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La souffrance comme l'expérience partagée dans l'accompagnement de patients en soins palliatifs

Suffering as the experience shared in supporting palliative care patients

Abstracts

Dans l'étude, dont quelques résultats sont présentés dans l'article, nous avons situé l'expérience de la souffrance au cœur d'un vaste système d'échanges qui concernent autant les proches, les familles des malades, que les professionnels médicaux et sociaux qui interviennent lors des traitements, des hospitalisations et, notamment lors de la phase d'accompagnement à la mort. L'étude a été conduite en collaboration avec l'Unité mobile de Recherches et de Soutien en Soins Palliatifs du CHU de Grenoble en juin et juillet 2005. Outre les observations directes, entretiens informels, participations aux réunions d'équipes (réunions de transferts, réunions de concertations…) la méthode principale a été celle de "l'entretien compréhensif" réalisé avec 42 personnes: patients, membres des familles, soignants dans deux unités de soins et avec de nombreuses personnes ressources du CHU de Grenoble.

expérience de la souffrance; soins palliatifs; maladie; mort


In the study, whose some results are presented in the paper, we located the experience of suffering into a vast system of exchanges which concern, the families of the patients of cancer, the medical and social care units who accompany the patients at the time of the disease and treatments in hospital, and, specially, at the time of accompaniment to death. The study was led in collaboration with the mobile Unit of Research and Support in Palliative Care of the Central University Hospital - CUH of Grenoble in June and July 2005. In addition to the direct observations, free conversations, participation in the meetings of medical units (transfers meetings, conciliation meetings...) the main method was the "understanding interview" carried out with 42 people: patients, members of the families, and medical units in two care units of CHU of Grenoble.

experience of suffering; palliative care; disease; death


TEMAS LIVRES

La souffrance comme l'expérience partagée dans l'accompagnement de patients en soins palliatifs

Suffering as the experience shared in supporting palliative care patients

Ewa Bogalska-Martin

Professeur de sociologie à l'Université Pierre Mendès France de Grenoble, Adresse éléctronique: martine@iut2.upmf-grenoble.fr

RÉSUMÉ

Dans l'étude, dont quelques résultats sont présentés dans l'article, nous avons situé l'expérience de la souffrance au cœur d'un vaste système d'échanges qui concernent autant les proches, les familles des malades, que les professionnels médicaux et sociaux qui interviennent lors des traitements, des hospitalisations et, notamment lors de la phase d'accompagnement à la mort. L'étude a été conduite en collaboration avec l'Unité mobile de Recherches et de Soutien en Soins Palliatifs du CHU de Grenoble en juin et juillet 2005. Outre les observations directes, entretiens informels, participations aux réunions d'équipes (réunions de transferts, réunions de concertations ) la méthode principale a été celle de "l'entretien compréhensif" réalisé avec 42 personnes: patients, membres des familles, soignants dans deux unités de soins et avec de nombreuses personnes ressources du CHU de Grenoble.

Mots-clés: expérience de la souffrance, soins palliatifs, maladie, mort.

ABSTRACT

In the study, whose some results are presented in the paper, we located the experience of suffering into a vast system of exchanges which concern, the families of the patients of cancer, the medical and social care units who accompany the patients at the time of the disease and treatments in hospital, and, specially, at the time of accompaniment to death. The study was led in collaboration with the mobile Unit of Research and Support in Palliative Care of the Central University Hospital - CUH of Grenoble in June and July 2005. In addition to the direct observations, free conversations, participation in the meetings of medical units (transfers meetings, conciliation meetings...) the main method was the "understanding interview" carried out with 42 people: patients, members of the families, and medical units in two care units of CHU of Grenoble.

Key words: experience of suffering, palliative care, disease, death.

Partager la souffrance est devenu une des conditions

préalables essentielles pour recouvrer dignité et espoir.1 1 BERGER, John, Frida Kahlo, la peinture à même la peau. Dans "Le Monde diplomatique", Août 1998, p.32.

Étudier la souffrance, un sujet pour la sociologie clinique

Depuis la fin des années 80 et la naissance des unités de soins palliatifs en France, le traitement de la douleur en général et de la douleur des personnes atteintes de maladies incurables a beaucoup évolué. Des progrès considérables ont été accomplis dans la reconnaissance de la dignité du malade et de son intégrité. L'approche de l'intégralité de la vie humaine, celle du droit du malade à la qualité de sa vie, autant que de la mort de qualité, ont été fortement développées. Placé au centre des préoccupations de tous, désormais, le malade est considéré comme un sujet central et global, capable de se penser lui-même et de prendre des décisions qui le concernent. Pour lui permettre de sauvegarder cette capacité d'être sujet de soi, la douleur, sorte d'archaïsme de la condition humaine, est pensée comme une entrave à la qualité de la vie et comme un obstacle à la sauvegarde de la posture du sujet, maître de soi. Elle fait l'objet de préoccupations constantes de la part des unités de soins médicaux et palliatifs. A défaut de ne pouvoir éradiquer la mort, la douleur est traitée comme chose à éradiquer.

Par contre, le soulagement des différentes formes de souffrance qui naissent en marge de la maladie et la douleur qu'elle entraîne, non seulement pour le malade mais aussi pour son entourage, posent beaucoup plus de problèmes. Il est clair qu'aujourd'hui la douleur, avec sa dimension physiologique, se laisse plus facilement appréhender que la souffrance dont l'étendue et les formes d'ordre psychologique et existentiel échappent parfois aux traitements médicamenteux et/ou psychologiques. Ainsi, malgré la promotion de l'approche globale et la référence à l'approche systémique du patient pensé dans son environnement, on ne peut échapper aux problèmes d'accompagnement de la souffrance du malade et de son entourage.

Dans l'étude, dont quelques résultats sont présentés dans l'article, nous avons situé la souffrance au cœur d'un vaste système d'échanges qui concernent autant les proches, les familles des malades, que les professionnels médicaux et sociaux qui interviennent lors des traitements, des hospitalisations et, notamment lors de la phase d'accompagnement à la mort. L'étude a été conduite en collaboration avec l'Unité mobile de Recherches et de Soutien en Soins Palliatifs du Centre Hospitalier Universitaire (CHU) de Grenoble en juin et juillet 2005. Outre les observations directes, entretiens informels, participations aux réunions d'équipes (réunions de transferts, réunions de concertations ), la méthode principale a été celle de l'entretien compréhensif réalisé avec 42 personnes:patients, membres des familles, soignants dans deux unités de soins et avec de nombreuses personnes ressources du CHU de Grenoble2 2 L'étude a été réalisée dans les unités de soins qui comptabilisent les plus grand nombre de malades accompagnés en soins palliatifs. Le protocole de la recherche débutait par l'entretien avec les malades qui informés sur les objectifs de l'étude acceptaient de faire partie du groupe (une fiche d'engagement réciproque chercheurs – malades devait être signée par eux), ensuite le malade indiquait les deux personnes de son entourage avec qui deux autres entretiens ont été conduits, en même temps trois entretiens étaient réalisés avec un médecin de l'unité d'hospitalisation, un membre de l'équipe en soins palliatifs et un soignant (infirmier ou aide-soignant) impliqués dans l'accompagnement de ce malade. Chaque entretien duré entre 1-2 heures. .

Nous avons pu travailler à partir d'un corpus de témoignages qui font exister un sujet sensible. Toutes les personnes interrogées et, à plus forte raison, les personnes souffrant d'un cancer, ont voulu rendre accessibles leurs manières de se vivre et de vivre le monde, autant dans l'hôpital, que dans un environnement plus général de leur vie quotidienne. Elles ont témoigné de ce que, selon la perspective phénoménologique, nous allons désormais appeler le monde de la vie vécue. Nous pouvons ainsi concevoir qu'ils partagent une certaine vulnérabilité de la condition humaine que la maladie grave, comme le cancer, active et met à jour. De ce point de vue, notre travail de recherche correspondait à la sociologie clinique, qui cherche à analyser les formes d'existence de sujets sociaux dans des situations réelles de la vie et notamment dans des conditions extrêmes. Nous avons interrogé les conditions d'accès à soi, les conditions de construction du sujet moderne, sensible et incertain, sujet tendu, préoccupé par le processus constant de son devenir, à la manière de Claudine Haroche, Robert Castel ou encore Zygmunt Bauman et Ulrich Beck.

