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L’avènement de l’espace chez le jeune enfant

The onset of space in young children

O advento do espaço na criança pequena

El advenimiento del espacio en el la primera infancia

Abstracts

Cette étude examine les conditions de l’avènement de l’espace chez les jeunes enfants. Dans ce but, on procède à une relecture attentive de l’analyse du fort-da par Sigmund Freud, montrant comment ce jeu, inventé spontanément par un enfant de 18 mois, témoigne précisément l’articulation entre le langage, l’espace et l’émergence du désir. Nous nous appuierons également sur plusieurs remarques de Jacques Lacan à ce sujet.

Mots clés:
Espace; langage; désir; fort-da


Este estudo tem como objetivo questionar as condições do advento do espaço em crianças pequenas. Para isso, faremos uma releitura da análise que Sigmund Freud fez do fort-da, a fim de mostrar como esse jogo espontaneamente inventado por uma criança de um ano e meio atesta precisamente a articulação entre a linguagem, o espaço e o advento do desejo. Nós vamos assentar com diversos comentários de Jacques Lacan sobre o assunto.

Palavras-chave:
Espaço; linguagem; desejo; fort-da


This study investigates how the notion of space emerge in young children. To do so, it carries out a careful re-reading of Sigmund Freud’s analysis of the “fort-da,” showing how this game, spontaneously invented by an 18-month-old child, precisely indicates the articulation between language, space, and the emergence of desire. The discussion also borrows from several remarks made by Jacques Lacan on the topic.

Key words:
Space; language; desire; fort-da


Este estudio se propone interrogar las condiciones del advenimiento del espacio en la primera infancia. Para ello, se presenta el análisis de Sigmund Freud sobre el fort-da, con el fin de mostrar cómo este juego inventado espontáneamente por un niño de un año y medio atestigua precisamente la articulación entre el lenguaje, el espacio y el advenimiento del deseo. También se utilizan varios comentarios de Jacques Lacan sobre este tema.

Palabras clave:
Espacio; lenguaje; deseo; fort-da


Nous souhaiterions ici revenir à l’étude de ce que Freud nomma le jeu du fort-da, pour tâcher de faire apparaître en quoi ce jeu témoigne aussi de façon exemplaire de l’avènement de l’espace chez le tout petit, conjointement à son entrée dans le langage. Pour cela, nous nous appuierons également sur certains commentaires de Jacques Lacan et du philosophe Martin Heidegger, afin d’isoler l’enjeu subjectif de ce rapport naissant à l’espace.

Les deux actes du fort-da

Rappelons tout d’abord avec précision ce qu’est le fort-da. Freud en propose l’étude à l’occasion de son article intitulé “Au-delà du principe de plaisir”, daté de 1920, et de ses réflexions sur la répétition. Après avoir évoqué la clinique de la névrose traumatique dans le contexte de la guerre qui vient alors de s’achever, le voici qui soudainement décide de prendre appui sur le jeu des enfants. Rendant hommage sur ce point à l’article de Sigmund Pfeifer paru un an plus tôt et intitulé “Des pulsions érotiques infantiles dans le jeu (prise de positions psychanalytique concernant les principales théories du jeu)” (Pfeifer, 1919Pfeifer, S. (1919). Äußerungen infantil-erotischer Triebe im Spiele. Imago, 5, 243--282.), Freud regrette néanmoins que l’auteur n’ait pas fait apparaître au premier plan des mobiles du jeu l’affect de satisfaction, ce “gain de plaisir” (Freud, 1920/1996aFreud, S. (1996a). Au-delà du principe de plaisir (J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, Trad.). In Œuvres complètes (Vol. XV, 1916-1920; pp. 273-338). Presses Universitaires de France. (Œuvre originale publiée en 1920)., p. 284). Pour développer son propre abord de la question, il choisit alors de rapporter l’observation qu’il eût l’occasion de faire du “premier jeu” (p. 284) qu’ait inventé un petit garçon d’un an et demi. Il se dévoile ici un point de méthode psychanalytique: Freud n’entend pas se livrer à une étude d’ensemble du jeu chez l’enfant, mais plutôt de partir de la singularité du cas d’un enfant, qu’il élèvera ensuite au rang de paradigme concernant le rapport au jeu et à la répétition.

