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Corps racisé, corps esthétisé

ARTIGOS

Corps racisé, corps esthétisé * * Colloque: Le corps, lieu de métissage, Grenoble, 4-5-6 décembre 2002.

Sylvia Ostrowetsky

Professeur émérite, EDRESS, Université de Picardie.

En hommage à Milton Santos

Nous allons nous appuyer, ici, essentiellement, sur un test concernant le métissage, établi par Maria Yara Campos Matos et dont elle a rendu compte dans sa thèse élaborée sous notre direction: «Ni noir ni blanc, métis mais beau» soutenue en 1999. L'enquête porte sur une seule forme de métissage, les mulâtres1 1 Ainsi que le rappelle Guyot D. reprenant Bernand C., Gruzinski S., Le Nouveau Monde, (p.16, note 15) voir biblio infra l'étymologie du mot mulâtre vient de mulato qui en espagnol ignifie hybride mâle d'un âne et d'une jument, toujours stérile. Une autre origine le fait dériver de l'arabe muwallad c'est-à-dire engagé dans des liens de dépendance. On retiendra des p.15 et 16, d'une part que le métis est passé en un siècle, de la réputation de stérilité, à l'inverse, que le raisonnement contemporain est un syllogisme puisqu'on valorise le métissage, 'est-à-dire, le mélange des races que l'on nie par ailleurs, d'autre part. Nous ne nous étendrons pas, non plus, sur le fait que le mulâtre foncé (cabros) est censé retourner à la couleur noire quand la reproduction reste interne ainsi que le souligne le Nouveau Larousse Universel (1948, Paris). (Guyot, 2002, p. 16) et a été menée dans le nord du Brésil.2 2 Quand on connaît le mépris plus ou moins manifeste des habitants des autres Etats du Brésil pour les métis d'indiens du nord-est (les mamelucos ou caboclos) par exemple, lextension vers le sud, si elle avait été possible, aurait peut-être donné des résultats quelque peu différents. Mais dans la mesure où ce n'est plus tant le métissage en lui-même que la couleur et sans compter la taille puisque nous ne la ferons pas intervenir dans le test les traits du visage qui semblent compter, je ne pense pas que les résultats eussent été qualitativement différents du moins au regard de l'hypothèse que nous avançons ici.

Il s'agira, en effet, d'insister, à propos de la race et plus particulièrement du métissage, sur le rôle désormais prévalent de l'esthétique. Esthétique qui permet d'une part d'évacuer le jugement délibérément raciste mais pour le souligner dans le choix des critères de la beauté de l'autre. Cette hypothèse qui donne un poids radical à la beauté ou à la laideur des visages et des corps permet une approche du lien social dans d'autres termes que ceux, habituels de la division sociale du travail ou encore de l'identification aux Valeurs communes et à la Loi.

Oui, il y bien une construction sociale du rejet, tout comme il y a une construction sociale de l'attirance esthé(s)tique C'est, en tout cas, dans ce sens que je traiterai du métissage. Montrer certes, qu'on peut le considérer comme une voie positive des relations entre les êtres humains, mais au sein d'une échelle de statut corporel bien déterminée. Si, dans le cas étudié, se manifeste, encore une fois, une tendance qui satisfait, dans un premier temps, notre idéal de la diversité, il n'empêche qu'en son sein et sans que cela soit perçu comme tel, persistent, sauf pour la couleur, les canons classiques qui n'ont pas rompu, quoi qu'on dise, avec un racisme latent.

Avant de nous engager dans le vif du sujet, prenons d'abord quelques précautions. Plusieurs ouvrages importants ont été publiés récemment sur le (ou les) métissage. À part le tome 2 de l'Histoire du nouveau monde, de Carmen Bernand et Serge Gruzinski, qui traite directement de ce que l'on peut appeler un métissage de conquête, ou l'enquête faite au Togo par David Guyot qui porte, comme celle que nous rapportons, sur l'apparence corporelle, l'essentiel des propos des ouvrages les plus marquants, concerne plus sur le «métissage» culturel.

