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Portraits avec visage absent: Aminadab (1942) de Maurice Blanchot

Abstracts

Aminadab, le deuxième roman publié par Blanchot, en 1942, relate l'errance de Thomas dans un hôtel labyrinthique. On y observe un leitmotiv: des descriptions de portraits dont les visages sont systématiquement effacés ou brouillés. Ce dispositif met un place une double loi spatiale et temporelle de neutralisation qui informe le parcours du personnage et le plonge dans une quête interprétative à la fois déceptive et libératrice: il n'y a rien à découvrir, si ce n'est ce rien, par-delà la négativité.

visage; ressemblance; neutralisation; interprétation; labyrinthe; espace; temps


Aminabad, segundo romance publicado por Blanchot, em 1942, relata a errância de Thomas em um hotel labiríntico. Observa-se nele um leitmotiv: descrições de retratos em que os rostos são sistematicamente apagados ou borrados. Esse dispositivo instaura uma dupla lei espacial e temporal de neutralização que informa o percurso do personagem e mergulha-o em uma busca interpretativa a um só tempo deceptiva e liberadora: não há nada a descobrir, a não ser esse nada, para além da negatividade.

Rosto; semelhança; neutralização; interpretação; labirinto; espaço; tempo


Aminadab, the second novel published by Blanchot, in 1942, reports the wander of Thomas in a labyrinthine hotel. One there is observed a leitmotiv: descriptions of portraits whose faces are systematically erased or scrambled. This device puts a place a double law space and temporal of neutralization which informs the course of the character and plunges it in at the same time disappointing interpretative search and liberator: there is nothing to discover, if it is this nothing, beyond negativity.

face; resemblance; neutralization; interpretation; labyrinth; space; time


Portraits avec visage absent: Aminadab (1942) de Maurice Blanchot

Jérémie Majorel

RÉSUMÉ

Aminadab, le deuxième roman publié par Blanchot, en 1942, relate l'errance de Thomas dans un hôtel labyrinthique. On y observe un leitmotiv: des descriptions de portraits dont les visages sont systématiquement effacés ou brouillés. Ce dispositif met un place une double loi spatiale et temporelle de neutralisation qui informe le parcours du personnage et le plonge dans une quête interprétative à la fois déceptive et libératrice: il n'y a rien à découvrir, si ce n'est ce rien, par-delà la négativité.

Mots-clés: visage; ressemblance; neutralisation; interprétation; labyrinthe; espace; temps.

ABSTRACT

Aminadab, the second novel published by Blanchot, in 1942, reports the wander of Thomas in a labyrinthine hotel. One there is observed a leitmotiv: descriptions of portraits whose faces are systematically erased or scrambled. This device puts a place a double law space and temporal of neutralization which informs the course of the character and plunges it in at the same time disappointing interpretative search and liberator: there is nothing to discover, if it is this nothing, beyond negativity.

Key words: face; resemblance; neutralization; interpretation; labyrinth; space; time.

RESUMO

Aminabad, segundo romance publicado por Blanchot, em 1942, relata a errância de Thomas em um hotel labiríntico. Observa-se nele um leitmotiv: descrições de retratos em que os rostos são sistematicamente apagados ou borrados. Esse dispositivo instaura uma dupla lei espacial e temporal de neutralização que informa o percurso do personagem e mergulha-o em uma busca interpretativa a um só tempo deceptiva e liberadora: não há nada a descobrir, a não ser esse nada, para além da negatividade.

Palavras-chave: Rosto; semelhança; neutralização; interpretação; labirinto; espaço; tempo.

Quelle vanité que la peinture qui attire

l'admiration par la ressemblance de choses dont

on n'admire point les originaux!

Pascal

Au chapitre XII de la première version de Thomas l'obscur (1941) se trouve un très long passage dans lequel Thomas et Irène contemplent un portrait du Titien, Jeune Femme à sa toilette. Mais tout au long de cette première version sont également évoqués les noms de nombreux peintres: Léonard, Botticelli, Carpaccio, Boucher, Poussin, Watteau, Millet, Bouguerau, Caron, Pierre Roy... Ces noms de peintres et le passage sur Titien disparaissent de la nouvelle version de 1950.

