Acessibilidade / Reportar erro

Nommer les Choses: sur quelques inscriptions peintes dans la céramique attique archaïque

Naming things: about some inscriptions in archaic attic ceramics

Nombrar las cosas: sobre algunas inscripciones pintadas en la cerámica ática arcáica

Résumé:

Cet article étudie la façon dont les peintres de vases ont parfois associé aux objets représentés des inscriptions qui les nomment. Il ne s’agit pas, ce faisant, d’expliquer l’image mais d’attirer le regard sur des éléments de la représentation qui ont une importance narrative ou symbolique forte.

Mots-clés:
Céramique grecque; inscriptions; narration

Abstract

This paper concentrates on the way vase painters have sometimes associated with objects depicted inscriptions naming these objects. By doing so they do not intend to explain the picture, but to catch the eye and draw attention on elements which have a strong narrative or symbolic value.

Keywords:
Greek vase-painting; inscriptions; narration.

Resumen

Este artículo estudia la forma que los pintores de jarrones a veces asociaron a los objetos representados inscripciones que los nombran. No es para explicar la imagen, pero de echar la mirada sobre los elementos de la representación que tienen una importancia narrativa o simbólica fuerte.

Palabras-clave:
Cerámica griega; inscripciones; narrativa.

Resumo

Este artigo estuda a maneira pela qual os pintores de vasos às vezes associaram aos objetos representados inscrições que os nomeiam. Não se trata de explicar a imagem, mas de atrair o olhar sobre os elementos da representação, que têm uma importância narrativa ou simbólica forte.

Palavras-chave:
Cerâmica grega; inscrições; narrativa.

Pour qui cherche à mieux cerner le rôle de l’écriture à ses débuts en Grèce ancienne, entre oralité et mémoire collective, les inscriptions peintes sur les vases sont du plus grand intérêt, tant par leur variété que par leur quantité2 2 Sur ces questions qu’il me soit permis de renvoyer à F. Lissarrague (1985, p. 71-93). Voir aussi Hurwit (1990, p. 180-197); Snodgrass (2000, p. 22-34); Osborne et Pappas (2007, p. 131-155). . Les plus anciennes inscriptions peintes sont des signatures de potiers, qui proclament une double maîtrise, celles des arts du feu et celle de l’écriture elle même. Ce sont, dès la fin du géométrique, des inscriptions réglées, soigneusement encadrées par le système ornemental qui organise la surface du vase, et dont le rôle est autant linguistique - elles donnent le nom du potier - que pictural - elles font partie du décor du vase. Dès les premières inscriptions, le double sens de graphein - écrire et dessiner - est ainsi assumé par les potiers qui signent. C’est le cas sur un fragment de cratère trouvé à Ischia, tout comme sur une oenochoé géométrique d’Ithaque3 3 Ithaque : kalikleas poiase, Jeffery (1961, p. 234, pl. 45, 2) ; Ischia : {inos mepoies}e, Osborne et Pappas (2007, p. 136, fig. 5.3). .

A côté de ces signatures, dès les générations suivantes, on rencontre une grande variété d’inscriptions : beaucoup servent à nommer les personnages, héros ou dieux, en particulier dans les scènes mythologiques. Ainsi Nessos ou Héraklès sur une amphore d’Eleusis4 4 Athènes, Musée National 1002 (CC657) ; ABV 4/1, P. de Nettos; Beazley Archive, n. 300025. . Le grand cratère signé (deux fois) du peintre Kleitias et du potier Ergotimos, marque l’apogée de cet usage des inscriptions5 5 Florence 4209 ; ABV 76/1; Beazley Archive n. 300000. . Outre cette double signature, le vase comporte 130 inscriptions qui nomment non seulement les dieux du cortège rendant visite à Pélée, ou ceux qui assistent au retour d’Héphaïstos dans l’Olympe, mais aussi les centaures qui combattent contre Pirithoos, les compagnons de Thésée, ou les chasseur de Calydon. Parmi ces nombreuses inscriptions on note que certains objets sont également nommés, non pas avec un nom propre, mais de leur nom commun. Cette particularité, rare, ne se rencontre qu’aux débuts de la peinture de vases, et je souhaite m’y arrêter pour tenter d’en rendre compte, si faire se peut.

L’explication que les anciens eux même ont donnée de ce phénomène est de type rationalisant. Nous sommes dans les temps dits ‘primitifs’ et les peintres n’étaient pas capables de représenter convenablement ce qu’ils avaient choisi de montrer. Aussi leur fallait-il ajouter à côté de l’image une inscription pour expliquer ce à quoi l’image se référait. Ainsi parle Elien :

“La peinture à ses débuts, quand elle était pour ainsi dire à la mamelle et en bas âge, donnait des êtres vivants une représentation si fruste que les peintres y ajoutaient cette inscription : ceci est un bœuf, cela un cheval, ou bien : un arbre”6 6 Elien (1985). .

