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Aperçu d'une anthropologie du vaccin: regards sur l'éthique d'une pratique humanitaire

Overview of an anthropology of the vaccine: a look at the ethics of a humaanitarian practice

Abstracts

Deux pratiques interreliées, la médecine humanitaire et l'immunisation à caractère universel, posent certains problèmes d'éthique. Afin de jeter un peu de lumière sur la question, nous présenterons quelques balises historiques indispensables à la compréhension des programmes contemporains de vaccination et nous soulèverons certains problèmes anthropologiques que pose cette pratique au plan des représentations du corps et de la santé dans les populations. Deux exemples de pratiques humanitaires de vaccination, l'une exercée auprès d'une population autochtone et l'autre auprès de jeunes de la rue, permettent d'illustrer une réflexion portant sur la gestion des corps et sur la résistance démontrée par ceux-ci. Nous proposerons ensuite des pistes à suivre en vue de revoir l'éthique de la vaccination.

vaccination; éthique; médecine humanitaire; anthropologie; autochtones amazoniens; UDI montréalais; hépatite C; épidémies


Two interrelated universal practices, humanitarian medicine and immunization, pose certain ethical problems. To shed light on the matter, we present some historical reference points indispensable to an understanding of contemporary vaccination programs, focusing especially on certain anthropological issues posed by this practice as far as representations of the body and of health within populations. Two examples of humanitarian vaccination practices, one used among an autochthonous population and the other among young people on the street, serve to illustrate some thoughts on management of the body and on the resistance displayed by these groups. We then propose paths to follow in re-examining the ethics of vaccination.

vaccination; ethics; humanitarian medicine; anthropology; autochthonous people of the Amazon; Montreal UDI; hepatitis C; epidemics


ANÁLISE

Aperçu d'une anthropologie du vaccin: regards sur l'éthique d'une pratique humanitaire

Overview of an anthropology of the vaccine: a look at the ethics of a humaanitarian practice

Julie LaplanteI; Julie BruneauII

IStagiaire post-doctorale en anthropologie affiliée à l'Université Fédérale de Rio de Janeiro, à l'Université de Californie à San Francisco et à l'Université de Montreal

IIMédecin et professeure agrégée de clinique, Département de médecine familiale Université de Montréal Cohorte Saint-Luc 356, de la Gauchetière Est, Montréal (Québec) Canada H2X 1R4

RÉSUMÉ

Deux pratiques interreliées, la médecine humanitaire et l'immunisation à caractère universel, posent certains problèmes d'éthique. Afin de jeter un peu de lumière sur la question, nous présenterons quelques balises historiques indispensables à la compréhension des programmes contemporains de vaccination et nous soulèverons certains problèmes anthropologiques que pose cette pratique au plan des représentations du corps et de la santé dans les populations. Deux exemples de pratiques humanitaires de vaccination, l'une exercée auprès d'une population autochtone et l'autre auprès de jeunes de la rue, permettent d'illustrer une réflexion portant sur la gestion des corps et sur la résistance démontrée par ceux-ci. Nous proposerons ensuite des pistes à suivre en vue de revoir l'éthique de la vaccination.

Motos-clés: vaccination, éthique, médecine humanitaire, anthropologie, autochtones amazoniens, UDI montréalais, hépatite C, épidémies.

ABSTRACT

Two interrelated universal practices, humanitarian medicine and immunization, pose certain ethical problems. To shed light on the matter, we present some historical reference points indispensable to an understanding of contemporary vaccination programs, focusing especially on certain anthropological issues posed by this practice as far as representations of the body and of health within populations. Two examples of humanitarian vaccination practices, one used among an autochthonous population and the other among young people on the street, serve to illustrate some thoughts on management of the body and on the resistance displayed by these groups. We then propose paths to follow in re-examining the ethics of vaccination.

Keywords: vaccination, ethics, humanitarian medicine, anthropology, autochthonous people of the Amazon, Montreal UDI, hepatitis C, epidemics.

Les savoirs scientifiques et la technologie rendent le monde plus intelligible sur plusieurs plans, alors que sur certains autres, ce monde semble plus impénétrable que jamais. En effet, les savoirs scientifiques et la technologie tendent à résoudre des problèmes mais, du même coup, en soulèvent d'innombrables autres qu'ils ne peuvent pas toujours contrôler ni même formuler. La recherche biomédicale de même que la biotechnologie ne font pas exception dans ce dilemme du "progrès" où chaque avancée comporte sa contre-partie d'incertitude et de risque. Les questions d'éthique sont ainsi omniprésentes au regard des découvertes, des pratiques qui en découlent et de leurs conséquences.

Nous aborderons d'abord la question de l'éthique qui touche les deux pratiques interreliées de la médecine humanitaire et de l'immunisation à caractère universel. C'est au nom de l'éthique médicale universelle et du droit à l'assistance humanitaire que, par exemple, l'Organisation non gouvernementale (ONG) Médecins Sans Frontières (MSF) mène diverses campagnes de vaccination auprès de populations marginalisées. Cependant, cet acte de la médecine humanitaire est parfois guidé par des principes étrangers aux populations ciblées, principes établis par une recherche biomédicale propre à une biopolitique particulière dont l'acte systématique de ses pratiques peut soulever un problème éthique.

Pour bien comprendre les enjeux de cette question éthique, nous jetterons un premier regard sur des éléments historiques entourant l'émergence de la vaccination, d'abord dans la médecine d'État, puis au sein de la médecine humanitaire, afin de saisir le contexte de cette pratique dans le temps et dans l'espace. Nous définirons le cadre du principe immunitaire et présenterons le modèle militaire des programmes contemporains de vaccination ainsi qu'une remise en perspective du rôle de la vaccination dans le contrôle des épidémies et dans la baisse de la mortalité. Une discussion des problèmes anthropologiques que pose la vaccination systématique et universelle au plan des représentations du corps et de la santé des populations fournira des éléments propres à soutenir une révision de cette pratique.

