immonde moderne 3ème éd. Paris: Presses Universitaires de France, 2001.
  • POPPER, K. Toute vie est résolution de problèmes tome 1: Questions autour de la connaissance de la nature Paris : Éditions Actes Sud, 1997.
  • SOULET, M. H. Éléments d'une explicitation des nécessités de la construction dans une recherche en sciences sociales. Cahiers de la Recherche sur le Travail Social, n. 4, 1984.
  • STEINER, G. Barbarie de l'ignorance: juste l'ombre d'un certain ennui Paris: Le Bord de l'Eau Éditions, 1998.
  • VAYSSE, J. M. Le vocabulaire de Kant Paris: Éditions Ellipses, 1998.
  • 1
    . Cet article prend appui sur une réflexion plus pédagogique déjà entamée et liée à ma tâche d'encadrement des projets de mémoire de licence qui m'était pendant un temps dévolu, réflexion qui a fait l'objet de textes internes dont «La connaissance: une responsabilité collective »,
    Working paper de la Chaire francophone de travail social, Université de Fribourg.
  • 2
    . La première (1) et la troisième (3) maximes du sens commun sont respectivement: (1) Penser par soi-même et (3) Toujours penser en accord avec soi-même.
  • Publication Dates

    • Publication in this collection
      19 Apr 2011
    • Date of issue
      Dec 2002

    History

    • Received
      18 June 2003
    • Accepted
      30 Aug 2003
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