Sans doute, le métissage biologique est totalement imprégné par une lecture idéologique et la biologie ne peut être isolée des contenus culturels qui lui sont attribués. Mais justement, et quelle que soit la sympathie qu'elle engage par ailleurs, il ne s'agit pour nous ni de valoriser a priori le métissage et encore moins d'en récuser les apports. Nous voulons seulement cerner le plus objectivement possible, la façon dont deux villes du nord du Brésil, Salvador de Bahia et Recife, jugent esthétiquement de la couleur et du métissage entre blancs et noirs dans des termes dont l'ambivalence ne peut échapper à personne.

Le métissage est, dans notre cas, et en dehors de la sympathie que nous lui accordons par ailleurs encore une fois, ni, à la manière de François Laplantine, un idéal contre l'identitarisme, ni, à la manière plus extensive de Serge Gruzinski, une chance poétique et créatrice mais d'abord, selon un parti-pris d'objectivité minimale, un constat concernant une forme de colonisation et ses conséquences contemporaines.

À propos du Nouveau monde, le métissage prend sa source à un moment essentiel, lorsque s'engage la conquête. Quant au racisme proprement dit, il prend place, essentiellement, dans ses suites postcoloniales.

Alors que l'Antiquité a pu pratiquer l'esclavage sans autre justification que la loi du plus fort, faire subir un sort abominable aux uns ou, inversement, placer certains à des places fort enviables. Alors que le Moyen-Age a pu considérer que la Naissance qui n'est autre que l'appropriation transmise d'une terre comme cadeau d'allégeance à un roi ou prédateur conquérant suffisait à faire d'un homme un seigneur ou un serf, un manant, soit un être collé à la glèbe au point qu'il était cédé en même temps que le sol. Alors que l'ouvrier a pu vendre sa force physique et, libre du sol cette fois, aliéner une partie de lui-même contre des heures plus ou moins longues de production, ce que l'on nomme, actuellement racisme, a dû légitimer sa domination à travers un raisonnement qui dépasse les règles habituelles de la conquête ou le fait de ne rien posséder d'autre que sa force de travail. Avec le racisme, c'est tout un argumentaire qui se développe et passe par une démonstration pseudo-scientifique qui affirme que les hommes ne naissent, surtout pas, tous libres et égaux, même en droit.

Ce n'est pas par hasard, que ces arguments se développent bien après le triomphe de la Révolution bourgeoise qui avait pourtant, en France, grâce à l'abbé Grégoire, déclaré la première, la fin de l'esclavage.3 3 Qui ne prit effet dans les colonies françaises qu'en 1848.

Si l'on voulait continuer la traite ou tout autre activité lucrative concernant le marché des hommes, il était en effet nécessaire de mettre en place une série de preuves jugées indubitables pour contrecarrer l'idée fondamentale apportée par une classe qui ne pouvait se targuer, elle-même, d'aucun rang. Alors qu'il était devenu «évident» que les hommes naissent libres et égaux en droit, comment justifier le droit de posséder un être, corps et âme, en son entier? Comment justifier l'esclavage? Comment, se sortir moralement du fait colonial?

En conséquence, nous distinguerons un «racisme, ou antiracisme, spontané» fondé sur la théorie des climats, du racisme proprement dit.4 4 Que, pour le distinguer du précédent, Taguieff (1998) nomme «racialisme». Celui de Charles Darwin puis du «darwinisme social» d'abord, pour qui il n'y a pas d'étanchéité entre la nature et l'homme et qui ne craint pas, du coup, de considérer certains «êtres» d'apparence humaine comme des chaînons qui ne manquent pas, entre l'animal et l'homme. Celui du comte de Gobineau ensuite, qui veut interdire tout mélange et confusion entre les races humaines par crainte de dégénérescence.

La beauté et la laideur sont des critères fréquents d'évaluation raciale dès le temps des découvertes. Mais à notre époque, même quand sa condamnation ne relève pas de la Loi comme en France, le racisme est devenu moralement illégal et la laideur peut dès lors constituer à elle seule un critère public de discrimination. Une opération, relativement complexe, s'est ainsi mise en place, qui traverse les visages et les corps et permet, en fin de compte, un jugement presque aussi désobligeant, comme on le verra.

La variété climatique

L'emploi du terme «race», chez Corneille par exemple, est lien du sang, famille, lignage. Rappelons (Taguieff, 1998, p. 13) que François Bernier (1620-1688), à cette époque, parle en termes de race sans affirmation de la supériorité des Européens, ni de leur beauté.