Mais entre-temps, on retrouve des descriptions de tableaux dans Aminadab (1942), publié juste après la première version de Thomas l'obscur. Cette résurgence de la peinture avant son retrait se fait sur un mode différent: il n'y a plus de noms de peintre, ni d'ekphrasis proprement dite. Il s'agit de portraits sans visage et sans signature. En effet, en lisant Aminadab,1 1 J'en rappelle ici l'intrigue: un homme entre par inadvertance, suite à ce qui lui a semblé être un signe de la main d'une jeune femme, dans un immense hôtel duquel il ne ressortira pas. Le roman relate son errance dans les différentes parties de l'hôtel (chambres, couloirs, portes, salle de jeu, sous-sols, étages...) et ses rencontres avec ses étranges locataires (trois maîtres d'hôtel, Dom, Barbe, Jérôme, Lucie...) à la recherche de la jeune femme qui lui aurait fait signe. on ne peut manquer de remarquer une récurrence: cinq descriptions de portraits disposées au fil de l'errance labyrinthique de Thomas. Mais au sein de cette régularité, on ne peut manquer non plus de remarquer une irrégularité: ce sont des portraits sans visage. Les modalités du « sans visage » sont diverses: effacement surtout, provoqué par le passage du temps ou opéré volontairement par le peintre, mais aussi brouillage et dissimulation dus à une autre partie du tableau. C'est cette double récurrence remarquable et inverse que nous voudrions interroger. Que produit cette représentation de la non-représentation des visages?

Au début du roman, juste avant d'entrer dans l'hôtel, Thomas regarde un tableau dans une boutique:

C'était un portrait dont la valeur artistique n'était pas grande et qui avait été peint sur une toile où l'on voyait encore les restes d'un autre tableau. La figure malhabilement représentée disparaissait derrière les monuments d'une ville à demi détruite. Un arbre grêle, posé sur une pelouse verte, était la meilleure partie du tableau, mais malheureusement il achevait de brouiller le visage qui devait être celui d'un homme imberbe, aux traits communs, au sourire avantageux, autant du moins qu'on pouvait l'imaginer en prolongeant des lignes sans cesse interrompues. Thomas examina patiemment la toile. Il distinguait des maisons très hautes, pourvues d'un grand nombre de petites fenêtres disposées sans art et sans symétrie, dont quelques unes étaient éclairées. Il y avait aussi dans le lointain un pont et une rivière, et peut-être, mais cela devenait tout à fait vague, un chemin qui aboutissait à un paysage montagneux. Il compara en pensée le village où il venait d'arriver avec ces petites maisons édifiées les unes sur les autres, qui ne faisaient plus qu'une vaste et solennelle construction, élevée dans une région où personne ne passait. Puis il en détacha ses regards.

*1 *1 (BLANCHOT, Maurice. Aminadab. Paris: Gallimard, 1942: 8. )

On ne peut rêver meilleure enseigne à l'hôtel dans lequel Thomas va pénétrer que ce portrait qui contient en germe les désorientations auxquelles le roman va procéder. Sur quel "chemin" ce "roman" va-t-il nous mener? Rien n'y est gratuit. Préciser que ce portait est peint sur les restes d'un autre tableau, c'est indiquer indirectement que le roman est lui-même un palimpseste, une réécriture d'un autre texte. Lequel? La réponse est aussi dans le tableau: à l'arrière-plan, le village, le pont et la rivière, le chemin qui aboutit peut-être à un paysage montagneux rappellent l'incipit du Château de Kafka. Le premier brouillage se fait donc entre portrait et restes d'un autre tableau, texte et hypotexte.

