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Compter pour “rien”: l’objet dans la clinique de l’anorexie

Compter pour “rien”: l’objet dans la clinique de l’anorexie

Count as “nothing”: the object in the clinic of anorexia

Contar como “nada”: el objeto en la clínica de la anorexia

Les caractéristiques usuelles de l’anorexie mentale — inanition, amaigrissement, aménorrhée — justifient que celle-ci soit prise en compte, du point de vue psychopathologique, bien plus en tant que “clinique de l’objet” que comme “dysfonctionnement alimentaire” ou “trouble de la représentation corporelle”.

En effet, est mis ainsi en lumière non seulement le fait que la nourriture y vient présentifier l’“objet du désir” sous la forme du “rien”, mais aussi le fait que si le corps du sujet anorectique se consume, c’est parce qu’il est le siège d’une jouissance spécifique de la position féminine, d’une “jouissance Autre”, qu’il contribue paradoxalement de la sorte à contenir et à pacifier.

Mots clés:
Anorexie; féminité; corps; relation d’objet


Resumos

As características habituais da anorexia nervosa — fome, emaciação, amenorreia — justificam que seja considerada, de um ponto de vista psicopatológico, muito mais como uma “clínica do objecto” do que como uma “disfunção alimentar” ou “desordem de representação do corpo”.

De fato, isto realça não só o fato de a comida presentificar o “objeto de desejo” sob a forma de “nada”, mas também o fato de que se o corpo do sujeito anorético é consumido, é porque é a sede de um gozo específico da posição feminina, um “Outro gozo”, que paradoxalmente contribui para conter e pacificar.

Palavras-chave:
Anorexia; feminilidade; corpo; relação objeto

The usual characteristics of anorexia nervosa — starvation, emaciation, amenorrhea — justify that it be considered, from a psychopathological point of view, much more as a “clinic of the object” than as an “eating dysfunction” or a “disorder of body representation.”

In fact, this highlights not only the fact that food presents the “object of desire” in the form of “nothing,” but also the fact that if the body of the anorectic subject is consumed, it is because it is the seat of a specific jouissance of the feminine position, an “Other jouissance,” which it paradoxically contributes to containing and pacifying.

Key words:
Anorexia; femininity; body; object relations


Las características habituales de la anorexia nerviosa —hambre, emaciación, amenorrea— llevan a justificarla, desde el punto de vista psicopatológico, mucho más como una “clínica del objeto” que como una “disfunción alimentaria” o “trastorno de la imagen corporal”.

En efecto, esto pone de relieve no solo el hecho de que la comida presentifica el “objeto de deseo” en forma de “nada”, sino también el hecho de que si el cuerpo del sujeto anoréxico se consume, esto se debe a la sed de un goce específico de la posición femenina, un “Otro goce” que paradójicamente contribuye a contenerlo y apaciguarlo.

Palabras clave:
Anorexia; feminidad; cuerpo; relación de objeto


Parmi toutes les maladies susceptibles, en regard de leur médiatisation, de concourir pour le titre de “mal du siècle”, l’anorexie ne semble pas trop mal placée. Décrite — de façon parfois latérale, parfois très précise cliniquement — sous diverses appellations depuis des siècles, puis isolée et baptisée — deux fois, et à quelques années d’intervalle, comme c’est souvent le cas dans le champ scientifique — lors de la seconde partie du XIXème siècle, l’anorexie — dite nerveuse en Angleterre (Gull, 1868/1873Gull, W. W. (1873). On Anorexia Nervosa. In Transactions of the Clinical Society of London (pp. 22-28). 24 october 1873. (Travail originel publié en 1868).), mentale en France (Lasègue, 1873Lasègue, C. (1873). De l’anorexie hystérique. Archives générales de médecine, XXI, 385-403, avril.) — devint en quelques dizaines d’années, si l’on en juge par son “impact factor”, une véritable “success story”.

Ce qui n’en rend pas l’intelligence plus aisée, au contraire. Car qu’est-ce que l’anorexie? Un simple syndrome? Une “entité” clinique? Voire une structure à part entière? Ou, au contraire, un dysfonctionnement (de la fonction nutritionnelle)? Un trouble (de l’alimentation, ou de la “corporéité”)? De quoi témoigne-t-elle en définitive? D’une pathologie (d’une souffrance) de l’“oralité”, ou de la représentation du corps, ou de la féminité? Ou de tout cela à la fois (Kestemberg, Kestemberg, Decobert, 1972Kestemberg, E.; Kestemberg, J., & Decobert, S. (1972). La faim et le corps. PUF.)? On le saisit: il y a, dans ces écarts, dans cette difficulté à lui donner statut, une dimension idéologique qui nous semble attester du fait que l’anorexie est certainement aussi un symptôme, mais non pas un symptôme “individuel”; plutôt un symptôme de notre culture, de notre époque, de notre forme de lien social (une façon propre, en somme, de s’inscrire dans l’actualité du “malaise de notre civilisation”) (Raimbault, Eliacheff, 1989Raimbault, G., & Eliacheff, C. (1989). Les indomptables. Figures de l’anorexie. Odile Jacob. Rey-Flaud, H. (1997). Éloge du rien. Seuil.; Maitre, 2000Maitre, J. (2000). Anorexies religieuses, anorexie mentale. CERF.).