L'arrivée des Portugais (Matos, 1999, p. 21) en 1500 se fait dans un contexte qui obéit, de fait, aux dures lois de la conquête. Darcy Ribeiro décrit ces «navigateurs barbus, hirsutes, puant après des mois de navigation sur l'océan, le corps tout crevassé des blessures dues au scorbut, (qui) regardaient stupéfaits, ce qui paraissait être l'innocence et la beauté incarnées». Il ajoute: «pour atteindre (leur but), ils avaient le droit de tout faire puisque leur action outre-mer, la plus abjecte et brutale qu'elle pût être, était d'avance légalisée par les bulles du pape et les paroles du roi» (cité par Campos, 1999, p. 21-22). On tue les Indiens quand ils ne s'enfuient pas. On amène les noirs d'Afrique et l'on peuple une terre en partie débarrassée de ses premiers occupants. Mais cela n'empêche pas les conquérants de les convertir ou, tel hier encore les Serbes, d'engrosser les femmes

Au XVIIIe siècle, le racisme n'a donc pas cette coloration systématiquement négative. Ainsi, chez le comte de Buffon (1707-1788), le concept de race, nous dit Michèle Duchet «est un intermédiaire entre l'espèce dont (il) a une définition purement biologique et les variétés de l'espèce, qui sont une réalité anthropologique».

Denis Diderot voit beaux ces «sauvages» que Voltaire (1694-1778) voit laids. Il reste que, ainsi que l'affirme l'article sur l'espèce humaine de 1765 de l'Encyclopédie, dans la pensée des Lumières, que «le genre humain ait une tige ou qu'il en ait eu plusieurs», est une «question inutile / / Le climat seul produit toutes les variétés» (Duchet, 1977, p. 220).

Au Brésil, la théorie du climat est connue grâce à l'anglais Henry Thomas Buckle.

Toujours est-il que deux siècles après l'arrivée des Portugais la population brésilienne avait atteint, selon les évaluations de Ribeiro, 500.000 habitants dont 200.000 indigènes intégrés par le système colonial le restant non massacré ayant fui en Amazonie et l'espace avait doublé. Les noirs étaient peut-être 150.000, concentrés principalement dans les usines de sucre ou dans les mines. Les 150.000 dits blancs étaient en réalité des métis de pères européens et de mères indiennes, les Brasilindos ou Mamelucos. Une nouvelle couche de métis s'est constituée avec l'arrivée des esclaves africains: les Mulâtres. Ce groupe parle portugais et sera bien vite assimilé à la culture des colonisateurs. Si bien qu'en 1800, le pays retrouve ses cinq millions du départ certes mais composé en majorité Mamelucos et de mulâtres. Il y a un million et demi d'esclaves noirs dont 1/3 sont nés au Brésil et intégrés. Un million d'indigènes ayant fui l'esclavage sont en Amazonie. Le Blanc «pur» de race n'existe pas. Ainsi, «la population du Brésil se constitue simultanément par deux processus: un de destruction très cruel et un autre, d'accroissement démographique incroyable» (Matos, 1999, p.30).

Rien n'arrêtera ce mouvement continu. La décolonisation qui a lieu en 1888 est octroyée. Le centre du pouvoir s'est déplacé. Le roi du Portugal est remplacé par son fils: «Tandis que l'Europe, au XIXe siècle, consolidait son processus de modernisation / / Le Brésil, libéré du Portugal, constituait un empire au pouvoir centralisé et héréditaire, fondé sur une structure économique agraire, esclavagiste et de forte influence catholique» (Matos, 1999, p. 37). C'est ce retard constant, tout comme le caractère tardif de la fin de l'esclavage qui permet, selon moi, de comprendre, au Brésil, l'importance du rôle des théories scientifiques comme légitimation d'après coup.

Le darwinisme social

Alors que Buffon affirme, malgré tout, l'étanchéité de l'homme par rapport à l'animal, le versant darwiniste permet l'évolution progressive de l'animal à l'homme - tel le noir aux traits considérés comme étant encore simiesques au blanc.