Freud aura passé plusieurs semaines sous le même toit que l’enfant, ayant ainsi l’occasion de voir se répéter ce jeu, au premier abord énigmatique. Quel était-il? Alors que le petit ne savait encore dire que quelques mots compréhensibles, Freud remarque qu’il avait pris pour habitude de “lancer loin de lui dans un coin de la chambre, sous le lit etc., tous les petits objets dont il se saisissait [...]. En même temps, il émettait avec une expression d’intérêt et de satisfaction un o-o-o-o, sonore et prolongé, qui, selon le jugement concordant de la mère et de l’observateur, n’était pas une interjection, mais signifiait ‘fort’.1 1 fort (adv.): au loin, parti. Je remarquais finalement que c’était là un jeu et que l’enfant n’utilisait tous ses jouets que pour jouer avec eux à ‘fortsein’”2 2 fortsein: être parti. (Freud, 1920/1996aFreud, S. (1996a). Au-delà du principe de plaisir (J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, Trad.). In Œuvres complètes (Vol. XV, 1916-1920; pp. 273-338). Presses Universitaires de France. (Œuvre originale publiée en 1920)., pp. 284-285). Voilà qui mérite déjà d’être souligné. En effet, qui n’aura été le témoin de ce contentement des tous petits à lancer loin d’eux les objets qu’ils avaient en main? À suivre la thèse de Freud, ce ne sont là que diverses façons et occasions de jouer à ce premier jeu: “parti”. Autrement dit, au moment même où il fait son entrée dans le langage, une première satisfaction affecte l’enfant non seulement à saisir des objets, mais aussi à les faire disparaître dans l’espace qui l’environne.

Dès lors, des coins apparaissent dans cet espace, lesquels pourront être définis comme autant de lieux de possible disparition de l’objet, à condition de préciser que cette disparition ne sera pas seulement physique, mais symbolique. L’enfant énonce “parti”, en même temps qu’il y joue. La suite le confirme, et permet de préciser la structure de cette symbolisation primordiale.

Un jour, je fis alors l’observation qui confirma ma conception. L’enfant avait une bobine en bois autour de laquelle était enroulée une ficelle. Il ne lui venait jamais à l’idée, par exemple, de la traîner par terre derrière lui pour jouer avec elle à la voiture; mais il jetait avec une grande adresse la bobine tenue par la ficelle par-dessus le bord de son lit à rideaux, si bien qu’elle y disparaissait, il disait alors son o-o-o-o plein de signification, ensuite, par la ficelle, il re-tirait la bobine hors du lit, tout en saluant maintenant son apparition d’un joyeux “da”3 3 da: là, voilà. . Tel était donc le jeu complet: disparaître et revenir, ce dont, la plupart du temps, il ne nous était donné à voir que le premier acte, et celui-ci étant inlassablement répété comme jeu à lui tout seul, bien que le plus grand plaisir fût indubitablement attaché au second acte. (Freud, 1920/1996aFreud, S. (1996a). Au-delà du principe de plaisir (J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, Trad.). In Œuvres complètes (Vol. XV, 1916-1920; pp. 273-338). Presses Universitaires de France. (Œuvre originale publiée en 1920)., p. 285)

Cette seconde observation permet de compléter la première: le départ de l’objet doit être pensé dans une articulation à son possible retour. Le jeu de la bobine en donne l’exemple type, venant répéter par-delà le rebord du lit à rideaux sa disparition/apparition, pour la plus grande satisfaction de l’enfant. Plus encore, cette articulation devra être pensée conjointement, ainsi qu’en témoignent ces premiers mots de l’enfant, comme l’articulation de deux signifiants entre eux. Il n’y aura de fort, qu’articulé au da, et réciproquement. Il se pourrait donc que l’espace se constitue en coins, mais aussi en distance et proximité, à l’appui de cette articulation signifiante primordiale.

Ici / là-bas

Jacques Lacan eût l’occasion de le souligner à son tour au travers de quelques remarques, lesquelles vont nous permettre à présent de préciser en quoi le langage vient ainsi conditionner d’origine, la structure du rapport à l’espace chez l’être parlant.