Le narrateur insiste également sur la médiocrité de ce portrait: "c'était un portrait dont la valeur artistique n'était pas grande", "la figure malhabilement représentée", "malheureusement [l'arbre] achevait de brouiller le visage", "fenêtres disposées sans art et sans symétrie". Thomas compare le tableau avec le village où il est arrivé, sans que nous ayons le résultat de cette comparaison: ressemblance ou dissemblance, là n'est pas la question. Mais qu'estce qui fait alors sa véritable "valeur", au point que Thomas s'y attarde et l'"examine", si celle-ci n'est pas une valeur esthétique? Un portrait implique la représentation d'un visage. Mais le visage, ici, est brouillé. On ne peut que l'imaginer, en prolonger les "lignes", comme le lecteur devant les êtres de papier que sont tous les personnages de roman. Les "lignes sans cesse interrompues" de ce visage sont aussi des lignes d'écriture. Le lecteur n'a pas le portrait proprement dit de Thomas devant les yeux quand il débute sa lecture d'Aminadab, juste le noir et le blanc des mots que son imaginaire singulier cherche à transfigurer en chair. Comme si avec ce portrait sans visage qui fait seuil, entrer dans la fiction, pour Thomas tout autant que pour le lecteur et pour Blanchot écrivain, revenait à perdre son visage, c'est-à-dire en dernière instance son "je", voire sa deixis ordinaire. Seules quelques "petites fenêtres" sont "éclairées" et "personne" ne passe dans cette "région": à l'anonymat du visage répond aussi l'anonymat du paysage. Sont préfigurées ici la vigilance de Blanchot face aux médias (la photographie notamment) qu'il tiendra comme une exigence éthique de l'écrivain tout au long de sa vie et la théorie de l'impersonnalité de l'écriture qu'il développera dans L'Espace littéraire.

Ce trouble du visage entre aussi en rapport avec la représentation des "monuments d'une ville à demi détruite". Le lecteur de 1942 ne pouvait pas ne pas penser aux ruines de la guerre, c'était son paysage quotidien et il a marqué toute une génération d'écrivains. La précision que ce sont des monuments, symbole de l'identité politique et mémorielle d'un Etat, n'est pas anodine. Les monuments sont en quelque sorte le visage d'une ville.

Avant de s'attarder sur la vision d'un deuxième portrait, entre-temps, Thomas pénètre dans l'hôtel. Le réflexe normal d'un nouveau client est de demander une chambre, ce qu'il fait. Pour choisir, le gardien l'amène dans une salle où sont disposés sur les murs des tableaux représentant les chambres. Certains sont retournés, d'autres pas:

Thomas [...] voulut retourner lui-même l'un des tableaux, et il l'aurait fait si le gardien ne l'avait arrêté d'un geste rapide, en criant: "celui-là est loué." S'agissait-il du tableau ou de l'appartement que le tableau représentait?

*2 *2 (Ibidem: 16-17.)

La déstabilisation du lecteur est due à une indécidabilité grammaticale entre la valeur anaphorique et la valeur déictique du pronom démonstratif "elui-là": si sa valeur est anaphorique, alors il renvoie au cotexte gauche et se réfère au "tableau"; mais si sa valeur est déictique, alors il renvoie au contexte dans lequel la conversation entre Thomas et le gardien a lieu et se réfère à "l'appartement" que le "tableau" représente. Cet effet de brouillage référentiel serait impossible si on avait eu le terme usuel de "chambre", et non pas d'"appartement", qui est utilisé partout ailleurs. L'indécidabilité aurait été tranchée entre "celui-là" (le tableau) et "celle-ci" (la chambre que le tableau représente). Le terme d'"appartement" n'est donc pas pris au hasard, il découle d'une certaine poétique du récit visant à neutraliser la deixis.

La déstabilisation du lecteur procède également d'une focalisation interne: nous appréhendons la scène dans l'optique incomplète de Thomas, la question qu'il se pose n'est pas résolue par une incursion dans l'optique du gardien, ce qu'aurait permis un narrateur omniscient. Il y a également un jeu subtil sur la nécessité même du questionnement de Thomas. En effet, se poser la question qu'il se pose, c'est déjà une anomalie. Puisqu'il s'agit de choisir une chambre, peu importe sur quel support on la choisit, tout individu normal comprendrait le "celui-là" comme se référant à l'appartement. Mais dans ce monde autre construit par le roman, le support peut avoir autant d'importance que ce qu'il représente.