De même Aristote :

“En outre (la définition est défectueuse) si son énoncé ne permet pas d’apercevoir par lui-même ce dont elle est la définition, et si elle ressemble aux œuvres des anciens peintres dont les sujets seraient méconnaissables si on ne les avait indiqués par écrit”7 7 Aristote (1985). .

Certains modernes ont suivi ce type d’explication et définissent comme ‘pédagogiques’ de telles inscriptions8 8 Ainsi Halm-Tisserand (2005, p. 50). ; mais les peintres ne sont pas des professeurs, et le spectateur n’est pas là pour apprendre. Mieux vaut éviter de projeter nos catégories et nos attitudes sur ces images, qui sont pour l’essentiel des images vues au banquet et n’ont rien de didactique.

Revenons au vase François9 9 Pour le vase lui-même voir le récent ouvrage de Torelli (2007) ; pour les inscription, l’étude décisive de Wachter (1991, p. 86-113), et les analyses de Strawczynski (1998, p. 107-121). dont on ne peut dire qu’il soit l’œuvre d’un peintre primitif ou maladroit ; on y trouve, outre les noms des dieux et des héros, cinq objets nommés, dans trois scènes différentes : bomos, thakos, krene, hydria et lithos.

La mention d’une pierre, lithos, brandie par un centaure dans le combat contre les Lapithes qui figure au col du vase souligne la violence de ces créatures hybrides, armées non pas d’épées comme des guerriers, mais d’objets naturels, arbres ou rochers. Cette mention est renforcée par l’usage de noms ‘parlants’ appliqués à certains centaures de cette frise, comme Petraios ou Agrios. Il ne s’agit pas d’expliquer ce que montre l’image, mais de redoubler verbalement les effets qu’elle recherche.

L’indication ‘bomos’ incisée sur l’autel où Pélée, devant sa maison, accueille Chiron, le bon centaure, fait partie d’un ensemble complexe d’inscriptions où se combinent, outre le mot bomos sur l’autel, la signature de Kleitias, descendant verticalement vers ce même autel, à partir des mains jointes des deux protagonistes (fig. 1). Le terme ‘bomos’ focalise le regard, tout comme la disposition des inscriptions, sur ce point central, axe rituel de la rencontre entre le héros et les dieux venus lui rendre visite en un long cortège qui fait le tour complet du vase.

Figura 1

Au registre inférieur, juste en dessous de la demeure de Pélée, sous l’anse verticale du cratère, figurent les remparts de Troie, et le vieillard Priam, assis devant sa ville. Le bloc de pierre qui lui sert de siège est nommé, par une inscription incisée, thakos. Comme l’a bien vu N. Strawczynski, il s’agit ici de lever l’ambiguïté entre siège et autel, et de jouer sur le schéma de la mort de Priam, suppliant à l’autel lors de l’Ilioupersis (Strawczynski, 1998STRAWCZYNSKI, N. L’inscription comme élément de composition. Mètis, n. 13, 1998., p. 111-112). Le siège de Priam figure à l’extrémité droite d’une frise représentant Achille poursuivant Troilos venu à la fontaine avec sa sœur Polyxène. Tous ces personnages sont nommés, mais aussi la fontaine elle même -krene-, et l’hydrie -hydria- à nouveau pour capter l’œil du spectateur, et scander l’image avec les termes clé du récit qu’elle induit. A qui veut comprendre de quoi il retourne, il faut rappeler que la scène se construit autour d’une fontaine où la jeune fille vient remplir son hydrie et que ce lieu pacifique, domaine d’Apollon ici présent à côté du bâtiment, devient un piège où s’est embusqué Achille.

Sur le vase François, l’écriture se déploie donc sous toutes ses formes, et les mots inscrits sont, visuellement, au service d’un récit impliqué par l’image ; ils viennent non pas contraindre le regard du spectateur, mais l’orienter, afin de rendre l’image plus efficace.

La même stratégie graphique se retrouve sur des fragments, non attribués, d’un dinos provenant de l’Acropole10 10 Athènes Musée National 15147 ; Graef et Langlotz (1929-1933, I, n. 590) ; Beazley Archive n. 1281. . On y voit une série de héros en armes, assemblés lors des jeux funéraires en l’honneur de Pélias : à la limite gauche du fragment conservé se tiennent Iphitos et un compagnon anonyme, tout près d’un trépied nommé lebes. Cet objet constitue probablement le prix réservé au vainqueur, et se trouve pour cette raison focalisé par une inscription qui le met en valeur.

