Abstracts
Jamais Blanchot n'a écrit autant de critiques littéraires que pendant les années de guerre. Or ces textes, pour la plupart, restaient inconnus du public. Ils sont désormais accessibles sous le titre Chroniques littéraires du Journal des débats, 1941-1944 (Paris: Gallimard, 2007). On y trouve des pages sur Dante, Rabelais, Descartes, Montesquieu, Blake, Hoffmann, Jarry ou Joyce: autant d'auteurs sur lesquels Blanchot, ensuite, n'écrira plus. On y voit revenir quelques idoles: Giraudoux, Mallarmé, Valéry, les surréalistes français et les romantiques allemands. La critique de Blanchot n'est pas une critique universitaire. C'est d'abord une critique de jugement, qui ouvre la voie à une critique d'interprétation. C'est aussi une critique d'écrivain, qui se tient au plus près de l'acte de création. Et ce sont déjà les théories que Blanchot développera parfois bien plus tard, de La Part du feu à L'Entretien infini, qui se trouvent esquissées. Non sans contradictions ni pas de côté, et dans la certitude fiévreuse d'une oeuvre qui commence.
Maurice Blanchot; chroniques littéraires; critique littéraire
At no other stage in his career did Blanchot write as much literary criticism as during the Occupation. Most of the articles and reviews published during those years are little known. They are now available as Chroniques littéraires du Journal des débats 1941-1944 [Literary Essays from the Journal des débats 1941-44] (Gallimard, 2007). The collection includes articles on Dante, Rabelais, Descartes, Montesquieu, William Blake, E.T.A. Hoffmann, Jarry, and Joyce, a host of authors to whom Blanchot in later years would never return. Various iconic figures recur: Giraudoux, Mallarmé, Valéry, the French Surrealists, the German Romantics. Blanchot's criticism is not academic criticism. It is in the first instance evaluative, opening onto a mode of criticism that is primarily interpretative. It is also the criticism of someone who is himself a writer, seeking to remain as close as possible to the act of creation itself. And the theories sketched out in these articles, admittedly not without contradictions or false starts, but in the febrile certainty of a life's work already beginning, are those Blanchot goes on to develop sometimes only later, from The Work of Fire (1949) to The Infinite Conversation (1969).
Maurice Blanchot; literary criticism; literary essays
Nunca Blanchot escreveu tanta crítica literária quanto nos anos da Segunda Guerra. Ora tais textos, em sua maioria, permaneciam desconhecidos do público. Agora estão accessíveis sob o título Chroniques littéraires du Journal des débats, 1941-1944 (Paris: Gallimard, 2007). Encontramos aí páginas sobre Dante, Rabelais, Descartes, Montesquieu, Blake, Hoffmann, Jarry ou Joyce: autores sobre os quais Blanchot, depois, não mais escreverá. Surgem outros ídolos: Giraudoux, Mallarmé, Valéry, os surrealistas franceses e os românticos alemães. A crítica de Blanchot não é uma crítica universitária. É, antes, uma crítica de juízo, que abre caminho para uma crítica de interpretação. É também uma crítica de escritor, que se mantém bem próxima do ato de criação. E já são as teorias que Blanchot vai desenvolver, por vezes muito mais tarde, de La Part du feu a L'Entrétien infini, que se acham aí esboçadas. Não sem contradições ou desvios, e na certeza febril de uma obra que começa.
Maurice Blanchot; crônicas literárias; crítica literária
Maurice Blanchot: de la chronique à la théorisation
Christophe Bident*
RÉSUMÉ
Jamais Blanchot n'a écrit autant de critiques littéraires que pendant les années de guerre. Or ces textes, pour la plupart, restaient inconnus du public. Ils sont désormais accessibles sous le titre Chroniques littéraires du Journal des débats, 1941-1944 (Paris: Gallimard, 2007). On y trouve des pages sur Dante, Rabelais, Descartes, Montesquieu, Blake, Hoffmann, Jarry ou Joyce: autant d'auteurs sur lesquels Blanchot, ensuite, n'écrira plus. On y voit revenir quelques idoles: Giraudoux, Mallarmé, Valéry, les surréalistes français et les romantiques allemands. La critique de Blanchot n'est pas une critique universitaire. C'est d'abord une critique de jugement, qui ouvre la voie à une critique d'interprétation. C'est aussi une critique d'écrivain, qui se tient au plus près de l'acte de création. Et ce sont déjà les théories que Blanchot développera parfois bien plus tard, de La Part du feu à L'Entretien infini, qui se trouvent esquissées. Non sans contradictions ni pas de côté, et dans la certitude fiévreuse d'une oeuvre qui commence.