Nous extrayons une première de ses remarques de la critique qu’il fit d’une contribution proposée par Mahmoud Sami-Ali en octobre 1967 lors des “Journées sur les psychoses de l’enfant” (Sami-Ali, 1968Sami-Ali, M. (1968). Genèse de la parole chez un enfant psychotique. Spécial Enfance aliénée II, L’enfant, la psychose et l’institution, Recherches, 8, 97-106.). À l’occasion de son discours de clôture à ce congrès, Lacan revient sur l’une des hypothèses émises lors de cette intervention selon laquelle il y aurait chez l’enfant une étape préverbale, et que son rapport à l’espace se construirait lors de cette étape. À cela, il oppose que la construction de l’espace est au contraire, en elle-même, un effet du langage. “En ce qui concerne une prétendue construction de l’espace, écrit-il, qu’on croit saisir là naissante, il me semble plutôt trouver le moment qui témoigne d’une relation déjà établie à l’ici et là-bas qui sont structures du langage” (Lacan, 1967/2001Lacan, J. (2001). Allocution sur les psychoses de l’enfant. Autres écrits (pp. 361-371). Le Seuil. (Œuvre originale publiée en 1967)., p. 367).

Ainsi non seulement l’espace selon Jacques Lacan n’est pas hors langage, mais il est un effet de sa structure. La thèse est explicite: les dimensions de l’ici et du là-bas sont des “structures du langage”. Ces deux dimensions seraient donc avant tout signifiantes et pour cette raison, valent dans leur articulation symbolique, à la façon du principe établi par la linguistique. “Il y a du linguistique dans l’espace” (Lacan, 1967/2001Lacan, J. (2001). Allocution sur les psychoses de l’enfant. Autres écrits (pp. 361-371). Le Seuil. (Œuvre originale publiée en 1967)., p. 367), insiste Lacan. À nous référer à certaines études linguistiques, poursuit-il, nous pourrions même vérifier comment chaque langue aura su inventer de telles oppositions signifiantes caractéristiques pour venir “connoter la distance” (p. 367). Telle était la troisième dimension à ne pas négliger: il y a ici, il y a là-bas, mais il y a aussi l’écart produit par l’articulation signifiante entre les deux, la distance.

L’espace et la jouissance

Comment alors rendre compte de cette distance produite par le symbolique, et cela dès son origine? Pour commencer d’y répondre, revenons au fort-da. Au regard de ce qui précède, il apparaît tout d’abord que l’articulation de ces deux signifiants fort et da, rejoint pleinement celle existante entre là-bas et ici. Ainsi que Freud l’avait remarqué, jouer à “parti” s’articulera nécessairement à la possibilité de la retrouvaille. La structure de ce jeu est donc elle-aussi une structure de langage, s’appuyant sur l’articulation de deux signifiants. En cela, ce jeu est aussi un jeu de la distance, la recréant et l’annulant de façon répétée. “Parti”, pourra dire alors le petit en s’amusant à faire disparaître sa bobine, avant que de saluer son retour au berceau d’un joyeux “là”. Ici/là-bas, fort/da, ce jeu spontané d’un enfant d’un an et demi laisse ainsi apparaître l’avènement de l’espace chez l’être parlant, et de ses frontières.

Lacan le commenta dans un court passage de son séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, nous permettant à présent d’ajouter au registre du symbolique celui de la jouissance, lequel conditionnera également le rapport à l’espace chez l’être parlant. Freud déjà avait interrogé la finalité de ce jeu au regard de la jouissance, soulignant la satisfaction prise par l’enfant à le répéter, mais y déchiffrant aussi une façon pour le petit de se défendre du trauma provoqué par l’absence de la mère. Il en a résulté chez les psychanalystes cette interprétation classique: l’enfant, jouant à faire disparaître et réapparaître la bobine, y gagne la satisfaction de symboliser les absences/présences de la mère, et donc de pouvoir les maîtriser. Le jeu serait ainsi une réponse à la distance traumatique crée par l’absence de la mère. Pas étonnant dès lors que nous imaginions l’enfant surveiller “la porte par où est sortie sa mère” (Lacan, 1964/1973Lacan, J. (1973). Le séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Le Seuil. (Œuvre originale publiée en 1964)., p. 60). La mère aurait disparu, emportant avec elle Dieu sait quoi, et ne laissant derrière elle que ce cadre vide, une porte, venant dans le trauma de la perte distinguer en son seuil un ici et un là-bas.