Dans Zoos humains, André Langaney souligne qu'avec les théories évolutionnistes, le XIXes «a fait entrer l'étude de la diversité physique des hommes dans le domaine des sciences de la nature et de l'évolution. Et il ajoute:

On trouve ainsi des gravures «darwiniennes» de la fin du XIXe s. représentant un «nègre» dans un arbre, entre un macaque et un chimpanzé, dont ce n'est pas non plus l'usage habituel! Il devenait donc heuristique, pour les premiers évolutionnistes, de repousser vers l'animal le «nègre» en question et vers l'humain le chimpanzé / / Et pour justifier / / le primitivisme de ceux que l'on massacrait sans scrupule dans les guerres coloniales de mesurer fiévreusement des corps / / pour servir de preuves pérennes à des théories scientifiques avancées et en particulier celles concernant l'inégalité des races ou de leurs aptitudes, ou bien de leur statut inte

rmédiaire entre le singe et l'humain, pour cause de prognathisme par exemple.5 5 C'est ainsi que se constituèrent un certain nombre de collections anthropologiques, dont la célèbre collection Broca, nous dit Langaney (2002, p. 374).

Le purisme de Gobineau

Gobineau distingue les Noirs, les Jaunes et les Blancs. Odeur, sensualité, rien ne dégoûte le noir et c'est sans doute processus projectif bien connu pour cela qu'il est si dégoûtant. Le jaune est «médiocre» en toute chose. Quant au blanc: «Je n'hésite pas à reconnaître la race blanche pour supérieure en beauté à toutes les autres» (cité par Taguieff, 1998, p. 27). Pour Gobineau, le métissage généralisé qui s'esquisse signe la fin de l'humanité. Louis Agassiz, zoologiste suisse, partisan des thèses de Gobineau, s'appuie sur sa venue au Brésil, pour confirmer la dégénérescence du métissage. Gobineau se rendra lui-même en 1869 à la cour de l'empereur Pedro II dont il deviendra l'ami. Son influence sera immense.

Le métissage est au départ et du coup le retard économique semble issu de ce mélange. Même chez les abolitionnistes, la thèse de la nécessité du blanchiment est générale comme seule ouverture au progrès et à la modernisation.

Mais, s'il est vrai que le groupe s'unifie par mélange et fermeture, s'il est vrai que la pureté «raciale» n'est pas au départ mais souvent à la fin d'un long périple historique d'isolement et de fin du nomadisme, il n'en reste pas moins que cet enrichissement n'est pas innocent. Ainsi que le rappelaient dans un article du Monde fêtant le cinq-centenaire de la découverte du Brésil daté du 22 avril 2000, D. et D. Hazard:

Aux clichés de démocratie raciale et d'harmonie sociale s'oppose un triste panorama. Y figure en bonne place l'extrême inégalité des revenus / / Mais aussi le contraste des chances d'insertion sociale: l'Université Fédérale de l'État de Bahia, par exemple, compte moins d'un Afro-descendant sur dix étudiants, pour une population noire à plus de 80% dans Salvador de Bahia.

On reprendra, de façon synthétique ce que Pierre Boudon6 6 Boudon (2002 p. 74 et suivants) sa proposition substitue le binarisme nature/culture de Lévi-Strauss C. au triadisme du Templum qui lui est propre. propose à propos de l'«hybridité». Elle peut entraîner deux formes de jugements, l'un négatif de dégénérescence, celle de Gobineau comme on a vu, mais aussi positive, homologue au dépassement hégélien. C'est ce dépassement que l'on peut qualifier de «brasilarité». Son analyse nous met en garde contre toute ignorance de ce qui est en question ici, c'est-à-dire le rapport entre animalité et humanité ou plus généralement entre nature et culture: «la nature comme la culture, «fabrique» de l'identitaire et de la différence, de la conservation et de l'émergence, de l'homogène et de l'hétérogène, mais peut-être pas au même titre» (Boudon, 2002, p. 75).

Le métissage peut-être considéré, encore une fois comme une dégradation ou comme l'émergence d'un type nouveau. Le héros peut être considéré, dans ce contexte, comme le canon de cette métamorphose. Le héros, nous dit encore P. Boudon, joue un rôle capital car il est le symbole même de la transfiguration. Comme on le verra plus loin, Macunaïma est, de ce point de vue une figure centrale de la «brasilarité».