Mots-clés: Maurice Blanchot; chroniques littéraires; critique littéraire.
ABSTRACT
At no other stage in his career did Blanchot write as much literary criticism as during the Occupation. Most of the articles and reviews published during those years are little known. They are now available as Chroniques littéraires du Journal des débats 1941-1944 [Literary Essays from the Journal des débats 1941-44] (Gallimard, 2007). The collection includes articles on Dante, Rabelais, Descartes, Montesquieu, William Blake, E.T.A. Hoffmann, Jarry, and Joyce, a host of authors to whom Blanchot in later years would never return. Various iconic figures recur: Giraudoux, Mallarmé, Valéry, the French Surrealists, the German Romantics. Blanchot's criticism is not academic criticism. It is in the first instance evaluative, opening onto a mode of criticism that is primarily interpretative. It is also the criticism of someone who is himself a writer, seeking to remain as close as possible to the act of creation itself. And the theories sketched out in these articles, admittedly not without contradictions or false starts, but in the febrile certainty of a life's work already beginning, are those Blanchot goes on to develop sometimes only later, from The Work of Fire (1949) to The Infinite Conversation (1969).
Key words: Maurice Blanchot; literary criticism; literary essays.
RESUMO
Nunca Blanchot escreveu tanta crítica literária quanto nos anos da Segunda Guerra. Ora tais textos, em sua maioria, permaneciam desconhecidos do público. Agora estão accessíveis sob o título Chroniques littéraires du Journal des débats, 1941-1944 (Paris: Gallimard, 2007). Encontramos aí páginas sobre Dante, Rabelais, Descartes, Montesquieu, Blake, Hoffmann, Jarry ou Joyce: autores sobre os quais Blanchot, depois, não mais escreverá. Surgem outros ídolos: Giraudoux, Mallarmé, Valéry, os surrealistas franceses e os românticos alemães. A crítica de Blanchot não é uma crítica universitária. É, antes, uma crítica de juízo, que abre caminho para uma crítica de interpretação. É também uma crítica de escritor, que se mantém bem próxima do ato de criação. E já são as teorias que Blanchot vai desenvolver, por vezes muito mais tarde, de La Part du feu a L'Entrétien infini, que se acham aí esboçadas. Não sem contradições ou desvios, e na certeza febril de uma obra que começa.
Palavras-chave: Maurice Blanchot; crônicas literárias; crítica literária.
On mesure aujourd'hui l'énorme influence qu'aura exercée et qu'exerce encore la critique littéraire de Maurice Blanchot, en France et au-delà. Tour à tour encensée et décriée, le plus souvent respectée, cette influence déborde de ses propres cadres. La critique littéraire de Blanchot doit beaucoup à la littérature écrite par Blanchot lui-même, romans et récits, ainsi qu'à la philosophie, notamment la phénoménologie allemande. Et si elle joue un rôle déterminant dans l'évolution de la critique littéraire au vingtième siècle, elle se révèle décisive pour certains écrivains, certains artistes et la plupart des philosophes relevant de ce que l'on a pu baptiser aux États-Unis la French theory. La critique reste aujourd'hui la part la plus connue de l'uvre de Blanchot. Né en 1907 et mort en 2003, celui-ci publie ses principaux livres de critique entre 1949 et 1971. Il accompagne ainsi les conquêtes d'une pensée que l'on a cru pouvoir aussi nommer "moderne", sans que pourtant lui-même fasse un usage direct des découvertes des sciences humaines qui sont au cur des recherches de Bataille, Foucault ou Derrida.