Une conception fondée tant sur la théorie psychanalytique (et plus particulièrement sur l’enseignement de Jacques Lacan) que sur l’expérience clinique acquise auprès de sujets présentant des formes d’“anorexies vraies” (Dewambrechies-La Sagna, 2006Dewambrechies-La Sagna, C. (2006). L’anorexie vraie de la jeune fille. La cause freudienne, 63, 57-70.) ou d’“anorexies pures, ou essentielles” (Abelhauser, 2013Abelhauser, A. (2013). Mal de femme. La perversion au féminin. Seuil.), rompt avec ces différents questionnements, entre autres parce qu’elle tend à prendre en compte, non pas la “personnalité anorexique” ou ce qui se donne à voir (le fait que les anorexiques ont du mal à manger, qu’elles sont squelettiques, ou qu’elles paraissent en rupture de féminité), mais ce qui serait au fondement de ces conduites — la raison psychique, pour le dire ainsi, de ces fonctionnements. Le problème avec cette conception est d’une part qu’elle est la plupart du temps assez mal comprise, et d’autre part qu’elle est finalement assez mal argumentée et souvent peu étayée cliniquement, dès lors que l’on sort du cadre des publications “confidentielles” (parce que limitées à un lectorat relevant strictement d’un même type d’orientation doctrinale) qui en font état.

Cette conception consiste à situer l’anorexie comme relevant du champ des “cliniques de l’objet”, c’est-à-dire à repérer comme étant à son principe, comme étant inscrit dans son noyau même, une modalité de rapport à l’objet qui détermine le sujet, qui décide de ses façons d’être, de faire, et de la manière dont s’oriente et s’élabore son désir.

Exposer plus en détail cette conception suppose donc que l’on s’explique d’abord tant du concept d’“objet” en psychopathologie que de ce que l’on nomme là “clinique” de l’objet, en accentuant de surcroît les enjeux de celle-ci, entre autres en regard du statut subjectif du corps: comment l’anorexie, par l’extrême qu’elle représente, peut-elle en arriver à mettre en lumière la fonction que le corps remplit pour tout sujet, et l’usage qu’en retour tout sujet est conduit à faire de ce dernier?

C’est ce que nous nous proposons de faire dans les lignes qui suivent.

L’anorexie: caractéristiques usuelles

La plupart des traités de psychopathologie publiés en France durant les cinquante dernières années reconnaissent à l’anorexie trois grands types de caractéristiques. La première est bien évidemment la privation de nourriture, que l’on a référée un temps à la perte d’appétit (l’“anorexie” proprement dite). “Les anorexiques ne mangent rien (ou presque)”, considère-t-on. Et de faire de cette disposition le trait pathognomonique du mal. Ce à quoi elle ne peut prétendre, à notre sens, que si l’on met en regard cette “restriction alimentaire” avec ce qui n’est paradoxe qu’en apparence: une préoccupation, constante et décidée, pour tout ce qui touche à la nourriture. (Combien de fois a-t-il été fait l’observation que les anorexiques peuvent passer tout leur temps à cuisiner — pour les autres —, et à les faire ensuite manger; et que les instants qu’elles soustraient à cette activité, c’est pour les employer à parler recettes et restaurants?) Cette tension entre ces deux dispositions (le refus de se nourrir et l’intérêt non équivoque pour la nourriture) témoigne a minima de trois choses qui, à vrai dire, ne sont plus guère à démontrer: d’abord que non seulement l’anorexie ne consiste pas en une indifférence face à la nourriture, ou à son rejet, mais au contraire en un surinvestissement de celle-ci. Ensuite que ce surinvestissement a volontiers pour corollaire le mépris, voire le déni, des “besoins” physiologiques: en s’intéressant à la nourriture tout en dédaignant de se nourrir, l’anorexique montre combien elle entend que ce ne soit pas son corps qui impose sa loi. Enfin que ce surinvestissement de la nourriture ne peut qu’en passer, justement, par sa non ingestion. C’est précisément en ne mangeant pas que l’anorexique donne à la nourriture toute son importance.

La deuxième caractéristique habituellement invoquée est celle de l’amaigrissement, qui peut être spectaculaire, on le sait, voire létal. Dès Montaigne (1580/1965)Montaigne, M. de (1965). Essais. Livre 1er, chapitre XIV – Le goût des biens et des maux (réédition). Gallimard (Le livre de poche). (Travail originel publié en 1580)., on y a cherché la raison, le moteur, la motivation de l’anorexie, en arrivant ainsi à mettre celle-ci en relation avec les idéaux physiques d’une époque, et en en faisant une pathologie de l’image du corps, ou de la représentation de soi (Bruch, 1975Bruch, H. (1975). Les yeux et le ventre. Payot.). À nouveau, il nous semble que l’important à saisir se trouve ailleurs: dans le type de paradoxe déjà signalé à l’instant. S’il s’agit certes là, avec ce processus d’émaciation, de sculpter le corps en référence à une forme d’idéal (de minceur, d’épuration), il s’agit encore plus pour le sujet de se prouver de la sorte que c’est bien lui qui commande et qui impose à son corps ce qu’il décide — et non l’inverse — comme d’ailleurs le mouvement des pro-ana1 1 Pro-ana: mouvement regroupant depuis le début des années 2000 des femmes anorectiques développant leurs propos essentiellement sur internet, entre autres sous forme de journaux intimes “à Ana”, et y diffusant des photos de nudités souvent choquantes par les maigreurs cadavériques exposées (ce qui a d’ailleurs conduit à la fermeture de certains sites). n’est pas sans le mettre en scène à l’envi. Pas question pour le sujet, en somme, de reconnaître les contraintes et les diktats du corps. En le modelant, il s’agit de faire saillir tout le contraire: que son corps est tout entier à son service et qu’il le maîtrise complètement, maîtrise dont la démonstration passe souvent par toutes sortes de circonstances mettant en jeu l’effort, la performance, l’exploit. Dans de telles situations, le sujet contraint son corps à se faire son serviteur zélé, jusqu’au bout, et de préférence au-delà des limites que la physiologie habituelle conduit à fixer. L’étalage de cette hyperactivité et de cette maîtrise, ajoutons-le, laissant parfois apparaître l’ébriété légère, voire la jubilation avouée, qui y sont de toute façon sous-jacentes (Lasègue, 1873Lasègue, C. (1873). De l’anorexie hystérique. Archives générales de médecine, XXI, 385-403, avril.; Abelhauser, 2013Abelhauser, A. (2013). Mal de femme. La perversion au féminin. Seuil.).