Dans un second temps, il s'agira de réfléchir sur la gestion des corps, sur les questions du biopouvoir et de la biopolitique, ainsi que sur les diverses formes de résistance – contextuelles, individuelles et corporelles – auxquelles se confronte la pratique de vaccination systématique et universelle. Deux contextes particuliers serviront d'exemples à l'appui: l'un relié à l'humanitaire international, et l'autre à l'humanitaire de voisinage. Le premier contexte de l'humanitaire international concerne un projet d'immunisation universelle mené auprès d'une population non familière avec la biomédecine, projet parrainé par la section hollandaise de MSF auprès de populations autochtones de l'Amazonie brésilienne touchées par diverses épidémies (Laplante, 2002). Les pratiques et perceptions de tradipraticiens de villages Madija-Kulina du Haut Jurua (tributaire du Médio Solimões, état de l'Amazonas, Brésil) permettront de constater comment la vaccination peut s'interposer dans des biopolitiques du corps locales. Le second contexte, soit celui de l'humanitaire de voisinage, concerne un projet du Réseau canadien pour l'élaboration de vaccins et d'immunothérapies (CANVAC) ciblant une population marginalisée d'utilisateurs de drogues injectables (UDI) du centre-ville de Montréal,1 1 Travail de recherche en cours s'inscrivant dans le cadre d'un stage post-doctoral en anthropologie (Université Fédérale de Rio de Janeiro, Université de Montréal, Université de Californie à San Francisco). population à risques, entre autres, d'une épidémie d'hépatite C. C'est dans le cadre d'une élaboration en cours d'un vaccin contre l'hépatite C que cette population devient sujette à participer à un essai clinique imminent. Divers témoignages d'UDI et d'intervenants socio-sanitaires (de la clinique et de la rue) sur l'hépatite C au sujet du système immunitaire et du vaccin aident à comprendre comment peuvent se manifester des résistances aux pratiques de vaccinations actuelles et éventuelles. Ces deux exemples de l'humanitaire, international et de voisinage, serviront d'indications dans la proposition de nouvelles pistes concernant l'éthique de la vaccination universelle.

La vaccination des corps, des personnes et des populations

La vaccination prend toutes sortes de directions et de sens: de l'éradication de diverses maladies et du contrôle d'épidémies à la baisse de la mortalité infantile, à la quête de protection contre la maladie et à l'espoir de guérison en passant par l'obligation de la vaccination et son institutionnalisation automatique, jusqu'à l'invasion corporelle qu'elle implique, à la peur de déroger à la norme, à la réaction du système immunitaire, au modèle militaire qui la gouverne. Une revue exhaustive des étapes du développement de la vaccination allant de la préhistoire à l'inoculation de la variole, à la vaccine de Jenner, à l'âge héroïque des vaccins de Pasteur, jusqu'à l'ère contemporaine du vaccin contre le sida,2 2 Voir, entre autres, les ouvrages de Moulin (1996, 1991). et une revue du rôle du vaccin dans la vie humaine pourraient constituer une véritable anthropologie du vaccin. Mais rappelons simplement quelques balises historiques qui permettront tout au moins de comprendre comment la vaccination est devenue la pratique systématique et universelle si bien ancrée dans les valeurs de nos sociétés actuelles. Le vaccin, certes, sauve des vies, mais nous prendrons en considération les problèmes anthropologiques que cette pratique peut soulever, et mettrons en perspective les bienfaits et méfaits possibles de la vaccination.

La vaccination contemporaine est une version standardisée de diverses techniques populaires d'inoculation provenant du monde entier et qui ont été investies par le savoir médical (Moulin, 1996, p. 75, pp. 133). L'histoire de la vaccination au sens strict commencerait à la fin du XVIIIe siècle par la vaccine d'Edward Jenner contre la variole et, au sens de pratique universelle, au XIXe siècle, avec l'élaboration successive, par Pasteur, de nouveaux vaccins préventifs contre une série de maladies infectieuses: 'Avec lui (Pasteur), on assiste au passage d'une technique singulière de prévention d'une maladie spécifique, la variole, à un programme d'atténuation générale des 'virus vaccins' ou virus atténués ... il utilise le terme vaccination pour désigner en général toutes les prophylaxies à l'égard des maladies infectieuses."

Pour certains, le fait que Pasteur ait introduit l'esprit et la méthode des sciences exactes constitue une véritable recréation de la médecine (Burnet apud Moulin, 1991, p. 28). Et c'est à partir de ces découvertes qu'on commence à entrevoir la possibilité d'intervention des services de santé publique, d'abord à l'échelle des nations, puis à l'échelle du globe.

C'est le 'principe sanitaire', élaboré par le philosophe Edwin Chadwick, qui guide le projet de la santé pour tous, projet qui se concrétisera en une loi d'hygiène publique en 1848 en Angleterre. Pour sa part, le Bureau sanitaire américain, instauré en 1902, est la première organisation sanitaire internationale établie de façon permanente. Sept ans plus tard, 46 pays se joignent en une organisation publique internationale dont l'objectif est d'empêcher les maladies contagieuses de se répandre d'un pays à l'autre.

L'idée d'aborder les problèmes de santé publique sur une échelle mondiale émerge dans l'esprit des administrateurs de la Fondation Rockefeller et ce sera sous l'initiative de cette Fondation que débutera, quelques années plus tard, la coopération internationale proprement dite concernant les problèmes de santé à un niveau mondial (Walker, 1962, p. 314). En 1923, la Société des Nations (SDN) fonde son Organisation de la Santé sur la base des principes édictés par la Fondation Rockefeller; ses activités seront reprises en 1946 par l'Organisation des Nations Unies (ONU) à l'intérieur de laquelle se constituera l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) officialisée en 1948. Cette initiative de se préoccuper du bien-être de tous, au delà des frontières et des particularismes, sera reprise par l'industrie du développement sous forme de médecine humanitaire.3 3 Escobar (1984-85, pp. 384, 386) renvoie la cristallisation des discours et des institutions de développement aux années 1945-55, années au cours desquelles se fixent des relations entre les variables clés que sont le capital, la technologie et certaines institutions (universitaires, gouvernementales, religieuses...). Hours (1998, p. 13) identifie le recyclage ou la métamorphose des discours et des institutions de 'développement' en 'médecine humanitaire' comme un phénomène contemporain de la fin du XX e siècle. Le contrôle et la prévention des épidémies par la vaccination constitueront l'une des missions fondamentales de cette médecine humanitaire.

Les programmes contemporains de vaccination procèdent encore selon un modèle établi suite aux succès de la campagne d'immunisation visant l'éradication de la variole entreprise par l'OMS à travers le monde au début du XXe siècle. Avant 1967, ce programme démontrait la nécessité d'une vaccination obligatoire qui atteigne les 80% de la population afin d'obtenir son objectif. C'est un modèle militaire (Nichter, 1990, p. 198) qui guide les interventions; il s'agit de combattre la maladie tel un ennemi de guerre, soit en occupant (par le vaccin) tous les territoires (les corps) possibles où elle peut émerger. La métaphore militaire est sous-jacente à la manière dont est menée la campagne de vaccination au niveau populationnel ainsi qu'à la manière dont le vaccin protégerait les corps individuels. Ce modèle de vaccination oriente encore aujourd'hui les interventions humanitaires biomédicales et amène les intervenants biomédicaux à prioriser la vaccination du plus grand nombre possible de personnes, plutôt que de favoriser la spécificité du vaccin donné et le particularisme du contexte où le vaccin est donné.