Toutes les personnes interrogées (malades, soignants et membres de familles) étaient volontaires et ont accepté un entretien avec un sociologue pour qu'il puisse, à son tour, devenir un témoin de leurs manières de vivre, appréhender leur expérience de la maladie et de la souffrance et, parfois, être porteur de leur mémoire. Pour certaines personnes interrogées, il était aussi important que le sociologue, compris dans sa fonction de l'Autre généralisé (au sens - représentant de la société, comme l'envisageait déjà G.H. Mead), puisse faire usage de leur expérience non seulement dans sa pratique savante mais aussi dans sa pratique sociale. D'ailleurs, de nombreuses personnes ont déclaré souffrir du manque de parole, de l'insuffisance de lieux pour parler, et notamment pour parler d'eux, de leur vie. Le regard que la présence du sociologue mettait à jour et, d'une certaine manière provoquait, ce regard que la personne éprouvée par sa maladie ou par le métier d'un soignant portait sur elle-même et qu'elle livrait à l'Autre, participait à la construction de la situation d'intercompréhension qui situe l'homme face à l'homme.

Cette rencontre faisait partie de l'expérience particulière que la présence active et bienveillante du sociologue leur permettait de vivre. De nombreuses personnes ont remarqué que cette rencontre avec le sociologue qui, lui aussi ose dire, qui parle en établissant ainsi une réciprocité des échanges, devenait une relation véritable. Sans vouloir généraliser et tirer des conclusions simplistes de ces propos, disons que les entretiens que nous avons réalisés peuvent être nommés entretiens compréhensifs. Ils répondaient autant au besoin de se faire comprendre et de donner accès à la compréhension de soi à l'autre, qu'au besoin urgent de la parole qui portait sur la maladie, les soins et la souffrance. Il s'agissait de la parole dotée d'un pouvoir de construction du sens sociologique.

Mais cette prise de parole devenait parfois aussi le lieu de souffrance qui échappait à l'emprise des mots. Elle prenait la forme de silences, puis de larmes, puis d'échanges d'émotions dont le sociologue ne restait pas toujours indemne. Il était en présence de récits qui permettaient aussi la compréhension du soi, au sens évoqué dans un récent texte de Jean-Philippe Bouilloud (ENRIQUEZ et al., 2006, p. 40-70). La prise de la parole, que nous avons provoquée en nous adressant aux malades et à leurs accompagnateurs, était donc une forme particulière d'agir qui visait l'élaboration de nouveaux cadres de réflexion sur des sociétés modernes, sur le statut du malade et sur l'univers hospitalier. C'est un principe constitutif pour l'inclusion sociale d'individus vulnérables comme le sont les personnes attentées de maladies graves.

Le moment d'entretien fut ainsi un moment particulier d'existence, un moment de construction de soi face à l'autre. Le contexte d'altérité intervenait très fortement au cours de l'entretien dès lors que l'échange réunissait celui qui était malade, parfois mourant ou considéré comme tel, et celui qui était en pleine forme, mais ouvert à la compréhension du monde du premier. Il faut observer qu'avant l'entretien, les personnes interrogées ont été déjà placées dans un contexte, dans une situation donnée en tant que malade, accompagnateur, soignant ou non. Par la prise de parole, elles parvenaient parfois à intégrer dans leur trajet de vie, "cette maladie perfide"– comme le dit l'un des soignants interrogés lors notre étude, ce travail proche du dévouement, cette proximité de la mort qui rôde dans les couloirs de l'hôpital qui met les uns et les autres constamment en présence de leur finitude de ce dasein de Heidegger qui marque l'avènement de l'homme vraiment moderne ou postmoderne. Lors des entretiens, les personnes interrogées ont pu donner à leur vécu dans la relation avec la maladie (la sienne ou celle des autres) un statut d'éléments porteurs de sens ou de non-sens. Le temps d'entretien avait la signification d'un acte d'agir communicationnel au sens de Habermas pour qui "le langage est le milieu dans lequel des significations sont partagées non seulement au sens cognitif, mais dans un sens plus large embrassant aussi des aspects:affectif et normatif"(HABERMAS, 1976, p. 191).

Statut de la douleur et de la souffrance

L'étymologie des verbes, analysée par Roselyne Rey, souligne que souffrir (lat. sufferre) correspond à supporter, endurer, permettre. Elle fait penser au sujet animé, tandis que l'ancien verbe douloir (lat. doleo) signifie éprouver la douleur physique, se plaindre, qui peut avoir une construction impersonnelle (REY, 1993, p. 7). Selon cette approche, l'un est un principe actif et suggère la présence d'une conscience, tandis que l'autre laisse voir un aspect passif et non maîtrisé (PORÉE, 2000, p. 153-154). Les philosophes abordent le sujet de la souffrance en évoquant la chute dans la vie, dans la corporalité, dans un rapport à la matérialité du monde. Cette chute a été souvent mise à jour par les artistes et notamment ceux qui emploient les formes d'expression non-langagières qui visualisent la densité de la vie intérieure de l'homme traversé par la douleur et la souffrance. Car, lorsqu'elle est douloureuse, l'expérience intérieure se heurte aux limites de l'indicible et échappe, en partie, à l'emprise du langage, elle peut devenir muette et confronter le sujet qui souffre avec "l'expérience du non-sens"(LE BRETON, 1997, p.109-114.).

Pourtant, nous avons pu observer dans quelle mesure la capacité de s'arracher aux conventions dominantes et aux attributions de sens partagées de manière inégale par les hommes et les femmes interrogés pouvait leur permettre de se déclarer heureux, malgré la maladie, malgré la souffrance et malgré la perspective de la mort proche. Elle pouvait aussi leur permettre de se déclarer aptes à gérer cette mort et cette souffrance et de leur donner du sens.

Les parcours de vie des personnes malades et leurs soignants et accompagnateurs que nous avons interrogés, les systèmes d'échanges qui s'articulent autour d'eux, constituaient, dans certains cas, un exemple presque parfait de ce processus de devenir du sujet que nous avons nommé dans un ouvrage précédant "hyper sujet", celui "qui trouve sa force autant à l'intérieur de son "soi souffrant"que dans le regard des autres qui "reconnaissent sa souffrance"et l'intègrent dans un corps social conscient, lui aussi, de sa faiblesse"(BOGALSKA-MARTIN, 2004 (A), p. 320). Tout peut être matière pour devenir sujet y compris les événements les plus tragiques qui situent l'homme face à sa finitude. Il est probable, comme l'envisagent les sociologues qui se livrent à l'exercice de compréhension de soi dans les biographies analysées par Jean-Philippe Bouilloud (ENRIQUEZ et al., 2006, p. 40-70), que l'expérience de la souffrance constitue une sorte de voie royale pour construire l'espace de compréhension mutuelle, un préalable pour la construction de l'espace social partagé.