La dernière caractéristique de l’anorexie, tout aussi décrite que les précédentes dans les traités de psychopathologie, bien qu’ordinairement plus discrète, est l’aménorrhée. On peut n’y voir qu’une conséquence de la dénutrition. Mais tout laisse à penser que ce n’est pas simplement le cas2 2 Un tiers au moins des aménorrhées liées aux anorexies mentales apparaissent avant les restrictions alimentaires normalement susceptibles de les induire (Corcos, 2005). et que ce qui est plutôt mis en lumière ainsi est, à nouveau, le rapport de l’anorexique à son corps, certes, mais aussi à la sexualité et, plus généralement, à la féminité. L’anorexie est avant tout “affaire de femme” — le rappel en a été fait maintes fois (Corcos et al., 2008Corcos, M., Lamas, C., Pham-Scottez, A., & Doyen, C. (2008). L’anorexie mentale. Déni et réalité. Doin.) —, à ceci près qu’il faut encore pouvoir montrer que lorsqu’elle touche les hommes, c’est bien à travers la “part féminine” en eux. Elle affecte la féminité, donc, et en gomme les attributs traditionnels: courbes, rondeurs et menstrues, mais non tant par rejet d’une image ou d’une identité que par volonté de se montrer indépendante de toutes les fonctions corporelles, non seulement celles œuvrant à sa survie propre, mais aussi celles régissant la procréation et, au-delà, par souci de s’affranchir de l’ensemble des revendications que le sexe, à l’instar du corps, adresse au sujet (Abelhauser, 2002Abelhauser, A. (2002). Le sexe et le signifiant. Suites cliniques. Seuil.).

L’anorexie: une “clinique de l’objet”

Si, au premier abord, donc, il est possible de ne voir dans l’anorexie qu’un trouble de l’alimentation (s’il est tentant de la réduire à une “pathologie de l’oralité”), ou si, emporté par le goût de l’époque, il est possible de n’y repérer qu’un trouble de la représentation du corps (s’il est tentant de la réduire à une “pathologie de l’image”), voire s’il est tentant de n’en faire qu’une ultime variante d’un “mal de femme”, nous pensons néanmoins qu’une autre lecture — pas nécessairement contradictoire, d’ailleurs — de ces symptômes peut être promue. Celle qui consiste à avancer qu’anorexie, amaigrissement et aménorrhée, en étant conjugués, sont autant de façons, pour un sujet, d’une part de montrer qu’il est essentiel pour lui de pouvoir faire strictement ce qu’il veut de son corps (et de la “gestion” des besoins qui le concernent), d’autre part de donner ainsi consistance, présence, à ce qui ordinairement lui échappe, la “chose” habituellement mystérieuse qui fait raison de son désir, et qu’on appelle, avec et depuis Lacan, l’objet a.

Ce qui implique bien sûr au préalable de définir ce qu’est cet objet pour Lacan (et ceux qui se réfèrent à son enseignement). Cet objet a dont il lui arrive de dire à l’occasion que si, de toute son œuvre, il n’avait forgé qu’un seul concept, alors ce serait celui-là (Lacan, 1970Lacan, J. (1970). Communication au Symposium International du John Hopkins Humanities Center, Baltimore, The Languages of Criticism and the Sciences of Man: The structuralist Controversy (pp. 186-195). Macksey R. & Donato E., Baltimore et Londres, The Johns Hopkins Press.).

Pour le formuler de la façon la plus concise qui soit, l’“objet a” est l’objet du désir, mais à entendre comme l’objet-cause du désir, c’est-à-dire l’objet en tant qu’il manque fondamentalement au sujet (sans que pour autant ce dernier sache de quoi il s’agisse) et qu’il pousse ce sujet à désirer — qu’il le fait vivre, en somme — du fait même de ce manque et de cette ignorance (Lacan, 1962-63/2004Lacan, J. (2004). Le séminaire. Livre X. L’angoisse. Seuil. (Travail originel publié en 1962-63).).