L'enquête que nous allons présenter révèle l'ambivalence de ces deux fonctionnements antinomiques à la fois, intériorisés mais s'exprimant à la surface des corps puisque aussi bien, dans nos sociétés, l'apparence ne connaît plus guère de discordance entre intériorité et surface ainsi que l'avait enseignée la pensée religieuse.

«Ni noir, ni blanc: métis mais beau»7 7 Une autre thèse a été réalisée sous ma direction par Franck Taniféani, en 1985, sur « Les formes du schéma générique de l'identité dans les modes de pensée des intellectuels noirs (Afrique noire, Guadeloupe, Guyane, Martinique), au regard de la race», dans le cadre de l'Université de Provence. Y est posée de la même manière, mais sur un terrain différent, sinon la question du corps du moins celle de la «pensée métisse». On sait, à cet égard, combien elle a pu évoluer depuis «l'euronègre» Léopold Sedar Senghor Le Monde du 22 déc. 2001, pour le jour de sa mort , jusqu'à Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau, ou Alain Blerald.

L'enquête dont nous allons rendre compte a donc été menée par Maria Yara Campos Matos dans le Nord-est du Brésil à Salvador de Bahia et à Récife Pernambuc auprès de 64 femmes et 64 hommes de 25 à 40 ans. Les jugements esthétiques ont été émis à partir de photos de personnes choisies comme représentantes des principaux types brésiliens : blanc, métis clair, métis foncé, noir.

Alors que M. Y. Campos Matos dit, elle-même, être une métisse blanche, (ce qui renseigne sur le sens d'une certaine subjectivité obligée dans le choix des modèles) voilà la description qu'elle en donne:

- Le blanc a les cheveux lisses et blonds, les lèvres minces, le nez fin.

- Le métis clair a les cheveux bruns légèrement bouclés, les lèvres minces.

- Le métis foncé a la peau hâlée, «mordorée», les cheveux bruns bouclés, les lèvres charnues.

- Le noir a les cheveux crépus, de grosses lèvres, le nez épaté.

Les modèles ont entre 20 et 30 ans. L'analyse ne porte que sur le visage afin, dit-elle, de ne pas contaminer le jugement avec la réputation du corps érotique brésilien.8 8 Effectivement, la présence de poils dans l'ouverture d'une chemise ne manquera pas de faire l'objet de commentaires positifs de virilité

Elle ajoute qu'elle a eu du mal à trouver un «vrai» blanc et le moins qu'on puisse dire est qu'il fera problème car il sera systématiquement jugé trop gras et trop mou ce qui convient mal avec l'éthique sportive et érotique des Brésiliens.

Bahia et Récife sont, par ailleurs, particulièrement intéressants parce que ce sont les premiers ports d'arrivée des esclaves noirs. Recife est la plus mélangée avec seulement 4,8%de noirs purs contre 11,4% à Bahia.

L'enquête a été menée à chaque fois dans deux quartiers opposés; l'un plus pauvre, l'autre plus favorisé (Barra et Liberdade à Bahia, et Boa Viagem et Cordeiro à Recife). Ce sont les femmes qui ont jugé les modèles masculins et réciproquement, les hommes, les modèles féminins.

Pour un même modèle, on a présenté une photo dite «naturelle» avec une simple chemise ouverte ou un polo ou sans maquillage ni bijoux pour les femmes et une photo avec modèle «transformé» c'est-à-dire cravaté, maquillé, coiffé, orné de bijoux pour les femmes.

Dans chaque cas, la première question fut: qui est le plus beau ou la plus belle, pourquoi? La deuxième question a porté sur le caractère brésilien du modèle: quel est le modèle qui représente le mieux le type Brésilien?