Les observations faites dans le cadre de l'accompagnement de personnes atteintes de maladies graves et incurables, font aussi apparaître une distinction entre la douleur et la souffrance. Dans la conclusion de son livre The Dying Process, Julia Lawton note que "la relation entre la souffrance et la douleur se présente de manière très problématique car la souffrance a une dimension beaucoup plus étendue que la douleur"(LAWTON, 2000, p.181.). A partir des travaux de recherche sur l'hospitalisation dans des unités de soins palliatifs, la chercheuse britannique a pu observer que la douleur est le seul objet de préoccupation des unités qui doivent œuvrer également dans le traitement de la souffrance de tous les accompagnateurs, y compris professionnels. Elle a pu montrer également comment l'idéologie de la maîtrise de la douleur partagée par les établissements hospitaliers, élément central de la culture des unités de soins palliatifs, contribue à occulter l'existence de la souffrance perçue comme quelque chose de différent de la douleur. Pour bien souligner l'importance de cette problématique, Julia Lawton utilise l'expression de "confiscation de la souffrance et évoque le phénomène d'existence de la culture hospitalière partagée par les équipes de soins qui savent traiter la douleur mais qui passent à côté de la souffrance y compris la leur".

De son côté, Bertrand Vergely considère que "la souffrance a tendance à être pensée comme résultant d'une chute dans la matière sensible", mais la douleur, elle aussi, "fait partie de la sensibilité"(VERGELY, 1997, p. 11). S'agit-il d'un ou deux aspects de la même sensibilité ? S'agit-il d'une ou deux formes singulières à travers lesquelles l'homme expérimente son rapport à l'humanité ? En même temps, le concept de la douleur totale, proposé par Cicely Saunders tente d'englober les deux car, comme souligne Saunders, des aspects psychologiques et existentiels composent la sensation de douleur et se manifestent lors d'une maladie grave.

Il est probable que bien au-delà des approches médicales, la douleur peut être appréhendée comme une dimension singulière de l'expérience intérieure de soi, telle qu'elle fut décrite par exemple par Georges Bataille. Celle-ci peut avoir une dimension fondamentale, ontologique et mystique au sens qu'elle naît du non-savoir préalable, où elle peut correspondre à une découverte de soi (BATAILLE, 1954, p.15). Et lorsqu'elle est en rapport à la douleur, l'expérience intérieure donne accès à une forme particulière de corporalité qui peut devenir une sorte de plénitude de la vie (parfois difficile à supporter) qu'on pourrait nommer la douloureuse plénitude de l'Être dont la dimension consciente est la souffrance. Le docteur Moriceau, un médecin qui accompagne les malades en soins palliatifs écrit à cet égard:

La souffrance est une expérience subjective. Elle est ressentie par toute personne confrontée à un événement difficile à supporter. C'est l'expression d'une douleur, d'un désarroi, d'un excès. Elle exprime un message personnel diffusé autour de soi, avec des mots, des gestes (MORICEAU, 2003, p. 7).

Notre étude montre qu'avant devenir l'objet de traitement médical et social la douleur reste la propriété de la personne, le patient malade peut la rendre visible, révéler en adoptant des conduites expressives:mimiques, gestes, cris, mais aussi en cherchant à la mettre en mots. Néanmoins, dans l'expression de la souffrance, l'essentiel passe par le langage. Bataille écrit que "l'expérience est la mise en question (à l'épreuve), dans la fièvre et l'angoisse, de ce qu'un homme sait du fait d'être", il montre le besoin de s'appuyer sur un principe organisateur de cette mise à l'épreuve (BATAILLE, 1954, p.16). Il s'agit en l'occurrence de la pensée et de la parole. C'est la prise de parole qui permet une transformation de la douleur éprouvée en souffrance qui, en tant qu'expérience, peut être partagée. Pour Georges Bataille, "le valet de l'expérience est la pensée discursive". Or, celle-ci est portée par langage. Dans son livre, "Les temps du cancer", Marie Ménoret souligne l'importance de la parole et de l'écoute dans l'accompagnement des malades, ce qui leur confirme leur existence et leur importance aux yeux des autres (MÉNORET, 1999). La question du langage et des mots renvoie à la question du sens, centrale dans notre étude. Elle interroge les formes d'existence que la maladie et les soins confèrent aux uns et aux autres, impliqués de manière très différenciée dans les formes d'accompagnement des malades.

Lors de soins et des hospitalisations longues, dans les unités de soins qui s'engagent aujourd'hui dans au traitement de la douleur totale, le malade est invité à la rendre accessible, la révéler. Or, dans sa qualité de sujet central, il est libre de le faire face à certains accompagnateurs et soignants et ne pas le faire face aux autres. Alors, une question se pose:fait-il un choix ? Selon quels critères ? Comment construit-il sa relation avec les autres, quand la composante de celle-ci est la révélation de son intimité la plus profonde, celle, liée à la douleur et à la souffrance ?

Notre recherche s'articulait autour d'un préalable suivant, si la douleur et la souffrance sont exprimées, elles accèdent à une forme d'existence sociologique et elles peuvent devenir l'objet d'une expérience partagée. Elles peuvent aussi révéler leur aspect contaminant et affecter les relations que les uns ont dans leur rapport à leur soi intime et dans leurs rapports aux autres. Il s'agit d'un changement de régime, une sorte de révélation d'un sens caché de la douleur pour reprendre les propos d'un autre philosophe, Max Scheler, qui a disserté sur la souffrance.

En tant qu'objet d'un partage, l'expérience de souffrance engendre un processus de construction du sens qui n'est rien d'autre qu'un processus d'échanges symboliques. Ce processus de négociation sociale porte, entre autres, sur la légitimation de certaines formes de souffrance et, dans certains cas, sur l'interdiction explicite ou implicite des autres. Elle peut déboucher sur l'invention de formes sociales de réparation et de compensation qui interviennent en termes de rapports sociaux de qualité qui s'engagent lors de soins médicaux et, plus généralement, lors de l'accompagnement de malades. C'est cette propriété de la souffrance, la possibilité de devenir un objet d'échanges, qui nous intéresse ici.

Néanmoins, il ne faut pas comprendre que la souffrance existe seulement dans la révélation de la douleur. Elle doit être appréhendée comme une dimension autre que les rapports douloureux que l'homme entretient avec son corps atteint dans ses fonctions vitales. La souffrance est une révélation de la vulnérabilité de l'Être, cette expérience intérieure et personnelle, inaccessible aux autres autrement que par des signes extérieurs et par la mise en perspective symbolique de la condition humaine éprouvée par la douleur. Dans sa forme globale, la souffrance reste liée et exprime le sentiment de finitude, l'expérience ontologique de tout homme. La souffrance est donc une forme de l'expérience d'homme qui est éprouvé par les maux qui sont ceux de l'âme qui caractérisent l'homme sensible.

L'expérience de la souffrance et ses formes

En définissant le concept de l'expérience et la nécessité de son utilisation par la sociologie contemporaine, F. Dubet considère que "l'expérience sociale se forme là, où la représentation classique de la société n'est plus adéquate"(DUBET, 1994, p. 91). Pour lui, et nous le suivons sur ce point, l'expérience "est une manière d'éprouver, d'être envahi par un état émotionnel suffisamment fort pour que l'acteur ne s'appartienne pas vraiment, tout en découvrant une subjectivité personnelle"qui, en même temps, "correspond à une activité cognitive [...] qui construit les phénomènes à partir de catégories de l'entendement et de la raison"(DUBET, 1994, p. 92). L'expérience de la souffrance réunit toutes ses caractéristiques et, comme le suggère Heidegger, elle a une dimension phénoménologique qui active "le processus permanent d'intériorisation des expériences du monde". Ce dernier ne permet pas pour autant à l'individu d'avoir accès à la cohérence de soi et ne le libère pas de la dimension dramatique de la vie de la personne malade ou confrontée à la maladie de l'autre. Car, comme le souligne Bauman, les expériences intégrées dans un parcours de vie ne portent pas en elles une dimension finalisée, définitivement établie et cohérente (BAUMAN, 1992).