Venons alors à la relecture qu’en propose Lacan. En effet, à comprendre trop vite la scène et à rester ainsi fixé sur le départ de la mère, que ne voit-on pas ? Qu’en ce moment de symbolisation primordiale, la vigilance de l’enfant se concentre moins sur la porte que sur le bord de son berceau, là-même où la mère s’est séparée de lui, et là où se jouera le jeu. Le fait que l’enfant, par son jeu, “tamponne l’effet de la disparition de sa mère en s’en faisant l’agent (est un) phénomène secondaire. Wallon le souligne, ce n’est pas d’emblée que l’enfant surveille la porte par où est sortie sa mère, [...], auparavant, c’est au point même où elle l’a quitté, au point qu’elle a abandonné près de lui, qu’il porte sa vigilance” (Lacan, 1964/1973Lacan, J. (1973). Le séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Le Seuil. (Œuvre originale publiée en 1964)., p. 60). Il apparaît ainsi que la bobine ne viendra pas tant représenter l’absence de la mère, que ce que la symbolisation de cette absence produira: une perte qui affectera l’enfant dans son propre corps. Le fort-da, à être joué et répété par l’enfant, constitue ainsi une sorte d’automutilation, par quoi quelque chose se détache du corps de l’enfant, à la manière de la bobine disparaissant. En témoigne aussi la dimension des coins évoquée plus haut: ce qui est de l’ordre du corps est “l’ici”, et ce qui s’en échappe est “là-bas”, à l’exemple des objets disparus dans le coin d’une chambre, dans l’ombre, devenus étrangers au corps. Nous pourrions d’ailleurs ici poursuivre sur ce qu’est un coin, “le petit coin”, “aller au coin”, “rester dans son coin”, et cetera là où se dépose les choses exclues.

La distance

À cette part perdue du corps, Lacan donnera le nom d’objet (a). Il s’agira de cette part perdue de jouissance dont la chute aura été produite par la symbolisation du fort et da, et qui incarnera désormais la cause d’un désir pour l’enfant. Pour désigner cet effet du langage sur le corps, mieux vaudrait ainsi parler de “sépartition” (Lacan, 1962-63/2004Lacan, J. (2004). Le séminaire. Livre X. L’angoisse. Le Seuil. (Œuvre originale publiée en 1962-63)., p. 273). La véritable séparation causée par l’absence symbolisée de la mère n’est pas à situer entre l’enfant et l’Autre, telle que nous le fantasmons d’ordinaire, mais d’abord entre l’enfant et cette part de son propre corps, jouissant.

Sur la base de cette perte originelle de l’objet, Lacan souligne alors quel nouvel espace se crée pour l’enfant, dans lequel celui-ci advient comme désirant. Ainsi, “le jeu de la bobine est la réponse du sujet à ce que l’absence de la mère est venue créer sur la frontière de son domaine, sur le bord de son berceau, à savoir un fossé, autour de quoi il n’y a plus qu’à faire le jeu du saut” (Lacan, 1964/1973Lacan, J. (1973). Le séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Le Seuil. (Œuvre originale publiée en 1964)., p. 60). Nous avions indiqué que la vigilance de l’enfant se portait non pas sur la porte de sa chambre, d’où il pourrait attendre le retour de la mère, mais d’abord sur le bord de son berceau, par-delà lequel il jouera le jeu du fort-da. Nous pourrions alors considérer ce bord comme ce que Lacan nomme ici “la frontière de son domaine” (p. 60), imaginant en ce lieu du lit l’enfant replié dans sa jouissance narcissique. Qu’est-ce donc en effet que ce domaine dont l’être parlant rêve si souvent d’être propriétaire, sinon celui de ses biens, de ce que l’on possèderait pour pouvoir jouir sans fin? Seulement, cet espace clos de la jouissance, à suivre ici la thèse de Lacan, est un fantasme.