Pourtant, dès les années 1970, ce programme de l'OMS démontrait que même avec des taux de vaccination de 80%, la variole ne pouvait être éradiquée. Son succès dépendait en plus d'une stratégie d'un autre ordre; celle de l'application assidue du principe de surveillance et de consolidation; "il s'agissait de rechercher activement des cas de variole et d'établir leur origine, et ensuite de vacciner les habitants des maisons ou des villages alentour" (Fenner, 1996, p. 121). Cela venait en quelque sorte démentir la nécessité d'une vaccination universelle coercitive et obligatoire pour tous, alors que des pratiques de vaccination sélective pouvaient être appliquées. De plus, malgré ses succès flamboyants, le programme de vaccination universelle d'éradication de la variole et son administration de manière routinière durant les années 1960 a aussi engendré plusieurs effets secondaires qui sont maintenant constatés et déclarés.4 4 Pour chaque million de personne âgée de plus d'un an qui ont été vaccinné, une ou deux sont morts, neuf ont souffert d'une infection au cerveau et plus de cent ont développé un ecxema vaccinatum (Grady, 2002). Actuellement, des groupes de médecins déconseillent aux officiers de santé du gouvernement américain de procéder à une campagne massive d'immunisation contre la variole craignant les dangers liés au vaccin. En comparaison, les risques d'attaque bioterroriste ne dépasseraient pas les risques d'effets secondaires sérieux qu'engendre le vaccin, surtout pour les personnes dont le système immunitaire est affaibli par le cancer ou le sida par exemple, ou encore pour les personnes atteintes d'eczéma ou de dermatite topique, conditions qui augmenteraient le risque de complications (Grady, 2002).

La reconnaissance de certains effets négatifs, moins apparents peut-être mais pourtant pervers et tout aussi présents, lesquels sont dénoncés par les bénéficiaires comme par les dispensateurs du vaccin, prend peu de place. L'universalisation de plusieurs vaccins repose, de nos jours, sur la croyance partagée des bienfaits assurés de la vaccination de masse, sur des relations de pouvoirs (dans le cadre des liens entre les institutions académiques, médicales, du développement et/ou avec les industries pharmaceutiques et des technologies en général) ainsi que sur une certaine conception du système immunitaire plutôt que sur d'actuels résultats de contrôle d'épidémies.

Le principe immunitaire élaboré à l'époque pasteurienne présuppose que l'organisme corporel ait une mémoire et puisse faire une distinction entre le 'soi' et le 'non-soi'. Ce 'pasteurisme' serait depuis "resté figé dans ses dogmes et la conception des vaccinations est directement calquée sur ce conservatisme" (Georget, 2000, p. 347). La vaccination est une technique qui cherche à provoquer une première rencontre entre le corps et un agent infectieux, dans des conditions qui ne soient pas dommageables à l'organisme, et suppose que le système immunitaire, avec ses mécanismes de défense, soit capable de reconnaître les éléments étrangers introduits par le vaccin et soit également capable de les combattre sans nuire à l'organisme: "proving the absence of harm is the ultimate goal of studies of vaccine safety" (Gellin et al., 2001, p. 373). Les bienfaits que retirent les populations bénéficiaires de la vaccination doivent donc outrepasser la réaction individuelle adverse possible.

D'un autre côté, il apparaît que

outre l'induction possible de la tolérance dans un organisme dont le système immunitaire n'est pas arrivé à complète maturité, l'introduction d'antigènes vaccinaux amène dans un certain nombre de cas une baisse des défenses immunitaires, contrairement à ce qu'on pourrait attendre. De plus, au même titre que les virus eux-mêmes, les vaccins antiviraux peuvent être à l'origine de maladies auto-immunes notamment par le dépôt de complexes immuns. Enfin, la réponse immunitaire peut faciliter l'infection (Georget, 2000, p. 82).

C'est ainsi que les difficultés et les enjeux soulevés semblent bien dépasser une logique de réparation technique. Il faut bien admettre que des principes de vaccination universalisée basés sur les succès liés à la campagne d'éradication de la variole de l'OMS du début du XXe siècle et transposés en dogmes pasteuriens posent problème.

Les programmes de vaccination contemporains se basent, entre autres, sur deux présupposés fondamentaux, à savoir que la vaccination est responsable du contrôle des épidémies et de la baisse de la mortalité et que les bienfaits qu'en retirent les populations surpassent les méfaits individuels subis ou potentiels. Pourtant, si l'on fait un bref retour historique sur le rôle de la médecine, "on peut dire que les conquêtes médicales ont infléchi plutôt qu'elles n'ont bouleversé des courbes de morbidité et de mortalité dont les évolutions favorables étaient principalement la conséquence de changements en matière d'assainissement, d'hygiène et, plus généralement, de conditions d'existence" (Fassin, 2000, p. 26). Les inégalités sociales devant la maladie et la mort sont constatées dès le XVIIe siècle. En effet, dès cette époque, donc bien avant la généralisation de la vaccination et les grandes découvertes biologiques, on note une progression de l'espérance de vie (Perrenoud apud Fassin, 2000, p. 26). McKeown (1979) avait aussi noté que les disparités sociales marquées devant la maladie et la mort n'étaient pas uniquement liées aux progrès de la médecine.

Les bienfaits populationnels de la vaccination surpassent-ils vraiment les méfaits possibles individuels et même populationnels?

Si nous ne maîtrisons pas les ricochets d'un antigène dans le système immunitaire d'un individu, nous en savons encore moins sur les conséquences à long terme de l'éradication d'une maladie sur le système immunitaire géant d'une population... La coïncidence de l'émergence du sida avec l'éradication de la variole a ... été relevée à plusieurs reprises (Moulin, 1996, p. 28).

Ce constat d'incertitude suscite la réflexion sur le contrat social que nous avons signé avec la vaccination. "Ayant commencé à vacciner, nous sommes peut-être condamnés à continuer, en étant conscients que l'immunisation artificielle collective n'offre jamais une sécurité absolue et comporte des risques individuels [et populationnels], mais nous n'avons peut-être pas le choix" (Moulin, op. cit., p. 37).