[À cela, nous pouvons ajouter que s’instaure à partir de là une forme de distribution des structures cliniques: la névrose se caractérise par le fait que le sujet ignore ce qui lui manque, ignore quel est son objet a, et passe son temps à chercher ce qui pourrait en tenir lieu. La psychose se caractérise par le fait qu’au contraire l’objet se présentifie au sujet, et éteint son désir (mélancolie), ou participe de sa persécution (paranoïa), ou le comble et le dissocie (schizophrénie). Et la perversion se caractérise par le fait que le sujet croit connaître cet objet et lui donne substance en tentant de le faire miroiter à l’autre, et d’abuser ainsi d’autant celui-ci.]

Considérer que l’anorexie émarge au registre des “cliniques de l’objet” revient donc à poser l’hypothèse qu’elle s’organise autour d’une logique bien précise: celle qui pousse un sujet à tenter de présentifier ce fameux objet (qui d’ordinaire, pourtant, manque et est inconnaissable). Celle qui pousse un sujet à tenter de donner forme à cet objet et, ce faisant, à “l’inscrire au monde”. Celle qui pousse un sujet à tenter, en un mot, de faire advenir cet objet dans la réalité — par une stratégie, subtile mais convaincante, consistant à l’approximer au “rien” (Rey-Flaud, 1997).

Lacan fera référence à l’anorexie mentale de façon ponctuelle, mais régulière, durant son enseignement. Il est possible, comme le fait D. Cosenza, d’en dégager “quatre paradigmes” (Cosenza, 2012Cosenza, D. (2012). L’anorexie dans le dernier enseignement de Lacan. La Cause du désir, 81, 104-111.). Le premier est repérable dans le texte “Les complexes familiaux...” (1938), en amont du tournant structuraliste effectué dans les années cinquante. Lacan y envisage l’anorexie comme fixation au stade oral et comme refus du sevrage. Le deuxième correspond aux Séminaires IV et V, ainsi qu’au texte “La direction de la cure” (1958). L’anorexie y devient l’illustration clinique paradigmatique de l’irréductibilité du désir au besoin. Ici apparaît ce qu’Éric Laurent appelle l’“anorexie d’aliénation” (Miller & Laurent, 1997Miller, J.-A., & Laurent, É. (1997). L’orientation lacanienne. L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique, cours prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII. Leçon du 21 mai 1997, inédit.), “en tant que dévitalisation de la pensée du sujet, déconnexion entre savoir et désir, impossibilité pour le sujet de reconnaître une idée comme sienne, comme dans le cas célèbre de ‘l’homme aux cervelles fraîches’” (Cosenza, 2012Cosenza, D. (2012). L’anorexie dans le dernier enseignement de Lacan. La Cause du désir, 81, 104-111.). Le troisième paradigme est déplié dans le Séminaire XI, avec la construction de l’objet a. Enfin, le quatrième s’inscrit avec le tournant radical des années 1970, avec le passage d’une clinique du désir à celle de la jouissance. Dans la leçon du 9 avril 1974 du Séminaire XXI, Les non-dupes errent, Lacan reprend le questionnement sur le statut du savoir chez le sujet anorexique en l’articulant à la jouissance féminine. Quatre paradigmes donc qui, par leur continuité, conduisent à penser l’anorexie avant tout comme une position de refus.

Ce qui ramène d’autant plus fortement à la grande formule, maintes fois citée, du Séminaire IV, La relation d’objet (Lacan, 1956-57/1994, pp. 184-185Lacan, J. (1994). Le séminaire. Livre IV. La relation d’objet. Seuil. (Travail originel publié en 1956-57).). Par celle-ci, Lacan corrige le constat banal selon lequel l’anorexique ne “mangerait rien”, et avance que ce qu’il faut comprendre là est bien plutôt qu’elle mange “le rien”. Par cette formule, il met ainsi l’accent sur tout ce que l’on vient de préciser, à savoir qu’en prétendant s’affranchir du besoin, en ne mangeant pas la nourriture tout en la surinvestissant, l’anorexique en fait tout autre chose qu’un “aliment”. Elle l’élève à la dignité de l’objet, un objet de pur désir, à ne surtout pas ingérer, mais à garder à distance de convoitise — ou de dégoût. Elle extrait en somme de son refus de la nourriture un “rien” — ce “rien” qu’elle met en scène, qu’elle mange, qu’elle déguste, qu’elle étale — comme si elle avait en quelque sorte compris que c’était ce “rien” qui pouvait le mieux incarner (c’est le cas de le dire) l’objet qui structurellement lui manque et dont ordinairement on ne peut “rien” savoir (dans le cadre de la structure névrotique, avons-nous précisé plus haut).

Il ne s’agit, en somme, décidément pas pour elle de restriction alimentaire, mais de créer par cette forme de privation une formidable présence que bien peu d’autres sujets arrivent d’ailleurs à organiser. La présence de ce qui n’a pas de nom et pas de consistance, la présence de ce qui la fait secrètement vivre et désirer (même si ce désir et cette vie la conduisent de fait assez directement à la mort). La présence de l’objet même qu’elle est censée désirer dès lors qu’elle se le refuse (et qu’elle fait spectacle de ce refus).

L’anorexie: une structure clinique à part entière?