À Bahia, la centration s'opère sur les deux modèles intermédiaires avec une nette tendance à la «brunitude». Pour prendre quelques faits marquants, car nous ne pourrons pas rendre compte en totalité de l'enquête, ont été interviewées des avocates, des assistantes sociales considérées comme de niveau aisé, deux blanches chez les personnes aisées, une seule chez les plus pauvres, neuf métisses claires dans le quartier aisé et seulement trois chez les plus pauvres avec une majorité de foncées. Autrement dit, les résultats sont d'autant plus significatifs qu'ils sont représentatifs. Ainsi, le métis foncé est préféré à 53% dans le quartier aisé, ce qui prouve bien que l'on ne peut parler simplement d'une projection de soi. Mais, il est vrai, le même métis foncé a droit au chiffre record de 78% dans le quartier pauvre. Résistance au blanchiment où le métissage est moins marqué qu'à Recife et qui développe, du coup, des sentiments identitaires plus forts? Il n'en reste pas moins que les plus aisés n'ont pas choisi le métis clair. Plus encore, c'est le quartier le plus populaire qui a les jugements les plus négatifs vis-à-vis du noir, surtout «transformé» que l'on accuse d'avoir l'air déguisé.

Les critères invoqués comme traits de beauté sont: les cheveux lisses, les sourcils épais, une bouche sensuelle et un nez fin. Il dégage en outre une énergie positive et a l'air intelligent. L'accord partiel entre les deux groupes sociaux montre bien qu'une beauté métisse se dessine ici clairement.

Quant au noir, il a droit à tous les jugements racistes les plus classiques du point de vue esthétique: difformité, grossièreté, cheveux crépus. Ces traits entraînent des jugements de valeurs insupportables: cruauté, bestialité, marginalité. Les appréciations les plus négatives émanent, encore une fois, des quartiers populaires. L'esthétique autorise ainsi un jugement de valeur franchement raciste, mais qui ne se reconnaît pas comme tel.

Contre toute attente, c'est ce même noir que l'on dit souvent mulâtre tant il est vrai que le métissage en tant que tel ne compte pas tant que ce qu'il doit comporter de diversité des traits en tant que marque de «brasilarité»! Pus encore, réponse réactive, comme si les quartiers populaires de Bahia reconnaissaient leurs origines sans les aimer?

Les hommes préfèrent, il est vrai, la métisse claire (81%) mais la plus laide reste majoritairement la blanche (trop blanche).9 9 Le modèle masculin de couleur blanche ayant été mal choisi - grosseur, mollesse -, il nous interdit d'affirmer que les extrêmes sont récusés. Cependant, le fait que la blanche soit également jugée négativement de façon majoritaire, nous pousse à conserver malgré tout notre hypothèse.

À Recife, c'est également le métis foncé qui est le plus beau. Plus pour le «transformé» que pour le «naturel», moins dans le quartier aisé que populaire (75%). Ainsi le blanchiment généralisé n'est, là encore, pas confirmé. Les critères sont bien la couleur mordorée mais aussi l'impression dégagée de sérénité, de sécurité, de simplicité que ne semble posséder ni le noir ni le blanc.

M. Y. Campos Matos dans sa thèse, affirme qu'à notre époque, les traits de beauté et de laideur «masquent», en réalité, un racisme latent. Je dirai volontiers qu'ils sont plus encore. Sans qu'un seul mot ne soit prononcé, ils offrent la race à l'appréciation sur le corps même de chacun. Sur fond coloré, la beauté conserve des formes qui viennent de la Grèce antique tandis que les traits de l'animalité: prognathisme, crépus des cheveux qui ressemblent à de la laine animale, restent proscrits.

On est bien là devant un phénomène tout à fait spécifique de fabrique du goût et du dégoût, du désirable et de l'indésirable, de l'inclusion et de l'exclusion. Goût qui semble ne se justifier de rien d'autre que de lui-même. Jugement qui se présente toujours sous les aspects de la pure liberté mais qui, nous le savons, obéit de façon draconienne à des critères auxquels les êtres sont quasiment obligés de se soumettre.

Le pur peut, de nos jours, revendiquer la grandeur de ses origines: avoir des «racines» comme on dit. Mais être totalement délogé, déterritorialisé au point qu'un M. Jackson est sans couleur, sans sexe, sans âge Est-il le devenir d'un monde où Babel détruite ne permettrait même plus l'échange parce que méconnaissable.10 10 Je rejoins là l'idée exprimée par Sandra Vanbremeersch: «Le métissage contre lui-même: quelques figures détramées».