Outre ces questions éthiques reliées aux bienfaits/méfaits de la pratique de la vaccination universelle sur les corps biologiques, les anthropologues voient encore dans la pratique de la vaccination divers problèmes éthiques liés aux représentations du corps et de la santé que cette pratique entretient. Selon la perspective de Lock et al. (1990, p. 70), la vaccination impliquerait un triple enjeu, celui de l'assujettissement à un acte technique; celui de l'objectivation du vacciné par la régulation, la surveillance et le contrôle des corps; et celui, enfin, de la modification des représentations sociales en fonction de la dichotomie biomédicale corps/esprit.

L'acte biomédical de la vaccination universelle procède à partir d'une conception spécifique du corps. Né de la dichotomie cartésienne corps/esprit, il se préoccupe théoriquement du seul corps matériel. Que la vaccination franchisse si aisément les frontières en fonction des principes humanitaires dépend d'une théorie de la maladie et de la guérison qui isole le corps des interprétations écologiques complexes (théorie largement due à la tradition hippocratique et au mouvement hygiéniste), et en fait un corps expérimental 'libre' et 'indépendant' reproduit artifactuellement (théorie attribuée à Claude Bernard). Cette limitation de la maladie au 'milieu intérieur' que constitue le corps humain a encore été affinée avec la théorie du germe (Pasteur) qui prend l'organisme malade en tant que 'milieu de culture', négligeant les "conditions de vie" et la "misère physiologique" en tant que facteurs causals (Cohen, 2001, pp. 187-97). Cette conception de la maladie comme étant le dérangement écologique effectué par un agent pathogène au sein d'une 'culture' organique assure les bases pour l'émergence d'une biomédecine scientifique humanitaire a-politique, a-sociale et universellement applicable à l'homme comme spécimen d'une population d'êtres vivants.

Ainsi, la vie nue (le simple fait de vivre, commun à tous les êtres vivants) située dans l'organisme biologique laisse croire que le vaccin puisse être non seulement universellement promu, mais aussi de manière a-politique, parfaitement conciliable avec la médecine humanitaire et le sans frontiérisme.5 5 Cette expression fait allusion à l'organisation non gouvernementale MSF largement représentative de ce mouvement. Le corps est pourtant toujours biopolitique,6 6 "Contrairement à la discipline qui s'en tenait à une 'anatomo-politique', la bio-politique désigne la prise de contrôle par le pouvoir des processus affectant la vie, depuis la naissance jusqu'à la mort (maladie, vieillesse, handicap, effet du milieu etc.) et qui, pour être absolument aléatoires à l'échelle individuelle, ont, comme phénomène collectif, des effets économiques et politiques déterminants" (Cuillerai et al., 2002, p. 22). même affublé d'une vie nue: "Nous ne sommes pas seulement des animaux dans la politique desquels est en jeu leur vie d'êtres vivants, selon l'expression de Foucault, mais aussi, inversement, des citoyens dans le corps naturel desquels est en jeu leur être politique même" (Agamben, 1997, p. 202). Si le corps est biopolitique, une lecture des dires sur le corps et sa résistance à la vaccination devrait révéler les effets de pouvoir que transporte cette pratique universaliste.

La métaphore militaire qui se perpétue dans les discours immunologiques serait, selon Harraway (1988), une stratégie politique d'administration des populations, stratégie camouflée dans le biologique. Afin d'abandonner ce modèle militaire, plusieurs anthropologues ont proposé de nouvelles lectures du corps, tentant de lier à nouveau le corps avec l'esprit, et visant à y rattacher le social et le politique.

Harraway (1988) propose de relier corps et esprit par le discours immunologique, lequel offre lui-même une conception du corps qui lie le somatique au biologique. La flexibilité spécifique du système immunitaire engendre une conception du corps perçu comme étant en interaction avec le monde et pour lequel les frontières de la maladie sont ambiguës et indéfinies. Dans les discours immunologiques qu'Harraway (1988) consulte pour comprendre le corps, les questions "d'individu" et "d'organisme" apparaissent très problématiques. Le système immunitaire est partout et nulle part. L'objet du discours immunologique serait devenu une sorte de système d'intelligence artificielle, de système de langage, de communication du corps biologique. Harraway propose d'insister sur la déstabilisation du corps organique du fait que les corps sont devenus des organismes cybernétiques, des composants de 'l'embodiement' hybride techno-organique plutôt qu'un soi qui puisse se défendre comme une manufacture militarisée.

Lock et al. (1990, pp. 49-51) proposent le concept heuristique des 'trois corps'– le corps individuel, le corps social et le corps politique – afin de transcender le champ de connaissances de l'anthropologie médicale et de dépasser la dichotomie cartésienne qui oppose le corps et l'esprit, dichotomie qui oriente les pratiques biomédicales et qui permet de 'mystifier' le politique et le social de la maladie dans les organes ou les actes des malades. Mais cette stratégie serait inopérante, selon les auteures, si l'on s'en tenait à un concept du corps qui ne réfère pas nécessairement au discours biomédical, mais qui réfère plutôt à une entité universelle, soit celle du corps humain sensible.

Turner (1992) tente également de transcender la dichotomie cartésienne corps/esprit grâce à une lecture différente du corps, soit celle du corps/représentation. Sa position constitue une critique de la conception cartésienne du corps, critique qui défie la compréhension moderniste de la connaissance, de la subjectivité et de la relation sujet-objet. Le sens donné au corps précède ou se développe en même temps que le discours qui le construit et le corps participe à ce discours. Ce qu'il importe de distinguer, selon Turner, c'est l'asymétrie du corps objectif et les expériences subjectives des asymétries du corps. Selon cette conception, le corps établit des résistances aux processus rationnels de standardisation, de régulation et de contrôle comme, par exemple, dans la maladie.

Les concepts théoriques de Lock et al. (1990), de Turner (1992) et d'Harraway (1988) font voir le corps comme le récipient de sens expérientiels, sociaux et politiques. Les facteurs expérientiels et conceptuels qui composent la notion de corps se rencontrent le plus souvent dans les contextes locaux et imposent ainsi à l'acte de la vaccination une considération particulière. On ne peut pas vacciner un simple corps, en ignorant l'importance des représentations individuelles, culturelles et politiques dont il fait l'objet, représentations et sens incorporés qui devraient contribuer à l'amélioration des pratiques universalistes si l'on en tenait compte.