Que l’on s’accorde sur ce qui vient d’être avancé — à savoir que l’une des rares manières de présentifier l’objet du manque est de lui donner la substance du rien, et que l’anorexique, précisément, excelle à cette ruse —, et l’on pourra revenir avec fruit à la question du statut à reconnaître à l’anorexie. Le débat, en effet, pour les auteurs continuant à se référer à une clinique structurale, est loin d’être clôt. On l’a évoqué dès l’introduction. Même si l’on récuse la notion de trouble ou de dysfonction (de la nutrition, ou de l’image du corps), en montrant que la question ne se situe pas dans le fait de manger ou non, mais dans la fonction que prend par là la nourriture, reste à savoir si une telle problématique participe d’une structure clinique donnée, ou peut se retrouver dans plusieurs, voire dans toutes, ou encore si elle signe une structure spécifique.

Admettons d’abord ce qu’enseigne l’expérience clinique courante: on peut retrouver et décrire un syndrome anorexique dans quasiment chaque structure clinique. Par exemple des sujets psychotiques, entre autres mélancoliques, peuvent adopter des pratiques alimentaires délirantes, accompagnées de formes de mortification corporelle. Certains pervers, bien que ce soit cette occurrence-là qui ait été le moins observée comme telle, peuvent également témoigner d’un souci du corps et de la nourriture assez proche des conduites considérées (et de surcroît leur problématique générale n’est pas sans s’apparenter au “rapport à l’objet” que l’on vient de relever dans l’anorexie). Et nombre de névrosé(e)s, enfin, en particulier hystériques,3 3 Il n’est d’ailleurs pas inutile de rappeler que c’est avant tout avec l’hystérie que les affinités de l’anorexie furent tout d’abord soulignées, entre autres par Lasègue (1873) et Charcot (1885/1923). présentent ce même “fonctionnement” fait de privations recherchées et d’amaigrissements jamais suffisamment achevés, que l’on vient de mettre en relief.

Mais, au-delà de cette dimension syndromique, le “rapport à l’objet” que l’on vient de souligner comme “proprement anorectique”, justement, ne pousse-t-il pas à reconnaître en celle-ci un peu plus qu’une variante névrotique (ou psychotique, ou même perverse) un peu spectaculaire? Ne pousse-t-il pas à y reconnaître, si ce n’est une structure psychique à part entière (Brusset, 1977Brusset, B. (1977). L’assiette et le miroir. L’anorexie mentale de l’enfant et de l’adolescent. Privat.), au moins le témoignage d’une position subjective donnée, c’est-à-dire d’une position particulière prise par le sujet en regard de l’économie de son désir, de la logique de la sexuation et des contraintes de la jouissance?

Au-delà du syndrome anorectique, qui traverse de fait la plupart des entités cliniques, n’est-il pas justifié, en somme, de poser l’existence d’une anorexie pure, nouant et radicalisant les caractéristiques énoncées précédemment? D’une anorexie — comme on l’a déjà précisé — vraie (Dewambrechies-La Sagna, 2006Dewambrechies-La Sagna, C. (2006). L’anorexie vraie de la jeune fille. La cause freudienne, 63, 57-70.), ou essentielle (Abelhauser, 2013Abelhauser, A. (2013). Mal de femme. La perversion au féminin. Seuil.), spécifiable d’une part par ce rapport à l’objet (consistant à révéler l’objetdu-désir, à faire surgir celui-ci et à lui donner présence en subvertissant le besoin)? Spécifiable, d’autre part, par un certain mode de rapport au corps (consistant pour le sujet à se prêter à ce qu’un tel passage du besoin en désir vienne s’incarner, précisément, dans son corps propre)? Et spécifiable, enfin, par un certain type d’inscription dans la logique de la sexuation (consistant à prendre une position essentiellement féminine, c’est-à-dire rapportée aussi bien à l’une qu’à l’autre des jouissances distinguées par Lacan4 4 Lacan, on le sait, distingue la jouissance qu’il appelle “phallique” et qu’il considère comme une jouissance d’organe, caractéristique de la position masculine, de celle qu’il nomme “jouissance Autre” et qu’il considère comme une jouissance “délocalisée”, parce qu’impliquant le corps dans son entier. C’est d’émarger à la fois à l’une et à l’autre de ces jouissances que se spécifie, soutient-il, la position féminine, dont on peut saisir un point d’extrême à travers le mysticisme — lequel n’est pas sans rapport, justement, avec l’anorexie (Lacan, 1972-73/1975). )?

C’est cette hypothèse que nous allons tenter de soutenir, à partir d’un fragment clinique.

Sylvie, ou la fonction de l’anorexie

Des antécédents de Sylvie, des éléments de son anamnèse, de ses coordonnées subjectives, nous ne dirons rien ici, sinon qu’elle a une vingtaine d’années lorsqu’elle vient consulter, qu’elle poursuit des études d’assistance sociale, et que tout va bien pour elle, ou plus exactement que tout devrait bien aller — si ce n’est que, précisément, rien ne va, sans qu’elle puisse davantage indiquer en quoi cela ne va pas.

Peut-être est-ce là d’ailleurs la première motivation de sa consultation: arriver à mettre des mots sur ce sentiment “que rien ne va”, sur ce malaise diffus qui rend finalement si terne et si triste sa vie quotidienne. Bien sûr, elle s’avère n’être pas totalement démunie face à cette grisaille vers laquelle elle semble cheminer. Elle dispose de quelques atouts, parmi lesquels certaines “stratégies” hystériques ne paraissent pas être les moindres. Par stratégies hystériques, nous entendons entre autres cette disposition qui permet aux sujets que nous considérons comme tels (comme relevant de la structure hystérique) de s’appuyer sur l’insatisfaction même de leur désir pour en faire une garantie de la pérennité de ce dernier, pour en faire le moteur de leur vie et le remède à leur tristesse (à condition de la préserver, cette insatisfaction, de la reconduire et de la mettre en scène, de la façon souvent la plus bruyante et spectaculaire possible).