De manière répétitive, elles situent les individus dans des situations d'incertitude, quant à leur devenir, lorsqu'il s'agit de donner un sens à leur existence, mais aussi par rapport à la possibilité de se constituer en termes de sujet social, celui qui vit sa vie, qui a choisi de le faire de certaine façon, malgré sa maladie et avec cette maladie. Sociologiquement, il faut parler d'un processus permanent de devenir sujet. Il s'agit d'arracher de l'autonomie et de la liberté à se penser autonome, donc singulier, que Bauman considère comme une dimension inaliénable et tragique de la vie humaine. Selon cette perspective, la liberté et la dignité, deux composantes essentielles "du métier d'homme"(JOLLIEN, 2002, p. 39), constituent un enjeu majeur pour chacun et, à plus forte raison, pour la personne souffrante d'une maladie pensée toujours comme mortelle.

Pour vivre, vivre pour soi, l'homme concret (malade, en soins intensifs, dépendant du diagnostic incertain, diminué dans sa condition physique et sociale, vulnérable et dépendant des autres dans les actes de la vie quotidienne ) doit, non seulement s'inscrire dans le monde affronter cette tragique réalité, mais aussi s'arracher aux conventions sociales, s'extraire des formes de domination, notamment symboliques, qui s'appliquent à lui en tant que membre réel et ou potentiel du corps social organisé à la fois autour d'une exigence de performance et de liberté d'être soi.

Par rapport à cette dernière dimension, Dubet évoque "la capacité critique et la distance à soi-même qu'engendre l'expérience". Il voit la pertinence du concept de l'expérience quand l'acteur "n'est pas totalement socialisé" (DUBET, 1994, p. 92-93). Ainsi il devient libre à donner un sens à son vécu, à le doter du sens. La chute dans la maladie et la souffrance, qu'elle apporte (le cancer est presque toujours vécu comme une révélation qui provoque la chute) ou révèle, correspond à cette situation, car une fois le diagnostic posé, les malades du cancer découvrent un monde nouveau, un monde social, un monde de l'hôpital, un univers de soins avec sa technicité propre, son langage, qu'il faut appréhender et dans lesquels il faut se situer. Ils découvrent aussi un nouveau rapport à soi-même, à leur corps, un rapport profondément modifié face à la temporalité, et face aux autres, physiquement proches mais ontologiquement si lointains dans leurs expériences de la vie vécue. Ce monde est souvent minutieusement organisé, par les procédures et les protocoles de soins qui accordent aussi bien aux malades et à leurs familles, qu'aux soignants, les rôles et places qui véhiculent le sens.

Au cours de notre étude, nous avons voulu donner à la souffrance toute sa profondeur ontologique et la situer au niveau du vécu des personnes interrogées.

Lors de nos entretiens, sans que l'on puisse généraliser ceci au-delà du lieu où nous avons réalisé l'étude, le problème de la douleur, au sens médical du terme, semble être traité de manière efficace. Elle a été rarement évoquée comme expérience vécue par le patient au présent3 3 Nous avons interrogé les personnes dans les différentes phases de la maladie. . Par contre, nous avons pu observer comment la mémoire de la douleur, qui a marqué la vie du patient dans les phases de pré-hospitalisation et de diagnostic du cancer, a laissé des traces importantes. Elle révèle une forme particulière de souffrance dont l'aspect principal est la peur du renouvellement de la douleur pour soi ou pour un autre:un proche, un patient. Un membre de l'équipe soignante nous raconte:

Nous ne savons pas faire avec la douleur. Souvent je suis indigné de voir comme on laisse les gens souffrir; ici pourtant nous avons les moyens. Je suis peut-être plus attentif à ceci, car je me souviens toujours de cette nuit au début de mon travail,comme soignant avec les malades du cancer (il y a 20 ans environ - E.B-M), quand un patient mourait dans mes bras, étouffé, j'étais là, impuissant. Il me regardait dans les yeux, il attendait une aide de ma part, il me faisait confiance or je n'ai rien pu faire pour calmer cette terrifiante agonie. Je me souviens encore, j'étais, je suis toujours, traumatisé, je ne veux plus vivre une telle situation.

Ce souvenir, d'un soignant particulièrement sensible à la souffrance des autres, porte en lui autant le souvenir de ce premier patient, décédé littéralement dans les bras du soignant, que la mémoire de soi, de son impuissance et sa difficulté à adopter une conduite professionnelle, jugée par lui adéquate. Il a laissé des traces, qui peuvent s'activer et se transformer en blessures ouvertes dans des moments, qui ressemblent de près ou de loin, à cette situation. Les mêmes épreuves ont marqué les malades, les familles qui redoutent un renouvellement des douleurs de leurs proches et interrogent la capacité des équipes à les prendre en charge et apporter un soulagement. Ainsi la peur de souffrir, ou de voir le patient souffrir, est une forme très partagée de la souffrance.

Soulignons que notre étude montre que, dans certains cas, l'aspect imaginaire semble l'emporter sur l'aspect réel; que la sensation de soi et de l'autre se perd parfois dans les méandres de l'imagination, qui s'expriment dans les termes tels que: "ça doit faire mal, il n'est pas possible qu'il n'ait pas mal, je me demande, est-ce possible de ne pas avoir mal dans mon cas". Et pourtant, de nombreux patients disent très clairement:"je n'ai pas mal, je n'ai plus de mal". Cette sensation d'être libéré des douleurs ne leur épargne pas pour autant des souffrances liées au fait d'être malade, au fait que leur maladie est grave que le diagnostic reste incertain et que leur vie a désormais changé depuis qu'ils sont en soin avec les "va-et-vient"entre l'hôpital et la maison.

La question de l'expérience de la douleur est apparue dans notre recherche de manière très paradoxale. Tous: patients, proches, personnel médical, lient la sensation de la douleur au travail silencieux et perfide du cancer qui est et qui continue à être vécu comme une maladie mortelle. D'une certaine manière, la douleur est le témoin visible et perceptible de la maladie et, souvent, la force de la douleur signifie, et ceci de manière très empirique, la gravité de la maladie qui progresse. Aujourd'hui, le savoir dans le traitement de la douleur, son effacement, même si parfois le succès dans ce domaine reste très relatif, conduit certains patients à ne plus savoir quelle est leur situation par rapport à la maladie. Leur expérience intérieure contredit et reste en décalage avec l'expérience savante et extérieure, détenue par les équipes soignantes4 4 Nous considérons ici, que l'expérience savante résulte de l'utilisation de connaissances scientifiques, reconnues dans une discipline, vérifiables et appliquées au monde des pratiques courantes. Dans ce cas précis, l'expérience savante correspond au savoir médical des maladies, de leur évolution, de leurs symptômes et des traitements adaptés. . Ce décalage produit beaucoup d'effets pervers. Il interroge les uns et les autres. Il installe le doute, qui devient ainsi l'une des composantes importantes de la relation entre les malades, les proches et les soignants. Certains patients ne savent vraiment plus où ils sont - est-ce que leur maladie s'aggrave, ou sont-ils sur la voie de l'amélioration ? Cette confusion est d'autant plus fréquente, que les nouveaux dispositifs d'accompagnement qui s'orientent vers la sauvegarde des liens avec l'environnement non hospitalier et favorisent les "va-et-vient"entre l'hôpital et le domicile des patients. Les patients, qui observent de manière très lucide les unités de soins et qui s'observent eux-mêmes, peuvent se représenter les autorisations de revenir chez eux comme preuve que "ça ne va pas si mal".

"Tant qu'on me laisse sortir et aller passer le week-end chez moi – ça va" dit un patient. Il est bien informé sur la progression de sa maladie, sur ses nombreuses métastases, il voit son médecin passer à côté de sa chambre et ne pas s'arrêter, "car que voulez-vous, qu'il me dise?", mais en même temps, son expérience intérieure semble contredire le pronostic vital, ou, au moins, elle introduit le doute quant à la temporalité de l'échéance fatale. Il revient à la fin de semaine chez lui, il mange avec appétit et avec son entourage familial, qui s'accroche à cette idée car elle représente une perspective de la vie, il continue à faire des projets pour passer des vacances au bord de la mer. Or, à partir des expériences savantes, et de la connaissance des phases de la maladie, l'équipe soignante pense que le malade est déjà entré dans la phase terminale.