Cette neutralisation entre tableau et réalité se retrouve un peu plus loin, quand Thomas découvre un atelier de peinture dans une des chambres: "C'était à croire que l'on ne distinguerait plus la chambre du tableau."*3 *3 (Ibidem: 20.) On pourrait donc parler d'une loi de neutralisation entre fiction et réalité, constitutive de la poétique de ce roman, et opérée par ces références à des tableaux à certains moments stratégiques de l'errance de Thomas.

Le choix de la chambre effectué, l'usage voudrait aussi que le gardien enregistre l'identité du nouveau client. Le gardien se met donc à peindre le portrait de Thomas. C'est ce qui tient lieu de registre d'identité dans ce monde autre. C'est la deuxième description de portrait du roman. Le peintre improvisé, satisfait de lui, demande l'avis du principal intéressé:

Thomas approuva poliment; les vêtements étaient exactement reproduits, ils étaient même si fidèlement dessinés et peints qu'on éprouvait à considérer cette copie si minutieuse une sensation bizarre et assez désagréable; ces vêtements avaient-ils donc tant d'importance? Quant au visage, Thomas chercha en vain comment le peintre pouvait songer à le faire passer pour celui de son modèle. Il n'y avait pas la moindre ressemblance. C'était un visage triste et vieilli, sur lequel les traits, flous, comme effacés par le temps, avaient perdu toute signification. Ce qui comptait encore, c'était le regard. Le peintre lui avait donné une expression étrange, non pas vivante, car elle semblait au contraire condamner l'existence, mais liée au souvenir de la vie par une réminiscence perdue au milieu des décombres et des ruines.

*4 *4 (Ibidem: 23.)

Le portrait est donc fidèle aux vêtements mais pas au visage de Thomas. Autrement dit, la copie est fidèle à de la copie et non à de l'original. Qui plus est, cette conformité à de la copie est parfaite ("exactement", "si fidèlement", "si minutieuse") et l'échec de la ressemblance avec l'original absolu ("pas la moindre ressemblance"), dans une sorte de promotion paradoxale du simulacre. Cette carte d'identité n'est celle de personne.

Ce portrait sans visage devant modèle et ce modèle qui ne se reconnaît pas dans ce cadre vide proposent une version mélancolique du stade du miroir (le regard du sujet est comme mort). Les "décombres" et les "ruines", autre trait mélancolique, entrent en résonance avec le visage de Thomas dont "les traits, flous, comme effacés par le temps, avaient perdu toute signification". On retrouve donc le rapport entre effacement du visage et ruines.

Finalement consigné dans une chambre, Thomas porte de nouveau son attention vers un tableau, mais qu'il n'arrive pas à bien voir:

C'était le portrait d'une jeune femme dont on ne voyait que la moitié du visage car l'autre partie était presque effacée. L'expression avait de la douceur, et bien qu'elle ne fût pas sans tristesse, on se sentait attaché au sourire qui l'éclairait. Comment ce sourire pouvait-il s'interpréter?

*5 *5 (Ibidem: 28.)

Face à ce nouvel effacement de visage, Thomas éprouve le besoin d'interpréter un aspect précis, le sourire, comme quelqu'un qui verrait pour la première fois La Joconde de Léonard de Vinci. Mais après une dizaine de pages où il s'épuise en vaines interrogations sans réponse sur ce portrait, il se rend compte que ce qu'il prenait pour un tableau n'en était pas un, effet singulièrement déceptif de l'illusion des sens quant à son désir d'interprétation:

Son regard chercha sur le mur quelque chose de nouveau, puis il tomba une fois de plus sur le portrait. Il en éprouva de l'impatience. Il n'y avait donc rien d'autre à découvrir? Du reste, ce n'était pas un portrait. C'était une étroite ouverture, par laquelle filtrait un peu de jour et que fermait une légère plaque de mica.

*6 *6 (Ibidem: 38.)