La résistance des corps, des personnes et des populations

Le corps et les populations résistent aux pratiques biomédicales systématiques, ils y résistent de façon organique dans ce sens que la maladie permet une définition du soi et du non-soi, du soi et de l'autre, du pathologique et du normal. Mais corps et populations résistent aussi selon les contextes sociaux et politiques particuliers. Nous présenterons d'abord comment, dans un contexte d'humanitaire international, un groupe autochtone Madija-Kulina de l'Amazonie brésilienne réinterprète l'acte de la vaccination selon une biopolitique locale du corps. Nous verrons ensuite, dans un contexte humanitaire de voisinage, comment la résistance à une pratique d'immunisation universelle se présente dans les habitudes de vie d'une population vivant en marge de la société.

Les villages Pau Pixuna, Cumaru, Morada Nova et Mãa Piranga longent les rivières noires tributaires de la rivière brune Haut Jurua qui s'écoule dans le fleuve Médio Solimões de l'état de l'Amazonas brésilien. Chaque village se situe à quelques heures de rame l'un de l'autre et est habité par une centaine d'autochtones Madija-Kulina dont la langue est le kulina. Cette langue orale n'a que le vocable jemedsi (remède de la terre) pour interpréter les médicaments pharmaceutiques et les biotechnologies. Les autochtones reconnaissent les effets de ces médicaments sur le corps mais, surtout, ils les lient à l'exotisme d'une terre lointaine.

Chez les Madija-Kulina, les plantes médicinales peuvent ou bien guérir des maux concrets du quotidien (tels des blessures accidentelles, des piqûres de raie, des maux de ventre ou de tête) ou bien donner le pouvoir – et c'est le cas des plantes savantes –,7 7 lanta sabida en portugais; réfère aux plantes considérées comme dépositaires des savoirs et de la sagesse de ce monde (par opposition aux autres plantes médicinales qui tirent leur pouvoir de leur seule capacité de soulager le mal). de guérir des maux abstraits plus complexes. Le médicament pharmaceutique est généralement interprété comme pouvant guérir les maux concrets (mais est associé à la doença mesma, maladie en soi ou maladie des blancs) alors que le vaccin est compris comme pouvant donner également le pouvoir de guérir des maux abstraits plus complexes.

Les ancêtres ou les aînés sont le plus souvent la source des savoirs des chamanes. L'apprentissage est éventuellement officialisé dans le cadre de rituels initiatiques, lesquels permettent au dori8 8 Le dori s'explique le mieux en le comparant à une pierre, ou une substance savante, qui entre sous la peau du chamane et lui procure une sensibilité, souvent par le toucher, de diagnostiquer et de guérir certains maux. d'entrer dans le corps. De là, le novice accède au statut de chamane, ce qui lui procure le pouvoir de diagnostiquer, de guérir, de donner et/ou de retirer certaines maladies sociales.9 9 Depuis la création de la catégorie doença mesma, le domaine des maladies que guérit le chamane se définit mieux comme étant celui des maladies à caractère social (maladies reliées à des situations de jalousie, de justice, de vengeance). Les tradipraticiens chamanes et les hommes-tabac retirent leurs forces de pouvoir guérir des ancêtres, du dori, de leurs chants, de leurs rituels, mais aussi du breuvage hallucinogène, le rami, et des fumigations de tabac. Ces deux plantes dites savantes (dori et rami) permettent d'incorporer les savoirs et les pouvoirs des esprits pour diagnostiquer et éventuellement guérir la maladie.

Le pouvoir relié au dori conduit au monde abstrait des esprits lequel devrait être étranger au domaine des biotechnologies. Cependant, la substance du vaccin est perçue comme interférant dans les pouvoirs procurés par le dori. Comment cette interférence se produit-elle? Il est possible que la sagesse accordée à certaines plantes récipiendaires de savoirs/pouvoirs psychocorporels puisse être transmise aux substances injectables des vaccins qui, elles aussi, pénètrent le corps et viennent en modifier l'état. Le vaccin universel constituerait donc l'injection d'une substance savante dans le corps de chacun des habitants des villages, ce qui priverait le chamane de l'une de ses particularités essentielles, à savoir celle d'être le seul à pouvoir incorporer les savoirs des plantes savantes. Ainsi le vaccin interfère-t-il avec les capacités du chamane de donner la maladie et d'en guérir.

Les chamanes Madija-Kulina affirment perdre leur pouvoir de pratiquer en raison de ces interventions biomédicales: les pouvoirs de la vaccination leur font perdre le dori et les obligent à recommencer les rituels d'initiation s'ils veulent continuer à pratiquer le chamanisme. La vaccination devient-elle ainsi une violation de la tradition, violation reliée à l'intrusion de techniques nouvelles, de nouvelles politiques de gestion des corps via l'action humanitaire. L'acte médical que constitue la vaccination vient donc ici perturber le travail du dori et des esprits. La substance injectée par la vaccination vient enseigner sa sagesse au corps (et à l'esprit?) et en modifie la constitution et la perception.

La sagesse incorporée du vaccin permet à tous les habitants vaccinés des villages d'éviter la maladie sans l'intermédiaire du chamane; en même temps, tout comme peut le faire la sagesse du dori ou des plantes savantes incorporés par le chamane, la sagesse du vaccin peut aussi donner la maladie. Chez les Madija-Kulina, la population craint, par conséquent, les pouvoirs des vaccins de la même manière qu'elle craint ceux des chamanes. Lors de l'annonce d'une campagne de vaccination, plusieurs habitants fuient les villages ou s'en font tout simplement absents, préférant vaquer à leurs tâches quotidiennes sur la rivière (pêche) ou en forêt (chasse, collecte ou jardinage) plutôt que de prendre des risques.

La population autochtone ici concernée manifeste de la résistance au vaccin administré de manière systématique par les intervenants biomédicaux, par un désintéressement social partiel ainsi que par une réinterprétation des effets de la vaccination selon sa compréhension propre et particulière de la santé et de la maladie. L'acte de la vaccination introduit un nouvel élément dans la biopolitique sociale du groupe. La réinterprétation locale des effets du vaccin démontre comment le contexte ne se laisse pas toujours subjuguer par le modèle militaire dominant, même si ce dernier continue à produire ses effets.