Les situations inverses sont aussi possibles. Un patient ne veut pas bouger de son lit et il vit toutes les propositions de revenir chez lui, à la maison, comme une trahison, comme un abandon de la part de l'équipe soignante, qui signifie "qu'il ne reste plus rien à faire dans mon cas, on veut se débarrasser de moi". Or, selon l'équipe soignante, ce patient "s'est laissé aller, il ne participe pas activement aux soins qui peuvent le remettre debout. Retourner pour quelques semaines à la maison peut lui donner une possibilité de se reposer de retrouver ses repères", et du coup donner un peu de répit à l'équipe soignante, qui se pose beaucoup de questions par rapport à lui, dont les réactions semblent contredire leur savoir médical issu des expériences savantes et mettent en échec les protocoles de soins. Ce que nous voulons souligner ici c'est que de nombreuses souffrances interviennent dans des zones de doute, soit au niveau du savoir à disposition des uns et des autres, soit au niveau du doute temporel quant à l'évolution de la maladie et en rapport avec la nature des soins.

La souffrance qui découle de ces torsions a une forte dimension sociale, elle est partagée. Elle apparaît au cœur même des soins et de l'accompagnement; elle est relative à l'inadéquation du niveau de savoir partagé par les uns et par les autres. Dans son livre, La constitution de la société, Anthony Giddens a déjà attiré l'attention sur les phénomènes de dislocation de la connaissance, leur mise en doute, sur la relativité des savoirs partagés et des tensions sociales que cela introduit au niveau de la pratique des acteurs sociaux (GIDDENS, 1987, p. 142-143). Notre étude confirme de manière presque expérimentale cet état de fait. Prenons un exemple très parlant à cet égard:

Un malade atteint d'un cancer est accompagné en soins palliatifs qui traitent de manière très efficace ses douleurs. Il dit de ne pas avoir mal, il s'alimente normalement, il se sent assez bien. Assis sur son lit, en blue-jean et en T-Shirt, il fait des projets de vacances d'été avec sa femme. Son cancer présente de nombreuses métastases et l'équipe soignante "sait"qu'il est dans la phase terminale de sa maladie et redoute l'arrivé du moment final, quand ses douleurs ne seront pas faciles à maîtriser. Le malade, pourtant informé de ses métastases, pense qu'il va mieux, que l'absence de ses douleurs témoigne d'une amélioration, même temporaire, de son état. La confiance qu'il affiche met l'équipe médicale très mal à l'aise et la fait souffrir.

De nombreuses souffrances évoquées par les personnes interrogées interviennent dans les zones de doute, soit au niveau du savoir à disposition des uns et des autres, soit relativement aux expériences temporelles des malades et aux connaissances dont ils disposent sur le sens des soins médicaux. Dans son livre, Philippe Bataille cite une personne malade du cancer qui déclare:

Il n'empêche qu'il existe un décalage entre la perception que les gens peuvent avoir du cancer et ce que les malades vivent réellement. On reste sur une image d'il y a dix ou vingt ans, avec une évolution de la maladie qui est telle qu'elle fait peur à tout le monde. Or ce n'est pas vrai. On peut guérir du cancer, surtout s'il est pris à temps. (BATAILLE, 2003, p. 174).

Dans ce contexte de décalage et de dislocation du savoir, certaines thérapies, par exemple la chimiothérapie, sont représentées comme un accompagnement et des soins qui visent la guérison et, à défaut, l'amélioration temporelle de l'état de santé du malade. La chimiothérapie représente donc l'univers de la vie, tandis que les soins palliatifs, l'univers de la mort. Ces représentations sociales véhiculent un univers sémantique spécifique et participent à la construction du sens des expériences de la maladie et de la souffrance, vécues comme telles par les malades, mais aussi par leur entourage familial et médical. Elles font l'objet de négociations sociales. Dit un soignant:"Il m'arrive, que j'ordonne une chimiothérapie aux malades, dont je sais qu'il ne reste plus rien à faire. Mais face au désespoir de la famille, face à leur souffrance qui me paraît insoutenable j'ai seulement ce moyen pour leur donner de l'espoir." La souffrance des familles des malades, ravive aussi sa propre souffrance; il tente d'y remédier "pour pouvoir apporter son savoir médical aux autres".

Quand nous devons faire appel à l'unité de soins palliatifs, nous évitons le mot "palliatif"et nous parlons de soins de soutien ou de soins de confort, car le mot "palliatif"est trop souvent assimilé à la mort imminente. (soignant)

Nous parlons aujourd'hui de soins de soutien ou de soins de confort et ce changement de vocabulaire facilite aussi nos relations avec les équipes médicales de soins, car il nous situe dans un contexte de complémentarité de soins et il a permis de lever quelques appréhensions. D'ailleurs, nous avons pu observer qu'au cours des trois dernières années, le temps de nos interventions auprès des malades s'allonge. S'il était de quelques jours, il peut s'étaler aujourd'hui à quelques semaines. On fait appel à nous beaucoup plus tôt quand on peut vraiment apporter un confort de vie aux malades et leur éviter des souffrances inutiles. Il me semble qu'ainsi nous pouvons contribuer à prolonger la vie des malades qui sont moins épuisés pour lutter contre le cancer. (soignant)

De leur côté, toutes les familles interrogées évoquent un accès insuffisant aux informations précises dans les unités de soins où se trouvent leurs malades. Les expressions "ici on nous dit rien, il est impossible d'avoir un entretien avec un médecin, et les autres ne peuvent rien dire etc"témoignent des difficultés de la famille à acquérir un niveau de savoir jugé satisfaisant. Dans cette situation, les familles cherchent à se renseigner par tous les moyens et vont trouver beaucoup d'informations savantes ailleurs, notamment sur les sites Internet. Elles ont ainsi des informations fragmentaires, mais nombreuses, sur les usages thérapeutiques des médicaments et des soins. Dans ce contexte les familles expriment à la fois les frustrations que la confiance en les capacités de la science.

Nous avons pu parler avec les familles très bien informées de ce point de vue (toutes n'étaient pas dans ce cas). En outre, elles ont été capables d'interpréter le sens des pratiques médicales et ont tenté d'appliquer cette interprétation au cas précis de leur malade, mais ceci ajoute encore un doute supplémentaire par rapport au sens du savoir détenu par les uns et par les autres. Les proches des malades instruits et formés par un effort d'auto-formation, pour qui leur malade est singulier et le plus précieux au monde, peuvent exercer une pression très importante sur les équipes soignantes et influencer leurs choix médicaux. Nous venons de citer les propos d'un soignant reconnaissant qu'il lui arrive de prescrire des chimiothérapies dans des situations dans lesquelles elles ne sont plus pertinentes du point de vue médical, mais simplement parce qu'elles apportent l'espoir aux familles, le font moins souffrir. Dans ce cas, bien qu'il ne fait pas généraliser, il faut parler de l'usage social des thérapies médicales, qui visent d'avantage à calmer la souffrance des familles que guérir les malades. En effet, la souffrance de familles est souvent jugée insupportable par les soignants, qui n'arrivent pas à se positionner et savoir quel est vraiment leur rôle dans le rapport aux familles. D'ailleurs, comme nous l'expliquons plus loin, c'est la souffrance de la famille qui est fortement chargée d'un pouvoir contaminant.