Il faudrait ici convoquer le Mille plateaux (1980) de Deleuze et Guattari, plateau 7 "Année zéro - Visagéité": la "machine abstraite de visagéité" est constituée du "système mur blanc-trou noir", elle encode les têtes dans l'étalon de visage homme blanc chrétien (le Suaire comme parangon du visage occidental), en lien avec des dispositifs de pouvoir qui profitent de cette standardisation des visages. Y résister, c'est chercher à mettre à nu ce système pour accéder à des "devenirs animaux" qui y échappent.*7 *7 (Voir DELEUZE, Gilles; GUATTARI, Félix. Capitalisme et Schizophrénie 2. Mille Plateaux. Paris: Minuit, 1980: 205/234. ) Ce passage pourrait être interprété comme la mise à nu d'une machine abstraite de visa géité après avoir éprouvé la fascination du visage qu'elle a produite. En lieu et place d'un portrait, se trouve en fait une lézarde dans un mur, c'est-à-dire un avatar du "système mur blanc-trou noir".

"Comment ce sourire pouvait-il s'interpréter?", c'est la question herméneutique par excellence. L'effet déceptif ("Du reste...") est d'autant plus grand au vu du nombre de pages très denses qui ont été consacrées à l'énigme de ce portrait. Ce qui nous frappe est l'exaspération du personnage de Thomas ("Il n'y avait donc rien d'autre à découvrir?") que nous retrouvons presque à l'identique sous la plume de Pierre Madaule, un des exégètes les plus caricaturaux d'une certaine réception de Blanchot envahie par la fascination qu'exercent ses récits: "[L]e piège contre lequel j'avais résolu de me défendre n'était-il pas imaginaire? Dans ce cas, il n'y avait eu rien à chercher, aucune énigme à oublier, parce qu'il n'y avait rien à découvrir."*8 *8 (MADAULE, Pierre. Une Tâche sérieuse? récit. Paris: Gallimard, 1973: 21. ) Thomas est le prototype des herméneutes épuisés dans un monde de signes ambigus qui traverseront les romans et les récits de Blanchot. La focalisation interne, puis plus tard le récit à la première personne, poussent naturellement le lecteur à s'identifier avec eux. Quand l'identification est complète et sans aucune distance, cela produit les analyses interminables du type de Madaule.

Plus loin, Thomas suit une jeune femme de ménage, nommée Barbe,2 2 Ce prénom renvoie sans doute à sainte Barbe, dont le nom signifie "étrangère", qui protège les architectes et ceux qui risquent une mort subite, souvent représentée avec des plumes de paon et une tour à trois fenêtres, éléments qui ne sont pas inintéressants pour l'espace labyrinthique, parfois baroque, d' Aminadab. jusque dans la chambre d'un vieillard alité où se trouve un troisième portrait:

La jeune fille alla dans un coin et souleva un rideau qui cachait un portrait. Elle le regarda et Thomas le regarda aussi en se penchant par-dessus son épaule. C'était, plutôt qu'un tableau, l'agrandissement d'une photographie qui avait été plusieurs fois retouchée. On y voyait un jeune homme, courant au-devant d'une jeune fille qui agitait son écharpe dans le lointain. Du moins, c'est ce que vit Thomas. La figure de la jeune fille avait été effacée, grossièrement, au crayon, mais en revanche le jeune homme apparaissait en relief, et le peintre avait cru bon, pour orner la photographie, de déposer entre ses mains un énorme bouquet d'hortensias rouges.

- Il a changé, dit Thomas.

Barbe hocha la tête, on ne savait si c'était pour le regretter ou si, au contraire, elle regrettait qu'il fût encore le même.

- Pas tant que cela, dit-elle finalement.*

L'effacement du visage est cette fois accompagné d'un trouble générique entre tableau et photographie. On retrouve la stratégie de la focalisation interne: "Du moins, c'est ce que vit Thomas" et "Barbe hocha la tête, on ne savait si c'était pour le regretter ou si, au contraire, elle regrettait qu'il fût encore le même". Nous voyons le portrait et interprétons la réaction de Barbe à travers l'optique de Thomas, sans qu'un narrateur omniscient vienne trancher l'indécidabilité: regretter que le vieillard ait changé par rapport à la photographie, c'est regretter le passage du temps, tandis que regretter qu'il fût encore le même, c'est regretter que le temps ne passe pas. Ces deux conceptions antithétiques du temps structurent la construction narrative d'Aminadab: l'espace labyrinthique produit une tension inextricable entre temps linéaire et temps circulaire. On retrouve donc la loi de neutralisation dont nous parlions à propos du choix des appartements, mais cette fois au niveau temporel et non plus seulement au niveau spatial.