Sur le grand cratère à colonnettes fragmentaire aujourd’hui conservé au Metropolitan Museum de New York et attribué à Lydos11 11 New York, Metropolitan Museum of Art, 1997.388; Beazley Archive n. 46026. , se déploie le cortège de Dionysos guidant le retour d’Héphaïstos dans l’Olympe. Autour du dieu forgeron, porté par un âne, s’agitent des satyres : Molpaios joue de l’aulos et Oukalegon roule sous la monture du dieu ; ce dernier est nommé par une inscription Héphaïstos, redoublée par une autre, parallèle, qui désigne l’animal : onos. Ce nom commun ne sert pas à spécifier le type de monture (encore qu’il nous éclaire sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un mulet) mais bien à mettre en évidence le rôle de cet animal, proche des satyres par son ithyphallisme, et si peu aristocratique, quand on le compare au cheval12 12 Sur l’opposition âne-mulet, par rapport au cheval, voir Griffith (2006, p. 185-246 et 307-358). .

Dans la série des amphores dites ‘tyrrhéniennes’, les peintres ont fait un large usage de l’écriture13 13 Sur les peintres de ce groupe voir Kluiver (1995, p. 55-103 ; 1996, p. 1-58 ; 2003). . Certains ont inscrit avec précision divers types de noms et de vocables ; d’autres n’ont fait qu’imiter leurs collègues et ont souvent écrit des suites de lettres qui n’ont pas de sens linguistique, bien qu’elles conservent une valeur dynamique dans l’image, car elles attirent l’œil, orientent le regard et créent une sorte de ‘bruit’, une envie de verbaliser ces signes et de commenter l’image. L’exploration des possibilités de l’écriture par ces peintres inclut certaines inscriptions liées à des objets ou à des animaux.

La plus remarquable, dans la perspective qui nous retient ici, figure sur une amphore fragmentaire de la collection H. Cahn (fig. 2)14 14 Bâle, collection H. Cahn, HC 921 ; Beazley Archive n. 7010 ; Kreuzer (1992). . On y voit un quadrige, sur lequel se tient Amphiaraos, conduit par Batos. On se souvient que dans l’expédition des sept contre Thèbes Amphiaraos le devin avait prévu l’issue funeste de ce combat et ne souhaitait pas y prendre part. Polynice cependant ne pouvant persuader Amphiaraos de partir s’est servi du serment qu’il avait fait à son épouse Eriphyle, en vertu duquel il ferait ce qu’elle lui demanderait. Ne pouvant armer Amphiaraos, Polynice séduit Eriphyle en lui offrant un collier prestigieux, celui qui avait été offert aux noces de Cadmos et Harmonie. Eriphyle accepte ce cadeau fatal, parure et panoplie jouant ainsi un rôle symétrique et inverse, du masculin au féminin. Sur l’amphore de la collection Cahn, à gauche du tableau, Eriphyle se tient debout, assistant au départ de son époux. Elle est nommée par une inscription qui court horizontalement au dessus de l’attelage, tandis qu’elle tend de la main gauche une sorte de couronne. Entre elle et le vieillard assis qui se lamente devant le char, on lit le mot hormos, ‘collier’, désignant l’objet qui précisément a déclenché ce départ. Pour qui ne connaît pas le récit associé à cet épisode, le terme n’a pas grand sens ; mais si l’histoire est connue, le mot suffit à activer dans la mémoire du spectateur le récit que l’on vient de rappeler. Ainsi l’écriture, avec l’image, produit des éléments de référence qui permettent d’enclencher un récit en rapport avec la représentation. Il ne s’agit pas de rendre compréhensible l’image du collier, mais de rappeler au spectateur le rôle central du collier dans cet épisode15 15 Sur un cratère corinthien à Berlin, (F1655, H. Payne, Necrocorinthia, Oxford, 1931, cat. n. 1471) figure un départ en char d’Amphiaraos ; à gauche la scène est limitée par un portique d’où salue un groupe de femmes ; sur une colonne blanche se lit le nom d’Eriphyle en lettres noires, tandis qu’un gros collier se détache en blanc sur fond sombre de sa robe : le peintre n’utilise pas d’inscription pour le collier, mais focalise par la composition, l’emplacement et la couleur. .

Figura 2

D’autres amphores tyrrhéniennes portent des inscriptions liées à des objets qui ne sont jamais anodins.