C’est ce que fait Sylvie. En “bonne hystérique”, elle se montre insatisfaite, se déclare insatisfaite, et défie quiconque l’approche de pouvoir un jour mettre un terme à cette insatisfaction — de pouvoir venir un jour la combler. Ainsi vit-elle sa vie, ainsi entretient-elle son désir de vivre — en se gardant insatisfaite —, ainsi désespère-t-elle ceux qui l’approchent, et ainsi se “soigne-t-elle” (ainsi fait-elle diversion à sa disposition à la dépression).

La thérapie qui s’engage à partir de sa consultation produit d’abord quelques uns des effets espérés. Sylvie va progressivement moins cultiver son insatisfaction, en rendre l’autre moins responsable, et accepter un peu plus les plaisirs que lui offre la vie. Parallèlement, la chape de la dépression semble s’estomper, s’alléger. Jusqu’à ce que la thérapeute reconnaisse que la raison en est peut-être qu’une autre “disposition”, relativement discrète jusqu’alors, paraît avoir pris le relai. La pente à l’anorexie, présente chez Sylvie depuis le début de son adolescence et qui s’exprimait auparavant plutôt par “crises boulimiques”, par “poussées”, s’accentue maintenant et devient une constante, accompagnée de surcroît d’une forme de ferveur assez préoccupante. Son intérêt, ses préoccupations, ses activités semblent se resserrer de façon quasi exclusive autour de la nourriture. Elle ne parle plus que de “ça”, ne pense plus qu’à “ça” — exige par exemple, avec une allégresse tatillonne, que ceux avec lesquels elle vit mangent tout ce qu’elle leur prépare de façon de plus en plus maniaque, alors qu’elle, bien sûr, se contente de “chipoter dans son assiette”. Et simultanément son corps fond, elle perd ses formes, devient diaphane, sans inquiétude ni efforts particuliers, à vrai dire, mais en revanche avec une jubilation et une sorte d’exaltation qui ne laissent pas d’inquiéter son entourage.

Ce qui conduit sa thérapeute à se demander — question de fond en regard de la logique du cas — si cette “anorexie enthousiaste”, et le formidable dynamisme qui la redouble, sont une réaction (secondaire) à la dépression, à l’ombre de la mélancolie, qui jusque là semblaient constamment menacer Sylvie? Ou, tout au contraire, si la dépression, voire l’ombre mélancolique qui la guettaient, n’étaient pas des sortes de “pare-feu” à la flambée anorexique, qui de ce fait n’apparaissait jusque là qu’à bas bruit et comme par intermittence? Quel est l’œuf, quelle est la poule? s’interroge en somme la thérapeute.

La suite de la thérapie ne lui fournira pas de réponse définitive. La “passion anorectique” de Sylvie brûlera longtemps, ne s’apaisant guère, par moments, qu’au prix de retours de la dépression. Entre ces deux maux, lequel choisir? peut-on se demander. La seule chose à se révéler de plus en plus clairement au fil du temps est la polarité des deux positions, qui n’est pas, d’ailleurs, sans évoquer une dimension maniaco-dépressive. À ceci près qu’il apparait progressivement que si la pente anorectique pouvait être un moment confondue avec le pôle maniaque, du fait de son caractère tonique et exalté, il apparait finalement aussi qu’elle englobe bien l’ensemble de la problématique du sujet, composante dépressive comprise.

C’était auparavant par sa plainte (hystérique) que Sylvie tentait de s’évader de sa tristesse. Puis l’anorexie (et la forme d’ébriété qu’elle produisait) lui fut un recours bien plus efficace, jusqu’à ce qu’il s’avère qu’elle n’avait pas simplement pour fonction de chasser la dépression, mais qu’elle était bien un mode “d’être au monde” — pour user de la belle formule de Jacques Maitre (2000)Maitre, J. (2000). Anorexies religieuses, anorexie mentale. CERF. — c’est-à-dire une façon, pour Sylvie, de “prendre la vie” (en s’y épuisant, peut-être pour éviter ainsi d’avoir trop à se battre avec elle-même).

Ce constat fit critère pour la fin de la thérapie. Engagée depuis plusieurs années dans la vie professionnelle, engagée également dans une relation affective stable, Sylvie put reconnaître qu’il y avait dans ce “mode d’être” à quoi correspondait pour elle l’anorexie, dans cette façon de “brûler la vie” en y consumant son corps et en y ménageant sans cesse (dans le réel et grâce à la privation de nourriture) une forme de vide, quelque chose d’au-delà de la simple souffrance psychique. Une dimension essentielle, qu’il n’était donc pas possible de faire comme telle disparaître, mais avec laquelle il fallait désormais composer au mieux.

Au-delà de la souffrance dont elle pouvait témoigner, ou qu’elle pouvait à l’occasion tenter de combattre, l’anorexie de Sylvie se révélait en définitive le “mal” absolument nécessaire pour vivre — pour affronter ce que la vie avait pour elle de trop insupportable.