L'expérience partagée:les concurrences et les "dons de confiance"

Si, dans un premier temps, notre objectif a été celui d'apporter une vision globale et compréhensive, à la manière weberienne, des formes de souffrance qui interviennent lors de l'accompagnement de malades cancéreux, lesquelles peuvent concerner autant les patients que leur entourage familial et médical. Volontairement, l'objet de notre recherche n'était pas orienté vers l'accompagnement de la mort, ni les représentations sociales ou les traitements de la mort sur lesquels se focalisent aujourd'hui de nombreux travaux (ABIVEN, 1990; SEBAG-LANOË, 1986; CASTRA, 2003). Dans un deuxième temps, l'étude devait permettre de mettre à jour les formes structurelles et concrètes du système d'échanges autour du malade accompagné en soins palliatifs et de rendre compte des éléments réels et imaginaires qui y participent pour permettre d'appréhender les enjeux qui se déploient lors de ces échanges (réparations, concurrences et alliances, interdits et attentes normatives).

Sous certains aspects, la perspective transactionnelle adoptée dans cette partie de la recherche fut analysée dans les travaux des sociologues, héritiers des approches développées par Goffman et Strauss. Ces auteurs ont attiré l'attention sur les différents aspects de l'ordre social négocié autour des malades, et sur le problème de l'autorité symbolique et du pouvoir organisationnel. Dans leurs études, Goffman et Strauss montraient, qu'au-delà de la préoccupation de bien soigner et de bien accompagner les patients, le temps de la maladie et de soins devient un lieu de légitimation de certains comportements et d'apprentissages. Les hospitalisations apportent des réponses simplistes, mais empiriquement valables à des questions telles que: comment être un malade, un patient, un soignant, un parent idéal, utile et aimé, gardé en mémoire par une institution telle que l'hôpital, qui détient un pouvoir symbolique de légitimation des comportements sociaux construits à la marge de la maladie? De nombreux témoignages de médecins et soignants, publiés en France, montrent bien la dimension concrète de ces phénomènes5 5 Les publications sur ce sujet sont très nombreuses. Il est inutile d'en faire un rappel. Elles sont citées dans la bibliographie de Philippe Bataille. .

Nos analyses s'engagent sur le terrain des réflexions présentes dans les travaux de Barney G. Glaser et Anselm L. Strauss, là où ils ont analysé le système de production de rites sociaux et d'interactions dans le cadre de soins et d'accompagnement à la mort (GLASER et STRAUSS, 1965). D'autre part, notre approche se réfère aussi aux propositions théoriques formulées dans les travaux de sociologues américains, comme George C. Homans (HOMANS, 1951, 1962) et Peter M. Blau (BLAU, 1964, 1994), qui ont étudié les phénomènes de transferts sociaux et les rapports d'échanges dans les systèmes fermés. Georges Simmel fut sans doute le premier sociologue qui a attiré l'attention sur le fait que les échanges entre les hommes sont basés sur un schéma de dons et de retours équivalents qui vont au-delà des obligations formelles (notamment légales) de réciprocité. Partant du même point que Marcel Mauss, Simmel pensait qu'au cœur de ces échanges se trouve un principe de gratitude autour duquel se tisse un réseau de relations qui, selon lui, "maintiennent la société véritablement en vie". Cette idée fut reprise plus tard par Peter Blau dans son livre Exchange & Power in social life, en 19646 6 Dans notre écrit, nous allons utiliser l'édition de cet ouvrage qui date de l'année 2004 avec la nouvelle introduction faite par Peter Blau en 1986. . Blau pense que les acteurs sociaux sont les individus qui entrent en relations d'échanges sociaux et "la dynamique transactionnelle est observable non seulement dans le domaine des relations marchandes mais aussi dans des relations d'amitié et même d'amour y compris dans la sphère intime". Pour lui, comme pour Max Weber, la rationalité des acteurs ne se limite pas à la rationalité économique, elle reste liée à une orientation vers des valeurs négociées socialement. Parmi ces valeurs Blau cite:"honneur, beauté, loyauté, aider les autres, convictions, y compris, convictions religieuses" . Selon lui, dans leurs actions, les gens tentent de respecter des valeurs et ils favorisent les relations sociales qui les rendent possibles dans une perspective transactionnelle, fondée sur l'idée d'existence de profits et de dettes symboliques contractées par les individus en relations de réciprocité.

Quelles sont alors les logiques de transferts et d'échanges entre les malades, les familles et les soignants ? Comment le principe d'échanges gratifiants décrits par Blau se manifeste dans ce système?

Le temps à vivre lors d'une maladie grave conduit souvent les malades et leurs proches à sonder en profondeur le soi, les relations aux autres, la relation au monde et notamment le passé. Le temps de maladie devient une expérience singulière de soi et du monde. L'annonce de la maladie transforme le sens de la vie du malade, met l'accent sur l'essentiel, comme l'écrit Bauman et comme en témoignent de nombreux patients avec qui nous avons pu parler (BAUMAN, 1992). Cette annonce, que nous avons nommée "chute dans un autre monde"projette les personnes dans l'incertitude quant à leur devenir et au devenir de leurs relations au monde. Nous avons vu que l'incertitude (temporelle, rapport au savoir etc.) est une source importante de la souffrance exprimée par les malades et familles, elle affecte aussi l'expérience des soignants. Elle provoque l'apparition de symptômes indésirables, comme la dépossession de soi, la réduction identitaire du patient à sa maladie, la transformation de sa place sociale et de son rôle au sein de la famille et d'autres lieux (par exemple au travail) (BATAILLE, 2003), l'écart de postures difficile à tenir pour les accompagnateurs familiaux et médicaux.

Pour certains auteurs, l'accompagnement des malades donne lieu à des échanges de perspectives et produit des rapports sociaux de type miroir. Pour d'autres, le contexte d'altérité qui participe à l'effacement des frontières entre moi et l'autre, mais qui, en même temps, souligne la différence infranchissable entre moi et l'autre. Je ne peux pas souffrir à sa place, par contre, je peux souffrir de cette finitude et la visualiser et ainsi établir une équité des échanges. Selon les phénoménologues, il faut parler d'empathie, comme perspective d'étude de ce genre d'expériences ontologiques (PHARO, 1996). Comme le soulignent les sociologues compréhensifs, la relation de face-à-face, expérimentée par des accompagnateurs et malades, quand ils font part de leur rapport à la souffrance, implique une immédiateté et une proximité spatiale de deux êtres. Elle conduit "vers l'interchangeabilité des points de vue et l'apparition des perspectives réciproques" (BLIN, 1995, p. 51). Dans ce contexte, la souffrance du patient révèle son effet à la fois contaminant et gratifiant. Elle traduit une forme d'existence soudaine et paradoxale. Elle peut donner une consistance ontologique à des individus qui se trouvent en état de non-être, réduits dans leur maladie à leur maladie. Touraine écrivait que "la souffrance individuelle est la principale force de résistance au déchirement du monde démodernisé", elle devient aussi la principale force d'inclusion sociale, bien que marginale, qui s'offre aux êtres exclus (TOURAINE, 1997, p. 77). Au début du XXe siècle Durkheim insistait déjà sur le rôle intégrateur de la souffrance.

  • Lors de notre étude, dans la perspective transactionnelle, nous avons pu ainsi observer l'expression de plusieurs tensions symboliques:

  • Tension relative aux soins, l'accompagnement de la douleur et l'accompagnement de la mort

  • Tension relative à l'accompagnement, soigner des malades et prendre en compte des familles,

  • Tension par rapports aux références normatives

    :les doutes et les certitudes,

  • Tension dans le domaine de savoirs partagés (légitimés collectivement) par les uns et les autres et les savoirs personnels (expériences cumulées)

  • Tension relative à des postures adoptées

    :professionnelles et personnelles.