Sur une amphore à Munich figure un duel héroïque qui oppose Achille à Hector, autour du cadavre de Troilos. Ce dernier git au sol, sur le dos, déjà dépouillé de ses armes, gymnos. Sa tête est cachée par une structure en forme de monticule, décorée d’un quadrillage bichrome en losange qui lui donne l’apparence d’un tombeau. Mais à droite on lit l’inscription bomos, qui lève toute ambiguïté et confirme que Troilos a été abattu par Achille près d’un autel, ce qui ajoute à la violence de l’attaque une dimension hybristique. Achille ne respecte pas la protection que les dieux accordent à qui se réfugie près de leur autel. Horreur supplémentaire la tête de Troilos se trouve dans le champ de l’image à la pointe de la lance d’Achille. En jouant sur l’ambiguïté formelle de l’autel-tombeau, le peintre souligne le caractère quasi sacrificiel de la mort de Troilos et l’emploi du mot bomos ouvre l’image sur sa dimension rituelle, permettant de connecter cette scène avec d’autres, plus explicitement liées au sacrifice humain, comme l’amphore de Londres où Polyxène est égorgée à l’autel16 16 Londres 1897.7-27.2 ; ABV 97/27, P. de Timiades; Beazley Archive 310027. .

Sur une amphore du Louvre (fig. 3)17 17 Louvre E852 ; ABV 96/13, P. de Prométhée; Beazley Archive 310013. , Zeus assis est entouré par une série de dieux dont les noms sont inscrits : Leto, Arès, Aphrodite, Dionysos, Eilithye à gauche, Poseidon, Amphitrite, Hephaistos à droite. La présence de ce dernier ainsi que celle d’une Eilithye aux côtés de Zeus fait penser à une naissance d’Athéna, même si la déesse n’est pas (encore) présente sur l’image. Le dieu souverain de l’Olympe tient en main un sceptre et le foudre, signes de sa souveraineté, à quoi vient s’ajouter le trône sur lequel il siège seul au milieu des olympiens qui restent debout. Or ce siège est accompagné de l’inscription thronos qui se déploie entre les pieds du meuble, redoublant l’objet qu’il désigne, focalisant le regard et mettant le dieu en exergue, tout comme le repose pieds qui se trouve à la hauteur de cette inscription place Zeus au dessus des autres dieux.

Figura 3

Sur une amphore à Cerveteri18 18 Cerveteri sans numéro; Beazley Archive 7968 ; Kluiver (1995, p. 92, fig. 25). , c’est l’animal que capture Héraclès qui est désigné par une inscription : elaphos. L’image est parfaitement claire et le thème connu : il s’agit de la biche Cérynite qu’Héraclès rattrape à la course ; l’inscription n’est nullement nécessaire, sinon pour attirer l’œil et induire la mise en mots de l’épisode.

Le même procédé se retrouve sur une coupe à bande signée d’Archiklès et Glaukytés19 19 Munich 2243 ; ABV 163/2 ; Beazley Archive 310552. . La zone picturale, très dense, couverte de personnages, est truffée d’inscriptions ; sur une face figure le combat de Thésée et du Minotaure, sur l’autre la chasse de Calydon. En tout on dénombre 62 inscription, qui on été minutieusement analysées par L. Rebillard (1992REBILLARD, L. La coupe d’Archiklès et de Glaukytès: l’écrit dans l’image. BCH, n. 116, 1992., p. 501-540). Du côté de la chasse de Calydon (fig. 4), au centre, l’énorme sanglier, cerné par les chasseurs, est assailli par trois chiens ; l’un Podes, git éventré sous la bête, un autre, femelle, Therô, lui mord la cuisse, un troisième, Leukios, est juché sur son dos. C’est un chien blanc, comme son nom l’indique. La meute est ainsi détaillée à l’aide de noms propres, tout comme les chasseurs héroïques, Méléagre et Pélée, Castor et Pollux. Le sanglier en revanche est signalé par une inscription qui remplit l’espace entre son dos et le ventre de Leukios : on peut lire Hus, le nom générique du sanglier. De nouveau l’inscription n’ajoute rien à l’identification de la bête, elle participe à la composition de l’image et focalise sur ce point central de la représentation. La mêlée des corps animaux, sanglier et chiens empilés au centre de la scène est enrichie d’une trame de lettres qui donnent les noms propres des chiens, ainsi placés au rang des héros, et le nom générique de la bête monstrueuse, objet de l’exploit héroïque.

Figura 4

Sur l’autre face la lutte de Thésée contre le Minotaure est encadrée par une rangée de figures immobiles, témoins du combat. Derrière Thésée se trouve Athéna, et la lyre qu’elle tient est nommée lyra. L’instrument est ainsi mis en valeur, car il servira plus tard à mener la danse des jeunes gens enfin libérés, et peut-être aussi à dire les exploits du héros athénien. L’image comporterait ainsi une référence à la performance poétique qui transmet les récits auxquels elle-même renvoie, en une sorte d’auto-référentialité croisée entre poésie et figuration.