La critique de Blanchot n'est pas une critique universitaire. C'est une critique d'écrivain, qui se tient au plus près de l'acte de création. C'est aussi une critique de journaliste, une critique de chroniqueur. La reconnaissance des livres critiques majeurs, La Part du feu,
Il faut donc à la fois rappeler: que cette critique est une critique d'écrivain; qu'elle est une critique de chroniqueur; et qu'elle n'est devenue une critique de théoricien que dans la mesure, doublement paradoxale, où elle a été une critique d'écrivain et de chroniqueur. Pour comprendre comment une telle parole a pu conquérir nombre de lecteurs, et non des moindres, il importe aussi de relire les textes critiques de Blanchot dans leur première version, celle de la revue. C'est toute la vie de la littérature, de la critique, de l'écriture qui s'y déploie. Cela donne la mesure de la richesse d'une époque, à l'heure où nous ne comptons plus nos désenchantements.
C'est une impression comparable que peut donner la lecture des douze volumes des uvres complètes de Georges Bataille chez Gallimard. Après avoir refusé de telles uvres complètes pour Maurice Blanchot lui-même (un projet avait été déposé en l'an 2000 et défendu en vain par Monique Antelme et Jacques Derrida), les mêmes éditions ont accepté de publier un volume d'articles écrits par Blanchot dans les années quarante. J'ai rassemblé ces textes, qui ont paru en octobre 2007 sous le titre Chroniques littéraires du Journal des débats, 1941-1944.
Entre avril 1941 et août 1944, Maurice Blanchot publie 173 articles de critique littéraire dans le Journal des débats. Replié à Clermont-Ferrand depuis le 15 juin 1940 et dès lors soutenu financièrement par Vichy, le célèbre quotidien, né en 1789, disparaît le 18 août 1944, au lendemain du dernier article de Blanchot. Celui-ci semble y avoir connu une liberté d'intervention à la fois restreinte et sans égale.
À quelques exceptions près, ces articles paraissent dans le cadre d'une "chronique de la vie intellectuelle", à un rythme hebdomadaire. En décembre 1943, à l'initiative de Dionys Mascolo, les éditions Gallimard en publient une sélection sous le titre Faux Pas;
Après avoir suivi des études littéraires et philosophiques, soutenu un mémoire en Sorbonne mais renoncé à une carrière universitaire, Blanchot avait mené dans les années trente une activité inlassable de journaliste politique, pour des journaux de droite et d'extrême-droite. Il lui était arrivé de publier quelques articles de critique, et notamment d'assurer une première chronique littéraire en 1937 dans l'hebdomadaire L'Insurgé. Mais jamais il n'a écrit autant de critiques littéraires que pendant les années de guerre. Entre avril 1941 et août 1944, chaque semaine, un article recense un ou plusieurs livres récemment parus: romans, poèmes, essais donnent lieu à une réflexion singulière, toujours plus sûre de sa propre rhétorique, livrée davantage à l'écho de l'impossible ou aux sirènes de la disparition. Une critique de jugement ouvre la voie à une critique d'interprétation. Entre les circonstances de la guerre, ce qu'elles rendent possible ou impénétrable, et les fondements de l'acte littéraire, variables au gré des références classiques ou modernes qu'il emprunte, ce sont aussi les théories que Blanchot développera parfois bien plus tard, de La Part du feu à L'Entretien infi ni et même à L'Écriture du désastre,
Le répertoire est large. Il va des romans bucoliques contemporains aux anthologies de poèmes classiques, des essais critiques ou historiques nouveaux aux proses épistolaires des siècles passés, des auteurs collaborationnistes aux poètes communistes et surréalistes. Certains articles portent sur un seul auteur, d'autres sur plusieurs et dans ce cas, toujours avec un sens de la hiérarchie, de la distinction. C'est une chronique, dans ce qu'elle peut avoir de plus large. Les choix varient beaucoup d'une semaine à l'autre: le plus souvent, on change de siècle, de genre, de forme. Toute une stratégie et toute une dramatique d'auteur se mettent en place. Blanchot résume intégralement les intrigues romanesques sans souci de ménager le suspense pour le lecteur. Son objectif est de situer, d'historiciser, de décrire les enjeux, de mesurer l'écart entre les intentions et les effets, de distribuer les bons et les mauvais points. L'article part souvent de quelques constatations simples mais qui, enchaînées les unes aux autres, produisent une impression saisissante ou contradictoire: il met ainsi en évidence la singularité des projets littéraires qu'il rapporte. À mesure de l'article, mais aussi à mesure des années, la phrase de Blanchot devient de plus en plus complexe (indice indiscutable: j'ai dû ressaisir tous ces textes à l'ordinateur, et le correcteur du logiciel soulignait de plus en plus fréquemment ces phrases en vert!). L'écriture compose alors savoureusement avec une plume de journaliste affûtée, son sens de l'ironie et de la chute, et une plume d'écrivain, soucieux des grands projets romantiques, symbolistes et surréalistes. Elle déploie un art permanent du paradoxe, ce qu'elle nomme dans un article sur Colette une "voluptueuse contradiction".