Chez le même groupe Madija-Kulina, où l'on compte plusieurs cas de hautes fièvres et de décès survenus à la suite d'un vaccin. Les méfaits de la vaccination sont vécus sans trop de contestation en raison, peut-être, de la réinterprétation du vaccin. Ainsi, un chamane Madija-Kulina qui attribue la mort de deux de ses jeunes filles aux effets de la vaccination (fièvre mortelle) ne songe en rien à requestionner la biotechnologie elle-même: il n'exigera aucun suivi médical pour sa famille vaccinée, il ne demandera aucune révision du traitement et il n'exercera aucune représaille contre les responsables de l'acte médical posé. Cela ne lui vient même pas à l'idée: la mort n'étant pas attribuée à des causes matérielles, elle ne peut pas être associée au vaccin lui-même, ni aux interventions humanitaires. Si deux de ses filles sont décédées, explique-t-il, c'est qu'elles étaient trop fragiles pour faire face aux calamités de la vie; ses enfants les plus forts sauront survivre au vaccin. La réinterprétation du vaccin dans les termes de la logique locale aggrave les dangers potentiels de l'universalisation du vaccin du fait que, sorti de son contexte, le vaccin ne peut être évalué adéquatement. L'universalisation du vaccin, sans prendre en compte les particularismes locaux, est-elle alors justifiable? Il y a là matière à reflexion.

Loin de l'Amazonie, dans un tout autre milieu, les résistances au vaccin s'expriment de façons différentes. Un projet humanitaire de voisinage mobilisé autour d'une épidémie d'hépatite C au centre-ville de Montréal10 10 Des UDI ont été rencontrés dans le contexte de leurs visites à la clinique de la cohorte Saint-Luc et à la clinique externe du service de toxicomanie de l'hôpital Saint-Luc du Centre hospitalier universitaire de Montréal (CHUM), ainsi que des intervenants socio-sanitaires (de la clinique et de la rue) qui interagissent avec les UDI concernés. permet d'identifier des formes de résistance à la vaccination dans un contexte biomédicalisé, formes liées pour les unes au groupe, mais reliées pour la plupart aux personnes. La population des utilisateurs de drogues injectables (UDI) du centre-ville de Montréal présente une forme de résistance de groupe au vaccin compte tenu de ses habitudes de vie à la marge de la société. La vaccination systématique y est difficile11 11 La vaccination contre les hépatites A et B se font actuellement lors de visites aléatoires dans les centres de désintoxication, dans les Centres locaux de services sociaux (CLSC) à l'occasion de tests de dépistage du sida ou encore dans les bars de danseuses par des infirmières de rue de Médecins du Monde (MDM). en raison de la marginalité des membres du groupe. La fragilité de l'état de santé des UDI, comme celle des populations autochtones, peut aussi faciliter l'aggravation des effets secondaires reliés à la vaccination.

L'Hépatite C, tel le Sida, frappe non seulement ceux dont les défenses sont biologiquement compromises, mais encore ceux dont les défenses sont socialement altérées (telles les populations dépendantes de la drogue) et ceux et celles que la privation de soutien sociétal laisse sans défenses. Ces individus représentent les groupes les plus à risque dans les sociétés industrielles ou dans les populations pauvres du monde en développement (Brandt, 1988, traduction libre).

Ce phénomène est peu pris en considération dans l'objectif de la vaccination systématique de ces populations.

Dans l'éventualité d'une immunisation universelle standardisée pour prévenir et contrôler l'hépatite C, plusieurs formes de résistances des corps sont à envisager et plusieurs problèmes d'ordre biologique et social restent à surmonter. L'hépatite C est une infection du foie causée par un virus qui a été isolé en 1989; elle se transmet par le contact sanguin direct entre une personne infectée et une autre personne, principalement par le partage d'aiguilles et de seringues chez les personnes qui font usage de drogues par injection.

Face à une logique immunitaire simple et applicable à tous, plusieurs défis se posent. Jusqu'à maintenant, la recheche fondamentale a été grandement entravée par l'absence d'un modèle de culture in vitro du virus de l'hépatite C. Il existe une grande variabilité de réponses face à l'agression par le virus de l'hépatite C: par exemple, les individus exposés ne deviennent pas tous infectés et, parmi les personnes infectées, 20% à 25 % se débarassent du virus spontanément alors que les autres restent chroniquement infectées à des degrés divers, sans qu'on comprenne bien les mécanismes impliqués. Enfin, la réponse au traitement antiviral est très hétérogène et varie selon le génotype du virus (Manns et alii, 2001). Au niveau biologique, la sécurité du vaccin reste à être vérifiée par des recherches fondamentales, et par des données épidémiologiques et cliniques, tout au long du développement du vaccin, des essais pré-cliniques et cliniques et de la surveillance post-implantation.

Au niveau socioculturel ou psychosocial, l'on ignore encore en quoi consiste véritablement la maladie dans son vécu et dans ses répercussions sociales. Pour le moment, les représentations de la vaccination, des corps et de la santé ne semblent pas contribuer à mieux comprendre comment procéder à l'acte lui-même de la vaccination. L'approche de l'immunisation issue d'une logique immunitaire simplifiée (soit le modèle militaire appliqué dans un contexte humanitaire de voisinage) demeure questionnable. Le fossé entre les connaissances immunologiques développées en laboratoire et celles mises en pratique en clinique puis appliquées dans la rue fait en sorte que, dans une pratique systématisée, les particularismes des vaccins, des populations à vacciner et de leurs maladies sont négligés. La résistance au vaccin peut se comprendre soit par un désintéressement social, soit par l'expérience vécue d'effets néfastes reliés au vaccin, ou soit encore par la logique immunitaire simplifiée elle-même.

Deux groupes d'acteurs interrogés et étroitement reliés à l'épidémie d'hépatite C en cours au centre-ville de Montréal, soit des UDI et des intervenants socio-sanitaires, expriment certains doutes sur l'efficacité et la nécessité des vaccins. Plusieurs témoignages concordent à mettre en doute la théorie soutenant que le vaccin ne fournit que des informations bénéfiques. Que ce soit des effets allergiques suite à une vaccination ou l'hésitation à vacciner les nouveaux-nés, nombreux sont ceux qui s'inquiètent (sans qu'ils ne soient la majorité, mais assez pour que l'on porte attention à ces discours) des effets à court et à long terme des vaccins. Des réactions corporelles suite à des vaccins multiples inciteront certains à refuser les vaccins facultatifs (tel celui contre la grippe).