Aux anses de cette même coupe se tiennent des sphinx, dont le rôle habituel à cette place est plutôt ornemental ; mais ici les animaux se retournent vers le centre de la composition, et sont accompagnés d’inscriptions focalisatrices (fig. 5) : sphix hede chaire20 20 Pour le détail voir Rebillard (Op. cit., p. 518-520). . Cette formule est remarquable à plusieurs titres. Outre que l’animal est désigné par son nom générique, comme on l’a déjà vu, il est placé en tension, par son retournement, entre ornement et représentation. L’emploi de hede comme déictique (selon la formule citée par Elien) ajoute un effet de présence, et construit un cadre énonciatif qui implique le spectateur du vase. Cette dimension est reprise par le verbe chaire, qu’on trouve fréquemment sur les vases à boire, comme adresse au buveur (Beazley, 1932BEAZLEY, J. Little Master cups. JHS, n. 52, 1932., p. 167-204). Les effets de focalisation par l’écriture sont ainsi démultipliés et ajoutent à l’efficacité de l’image.

Figura 5

D’autres vases nomment ainsi une sirène11 21 Sur une hydrie du Louvre, E869, groupe d’Archippè, on lit près d’une sirène l’inscription siren eimi. ou des animaux remarquables. C’est en particulier le cas d’une coupe à bande signée de Nearchos22 22 Boston 61.1073; Paralipomena 69; Beazley Archive 350341; Scheller (1981, p. 220-227) ; Immerwahr (1990, p. 49, n. 229, pl. 14, fig. 62-65). , sur laquelle on retrouve les mêmes formules déictiques, associées à la signature (fig. 6) :

Neandros : epoiesen eu ge pardalis hedi naichi nai me - seiren hodi ge naichi tauros outos seiren.

Au revers :

leon ton kapron tondi naichi Neandros : epoiesen eu ge- eu ge naichi nai me [elaph]os hedi

Figura 6

Aucun récit mythique ne sous tend cette représentation ; ce sont des scènes de combats animaux, des félins, lions et panthères, attaquant un taureau et une biche sur la face principale, un sanglier (kapron) et une biche au revers, selon le schéma archaïque qui reprend les métaphores homériques du combat. En ce sens les animaux sont nommés non pas, comme le croyait Elien, parce qu’ils seraient sans cela méconnaissables, mais parce que dans la pratique des peintres à cette date (vers 540 av. J. C. pour cette coupe) nommer une figure revient à lui conférer un statut narratif, souvent héroïque.

De même sur une amphore à Würzburg23 23 Würzburg L193; non attribuée; Beazley Archive 44251. Europe est emmenée sur un taureau ; elle est nommée Europeia, et le taureau accompagné de l’inscription tauros phorbas d’un côté, tauros anaidos de l’autre. Les deux épithètes qualifient le taureau, “au vert” (phorbas24 24 Sur le terme phorbas, cf. Platon, Lois 666e. ) ou “sans pudeur” (anaidos), lui conférant, de manière exceptionnelle des qualités qui ne s’expliquent que parce que ce taureau est en fait Zeus enlevant Europe. La métamorphose personnalise l’animal qui est dès lors qualifié de façon spécifique par les inscriptions, dont le rôle est d’embrayer sur une verbalisation orale de l’image.

Dernier exemple, plus déconcertant, une amphore attribuée au groupe tyrrhénien25 25 Liverpool Public Museums 56.19.19 ; ABV 103/118 proche du P. de Timiades; Beazley Archive 310117. . Sur la face principale (fig. 7) un guerrier courant brandit une lyre dans chaque main, entre deux énormes coqs. Le guerrier est nommé Moisis, ce qui renvoie à une activité musicale ; chaque lyre est accompagnée de l’inscription lyra eimi, et les coqs ont des noms propres : Leukos et Chaitos. Beazley (1927BEAZLEY, J. Some inscriptions on vases. AJA, n. 31, 1927. FURTWÄNGLER, A. Antike gemmen. Berlin, 1900., p. 345) a commenté cette image en indiquant que le redoublement de la lyre n’était pas significatif, mais simplement la marque d’un goût pour la symétrie ; peut-être faut-il y voir un redoublement expressif, qui insiste sur l’importance de la lyre. Le rapprochement avec la coupe d’Archiklès s’impose et par là l’idée que le peintre intègre à l’image un renvoi à une performance musicale. L’image d’un guerrier musicien n’est pas totalement isolée ; Beazley mentionne une pierre gravée à Oxford26 26 Oxford, Ashmolean Museum; Furtwängler (1900, pl. 6, 38 et vol. 2, p. 28). qui porte un sujet semblable : un guerrier courant, coq et lyre en main. Peut-être y a-t-il derrière une histoire qui nous échappe.