Dans l'histoire littéraire, Duranty a joué un rôle qui suffirait à le sauver de l'oubli. Malheureusement, ses vues de théoricien n'ont eu pour résultat que de l'associer à des écrivains plus médiocres que lui et de le rendre solidaire d'un genre dont le discrédit n'a cessé de grandir avec le succès. Il est en effet l'un des fondateurs du réalisme romanesque. On sait que vers 1850 de nouveaux écrivains, entraînés par le besoin irrésistible d'être autres que leurs prédécesseurs, découvrent que le roman a été perverti par un excès d'invention et cherchent à le libérer du fantastique. Ce souci montre au moins qu'à cette époque, on ne se trompait pas sur le sens de l'uvre balzacienne et que Balzac, par son extraordinaire pouvoir de création abstraite, semblait avoir livré le roman à la bizarrerie de l'imaginaire. Les écrivains de 1850 ne veulent plus faire concurrence à l'état civil, en formant des êtres d'imagination capables de passer pour vivants. Ils ne rivalisent pas avec le réel, ils l'imitent et le copient, ils prétendent tout lui emprunter. Leur volonté - peut-être aussi leur secrète justification - serait de n'être rien eux-mêmes et de n'avoir d'existence que comme reflet de tout le monde. Ils se font une naïve gloire, et une règle, de leur impuissance.
Le roman que Colette vient de publier (
Julie de Carneilhan
, aux éditions Fayard) fait songer à un livre dont l'auteur n'aurait eu qu'un dessein: réduire son art à ses seuls éléments efficaces. C'est une sorte d'examen de conscience, et tout véritable écrivain éprouve le besoin de subir cette épreuve au moins une fois dans sa vie. Au lieu d'écrire une uvre qui soit une somme, d'exprimer la complexité de ses dons, la richesse de son pouvoir créateur, tout ce qu'il y a en lui de moyens qu'il connaît mal, il entend faire naître un ouvrage dont il soit entièrement responsable et par rapport auquel il ne puisse être que coupable ou suspect et jamais innocent. Il entend aussi chercher tout ce qui est superflu dans son art, les beautés qui l'ornent mais peuvent y être sacrifiées sans qu'il souffre, les formes, non pas lisses, mais diversement brisées qui permettent la parure d'une lumière infiniment réfléchie, en un mot ce qui le rend visible et le laisse paraître hors de lui-même. Ces grâces extérieures, il les rature; il lutte contre les tendances qui jusqu'alors lui paraissaient essentielles; il poursuit avec un bistouri sévère les organes dont il peut se passer, se mutilant non seulement comme les statues antiques qui ne sont complètes que lorsqu'il leur manque un bras, mais se rapprochant dangereusement du cur qu'il vise sans vouloir l'atteindre.
"C'est l'un des caractères de l'ironie de jouer avec ce que l'on aime pour le défendre contre les regards ennemis", déclare ailleurs Blanchot, à propos d'Hoffmann et de Tieck.