Les malades

Les malades apparaissent dans la posture du sujet sensibilisé qui garde une maîtrise de ses moyens d'expression. Celui qui décide de ce qu'il montre, ce qu'il dit, ce qu'il met à disposition des uns et des autres. Quelle que soit leur situation, s'ils ont une conscience au sens médical du terme, les patients engagent ou bloquent des relations avec les soignants et les proches en fonction de ce qu'ils considèrent comme une posture à tenir, car toute la sensibilité du patient ne se donne pas à appréhender par tous et dans n'importe quel environnement. Le patient garde souvent jusqu'aux derniers jours la maîtrise de sa sensibilité dans son rapport aux autres. Les stratégies de communications passent par différents signes: l'ouverture ou la fermeture de la porte de chambre, la mise en place du paravent, la simulation de sommeil, l'orientation et la posture adoptée dans le lit (allongé, assis, dos tourné à la porte etc.). Seulement après, interviennent les stratégies verbales qui se résument à ce qu'ils disent ou ne disent pas, et à qui Les silences et les mensonges, les demi-vérités, qui doivent protéger les autres contre la peur et l'angoisse, se croisent ici avec la recherche de confidents à qui l'on peut tout dire, y compris ce qui est difficile à penser et à imaginer, notamment, sa relation avec la mort. Ainsi, dans les unités de soins se trouvent toujours les personnes qui savent plus que d'autres, ceux qui ont eu droit aux confidences des malades et, par suite, qui comprennent mieux leurs trajets de vie, leurs angoisses.

Une étude centrée seulement sur l'usage social du temps nocturne de services de soins pourrait révéler les dimensions précises de cette dynamique de transfert de confiance aux soignants qui, comme nous l'avons vu, choisissent le temps de service de nuit pour échapper à la contrainte normative du service et pour mettre en place des logiques de soins, qui sont plus en adéquation avec la demande des patients et avec leurs valeurs personnelles. En filigrane, apparaît ici le problème de la réappropriation symbolique du malade ou du soignant, dont certaines unités de soins ont conscience sans savoir comment la traiter.

Analysé à partir d'une perspective transactionnelle, cet accueil de confidences des malades peut faire naître un phénomène de dette symbolique contractée par les soignants dans une situation qui, une fois acceptée sur le plan personnel et / ou collectif (équipe) sera à l'origine d'un échange gratifiant au sens de P. Blau. Il nous semble que des traitements de la souffrance se trouvent au centre de cette dynamique et peuvent conduire à la prise de décision individuelle et vouloir aider le malade en phase terminale à mourir, ce qui peut avoir aujourd'hui des implications médicales, éthiques et juridiques.

On voit ainsi apparaître une logique du don de confiance de la part du malade et du retour de don en termes de relation privilégiée développée par un soignant ou par l'un ou plusieurs proches, membres de familles. Dans ce cas, les transferts et les échanges sont équilibrés et concernent:

  • en direction des soignants, la recherche de confident, une posture de dépendance, un surinvestissement, l'isolement;

  • en direction des familles, la protection (silences et mensonges ), un surinvestissement (relations fusionnelles), la dépendance et la délégation de pouvoirs.

Les familles

Les familles apparaissent dans une posture incertaine et agissent dans un micro-système fermé et non-équilibré en termes du respect de schéma du don-contre-don. On leur demande avec insistance de mettre leur souffrance de côté pour apporter à leur malade un soutien nécessaire pour son combat contre le cancer. L'utilisation d'un vocabulaire guerrier témoigne aussi d'une attente sociale à l'égard des familles. On admire leur courage à faire face, on déplore que leur souffrance les empêche de faire face. Tout ceci doit être dit avec des pincettes, car ces attentes normatives des équipes soignantes se croisent ici avec les attitudes de compassion et de compréhension de la vulnérabilité des familles (amies, etc.) face à la maladie et la mort imminente de leur proche. De nombreux soignants se posent la question sur comment accueillir et accompagner la souffrance des familles, vécue comme envahissante et difficile à supporter. Qui doit le faire, où et quand ?

Dans les unités de soins dans lesquelles nous avons réalisé notre étude, la souffrance des familles s'exprime de manière massive, sans pouvoir être accueillie correctement. Nous avons pu observer un développement des stratégies très claires pour la tenir à distance; évitement de la part de médecins, dont certains se réservent pour faire face à la souffrance des familles quand ce sera vraiment le moment crucial, d'autres soignants adoptent des postures d'ouverture à minima, ou fuient les familles. La rationalisation du système hospitalier (y compris sur le plan strictement financier) et des protocoles de soins ne favorise pas l'élaboration institutionnelle d'une réponse systématique et satisfaisante pour tous. Centré sur sa mission d'accompagnement des malades, l'hôpital n'a que très peu de temps et d'espace (y compris au sens purement physique car, dans certaines unités, il n'y a pas de pièces de convivialité, dans les chambres on manque de chaises ) à consacrer à l'accompagnement des familles. Cette place se dégage seulement face aux demandes précises de la part des familles et face à l'échéance ultime, l'annonce de la mort. Elle est souvent assurée par les travailleurs sociaux et les psychologues qui ne sont pas assez nombreux pour faire face à la demande massive lors de soins.

Les familles expriment une difficulté à se situer dans l'accompagnement des patients, elles ne savent pas comment, concrètement, elles peuvent répondre à la demande qui est formulée à leur égard en termes d'aide à apporter à leur proche pour combattre la maladie. Dans certains cas, leurs interventions intra-hôspitalières (participation aux actes d'hygiène, apport de nourriture ou simple présence) peuvent être jugées déplacées et produisent des sensations de concurrence symbolique.

La souffrance des familles naît donc autant dans l'angoisse et dans la peur de l'évolution de la maladie de leur proche, que dans un contexte de perception de leur inutilité et de manque de précision sur leur rôle auprès des soignants et malades. Dès lors, les familles et les proches sont en difficulté et manquent de lieux pour exprimer leur souffrance, autant auprès du malade qu'auprès des soignants.

En définitif, les familles se trouvent souvent dans une situation d'un relatif isolement social dû à l'impossibilité de rester tout le temps à l'hôpital auprès du malade (manque de place et inutilité sociale, incertitude quant à la position à tenir) et à l'impossibilité de continuer de vaquer à leurs tâches habituelles (travail, tâches domestiques, vie sociale en dehors de l'hôpital etc.). La tension qui règne entre ce deux univers pousse les familles à faire des choix douloureux et à ne jamais se sentir à leur place.

Les familles ont une sensation de voler du temps et de l'attention aux équipes et avoir très peu à donner au malade et encore moins aux équipes.

Le transfert et les échanges concernent:

  • en direction des malades:un surinvestissement, le problème de distance, la protection (mensonges et silences )

  • en direction des soignants:la recherche d'informations, celle d'un interlocuteur fiable, la recherche de place, la dépendance symbolique, un surinvestissement, l'agressivité et la violence notamment en direction de soignants, une demande implicite ou explicite d'aide.

Les soignants

De leur côté, les soignants apparaissent dans la double posture du sujet individuel et professionnel, producteur et utilisateur de normes qui fondent un micro-système hospitalier partiellement fermé et ambigu.

La situation de soignants ne peut pas être comprise sans que l'on interroge leur trajet professionnel et leur trajet de vie, et sans tenir compte du fonctionnement et de l'histoire de leur unité de soins. En effet, dans le premier temps, pour toutes les personnes interrogées, de travailler avec des malades cancéreux résultait d'un choix volontaire, souvent d'un engagement professionnel et personnel d'ordre éthique. Lors de l'entretien, tous les soignants ont évoqué un aspect personnel, relatif au vécu des souffrances (proches malades, contexte de guerre, expérience personnelle ) qui a influencé leur choix professionnel. Nous pouvons ainsi penser, comme le suppose Jean-Philippe Bouilloud, qu'il s'agit d'une expérience significative constitutive pour la construction de soi (BOUILLOUD, 2006, p.41).

Ainsi, les soignants étaient en mesure d'adopter des postures personnelles très singulières face à la souffrance des malades et des familles ou face à leurs collègues. Ce choix de posture peut avoir pour effet, soit un renforcement de l'expression de la souffrance, soit il exprime une volonté de son effacement, au moins de la sphère professionnelle assimilée à la vie publique. Ces choix ont été faits dans un contexte organisationnel qui, implicitement ou explicitement, favorise l'expression de la souffrance et la possibilité qu'elle devienne l'objet d'échanges.