Figura 7

Cette dernière aporie nous permet de souligner un phénomène essentiel ; les images ne racontent pas d’histoires, elles s’y réfèrent ; elles réunissent un certain nombre de signes et d’éléments graphiques qui renvoient à des épisodes, des situations connues du spectateur. La preuve en est que si nous n’avons pas en tête les références nécessaires - ce qui arrive assez souvent aux modernes, devant ces images antiques - nous sommes hors d’état de dire ce dont elles traitent. Parmi les signes mobilisés par l’image, l’écriture joue à époque archaïque un rôle important, et l’application de noms aux choses, même si elle est rare, participe de cette logique.

Les objets nommés le sont parce qu’ils ont un rôle dans ce à quoi l’image se réfère. Ils sont là pour faire parler le spectateur, pour enclencher un discours oral qui est un produit de la mémoire du spectateur. On regarde, on connecte et on raconte ou non; aucune de ces étapes n’est obligatoire ; les images sont des propositions placées sous les yeux du buveur qui peut ou non, selon qu’il en a la compétence et l’envie, embrayer sur un récit ou un commentaire lié à l’image en question. L’usage des inscriptions peintes, appliquées à des objets est relativement rare ; il ne sert pas à compenser les défaillances de l’image ou l’incapacité des peintres. Il fait partie d’une pratique plus large qui mêle image et écriture, utilisant les deux modes du ‘graphein’ de façon complémentaire. Cet usage de l’écriture n’est pas la marque d’un triomphe de la ‘literacy’ ; on note des degrés divers de lisibilité des inscriptions et de compétence scripturaire de la part des peintres. Autant que la marque d’une avancée de la ‘literacy’, ces inscriptions sont un embrayeur vers l’oralité ; elles captent l’attention, attirent le regard et focalisent sur des éléments de l’image dont le rôle est ainsi mis en valeur. Par là, elles incitent le spectateur à prendre en compte les objets ou les animaux ainsi désignés pour leur faire place dans la performance orale qui réactivera la mémoire de ces récits, quels qu’ils soient. Cette pratique ne dure qu’un temps, entre 580 et 540 av. J.C. ; avec le passage aux figures rouges, ce type d’inscriptions disparaît, au moment où se répand davantage la culture de l’écrit.

27 27 Je ne donne ici que les inscriptions attiques; pour les exemples corinthiens, voir Wachter (2001) (Askalabos: Cor 87 ; Hippoi: Cor 71 ; Kapros: Cor 102 ; Ketos: Cor 101 ; Onos: Cor 101).