En définitive, on affirmera trois choses:

1) D'une part, le racisme semble avoir disparu mais ses marques phénotypiques telles le crépu des cheveux, le nez épaté, une couleur trop tranchée, sont devenus des critères de laideurs quasi insupportables.

Inutile d'insister ici sur la dépense insensée consacrée au décrêpage (tout le Boulevard de Strasbourg et la rue du Château d'eau dans le 10ème arrondissement à Paris lui est consacré) et au blanchiment qui en Afrique devient un véritable danger du point de vue médical.

2) D'autre part, l'esthétique n'est pas tant un «masquage» qu'une affirmation. Un empire du beau fondé sur le refus catégorique des origines, un corps qui, plus encore qu'esthétique, serait artistique: le body building, la chirurgie, un dessin.

Le corps est devenu œuvre parce que la construction du sujet passe par la construction du corps comme moi idéal. Ou plutôt, dans un monde sans transcendance, il y a de moins en moins de distance entre le moi idéal et l'idéal du moi. Certains tel David Le Breton considèrent que cela signe la fin du corps, j'aurais plutôt tendance à considérer qu'il fait l'objet d'un véritable hypostase. C'est le corps et l'âme en son entier qui se donnent à voir et à échanger. L'ombre projetée de toute l'idéologie égalitaire reste efficace sur l'échelle du Beau qui fonctionne comme un quasi mérite (dépense cosmétique, vestimentaire ), mais aussi comme preuve de libération du désir et devoir de séduction dans la diversité.

Au Brésil, "black in not beautiful" et ne peut l'être puisque les critères du beau et du séduisant, l'ont définitivement éliminé.

Pour utiliser un vocabulaire sémiotique, on dira que:

- Les «contraires» (Blanc versus Noir) sont, dans l'enquête, déqualifiés au profit des «subcontraires» (non blanc vs non noir).

- Les traits distinctifs de la race sont déterritorialisés: les phénotypes de « pureté » de la couleur comme rappel de la classification gobinienne deviennent des marques de laideur (Greimas, 1979, p. 29)

3) La «relation d'implication» qui va du non noir au blanc (métis clair) et du non blanc au noir (métis foncé) autorise bien des nuances qui viennent souvent inscrire les corps dans un système d'échange entre statu corporel et satu social.

Autrement dit, un riche métis foncé pourra épouser une métisse claire pauvre ( c.f. le dicton brésilien «métis riche, c'est blanc, métis pauv', c'est neg'»). Le croisement des échelles, permet ainsi un échange des corps, remarquable. Cependant, cela ne suffit pas et l'on doit reconnaître que la dimension esthétique joue désormais un rôle quasi autonome où les corps de couleur ou métissés valent non seulement pour ce qu'ils déclinent d'une appartenance de classe mais pour ce qu'ils constituent en eux-mêmes, relativement à un statu spécifique du Beau et du Laid tel qu'il est de plus en plus défini à l'échelle mondiale. Au Brésil, le métissage coloré signe le goût du mélange associé à la culture du corps olympique de la modernité. C'est au sein de cette sémiotique positive du «ni-ni» que se constituent les complicités et les classements identitaires sans égard pour une géographie des origines : un lieu de la délocalisation.

En conclusion, de même que le métissage des îles et ce qui risque, au communautarisme près, de se développer aux Etats-Unis avec l'émigration mexicaine, on affirmera que, de façon exemplaire, la nation brésilienne constitue un ensemble où tout le monde est semblable à l'autre à une différence près.

Elle est le fruit d'une déterritorialisation remarquable au point que son héros fondateur: Macunaïma, ainsi que l'écrit Pierre Rivas dans sa préface française, "est la reconnaissance d'une identité nationale symbiotique /... / contre les mythes eugénistes et racistes antérieurs déplorant la décadence d'un Brésil métis". Son auteur, Mario de Andrade, pouvait se définir comme "un indien tupi jouant du luth". Que reste-t-il des indiens tupi, que reste-t-il du luth?

Cet «être sans personnalité» parce qu'il les a toutes, représente surtout un refus des extrêmes où, à part la couleur «mordorée», le canon générique du Beau, reste la finesse des traits, le lisse du cheveu, l'harmonie du visage, tels que Hegel les définissait déjà à partir, ne l'oublions pas, du phrénologue Petrus Camper...