De le reconnaître lui permit d’apaiser sa conduite (lui permit de continuer à “nourrir” l’anorexie, mais dans des proportions jugées acceptables par tout le monde), et d’en faire, en somme, son “mode d’emploi” de vie.

Jouissance “Autre” et corps de jouissance

Récapitulons, avant de conclure. “Que le besoin compte pour rien, et que ce soit là un mode d’emploi pour vivre”: ainsi semble donc pouvoir s’écrire la formule concentrant ce que nous avons indiqué jusqu’à présent à propos de l’anorexie. En se servant de la nourriture comme d’un “reste” pour donner consistance au “rien” (et ainsi présentifier l’objet du désir), l’anorexique prétend s’affranchir du besoin, donner sens à sa vie et offrir un vecteur à ce désir. Ce faisant, elle donne aussi un statut particulier à son corps, avons-nous avancé en y insistant particulièrement. Et ce faisant, elle donne également une fonction propre à sa position féminine, avons-nous ajouté de façon beaucoup plus elliptique.

Pour définir cette dernière, nous avons repris succinctement les indications de Lacan repérant à côté de la jouissance d’organe, classiquement considérée par Freud comme référée au phallus,5 5 Précisons à cette occasion que ce que l’on appelle “phallus” en psychanalyse n’est pas, bien évidemment, l’“organe réel”, mais ce qui vient à la place de l’objet a (de l’objet du désir), ce qui donne à celui-ci une forme de figurabilité, indique au sujet vers quoi orienter son désir, et lui confère ainsi, par une sorte de rétroaction, un sentiment plus ou moins arrêté d’identité, sexuelle et désirante (Lacan, 1958/1966). une jouissance nettement plus mystérieuse (dont témoignent les mystiques, avons-nous noté), qui ne relève donc pas d’un organe, qui a trait au corps dans son ensemble, et dont les sujets “qui l’éprouvent, ne savent rien” et ne peuvent rien en dire (Lacan, 1972-73/1975, pp. 70-71Lacan, J. (1975). Le séminaire. Livre XX. Encore. Seuil. (Travail originel publié en 1972-73).). Cette autre jouissance-là, qui échappe à la nomination et à la localisation, qui se dérobe à toute saisie et envahit le sujet (ce qui a pour résultat d’“objectaliser” ce dernier), cette jouissance-là, ineffable et dont on ne peut guère témoigner que dans un “au-delà du mot”, Lacan, on l’a dit, convient de la nommer “jouissance Autre” (parce que procédant d’une radicale extériorité au sujet). En établissant à partir de là que ce qui lui paraît propre à la “position masculine” est d’être strictement indexée à la seule jouissance phallique, alors que ce qui caractérise la “position féminine” est d’être rapportable autant à la jouissance et à la référence phalliques qu’à cette référence et cette jouissance “Autre”. Insistons: que ce qui caractérise la “position féminine” est d’être indexée et à la jouissance phallique, et à la jouissance Autre.

Une telle “jouissance Autre”, lorsqu’elle n’est pas “équilibrée” par la jouissance phallique, peut influer sur l’économie libidinale du corps dans son entier, comme il est fréquent de l’observer chez certains psychotiques (Maleval, 2000Maleval, J.-C. (2000). La forclusion du Nom-du-Père. Seuil, 2000.). Mais ne peut-elle également, chez ces sujets partagés entre les deux types de jouissance qu’on appelle les femmes, mettre à mal le corps, dès lors que celui-ci est associé à l’opération consistant à faire advenir l’objet du désir?

“L’Autre” de la jouissance anorectique

C’est ce que nous avons commencé à soutenir plus haut, ces dernières précisions nous permettant maintenant de compléter nos propositions de conceptualisation de l’anorexie. Inscrire celle-ci au registre des “cliniques de l’objet” signifie, répétons-le, que nous la supposons reposer sur une logique bien précise. Celle conduisant les sujets qui y émargent à présentifier l’objet de leur désir normalement ineffable en construisant, dans la réalité, un manque d’objet (la nourriture, en l’occurrence) et en cultivant ensuite assidument ce manque. Ce qui n’est ni sans raison ni sans conséquence. En particulier sur le corps lui-même. Si celui des sujets participant de cette logique en est affecté, c’est parce que — pouvons-nous prétendre à présent — ceux-ci occupent nécessairement une position féminine, la “jouissance Autre” à laquelle ils souscrivent pour une part étant directement embrasée par une telle présentification de l’objet, et venant alors consumer son support ordinaire, le corps.

Si, en d’autres termes, l’anorexie est bien à considérer comme une “clinique de l’objet”, et si elle consiste bien à faire advenir cet objet sous la forme du rien, c’est parce qu’ainsi l’anorexique trouve une issue à la jouissance (non “phallicisée”) qui envahit son corps dans son entier, et qu’elle arrive — précisément en mettant à mal ce corps, en le soumettant — à contenir cette jouissance et, ce faisant, à la supporter.

Ainsi peut-on avancer qu’au-delà du syndrome, des traits, ou des épisodes anorectiques, susceptibles de se retrouver dans nombre de structures cliniques (dont l’hystérie), il est certainement judicieux de reconnaître une anorexie “vraie”, “pure” ou “essentielle”, non réductible à ces différentes structures; caractérisée par l’advenue de l’“objet a” sous les auspices du “rien”; spécifiée tant par la dévolution du corps que par la tentative de soustraction du corps à une “jouissance Autre”, aussi débridée que mortifère; et, pour finir, étroitement liée de ce fait même à la position féminine.