Références bibliographiques

  • BEAZLEY, J. Little Master cups. JHS, n. 52, 1932.
  • BEAZLEY, J. Some inscriptions on vases. AJA, n. 31, 1927. FURTWÄNGLER, A. Antike gemmen Berlin, 1900.
  • GRAEF, B.; LANGLOTZ, E. Die antiken vasen von der Akropolis zu Ahen Berlin, 1929-1933, I, n. 590.
  • GRIFFITH, M. Horsepower and donkeywork: equids and the ancient Greek imagination. Classical Philology, n. 101, p. 185-246, 2006.
  • HALM-TISSERAND, M. Nommer les dieux au flanc des vases. In: BELAYCHE, N. et al. Nommer les dieux: théonymes, épithètes, épiclèses dans l’Antiquité. Turnhout Rennes, 2005.
  • HURWIT, J. The words in the image: orality, literacy, and early Greek art. Word & image, n. 6, 1990. IMMERWAHR, H. Attic script, a survey Oxford, 1990.
  • JEFFERY, L. The local scripts of archaic Greece Oxford, 1961.
  • KLUIVER, J. Early Tyrrhenian: Prometheus Painter, Timiades Painter, Goltyr Painter. BaBesch, n. 70, 1995.
  • KLUIVER, J. The five later Tyrrhenian painters, BaBesch, n. 71, 1996.
  • KLUIVER, J. The Tyrrhenian group of black-figure vases from the Athenian kerameikos to the tombs of South Etruria Amsterdam: Dutch Archaeological and Historical Society, 2003.
  • KREUZER, B. Frühe zeichner Freiburg, 28, 1992.
  • LISSARRAGUE, F. Paroles d’images: remarques sur le fonctionnement de l’écriture dans l’imagerie attique. In: CHRISTIN, A. M. (Ed.). Ecritures II Paris, 1985. p. 71-93.
  • OSBORNE, R.; PAPPAS, A. Writing on archaic Greek pottery. In: NEWBY, Z.; LEADER-NEWBY, R. (Ed.). Art and inscriptions in the ancient world Cambridge, 2007. p. 131-155.
  • REBILLARD, L. La coupe d’Archiklès et de Glaukytès: l’écrit dans l’image. BCH, n. 116, 1992.
  • SCHELLER, M. Die bandschale des neandros. Museum helveticum, n. 38, 1981.
  • SNODGRASS, A. The uses of writing on early Greek, painted pottery. In: RUTTER, K.; SPARKES, B. (Ed.). Word and image in ancient Greece Edinburgh, 2000. p. 22-34.
  • STRAWCZYNSKI, N. L’inscription comme élément de composition. Mètis, n. 13, 1998.
  • TORELLI, M. Le strategie di Kleitias Milan, 2007.
  • WACHTER, R. Non-Attic greek vase inscriptions Oxford, 2001.
  • WACHTER, R. The inscriptions on the François Vase. Museum Helveticum, n. 48, 1991.
  • 2
    Sur ces questions qu’il me soit permis de renvoyer à F. Lissarrague (1985LISSARRAGUE, F. Paroles d’images: remarques sur le fonctionnement de l’écriture dans l’imagerie attique. In: CHRISTIN, A. M. (Ed.). Ecritures II. Paris, 1985. p. 71-93., p. 71-93). Voir aussi Hurwit (1990HURWIT, J. The words in the image: orality, literacy, and early Greek art. Word & image, n. 6, 1990. IMMERWAHR, H. Attic script, a survey. Oxford, 1990., p. 180-197); Snodgrass (2000SNODGRASS, A. The uses of writing on early Greek, painted pottery. In: RUTTER, K.; SPARKES, B. (Ed.). Word and image in ancient Greece. Edinburgh, 2000. p. 22-34., p. 22-34); Osborne et Pappas (2007, p. 131-155).
  • 3
    Ithaque : kalikleas poiase, Jeffery (1961, p. 234, pl. 45, 2) ; Ischia : {inos mepoies}e, Osborne et Pappas (2007OSBORNE, R.; PAPPAS, A. Writing on archaic Greek pottery. In: NEWBY, Z.; LEADER-NEWBY, R. (Ed.). Art and inscriptions in the ancient world. Cambridge, 2007. p. 131-155., p. 136, fig. 5.3).
  • 4
    Athènes, Musée National 1002 (CC657) ; ABV 4/1, P. de Nettos; Beazley Archive, n. 300025.
  • 5
    Florence 4209 ; ABV 76/1; Beazley Archive n. 300000.
  • 6
    Elien (1985).
  • 7
    Aristote (1985).
  • 8
    Ainsi Halm-Tisserand (2005HALM-TISSERAND, M. Nommer les dieux au flanc des vases. In: BELAYCHE, N. et al. Nommer les dieux: théonymes, épithètes, épiclèses dans l’Antiquité. Turnhout Rennes, 2005., p. 50).
  • 9
    Pour le vase lui-même voir le récent ouvrage de Torelli (2007)TORELLI, M. Le strategie di Kleitias. Milan, 2007. ; pour les inscription, l’étude décisive de Wachter (1991WACHTER, R. The inscriptions on the François Vase. Museum Helveticum, n. 48, 1991. , p. 86-113), et les analyses de Strawczynski (1998, p. 107-121).
  • 10
    Athènes Musée National 15147 ; Graef et Langlotz (1929GRAEF, B.; LANGLOTZ, E. Die antiken vasen von der Akropolis zu Ahen. Berlin, 1929-1933, I, n. 590.-1933, I, n. 590) ; Beazley Archive n. 1281.
  • 11
    New York, Metropolitan Museum of Art, 1997.388; Beazley Archive n. 46026.
  • 12
    Sur l’opposition âne-mulet, par rapport au cheval, voir Griffith (2006, p. 185-246 et 307-358).
  • 13
    Sur les peintres de ce groupe voir Kluiver (1995KLUIVER, J. The five later Tyrrhenian painters, BaBesch, n. 71, 1996., p. 55-103 ; 1996, p. 1-58 ; 2003).
  • 14
    Bâle, collection H. Cahn, HC 921 ; Beazley Archive n. 7010 ; Kreuzer (1992)KREUZER, B. Frühe zeichner. Freiburg, 28, 1992..
  • 15
    Sur un cratère corinthien à Berlin, (F1655, H. Payne, Necrocorinthia, Oxford, 1931, cat. n. 1471) figure un départ en char d’Amphiaraos ; à gauche la scène est limitée par un portique d’où salue un groupe de femmes ; sur une colonne blanche se lit le nom d’Eriphyle en lettres noires, tandis qu’un gros collier se détache en blanc sur fond sombre de sa robe : le peintre n’utilise pas d’inscription pour le collier, mais focalise par la composition, l’emplacement et la couleur.
  • 16
    Londres 1897.7-27.2 ; ABV 97/27, P. de Timiades; Beazley Archive 310027.
  • 17
    Louvre E852 ; ABV 96/13, P. de Prométhée; Beazley Archive 310013.
  • 18
    Cerveteri sans numéro; Beazley Archive 7968 ; Kluiver (1995KLUIVER, J. The five later Tyrrhenian painters, BaBesch, n. 71, 1996., p. 92, fig. 25).
  • 19
    Munich 2243 ; ABV 163/2 ; Beazley Archive 310552.
  • 20
    Pour le détail voir Rebillard (Op. cit., p. 518-520).
  • 21
    Sur une hydrie du Louvre, E869, groupe d’Archippè, on lit près d’une sirène l’inscription siren eimi.
  • 22
    Boston 61.1073; Paralipomena 69; Beazley Archive 350341; Scheller (1981SCHELLER, M. Die bandschale des neandros. Museum helveticum, n. 38, 1981., p. 220-227) ; Immerwahr (1990, p. 49, n. 229, pl. 14, fig. 62-65).
  • 23
    Würzburg L193; non attribuée; Beazley Archive 44251.
  • 24
    Sur le terme phorbas, cf. Platon, Lois 666e.
  • 25
    Liverpool Public Museums 56.19.19 ; ABV 103/118 proche du P. de Timiades; Beazley Archive 310117.
  • 26
    Oxford, Ashmolean Museum; Furtwängler (1900, pl. 6, 38 et vol. 2, p. 28).
  • 27
    Je ne donne ici que les inscriptions attiques; pour les exemples corinthiens, voir Wachter (2001)WACHTER, R. Non-Attic greek vase inscriptions. Oxford, 2001. (Askalabos: Cor 87 ; Hippoi: Cor 71 ; Kapros: Cor 102 ; Ketos: Cor 101 ; Onos: Cor 101).