Que celles qui deviendront les références majeures de Maurice Blanchot, et après lui de bon nombre de critiques, à commencer par Barthes ou par Sollers, ne soient pas encore mises en place, que non seulement elles ne soient pas encore en place mais qu'elles se disputent le terrain dans des atermoiements infinis et des circonlocutions tortueuses, c'est ce qu'un paragraphe comme le suivant, tiré de l'article "Histoire de fantôme", montre exemplairement:
Il n'y a pas à revenir, dans ces brèves notes, sur le rôle joué dans l'art moderne par la recherche de ce que Goethe et le romantisme allemand ont appelé le "côté nocturne" de l'âme. Chacun garde le souvenir de ces uvres qui ont traversé notre temps et qui, même échappées au système de nos admirations, conservent le pouvoir d'agir sur nous, comme des astres noirs, invisibles, détruits et cependant capables de nouvelles chutes. Mais il faut remarquer que ce souci de saisir l'homme dans la série vertigineuse de ses glissades et de ses faux pas, cette enquête qui a conduit l'art à substituer à un monde clair un monde sans perspective ni couleur, cette passion de ce qui ne peut être ni vu ni connu s'est accompagnée aussi d'un dédain de l'uvre comme telle et, après avoir pulvérisé le jour et la lumière, a tenté également de réduire en poudre l'équilibre et la forme de la fiction destinée à recevoir les débris de la nature visible. Était-ce une conséquence nécessaire? Était-il fatal que la peinture d'un monde écrasé, soumis à l'action d'un Destin aveugle et inconnaissable, entraînât la mise en miettes de l'uvre où cette peinture devait se réaliser? C'est ce qui demanderait une trop longue recherche pour que nous puissions nous y arrêter maintenant; du moins est-il sûr, comme l'a fait justement remarquer André Malraux, que ce qui sépare William Faulkner d'Edgar Poe ou d'Hoffmann, ce n'est pas l'obsession des forces nocturnes, l'appétit terrorisé des ombres où s'incarne l'absurde, ni même le caractère des visions qui représentent ces valeurs, c'est le souci de l'uvre d'art, du récit qui tend, chez l'auteur des
Contes extraordinaires
, à une existence objective, complète et parfaite, et dont le romancier de
Tandis que j'agonise
et de
Sanctuaire
rejette (d'ailleurs incomplètement) la servitude.
D'un côté Edgar Poe et Hoffmann, de l'autre Faulkner? D'un côté "le souci de l'uvre d'art", de l'autre son rejet? On voit bien que Blanchot, d'un même geste, cherche à établir des paradigmes, des critères distinctifs, et peine à les tracer, à les définir, puisque l'assertion d'une certitude ("du moins est-il sûr"), d'une certitude plutôt dogmatique, qui emprunte son autorité à celle de Malraux, se trouve remise en cause à la fin de la même phrase, dans une parenthèse ("d'ailleurs incomplètement") qui marque un sursaut de lucidité et renforce l'incertitude aveuglante. Les exemples n'ont avancé à rien: on en revient donc à la précaution inaugurale: "c'est ce qui demanderait une trop longue recherche pour que nous puissions nous y arrêter maintenant". Cette "trop longue recherche", ce sera justement toute la recherche des années à venir, ce sera la ligne fondamentale de la recherche critique de Blanchot.
Globalement, et pour le dire trop rapidement et un peu grossièrement, on assiste donc dans tous ces articles à une lutte contrainte, à la fois par des pressions extérieures et intérieures, entre deux représentations de la culture et de la littérature. L'une se fonde sur des valeurs d'ordre, de vérité et de clarté, l'autre sur des principes de mélanges et de paradoxes. Cette lutte, on la trouve aussi, à leur manière, chez des auteurs sur lesquels Blanchot revient alors souvent, des aînés, des modèles sur lesquels il reviendra bien peu par la suite: Valéry et Giraudoux.