Notes

Dans la mesure où, comme on le verra plus loin, même considéré comme tel, bien que plusieurs le prennent pour un mulâtre, un des modèles du test est rejeté plus pour la pureté de sa couleur que pour son hybridité biologique supposée, on peut se demander si l'apparence n'a pas désormais plus d'importance que la race. Le malheur, c'est que ce sont les traits de la ace qui sont considérés comme laids C'est tout le sens que nous avons voulu donner à cette circularité.

Bibliographie

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Artigo recebido em 17 nov. 2004; aprovado em 15 dez. 2004.

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    Ainsi que le rappelle Guyot D. reprenant Bernand C., Gruzinski S., Le Nouveau Monde, (p.16, note 15) voir biblio infra l'étymologie du mot mulâtre vient de mulato qui en espagnol ignifie hybride mâle d'un âne et d'une jument, toujours stérile. Une autre origine le fait dériver de l'arabe muwallad c'est-à-dire engagé dans des liens de dépendance. On retiendra des p.15 et 16, d'une part que le métis est passé en un siècle, de la réputation de stérilité, à l'inverse, que le raisonnement contemporain est un syllogisme puisqu'on valorise le métissage, 'est-à-dire, le mélange des races que l'on nie par ailleurs, d'autre part. Nous ne nous étendrons pas, non plus, sur le fait que le mulâtre foncé (cabros) est censé retourner à la couleur noire quand la reproduction reste interne ainsi que le souligne le Nouveau Larousse Universel (1948, Paris).
  • 2
    Quand on connaît le mépris plus ou moins manifeste des habitants des autres Etats du Brésil pour les métis d'indiens du nord-est (les mamelucos ou caboclos) par exemple, lextension vers le sud, si elle avait été possible, aurait peut-être donné des résultats quelque peu différents. Mais dans la mesure où ce n'est plus tant le métissage en lui-même que la couleur et sans compter la taille puisque nous ne la ferons pas intervenir dans le test les traits du visage qui semblent compter, je ne pense pas que les résultats eussent été qualitativement différents du moins au regard de l'hypothèse que nous avançons ici.
  • 3
    Qui ne prit effet dans les colonies françaises qu'en 1848.
  • 4
    Que, pour le distinguer du précédent, Taguieff (1998) nomme «racialisme».
  • 5
    C'est ainsi que se constituèrent un certain nombre de collections anthropologiques, dont la célèbre collection Broca, nous dit Langaney (2002, p. 374).
  • 6
    Boudon (2002 p. 74 et suivants) sa proposition substitue le binarisme nature/culture de Lévi-Strauss C. au triadisme du
    Templum qui lui est propre.
  • 7
    Une autre thèse a été réalisée sous ma direction par Franck Taniféani, en 1985, sur «
    Les formes du schéma générique de l'identité dans les modes de pensée des intellectuels noirs (Afrique noire, Guadeloupe, Guyane, Martinique), au regard de la race», dans le cadre de l'Université de Provence. Y est posée de la même manière, mais sur un terrain différent, sinon la question du corps du moins celle de la «pensée métisse». On sait, à cet égard, combien elle a pu évoluer depuis «l'euronègre» Léopold Sedar Senghor Le Monde du 22 déc. 2001, pour le jour de sa mort , jusqu'à Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau, ou Alain Blerald.
  • 8
    Effectivement, la présence de poils dans l'ouverture d'une chemise ne manquera pas de faire l'objet de commentaires positifs de virilité
  • 9
    Le modèle masculin de couleur blanche ayant été mal choisi - grosseur, mollesse -, il nous interdit d'affirmer que les extrêmes sont récusés. Cependant, le fait que la blanche soit également jugée négativement de façon majoritaire, nous pousse à conserver malgré tout notre hypothèse.
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    Je rejoins là l'idée exprimée par Sandra Vanbremeersch: «Le métissage contre lui-même: quelques figures détramées».
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    Colloque:
    Le corps, lieu de métissage, Grenoble, 4-5-6 décembre 2002.
  • Publication Dates

    • Publication in this collection
      18 Apr 2007
    • Date of issue
      Dec 2004
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