Des UDI expriment aussi leur révolte contre le vaccin. Ils utilisent la même logique immunitaire simple que celle tenue par les intervenants socio-sanitaires afin de contester la nécessité de la vaccination. Plusieurs témoignages concordent en ce qu'il disent préférer faire confiance à leurs propre corps (anticorps) dans ses capacités de combattre les maladies lorsqu'elles se présenteront 'dans la vraie vie' plutôt que de les prévenir en créant une situation artificielle par la vaccination. Une certaine fierté reviendra à ceux qui ont eu les maladies (tel que l'hépatite A et B) et y sont maintenant immunisés 'naturellement'. Ces quelques témoignages de résistance à la vaccination de masse se situent dans le spectre de l'expérience personnelle vécue de la maladie ou des effets reliés à la vaccination.

D'autres personnes se désintéressent simplement du statut de leurs hépatites ou préfèrent éviter les lieux de santé publique craignant les représailles, l'hépatite C ne constituant de fait qu'une goutte d'eau dans la vie à risques qu'ils sont conscients de mener. Ces contestations individuelles à la vaccination systématique ne sont pas à négliger, mais constituent des pistes à suivre dans une revisitation éthique de la pratique.12 12 Ces pistes seront suivies dans le cadre du stage post-doctoral de l'auteure principale du présent article qui poursuivra l'étude de l'élaboration du vaccin contre l'hépatite C, de sa conception, à son essai-clinique jusqu'à sa mise en marché.

Les deux exemples utilisés, l'un dans un contexte humanitaire international et l'autre dans un contexte humanitaire de voisinage, révèlent des formes de résistance aux processus de standardisation de la vaccination tant au niveau biologique qu'au niveau socio-culturel. L'on y découvre une résistance des corps, une résistance à la régulation des corps, alors que plusieurs personnes échappent à cette dernière par leur mode de vie à la marge, et une résistance dans le sens que le corps résiste à la technique de vaccination par des réactions adverses, réactions qui sont à leur tour productrices de discours de résistance. Lorsqu'ils prennent de l'ampleur, ces phénomènes de résistance donnent parfois lieu à des études épidémiologiques visant à confirmer ou infirmer les effets pervers reliés au vaccin et dénoncés.13 13 Des recherches épidémiologiques longitudinales ont ainsi eu lieu afin d'infirmer le lien entre la sclérose en plaque et le vaccin contre l'hépatite B (Gellin et al., 2001, p. 372) et, dernièrement, afin d'infirmer le lien entre l'autisme et le vaccin infantile combiné (rougeole, rubéole, oreillons) (Tools, 2002). La valeur accordée aux résultats de ces études longitudinales, actuellement étroitement liées aux recherches concernant les vaccins, peut faire contrepoids à la dénonciation de mouvements de résistances exprimés. La conception que les vaccins affaiblissent le système immunitaire peut ainsi être déconstruite par la communauté scientifique. Là le débat de savoir/pouvoir se cristallise d'un côté autour du laboratoire, de la clinique, d'institutions académiques, d'industries pharmaceutiques et de l'autre, autour de représentations sociales et d'expériences vécues.

Conclusion

Ces différents discours face à la vaccination de même que les différentes conceptions du système immunitaire se rencontrent et se nourrissent les uns les autres dans un processus dynamique. Les doutes liés au vaccin sont omniprésents tant dans les laboratoires, parmi des groupes de médecins, d'intervenants cliniques et de chercheurs que dans la population en général, principalement chez ceux qui en expérimentent les effets néfastes, mais les pratiques institutionnalisées semblent être plus lentes à modifier leurs actions, d'où, peut-être, la persistance de la logique immunitaire militaire simplifiée à la fois retrouvée dans les programmes de vaccination et dans certaines représentations sociales populaires. Faut-il alors mieux vulgariser et rendre plus transparents les découvertes et les savoirs actuels des immunologues et des microbiologistes afin de mieux documenter les savoirs des intervenants biomédicaux et de leurs clients vaccinés et, ainsi, accorder plus d'espace et plus de crédibilité aux expériences vécues des vaccinés? Les doutes vis-à-vis de la vaccination doivent impérativement être mis en relief et il faut dépasser le procédé technique et institutionnalisé si l'on veut devenir véritablement efficace.

La gestion unilatérale des problèmes biosociaux par des pratiques systématiques biotechnologiques engendre de nouvelles formes de problèmes. En ce qui concerne l'hépatite C, la manipulation de la seringue constitue à la fois le véhicule-transmetteur de la maladie le plus puissant14 14 Diverses campagnes de santé publique réutilisant la même seringue lors de traitements injectables sont largement responsables de la transmission de l'hépatite C, le cas de l'Égypte étant le pire (Cohen, 1999, p. 71). Le Canada, la France et d'autres pays ont leurs victimes atteintes d'hépatite C par le biais de transfusions sanguines ou d'autres pratiques biomédicales. et à la fois le moyen-porteur d'un très grand espoir quant à la protection contre la maladie. C'est aussi le vaccin qui est considéré le meilleur espoir actuel pour cesser l'étendue du virus du sida à la fois dans les laboratoires et dans la population (Berkley, 2003). L'inconnu lié à l'épidémie actuelle du Syndrome Respiratoire Aigu Sévère (SRAS) nous fait temporairement retourner à d'anciennes techniques de contrôle comme la quarantaine, les masques protecteurs, une attention portée au déroulement de la maladie en même temps qu'il nous ramène au laboratoire en vue de l'utilisation maximisée des biotechniques contemporaines, par une complémentarité des approches plutôt que par une opposition de celles-ci. Des détectives de la maladie tentent de retraçer l'origine du virus impliqué dans le SRAS sur la carte du monde, s'informent du parcours des personnes et de l'expérience de leurs malaises, des microbiologistes s'attardent à la nature de la maladie sur la carte des corps et des cellules et l'espoir d'un vaccin est déjà envisagé.

Les épidémies constituent en effet des problèmes de population des plus importants et tous les moyens, qu'ils soient anciens ou nouveaux, se doivent d'être utilisés, tous les aspects biologiques, psychosociaux, culturels se doivent d'être considérés afin de les résorber. Prioriser le maintien du dialogue entre le savoir scientifique et les savoirs vécus, entre ce qui se passe dans le laboratoire et ce qui se passe sur le terrain apparaît une piste prometteuse dans une tentative d'améliorer la pratique sociale de la vaccination.