Une anorexie mettant particulièrement en lumière, en outre — ajoutons-le enfin — la fonction même du corps. Que l’on admette en effet, pour reprendre une fois encore une formulation de Lacan, que “le corps, c’est l’Autre” — entendant par là que le corps est ce qui remplit au plus près la fonction de l’altérité, c’est-à-dire ce qui permet entre autres à un sujet de se construire comme tel (Abelhauser, 2009Abelhauser, A. (2009). Le corps est l’âme, dans Gaspard (J-L.) et Doucet (C.). In Pratiques et usages du corps dans notre modernité (pp. 47-56). Érès.) — et l’on admettra aussi que l’anorexie se situe certainement parmi les situations cliniques qui l’établissent le plus clairement.

Ce dont elle témoigne en effet est que l’envahissement du corps par une jouissance non régulée met en péril cette fonction d’altérité qu’il remplit d’ordinaire. Et que, parmi d’autres “stratégies” (dont celles relevant du passage à l’acte mutilatoire), celle de l’anorexique consiste à tenter de redonner au corps ce statut d’Autre en le mettant à mal, en l’éprouvant, en le dépouillant — ce qui s’avère équilibrer d’autant la présentification de l’objet, insupportable sinon.

Aussi bien n’est-ce pas de n’importe quel “Autre” dont il s’agit en définitive là. S’il fallait le spécifier à partir de ce qui a été énoncé jusqu’à présent, ce serait, dans l’anorexie, l’Autre de la jouissance du manque. Une jouissance du manque à laquelle l’anorexique s’apprivoise, d’abord, puis qui l’envahit, ensuite, et qu’elle ne peut guère apaiser, finalement, qu’en refaisant du corps son “partenaire-symptôme” (Miller, 1998Miller, J.-A. (1998). Le symptôme: savoir, sens et réel. In Miller, J.-A., Le symptôme-charlatan, (pp. 53-60). Seuil.), à nouveau apuré, par son émaciation, de cet encombrement importun de jouissance.

Une jouissance du manque qui constitue donc bien l’anorexie comme tout autre chose qu’une “pathologie de la carence” ou qu’un “trouble de l’image du corps”: plutôt comme la poignante démonstration de ce que le désir et la jouissance, lorsqu’ils débordent absolument le sujet, peuvent alors condamner celui-ci à devoir trouver une “solution” à ce débordement — quand bien même cette dernière ne consisterait-elle qu’en une forme de consomption.

  • 1
    Pro-ana: mouvement regroupant depuis le début des années 2000 des femmes anorectiques développant leurs propos essentiellement sur internet, entre autres sous forme de journaux intimes “à Ana”, et y diffusant des photos de nudités souvent choquantes par les maigreurs cadavériques exposées (ce qui a d’ailleurs conduit à la fermeture de certains sites).
  • 2
    Un tiers au moins des aménorrhées liées aux anorexies mentales apparaissent avant les restrictions alimentaires normalement susceptibles de les induire (Corcos, 2005Corcos, M. (2005). D’un corps l’autre: l’aménorrhée dans les troubles des conduites alimentaires. Champ psy, 40(4), 135-143.).
  • 3
    Il n’est d’ailleurs pas inutile de rappeler que c’est avant tout avec l’hystérie que les affinités de l’anorexie furent tout d’abord soulignées, entre autres par Lasègue (1873)Lasègue, C. (1873). De l’anorexie hystérique. Archives générales de médecine, XXI, 385-403, avril. et Charcot (1885/1923)Charcot, J-M. (1923). Œuvres complètes, tome III, leçon du 6 février 1885. In De l’isolement dans le traitement de l’hystérie. Delahaye. (Travail originel publié en 1885)..
  • 4
    Lacan, on le sait, distingue la jouissance qu’il appelle “phallique” et qu’il considère comme une jouissance d’organe, caractéristique de la position masculine, de celle qu’il nomme “jouissance Autre” et qu’il considère comme une jouissance “délocalisée”, parce qu’impliquant le corps dans son entier. C’est d’émarger à la fois à l’une et à l’autre de ces jouissances que se spécifie, soutient-il, la position féminine, dont on peut saisir un point d’extrême à travers le mysticisme — lequel n’est pas sans rapport, justement, avec l’anorexie (Lacan, 1972-73/1975Lacan, J. (1975). Le séminaire. Livre XX. Encore. Seuil. (Travail originel publié en 1972-73).).
  • 5
    Précisons à cette occasion que ce que l’on appelle “phallus” en psychanalyse n’est pas, bien évidemment, l’“organe réel”, mais ce qui vient à la place de l’objet a (de l’objet du désir), ce qui donne à celui-ci une forme de figurabilité, indique au sujet vers quoi orienter son désir, et lui confère ainsi, par une sorte de rétroaction, un sentiment plus ou moins arrêté d’identité, sexuelle et désirante (Lacan, 1958/1966Lacan, J. (1966). La signification du phallus. In Écrits (pp. 685-695). Seuil. (Travail originel publié en 1958).).

Referências

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Publication Dates

  • Publication in this collection
    09 Oct 2023
  • Date of issue
    2023

History

  • Received
    31 May 2022
  • Accepted
    27 Nov 2022
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