Le texte suscite également chez le lecteur un désir d'interprétation et met en scène ce désir, comme pour le portrait précédent, mais sur un autre mode. En effet, le portrait est caché derrière un rideau que la jeune Barbe soulève, quelque chose est donc dévoilée. Le lecteur voit à travers Thomas qui regarde derrière Barbe qui regarde le portrait. Cet emboîtement des regards et ce lever de rideau théâtral jouent avec le désir que le lecteur a d'exercer sa maîtrise sur un texte insaisissable qui se dérobe au fur et à mesure qu'on croit en soulever les voiles successifs censés le recouvrir. Thomas est poussé à dévisager ce portrait. Mais cette attente est déçue: ce qui est dévoilé n'est qu'un effacement de visage supplémentaire. Là aussi, "il n'y avait donc rien d'autre à découvrir" que ce rien.

Plus loin, Thomas se rend dans une salle de jeu et fait connaissance avec deux joueurs. Ils se mettent à examiner les tableaux qui ornent le plafond:

Ces peintures, que Thomas aperçut à son tour avec surprise, étaient curieuses, elles représentaient d'une manière très exacte la salle, telle qu'elle pouvait être un jour de gala. Les clients, en regardant bien on reconnaissait certains visages, étaient habillés avec une grande distinction, ils portaient une fleur à la boutonnière, et des décorations brillantes s'étalaient sur leur poitrine. Au centre, des couples dansaient, et le spectacle eût été tout à fait gracieux, si les cavaliers, exécutant probablement une figure de danse, n'avaient dissimulé le visage de leurs danseuses. Quelques-uns, par excès de zèle, s'étaient voilés les yeux, montrant par ce geste naïf que la vue qu'ils interdisaient aux autres ils ne pouvaient pas davantage la supporter. Sur l'estrade, à la place des musiciens, le peintre avait représenté trois personnages d'une grande beauté qui, assis dans des fauteuils richement décorés, contemplaient gravement la scène. L'examen du tableau émut les deux joueurs. Ils se levèrent brusquement et, comme s'ils avaient perdu tout sentiment de politesse, ils demandèrent d'une voix forte pourquoi il n'y avait pas ce jour là de spectacle de danse.*9 *9 (Ibidem: 131.)

Il y a toujours un problème au niveau du visage mais, par rapport aux portraits précédents, on remarque une différence: l'illusion référentielle est parfaite ("d'une manière très exacte", "en regardant bien on reconnaissait certains visages"). Trop parfaite: on passe très vite de l'illusion comme effet de réel, ce qui est classique, au réel comme effet d'illusion, ce qui l'est moins, c'est-à-dire lorsque les deux joueurs exigent que ce qui est représenté dans le tableau soit réalisé immédiatement dans la salle, nouvel avatar de la loi de neutralisation entre réel et fiction, cette fois-ci au niveau de l'action.

Ce passage donne lieu à des renversements spéculaires démultipliés entre le caché et le montré qui suscitent et repoussent à la fois la quête herméneutique: les cavaliers qui se voilent les yeux pour ne pas voir le visage de leur cavalière, les visages des cavalières cachés aux yeux de Thomas et des deux joueurs par les figures de danse de leurs cavaliers, les trois personnages sur l'estrade qui regardent la scène, Thomas et les deux joueurs qui regardent le tableau...

Une confrontation avec la philosophie du visage chez Lévinas aurait pu s'imposer dès le début de cette étude tant l'attention au visage, à son risque d'effacement, de brouillage et de dissimulation sur fond de ruines historiques a pu nous apparaître comme une possibilité d'interpréter ces portraits sans visage. Nous voudrions pour ce faire étudier à part un passage qui est la description du visage de Dom, compagnon de Thomas vers le début de son errance:

Ce qu'il [Thomas] avait pris pour des boursouflures et des cicatrices était les traces d'une deuxième figure qu'un tatoueur avait dessiné, probablement sur les conseils d'un artiste, pour reconstituer sur le visage même le portrait de ce visage.