Appendice: noms communs inscrits dans la céramique attique

1. Objets

Bomos:

Munich 1426; ABV 95/5, Tyrrhenian Group; Barch 310005.

Bale, Cahn HC 805; Group E; Barch 6902.

Florence 4209; ABV 76/1, Kleitias; Barch 300000.

Krene:

Florence 4209; ABV 76/1, Kleitias; Barch 300000.

Londres B 331; ABV 261/41; man. de P. de Lysippidès; Barch 302273 (Callirhoe krene).

Rome, Torlonia; ARV2 30/2, Hypsis; Barch 200171 (Dionysia krene).

Lebes:

Athènes MN 15147 (Acróp. 1.590); não atribuído; Barch 1281.

Lithos:

Florence 4209; ABV 76/1, Kleitias; Barch 300000.

Lyra:

Munich 2243; ABV 163/2, Archikles e Glaukytes; Barch 310552.

Liverpool 59.19.19; ABV 103/118, Tyrrhenian Group; Barch 310117 (Lyra eimi).

Hormos:

Bale, Cahn HC 921; Archippe Group; Barch 7010.

Thakos:

Florence 4209; ABV 76/1, Kleitias; Barch 300000.

Thronos:

Louvre E 852; ABV 96/13 Tyrrhenian Group; Barch 310013.

Hydria:

Florence 4209; ABV 76/1, Kleitias; Barch 300000.

2. Animaux

Glauxs:

Berlin F 1698; ABV 136/54, Group E; Barch 310314.

Elaphos:

Cerveteri ss. n°; Para 40, Tyrrhenian Group; Barch 7968.

Boston 61.1073; Para 69/3, oleiro Neandro; Barch 350341; ([elaph]os).

Kapron:

Boston 61.1073; Para 69/3, oleiro Neandro; Barch 350341.

Leon:

Boston 61.1073; Para 69/3, oleiro Neandro; Barch 350341.

Athènes, Acrópole I, 1632; Barch 15673 (lheon).

Onos:

New York 1997.388 ; Lydos ; Barch 46026.

Pardalis:

Boston 61.1073 ; Para 69/3, Neandros potier ; Barch 350341.

Siren:

Louvre E 869 ; ABV 106/2, Tyrrhenian group ; Barch 310146 (Siren eimi).

Boston 61.1073 ; Para 69/3, Neandros potier ; Barch 350341 (Seren).

Sphix:

Munich 2243 ; ABV 163/2, Archikles et Glaukytes ; Barch 310552 ;

Tauros:

Boston 61.1073 ; Para 69/3, Neandros potier ; Barch 350341.

Würzburg L 193 ; non attribué ; Barch 44251 (tauros phorbas ; tauros anaides).

Hus:

Munich 2243 ; ABV 163/2, Archikles et Glaukytes ; Barch 310552.

Publication Dates

  • Publication in this collection
    Jul-Dec 2015

History

  • Received
    09 June 2015
  • Accepted
    26 Aug 2015
EdUFF - Editora da UFF Instituto de História/Universidade Federal Fluminense, Rua Prof. Marcos Waldemar de Freitas Reis, Bloco O, sala 503, 24210-201, Niterói, Rio de Janeiro, Brasil, tel:(21)2629-2920, (21)2629-2920 - Niterói - RJ - Brazil
E-mail: tempouff2013@gmail.com