Un mot peut servir de repère à la lecture chronologique de ces textes et à l'évolution des positions prises par Blanchot. C'est un mot dont le choix et le retour étonneront ceux qui ne connaissent que le Blanchot d'après-guerre, et dont l'usage ne put qu'étonner tout autant ceux qui, alors, ne connaissaient que le Blanchot d'avant-guerre. Ce mot, c'est l'orgueil. D'entrée de jeu, le nombre d'occurrences est élevé, et il ne faiblit pas vraiment: 21 dans les textes de 1941, 13 en 1942 et 12 en 1943, ce qui est moins important, mais 11 à nouveau dans les chroniques de 1944, plus courtes et moins nombreuses. Blanchot parle par exemple, en 1941, de la "souveraineté orgueilleuse" de Descartes: il décrit son visage par "l'orgueilleuse force de son attention"; il voit dans le cogito (dont on rappellera la reprise critique dans le roman que Blanchot publie la même année, Thomas l'obscur
Quoi! diront quelques-uns, consacrer tant de pages aux hasards de la jeunesse chez un écrivain qui vient à peine de la quitter, rappeler minutieusement les écrits d'un enfant de neuf ans, alors que le lecteur est déjà suffisamment sollicité par les ouvrages de l'homme fait, tourner toute l'attention vers une vie qui débute comme si l'uvre qui a suivi rendait tout important, même ce qui n'en suppose en rien l'existence, voilà une tâche assez vaine, ingrate et désagréable. Cela peut se dire en effet. Il n'y a que trop de tendances, chez ceux qui lisent, à lire un auteur parce qu'ils connaissent quelques détails de sa vie et parce que cette vie leur plaît. On se souvient à peine de l'uvre. Elle n'est qu'un prétexte et elle s'évanouit quand elle a livré les quelques épisodes autobiographiques qu'on en attendait. L'art le plus étranger aux confidences devient un moyen de rêver à son auteur.
On connaît pourtant la pensée complexe de Blanchot à l'égard des rapports entre la vie et l'uvre. S'il se situe du côté de Mallarmé ou de Proust contre Sainte-Beuve, l'importance accordée avec Bataille à "l'expérience intérieure" (ou comme Kandinsky à "la nécessité intérieure") l'empêchera toujours de récuser systématiquement la part de la vie dans l'uvre; au contraire, aussi bien dans ses textes critiques que dans ses récits, il ne cessera de forcer à penser la complexité de ces rapports. On pense par exemple aux uvres qu'il commente dans L'Espace littéraire: moins les poèmes de Mallarmé que sa correspondance, moins ceux de Rilke que Les Carnets de Malte Laurids Brigge, moins les romans ou les nouvelles de Kafka que son Journal. Cette importance de la vie dans l'uvre, il lui importera toujours d'en saisir le mode: ici, ce mode a nom orgueil. C'est ainsi que quelques lignes plus loin, il récuse partiellement le premier reproche énoncé à l'égard de l'étude de Faure-Biguet: "Faure-Biguet, s'il n'a pu échapper à tous les périls de son sujet, a eu le mérite de préciser pourquoi il s'y exposait. L'histoire qui importe chez un artiste n'est pas l'histoire de sa vie mais celle de son orgueil."
Ces questions sur l'artiste importent à l'art parce qu'elles suivent l'une des voies de la création. On ne peut faire grief à Faure-Biguet de les avoir esquissées à propos d'un écrivain qui a donné sans cesse le spectacle d'une âme troublée par les ambitions de son orgueil.
Montherlant, écrit-il, a toujours affirmé cette vérité fondamentale que l'écrivain ne doit avoir qu'un souci: exprimer en entier sa part nécessaire, tout subordonner à cette expression et au besoin tout lui sacrifier. Il n'y a là, si l'on veut, qu'une remarque d'évidence, mais, comme il le note tranquillement lui-même après Goethe, "il ne s'agit pas de dire des choses nouvelles, il s'agit de redire ce qui a été dit déjà". Il y a donc intérêt à répéter aujourd'hui qu'un écrivain digne de ce nom n'a pas, à proprement parler, à tenir compte du public, qu'il lui suffit d'être loyal avec lui-même, que cette loyauté consiste d'abord à se concentrer dans son uvre, à être fidèle à cette uvre nécessaire, celle qu'aucun autre que lui ne peut écrire et dont il dépend par une fatalité intérieure; ensuite que cette loyauté doit le conduire à écarter toutes les questions qui ne constituent pas sa part essentielle et, en tout cas, à ne pas exprimer sur ces questions un avis péremptoire et décisif. En compensation, le public doit laisser l'écrivain agir selon ses voies particulières, lui abandonnant la charge de son destin et ne le jugeant que sur son uvre dernière.