Dans la mesure où notre étude a été conduite dans différentes unités de soins, nous avons pu observer que, dans certaines unités, la conscience de la dimension significative de la souffrance pour tous (malades, familles et soignants) a permis la construction d'un espace d'échange et un certain traitement social (groupe de paroles, expressions verbales facilitées lors d'échanges spontanés ), tandis que dans d'autres, sous prétexte que le problème est bien traité sur le plan médical (ou a été bien traité dans le passé), la souffrance restait un sujet tabou. Dans ces cas, il peut être exigé de la part d'un bon professionnel de ne pas exprimer sa souffrance lors de son service à l'hôpital ni auprès de malades ni auprès de collègues. Cet interdit peut aller plus loin, il peut s'appliquer aux sentiments. La norme sociale d'unité de soins peut exiger que pour pouvoir confirmer la qualité de son professionnalisme il ne faut pas ressentir la souffrance.

Le système d'échanges est équilibré à minima, dans un contexte d'échanges avec les malades, le don de confiance peut être équilibré par une attention particulière accordée soit à certains malades soit à tout malade en fonction du stade de sa maladie, mais il reste déséquilibré dans un contexte d'équipes qui partagent le tabou autour de l'expression de la souffrance des soignants. Dans ce cas, les réponses positives des soignants aux dons de confiance de la part de malades ne sont pas reconnues en tant que postures professionnelles adéquates.

Les transferts et échanges concernent:

  • en direction des malades:la proximité et la recherche de confiance, le problème de distance et de réappropriation,

  • en direction des familles:la concurrence, les interdits, la recherche de la bonne place, la protection (silences et mensonges ).

  • en direction des autres soignants:l'attente d'une conformité avec la culture de l'unité de soin ou avec la posture adéquate du soignant.

Conclusion

Lors de l'accompagnement des malades suivis en soins palliatifs, l'expérience de la souffrance prend des formes multiples. Elle correspond à la chute dans la matière sensible, active des souvenirs douloureux du passé (mémoire de douleurs, souvenir d'échec y compris échec thérapeutique ) et, plus généralement, elle interroge le rapport au temps (enferment dans et surinvestissement du présent, manque d'avenir ). Elle marque aussi les zones de doutes au niveau du savoir pertinent et d'accès aux informations jugées fiables. Elle traverse les zones d'incertitude quant aux postures à tenir, au niveau des attributions identitaires validées ou celles qui sont à construire. Elle a autant dimension réelle que l'imaginaire.

Des nombreux facteurs ont de l'influence sur l'expérience de la souffrance des équipes soignantes, facteurs relatifs aux parcours de vie et parcours professionnels:

  • histoires personnelles:résistance à la souffrance et solutions personnelles (pratiques religieuses, participation aux groupes de paroles, écoute et compréhension de la part des proches ) durée du travail auprès des malades, sens donné à la mission médicale et sa composante éthique,

  • facteurs organisationnels et collectifs:existence d'échanges et groupe de paroles, mémoire collective d'équipes et d'unités de soins, rivalité symbolique entre les soignants porteurs de compétences spécifiques, ou métiers, durées des séjours de malades, phases de maladie.

Notre étude montre qu'au cœur de système se situe le don de confiance, inscrit dans un système don-contre-don (confiance acceptée et rendue) qui parvient dans certains cas à atténuer la souffrance des personnes qui participent aux échanges mais qui les expose aux autres risques (notamment liés au non respect de codes déontologiques). Néanmoins, de nombreuses souffrances vécues par les familles et les soignants (notamment les médecins) n'arrivent pas à s'inscrire dans la dynamique de dons. Nous avons pu constater une grande solitude des uns et des autres face aux sentiments envahissants (impuissance, incompréhension, enfermement dans une posture jugée inadéquate etc.) qui ne trouvaient pas de lieux pour s'exprimer.

Les aspects principaux des échanges mis à jour dans notre recherche concernent la négociation des normes d'expression de souffrance légitime qui a sa place dans l'accompagnement et l'existence d'interdits plus ou moins explicites. L'expression de certaines souffrances est implicitement interdite (p.ex. de médecins enfermés dans la solitude du décideur qui maîtrise le processus de soin), ou fortement découragée (celle de la famille invitée à incarner une posture idéale de celui qui apporte de l'aide au malade). Nous avons pu observer de nombreux transferts et contaminations qui affectent le processus de soin (incertitudes quant aux traitements proposés, tabou de la mort, incertitude relative au statut du savoir médical), dont certains, facilitent l'apparition de phénomènes de réparation et de gratification symbolique centrée sur le don de confiance.

La dimension sociale des échanges visualise l'existence du phénomène de proximité sociologique, dont de nombreux témoignages ont montré l'existence sans qu'elle devienne l'objet d'analyse systématique. Certains sentiments de souffrance chez les soignants activent la présence des zones de proximité sociologique (patient – soignant – familles) qui apparaissent en filigrane dans de nombreux témoignages des soignants. Le phénomène de proximité sociologique modifie les relations et les échanges elle fait naître des sensations de similitude face aux malades et leur entourage qui ressemblent aux soignants selon certains critères sociologiques:âge, profession, situation familiale (notamment en rapport avec les enfants), parcours de vie, appartenance ethnique, etc. Notre étude montre que les trois aspects soulignés ont un caractère principal. Leur impact sur les accompagnateurs est souvent négatif (impossibilité à se situer face au malade trop semblable à soi). Il arrive qu'il ouvre une zone de compréhension mutuelle, d'une éthique à la manière de Lévinas et de création de confiance réciproque qui, au-delà des soins médicaux, apporte un soulagement tant aux malades qu'aux familles, mais qui peut provoquer de la souffrance des soignants affectés par la réversibilité de posture dans leurs relations à avec les malades et familles.

Notes

Références

Envoyé le: 15/05/2011.

Approuvé le: 27/11/2011.

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  • 1
    BERGER, John,
    Frida Kahlo, la peinture à même la peau. Dans "Le Monde diplomatique", Août 1998, p.32.
  • 2
    L'étude a été réalisée dans les unités de soins qui comptabilisent les plus grand nombre de malades accompagnés en soins palliatifs. Le protocole de la recherche débutait par l'entretien avec les malades qui informés sur les objectifs de l'étude acceptaient de faire partie du groupe (une fiche d'engagement réciproque chercheurs – malades devait être signée par eux), ensuite le malade indiquait les deux personnes de son entourage avec qui deux autres entretiens ont été conduits, en même temps trois entretiens étaient réalisés avec un médecin de l'unité d'hospitalisation, un membre de l'équipe en soins palliatifs et un soignant (infirmier ou aide-soignant) impliqués dans l'accompagnement de ce malade. Chaque entretien duré entre 1-2 heures.
  • 3
    Nous avons interrogé les personnes dans les différentes phases de la maladie.
  • 4
    Nous considérons ici, que
    l'expérience savante résulte de l'utilisation de connaissances scientifiques, reconnues dans une discipline, vérifiables et appliquées au monde des pratiques courantes. Dans ce cas précis,
    l'expérience savante correspond
    au savoir médical des maladies, de leur évolution, de leurs symptômes et des traitements adaptés.
  • 5
    Les publications sur ce sujet sont très nombreuses. Il est inutile d'en faire un rappel. Elles sont citées dans la bibliographie de Philippe Bataille.
  • 6
    Dans notre écrit, nous allons utiliser l'édition de cet ouvrage qui date de l'année 2004 avec la nouvelle introduction faite par Peter Blau en 1986.
  • Publication Dates

    • Publication in this collection
      27 Jan 2012
    • Date of issue
      Dec 2011

    History

    • Accepted
      27 Nov 2011
    • Received
      15 May 2011
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