À cela, il oppose en effet que l’absence symbolisée de la mère viendra précisément déposséder l’enfant de ce domaine qui lui serait réservé. Et c’est pourquoi le bord du lit sera moins une frontière, abritant ledit domaine, qu’un fossé, ce tracé en creux que définissait justement à l’origine le terme de limès, d’où provient notre terme français de limite. Plus encore, poursuit Lacan quelques lignes plus loin, l’opération du fort-da au terme transformera le domaine en “puits” (p. 60). Du domaine supposé abriter une jouissance pleine et entière, nous passons au puits, ce trou produit par la chute primordiale de l’objet (a). Il en résultera la nécessité pour l’enfant d’en appeler à l’Autre pour tempérer cette perte première, raison pour laquelle il s’aliènera désormais dans la demande. Tel est ce qui est nommé ici le “jeu du saut”. Pour sauter la frontière de ce domaine transformé en puits, énonce Lacan, l’enfant commence désormais son “incantation” (p. 60). La dimension religieuse de ce terme d’incantation viendra souligner en quoi la demande de l’enfant elle-même sera structurée dans l’espace. La demande sera adressée à/vers cet Autre, lieu du symbolique, là-bas, où serait la part manquante du sujet.

Ainsi, à la conception d’un espace étendu au sein duquel viendrait se circonscrire un domaine réservé, s’oppose une émergence toute différente: un espace engendré par une chute, qui se déploie à partir d’un trou et s’organise même autour de lui. L’image en serait celle du potier qui modèle son vase autour d’un vide. Une telle conception de l’espace justifie d’ailleurs l’intérêt que Lacan a porté pour la topologie des surfaces en tant dit-il qu’elles ne sont qu’“une certaine façon d’organiser un trou” (Lacan, 1961-62Lacan, J. (1961-62). Le séminaire. Livre 9. L’identification. Séance du 13 juin 1962. En ligne staferla.free.fr/S9/S9%20L’IDENTIFICATION.pdf.). Dans cette perspective, le trou, et plus précisément la structure de son bord, va supporter toute la structure de la surface. De même ici pour le jeune enfant, toute l’étendue de son espace trouve à se déployer et à se structurer autour d’une chute qui y fait coupure. Dans le voisinage le plus proche de l’enfant, il y a un point, d’où la disparition de la mère dessine le contour d’un trou. Et dans ce lieu d’absence, il y a l’être attendu, qui n’est autre qu’une partie de lui-même, la plus intime, qui se détache de lui tout en étant encore retenu, curieuse automutilation que vient représenter dans le jeu la bobine au bout de son fil.

À suivre Lacan, c’est précisément ce que le cri du nourrisson vient identifier dans une expérience de douleur: “C’est dans cette extériorité jaculatoire [le cri] que ce quelque chose s’identifie, par quoi ce qui m’est le plus intime est justement ce que je suis contraint de ne pouvoir reconnaître qu’au dehors” (Lacan, 1968-69/2006Lacan, J. (2006). Le séminaire. Livre XVI. D’un Autre à l’autre. Le Seuil. (Œuvre originale publiée en 1968-69)., p. 225). Lacan fait ainsi du cri de l’infans le trou qui conjoint ce qui est au cœur du sujet et le prochain au dehors. Le bord du trou, autour duquel l’espace viendra à se déployer, acquiert dans cette expérience primordiale une propriété de torsion, de réversion qui établit la mise en continuité du dedans et du dehors. Ainsi, la frontière subjective acquiert une structure möbienne, à la manière du ruban dont la torsion permet la mise en continuité de son unique face.