Montherlant ajoute justement que ces remarques valent pour un temps normal, mais qu'en un temps où les circonstances semblent imposer à tous un service supplémentaire, l'écrivain a le devoir de ne s'y associer que comme un homme qui met le sac au dos quand le tocsin sonne en sachant que sa destinée est ailleurs. "Que le public se souvienne, écrit-il, qu'un grand écrivain sert sa patrie par son uvre plus et bien plus que par l'action à laquelle il peut se mêler et que ce n'est pas un calcul raisonnable que de demander à un homme de travailler dans les sables mouvants, quand il n'y a qu'à le laisser faire et il travaillera dans l'airain." Il est entendu naturellement que les écrivains pour lesquels les écrits politiques constituent la part essentielle sont fondés à défendre cette part, mais aux autres, on ne peut que rappeler cette parole de Goethe à Fritz Von Müller: "Qui veut faire quelque chose pour le monde ne doit pas frayer avec lui", ou cette réflexion à Eckermann: "Celui qui aujourd'hui ne se retire pas entièrement de ce bruit et ne se fait pas violence pour rester isolé est perdu".
Il est certainement nécessaire de mettre en valeur ces paroles, d'en protéger âprement le sens et la vertu. On parle souvent de l'art, du public, de l'importance qu'il y a pour le créateur à se rapprocher de celui pour lequel il crée. Il faut dire que cela ne signifie exactement rien, sinon l'extraordinaire médiocrité des personnes qui agitent sans les connaître ces graves problèmes. On ne peut absolument rien dire, rien demander du dehors au créateur. Ses voies sont inconnues. C'est souvent par un effort extrême d'inhumanité, par une recherche jalouse de ce qu'il y a de dissemblable en lui, par une volonté démentielle d'orgueil et de solitude, qu'il met au jour la part excellente d'humanité dont le trésor est inestimable. Tout ce qui peut le détourner de sa nature, de son indifférence, de son moi prodigieusement étranger à tout le reste, tout ce qui, sous quelque prétexte que ce soit, service social, national, désir de dévouement, acte de sympathie, l'entraîne hors de son île intime et inabordable pour lui donner quelque souci d'actualité ou quelque pensée du public, lui fait une blessure dont il peut fort bien ne pas guérir. Cela a été vrai en tous les temps et de tous les créateurs. Les meilleures intentions pour conseiller l'artiste sont ridicules ou détestables. Il faut à chaque instant, quand on pense à ces questions, se rappeler l'anecdote de Filippo Lippi, car elle contient tout ce qu'on en peut dire. "Le peintre Filippo Lippi, dit Montherlant, travaillant chez les Médicis, on devait l'enfermer tant il aimait la vie; mais il s'échappait par la fenêtre. À la fin, Côme dit: 'Qu'on lui laisse la porte ouverte. Les hommes de talent sont des essences célestes. Il ne faut en rien les contraindre.'"
Et que l'association syntagmatique de l'orgueil et de la solitude ("une volonté démentielle d'orgueil et de solitude") fait du premier le métonyme de la seconde, dont on sait la place "essentielle" qu'elle occupera en tête de la première chronique donnée à la NNRF en 1953, reprise comme chapitre d'introduction à L'Espace littéraire deux ans plus tard. L'orgueil ouvre ainsi la voie à la notion de solitude. C'est pour l'artiste un mode de vie, de survivance et, déjà, de demourance, pour reprendre le beau terme qu'utilisera Jacques Derrida dans Demeure, le livre où il commente L'Instant de ma mort.