C'est en s'inspirant de Foucault qu'Harraway (1988), Turner (1992), Lock et al. (1990) proposent d'agir:

...Le problème à la fois politique, éthique, social et philosophique qui se pose à nous aujourd'hui n'est pas d'essayer de libérer l'individu de l'État et de ses institutions, mais de nous libérer, nous, de l'État et du type d'individualisation qui s'y rattache. Il nous faut promouvoir de nouvelles formes de subjectivité en refusant le type d'individualité qu'on nous a imposé pendant plusieurs siècles (Foucault apud Dreyfus et al., 1984, p. 308).

Le nouveau discours que ces auteurs proposent tente de soutenir une subjectivité, laquelle reconnaît aux corps la capacité d'engendrer un discours par leurs expériences vécues plutôt que d'envisager les corps comme dociles et muets (rationnalité attribuée à la modernité). Le type d'individualisation proposé par ces auteurs est celui d'un individu dont les frontières le lient aux autres individus et à son environnement. Un tel discours peut-il minimiser la représentation des corps comme des sujets dociles et muets face aux actes biomédicaux subis et maximiser le dialogue compte tenu du langage des corps et de celui des populations?

Inférer des idées générales, des interrogations soulevées par l'analyse de matériaux historiques bien précis (Foucault, 1994, p. 814) qui tiennent compte des rapports sociaux, ou encore proposer une compréhension du corps humain qui ne s'en tient pas uniquement à la seule conception biomédicale, laissent entrevoir des pistes intéressantes pour les programmes de vaccination, accordant davantage d'espace et de crédibilité aux populations concernées dans le choix de la meilleure éthique pour elles-mêmes. Enfin, ces orientations engagent dans une responsabilité qui respecte celle de l'autre. C'est en se responsabilisant face aux rapports que la société entretient avec les savoirs scientifiques et la technologie que l'on peut reconstruire le sens à donner au corps (Harraway apud Rabinow, 1992, p. 248). On peut penser qu'une conscience éthique concernant la vaccination existe déjà, émerge comme priorité à certains moments pour se laisser à nouveau envahir par la technique et l'acte systématique à d'autres moments.

NOTES

BIBLIOGRAPHIE

Recebido para publicação em julho de 2003

Aprovado para publicação agosto de 2003

Cette recherche a été réalisée dans le cadre du Réseau canadien pour l'élaboration de vaccins et d'immunothérapies (CANVAC), avec la participation financière du réseau SIDA maladies infectieuses du Fond de la recherche en santé du Québec

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  • 1
    Travail de recherche en cours s'inscrivant dans le cadre d'un stage post-doctoral en anthropologie (Université Fédérale de Rio de Janeiro, Université de Montréal, Université de Californie à San Francisco).
  • 2
    Voir, entre autres, les ouvrages de Moulin (1996, 1991).
  • 3
    Escobar (1984-85, pp. 384, 386) renvoie la cristallisation des discours et des institutions de
    développement aux années 1945-55, années au cours desquelles se fixent des relations entre les variables clés que sont le capital, la technologie et certaines institutions (universitaires, gouvernementales, religieuses...). Hours (1998, p. 13) identifie le recyclage ou la métamorphose des discours et des institutions de 'développement' en 'médecine humanitaire' comme un phénomène contemporain de la fin du XX
    e siècle.
  • 4
    Pour chaque million de personne âgée de plus d'un an qui ont été vaccinné, une ou deux sont morts, neuf ont souffert d'une infection au cerveau et plus de cent ont développé un ecxema vaccinatum (Grady, 2002).
  • 5
    Cette expression fait allusion à l'organisation non gouvernementale MSF largement représentative de ce mouvement.
  • 6
    "Contrairement à la discipline qui s'en tenait à une 'anatomo-politique', la bio-politique désigne la prise de contrôle par le pouvoir des processus affectant la vie, depuis la naissance jusqu'à la mort (maladie, vieillesse, handicap, effet du milieu etc.) et qui, pour être absolument aléatoires à l'échelle individuelle, ont, comme phénomène collectif, des effets économiques et politiques déterminants" (Cuillerai
    et al., 2002, p. 22).
  • 7
    lanta sabida en portugais; réfère aux plantes considérées comme dépositaires des savoirs et de la sagesse de ce monde (par opposition aux autres plantes médicinales qui tirent leur pouvoir de leur seule capacité de soulager le mal).
  • 8
    Le
    dori s'explique le mieux en le comparant à une pierre, ou une substance savante, qui entre sous la peau du chamane et lui procure une sensibilité, souvent par le toucher, de diagnostiquer et de guérir certains maux.
  • 9
    Depuis la création de la catégorie
    doença mesma, le domaine des maladies que guérit le chamane se définit mieux comme étant celui des maladies à caractère social (maladies reliées à des situations de jalousie, de justice, de vengeance).
  • 10
    Des UDI ont été rencontrés dans le contexte de leurs visites à la clinique de la cohorte Saint-Luc et à la clinique externe du service de toxicomanie de l'hôpital Saint-Luc du Centre hospitalier universitaire de Montréal (CHUM), ainsi que des intervenants socio-sanitaires (de la clinique et de la rue) qui interagissent avec les UDI concernés.
  • 11
    La vaccination contre les hépatites A et B se font actuellement lors de visites aléatoires dans les centres de désintoxication, dans les Centres locaux de services sociaux (CLSC) à l'occasion de tests de dépistage du sida ou encore dans les bars de danseuses par des infirmières de rue de Médecins du Monde (MDM).
  • 12
    Ces pistes seront suivies dans le cadre du stage post-doctoral de l'auteure principale du présent article qui poursuivra l'étude de l'élaboration du vaccin contre l'hépatite C, de sa conception, à son essai-clinique jusqu'à sa mise en marché.
  • 13
    Des recherches épidémiologiques longitudinales ont ainsi eu lieu afin d'infirmer le lien entre la sclérose en plaque et le vaccin contre l'hépatite B (Gellin
    et al., 2001, p. 372) et, dernièrement, afin d'infirmer le lien entre l'autisme et le vaccin infantile combiné (rougeole, rubéole, oreillons) (Tools, 2002).
  • 14
    Diverses campagnes de santé publique réutilisant la même seringue lors de traitements injectables sont largement responsables de la transmission de l'hépatite C, le cas de l'Égypte étant le pire (Cohen, 1999, p. 71). Le Canada, la France et d'autres pays ont leurs victimes atteintes d'hépatite C par le biais de transfusions sanguines ou d'autres pratiques biomédicales.
  • Publication Dates

    • Publication in this collection
      09 Mar 2004
    • Date of issue
      2003

    History

    • Received
      July 2003
    • Accepted
      Aug 2003
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