Au terme, l’enfant supposera désormais au sein de l’Autre la présence de l’objet qui lui manque, non sans l’espérance que par amour, cet objet lui sera un jour rendu. L’espace de l’enfant, de part l’effet du langage, se voit ainsi séparé entre un ici, ce puits sans fonds, et un là-bas, où serait sa part manquante. Il s’en déduit que l’avènement de l’espace se structure selon la loi du désir: le désir, ce qui nous paraît être “le plus propre” (Lacan, 1970Lacan, J. (1970). Impromptu nº 2, Vincennes, 3 juin 1970, inédit.), ce dont nous pensions avoir la propriété, est à situer au “lieu de l’Autre”. Pour cette raison aussi, il apparaît que le sentiment de la distance sera d’origine, pour une raison structurale, issu de cette séparation primordiale du sujet avec sa jouissance. Il n’y a d’avènement de sujet qu’exilé au regard de la jouissance. Il n’y aura de distance, trop grande ou pas assez, que dans le rapport du sujet avec cette jouissance qu’il réclame autant qu’il la redoute, si elle était de trop. La présence fréquente de portes dans la structure spatiale des scènes de cauchemars suffirait à le vérifier, par où le sujet pourra s’angoisser de voir partir ce qu’il croyait être sien, autant que redouter quelque intrusion.

L’orientation

À la dimension de la distance, nous pouvons ajouter celle de l’orientation du sujet. Déjà en 1932, le psychiatre suisse alémanique Ludwig Binswanger (Binswanger, 1932/1998Binswanger, L. (1998). Le problème de l’espace en psychopathologie (C. Gros-Azorin, Trad.). Presses Universitaires du Mirail. (Œuvre originale publiée en 1932).) identifiait les dimensions de l’ici et du là-bas comme conditions des modes de spatialisation du monde. Le trait caractéristique de l’espace apparaît ainsi comme espace orienté. Le corps propre se révèle constituer “l’insigne” qui oriente l’espace. “Elle [l’insigne] est l’ici absolu de tout là” (Binswanger, 1932/1998Binswanger, L. (1998). Le problème de l’espace en psychopathologie (C. Gros-Azorin, Trad.). Presses Universitaires du Mirail. (Œuvre originale publiée en 1932)., p. 50). La position centrale du “ici”, structure le point nécessaire à toute constitution d’un là-bas. À la différence de l’espace orienté, Binswanger situe par ailleurs ce qu’il nomme “l’espace homogène”, dans lequel l’image spéculaire ne constitue pas le seuil du monde visible (Lacan, 1949/1966aLacan, J. (1966a). Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique. In Écrits (pp. 93-100). Le Seuil. (Œuvre originale publiée en 1949)., p. 95). L’espace est homogène en tant que le point insigne comme mode d’orientation lui fait défaut. Cette opposition invite à appréhender dans le détail la constitution de l’espace pour un sujet, ainsi que les coordonnées de son espace vécu. Dans l’avènement du sujet à l’espace, l’éloignement de la part manquante du sujet, l’objet, y est nécessaire. Ne trouvons-nous pas ici le point logique de toutes les questions ayant traits à la nostalgie dans sa dialectique d’avec un possible retour?

On remarquera ainsi chez le tout petit combien l’identification à l’image de son corps propre précède toute maîtrise de la marche — comme extension de l’espace orienté. La marche, soit cet intérêt porté vers un là-bas désirable, ne débuterait-elle qu’à la condition de la constitution d’un ici manquant? La dimension de l’appel que nous repérons dans le jeu du fort/da institue la dimension fondamentale de la parole: l’adresse. Situant au lieu de l’Autre sa part manquante, le sujet s’introduit dans “l’espace démesuré qu’implique toute demande […]” (Lacan, 1960/1966bLacan, J. (1966b). Subversion du sujet et dialectique du désir. In Écrits (pp. 793-827). Le Seuil. (Œuvre originale publiée en 1960)., p. 813). À cet espace démesuré du là-bas, répondra le lieu de l’Autre par excellence, le lieu du désir.