On retrouve ces difficultés, cristallisées, dans le texte sur Drieu la Rochelle de janvier 1942. La critique adressée à Drieu tient justement à cette conceptualisation singulière de l'orgueil. Blanchot reproche à Drieu d'instrumentaliser le symbolisme au profit des forces politiques fascistes dont Drieu fait l'éloge:
On comprend que Drieu La Rochelle retrouve dans le symbolisme les exigences qui lui sont essentielles et montre que le vrai, le profond romantisme n'a commencé dans notre pays qu'au moment où Gérard de Nerval, Mallarmé, Rimbaud, Lautréamont, couvrant de leur silence les vains cris de poètes faussement révoltés, ont posé, sous la forme la plus redoutable, les questions qui les mettaient directement en rapport avec l'absolu. Mais si les pages si importantes où il reconnaît dans les grands symbolistes français les sourciers d'une spiritualité authentique, préparent la conclusion de son livre, on peut dire aussi qu'elles la rendent problématique en supposant une facile collaboration entre le symbolisme, conçu comme restauration de l'âme, et les puissances politiques modernes, conçues comme restauration du corps. Le symbolisme ou, si l'on veut, le souci spirituel qu'il traduit, a, parmi toutes ses défaillances et ses incohérences, pour principal caractère d'exprimer une exigence totale, de prétendre prendre sur soi tous les possibles, de ne rien souffrir que le monde qu'il déchire et l'éclair par lequel il le déchire. S'il est une concession qu'il ne puisse accepter, c'est qu'on lui fasse sa part. Il porte orgueilleusement comme sa justification essentielle sa propre impossibilité, et il repousse insolemment tous les jeux de mots qui, sous prétexte que son ambition est totalité, cherchent à le grouper, avec d'autres conceptions non moins totalement exigeantes, dans une harmonie de volontés opposées.
Les peuples meurtris qui ne peuvent exprimer les sentiments qui les agitent se rejettent dans la lecture. Ils cherchent notamment dans les livres, même difficiles, une explication de ce qu'ils sont. Ils se tournent avec passion vers des problèmes dont ils n'avaient aucune idée. Ils pensent ainsi mesurer les petitesses de leur temps, et ils défendent comme ils peuvent leur honneur intellectuel. Il y a plus d'orgueil désespéré que de désir de divertissement dans une pareille attitude. Il s'agit d'abolir la durée en considérant les choses humaines dans des témoignages qui ne s'effacent pas.
Est-ce à dire que la fameuse notion de neutre trouve ici sa raison, je ne franchirai évidemment pas ce cap. Pourtant, à défaut d'y trouver sa raison, le neutre y trouve bien sa conception. À cet égard, les chroniques des années quarante fournissent des découvertes archéologiques de première importance. C'est dans les formulations empruntées et contradictoires de Blanchot à l'égard de Mallarmé ou de Kafka, du rapport de Mallarmé et de Kafka à l'histoire, que naît un mode de considération du neutre qui, s'il existe déjà chez eux, sous la forme de l'impersonnel ou de l'anonyme, du grand On ou du grand Il, s'il existe aussi déjà à sa manière chez Kandinsky ou chez Klee, que Blanchot ne cite pas, sert ici de force d'opposition à la brutalité totalitaire de l'histoire. C'est évidemment très délicat, dans ce contexte, à prononcer. Mais c'est ce dont attestera Blanchot plus tard dans l'un des premiers fragments du Pas au-delà.
et nous voici devant un autre mode qui n'est plus celui de l'effusion, ni celui de l'accusation morale, mais celui de la dépersonnalisation, le mode neutre par excellence, le On ("On n'en peut plus, on en a assez, on est épuisé et rien ne change.").
Blanchot commente:
Le jeune poète s'est mesuré avec l'ambition d'écrire: il a fait l'épreuve de sa lâcheté, de sa paresse; il se sent vide; et c'est comme un homme qui ne se retrouve que dans la banalité commune, dans l'affreuse vulgarité de la foule, qu'il vit désormais avec l'horreur de lui-même.
On pense à la scène inaugurale du Très-Haut,
Recebido em 25/01/2008
Aprovado em 30/03/2008
- *6 BLANCHOT, Maurice. Chroniques littéraires du Journal des débats, 1941-1944. Paris: Gallimard, 2007.)
Publication Dates
-
Publication in this collection
25 Aug 2008 -
Date of issue
June 2008
History
-
Accepted
30 Mar 2008 -
Received
25 Jan 2008