Dans cette relecture spatiale du fort-da, Lacan laisse ainsi apparaître en quoi l’espace de l’être parlant se structure à partir de la castration symbolique, et de ses effets sur la jouissance. Tâchons de regrouper nos premières conclusions. Premièrement, du fait du langage et de son effet de castration sur le corps jouissant, il n’y aura de sujet que dépossédé de son domaine. Lacan dira plus tard: “exclu de sa propre origine” (Lacan, 1976Lacan, J. (1976). Réponse de Jacques Lacan à une question de Marcel Ritter. Lettres de l’École freudienne, 18, 7-12., p. 8). Sur fond de cette perte première, un ici et un là-bas adviennent, séparés d’une frontière, d’où le sujet pourra éprouver désormais la distance d’avec sa jouissance, en même temps que la situer imaginairement en cet Autre lieu, et s’orienter à partir de là. Il s’en déduit aussi que d’origine, l’être parlant suppose au lieu de l’Autre ce qui lui manque à lui, plutôt qu’une réelle altérité. “Là-bas”, où se nicherait pour le sujet sa moitié manquante, n’est donc pas encore un ailleurs... hétéros.

Topologie de l’Être

Nous souhaiterions à présent souligner l’enjeu subjectif de cet avènement de l’espace chez l’être parlant. En effet, au terme, que représentent les apparitions/disparitions de la bobine par-delà le bord du berceau? Moins celles de l’Autre maternel, que ce que leur symbolisation produira sur l’enfant: une division subjective. La bobine pourra tour à tour représenter tant cet objet de jouissance perdu, (a), qui désormais se fera cause de désir, que sa conséquence subjective, l’avènement de l’enfant comme sujet divisé. Lors de son commentaire du fort-da, une autre indication clinique de Freud rapportée en note de bas de page le démontre de façon exemplaire. “Un jour où sa mère avait été absente pendant de nombreuses heures, écrit-il, elle fut saluée lorsqu’elle revint par Bébi o-o-o-o!, communication qui resta d’abord incompréhensible. Mais il se révéla bientôt que l’enfant, pendant ce long temps où il était seul, avait trouvé un moyen de se faire disparaître lui-même. Il avait découvert son image dans le miroir sur pieds atteignant presque le sol et s’était alors accroupi de sorte que son image dans le miroir était ‘fort’” (Freud, 1920/1996aFreud, S. (1996a). Au-delà du principe de plaisir (J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, Trad.). In Œuvres complètes (Vol. XV, 1916-1920; pp. 273-338). Presses Universitaires de France. (Œuvre originale publiée en 1920)., p. 285).

Ainsi, en ce moment de symbolisation primordiale, l’enfant ne joua pas seulement à “parti” avec des objets, mais joua aussi sa propre disparition dans le miroir. L’avènement symbolique de l’espace pour le petit se révèle donc conjoint à son avènement de sujet divisé, fait de cette absence-présence dans l’espace du cadre d’un miroir. Il se pourrait alors que ce petit jeu inventé spontanément par un enfant d’un an et demi, ainsi que l’articulation signifiante qui le ponctue, viennent rejoindre l’une des remarques du philosophe Heidegger dans ses analyses de la spatialité et de ses rapports à l’existence. Dans Être et temps, le philosophe avance en effet que pour situer la “détermination locale de la personne” (Heidegger, 1927/1986Heidegger, M. (1986). Être et temps (François Vezin, Trad.). Gallimard. (Œuvre originale publiée en 1927)., p. 161), il est nécessaire d’articuler celle-ci à ce qui fait la spatialité existentiale du Dasein soit, pour le traduire trop vite, de l’être-là. Dès lors, ce qu’il nomme le “je-ici” ne devra pas être entendu comme un point où pourrait être localisée la personne, un lieu où pourrait se saisir la substance pleine de son être, mais devra s’entendre comme un “être-au” monde. Il n’y a donc de “je-ici” que dans un rapport avec le “là-bas du monde” (p. 161), ce monde dans lequel le Dasein ne fait que séjourner.

À ce moment de son développement, Heidegger se réfère alors à un article, datant de 1829, du linguiste et philosophe allemand Wilhelm Von Humboldt. Le texte est intitulé: “Sur la parenté des adverbes de lieu avec les pronoms dans quelques langues” (Humboldt, 1829Humboldt, W. v. (1829). Ueber die Verwandtschaft der Ortsadverbien mit dem Pronomen in einigen Sprachen. Gesammelte Schriften. Éditions de l’Académie des Sciences de Prusse, 6, 304-330.). Il se pourrait d’ailleurs qu’il s’agisse de l’étude linguistique à laquelle Lacan faisait référence dans le passage plus haut cité. L’auteur nous apprend dans ce travail que plusieurs langues expriment le “je” par “ici”, le “tu” par “là”, le “il” par “là-bas”. Autrement dit, dans plusieurs langues, les pronoms personnels sont équivalents à des adverbes de lieu. La question pourrait être alors de savoir si d’origine, ces signifiants ont d’abord désigné des adverbes de lieux, ou des pronoms personnels. Seulement, remarque Heidegger, “Cette controverse perd toute base sitôt qu’on s’aperçoit que les adverbes de lieu se rapportent au je en tant que Dasein. L’ ‘ici’, le ‘là-bas’ et le ‘là’ ne sont pas prioritairement de pures déterminations locales de l’étant intérieur au monde (...), ce sont, au contraire, des caractères de la spatialité originale au dasein. Les prétendus adverbes de lieu sont des déterminations du Dasein” (Heidegger, 1927/1986Heidegger, M. (1986). Être et temps (François Vezin, Trad.). Gallimard. (Œuvre originale publiée en 1927)., pp. 161-162). Les signifiants ici rapportés ne sont donc pas à concevoir uniquement comme des adverbes de lieux, ni comme des pronoms personnels, mais viennent plutôt témoigner dans leur articulation même, de la spatialité originale du Dasein. Le Dasein est en somme cet être-au-monde qui, disant ici, se détourne nécessairement de lui-même pour viser en même temps... “là-bas”.

Or n’est-ce pas aussi ce dont le jeu du fort da, dans sa spontanéité même, témoignait à ciel ouvert? Nous en déduisons ce qu’il y a de dévoilé dans ce petit jeu qui n’avait l’air de rien, ce que Heidegger nommera ailleurs une “topologie de l’être”4 4 CF aussi sur ce point (Dastur, 2007, p. 225). (Heidegger, 1947/1976Heidegger, M. (1976). L’expérience de la pensée (A. Préau, Trad.). In Questions III et IV (pp. 17-42). Gallimard. (Œuvre originale publiée en 1947)., p. 37). Non seulement le fort-da conditionne l’avènement de l’espace pour l’enfant, mais il dévoile aussi en quoi la subjectivité de l’être parlant est elle-même à concevoir dans cette dimension spatiale. En cela, nous proposons de concevoir aussi ces deux signifiants fort et da, adverbes de lieu, comme l’équivalent de pronoms personnels. Dans une lecture heideggerienne, nous en ferions les deux signifiants de l’être-au-monde du sujet. Avec la psychanalyse nous y verrons plutôt l’avènement du sujet comme divisé entre un ici et un là-bas, en raison de la chute de cet objet de jouissance, (a), toujours déjà perdu mais se faisant cause de désir. Pour conclure, soulignons que le fort-da est aussi un geste rieur. Dans la période de crispations identitaires qui est aujourd’hui la nôtre, où le discours de la modernité pousserait plutôt chacune et chacun à s’affirmer comme un moi, “maître dans sa propre maison” (Freud, 1917/1996bFreud, S. (1996b). Une difficulté de la psychanalyse (B. Féron, Trad.). In Œuvres complètes (Vol. XV, 1916-1920; pp. 41-51). Presses Universitaires de France. (Œuvre originale publiée en 1917)., p. 50), l’amusement de l’enfant à jouer devant le miroir son apparition/disparition pourrait avoir une portée éthique. Celle-là même, disait Lacan, qui fait le gai savoir de la structure.

  • Financiamento/Funding: Este trabalho não recebeu apoio. / This work received no funding.
  • 1
    fort (adv.): au loin, parti.
  • 2
    fortsein: être parti.
  • 3
    da: là, voilà.
  • 4
    CF aussi sur ce point (Dastur, 2007Dastur, F. (2007). Heidegger. La question du Logos. Vrin., p. 225).

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Editora/Editor: Profa. Dra. Sonia Leite

Publication Dates

  • Publication in this collection
    02 May 2022
  • Date of issue
    Mar 2022

History

  • Received
    25 Mar 2021
  • Accepted
    24 Sept 2021
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