*10 *10 (Ibidem: 27.)

La confusion de Thomas entre le tatouage et "des boursouflures et des cicatrices" défait l'originalité du visage et se rapproche plutôt de ce que Georges Didi-Huberman appelle "la ressemblance informe" chez Bataille, ressemblance déchirée et déchirante qui brise l'anthropomorphisme des figures.*11 *11 (Voir DIDI-HUBERMAN, Georges. La Ressemblance informe, ou Le gai savoir visuel selon Georges Bataille. Paris: Macula, 1995. ) Les portraits sans visage d'Aminadab sont des portraits en souffrance de visage, comme le visage tatoué de Dom le manifeste avec éclat. Ce visage au bord de la défiguration est très difficile à se représenter: on a une copie non pas distincte de l'original mais consubstantielle à l'original, de telle sorte que cette distinction ne vaut plus. Si on paraphrase cela donne une expression paradoxale: le visage de Dom se ressemble, de manière déchirante. Ce paradoxe s'éclaire selon nous, au risque de l'anachronisme, avec ce qui est dit dans L'Espace littéraire de la "ressemblance cadavérique": "A ce moment où la présence cadavérique est devant nous celle de l'inconnu, c'est alors aussi que le défunt regretté commence à ressembler à lui-même."*12 *12 (BLANCHOT, Maurice. L'Espace littéraire. Paris: Gallimard, 1955: 346. )

Le visage de Dom c'est déjà la "ressemblance cadavérique". Cette attention au visage du défunt manifeste une différence avec Lévinas qui n'en a jamais fait philosophiquement cas: pour lui, c'est le moment où le biologique l'emporte définitivement sur l'expressivité (le premier pas étant la maladie). Une formule de Totalité et infini résume bien cette conception: "Le visage mort devient forme, masque mortuaire, il se montre au lieu de laisser voir, mais précisément ainsi n'apparaît plus comme visage."*13 *13 (LÉVINAS, Emmanuel. Totalité et infini. La Haye: Martinus Nijhoff, 1971: 293. ) Formule que l'on retrouve en plus condensée dans La mort et le temps: "Quelqu'un qui meurt: visage qui devient masque."*14 *14 (LÉVINAS, Emmanuel. La mort et le temps. Paris: L'Herne, 1991: 14. ) Le terme de "masque"3 3 Voir aussi DIDI-HUBERMAN, Georges. "De ressemblance en ressemblance" In: Maurice Blanchot, récits critiques. Tours: Farrago, 2003: 143/167, pour une réflexion sur Blanchot et Heidegger, avec des reproductions de masques mortuaires. implique que le visage du défunt se fige dans une inauthenticité en contraste avec le visage authentique du vivant qu'il a été. Autant pour Blanchot le visage d'un défunt exprime pour lui la vérité même du visage, autant pour Lévinas le visage du défunt représente la disparition de la vérité du visage.

Recebido em 01/03/2010

Aprovado em 15/03/2010

Jérémie Majorel

Jérémie Majorel, "agrégé" de letras modernas, é ATER ("attaché temporaire d'enseignement et de recherche") na Universidade Paris-Diderot. Conclui atualmente uma tese de doutorado sob a orientação de Christophe Bident, intitulada: "Chiasmes - Blanchot, l'herméneutique et la déconstruction". últimas publicações: "Avital Ronell: French Connexion", in Agenda de la pensée contemporaine, nº 15, inverno de 2010; "Ce monde n'est pas en faveur de l'amitié", in Critique, nº 754, março de 2010; "Points d'intersection et de déconstruction", in Le Magazine littéraire, "Derrida en héritage", nº 498, junho de 2010.

(BLANCHOT, Maurice. Aminadab. op. cit.: 51.)

  • *1 (BLANCHOT, Maurice. Aminadab. Paris: Gallimard, 1942: 8.
  • *7 (Voir DELEUZE, Gilles; GUATTARI, Félix. Capitalisme et Schizophrénie 2. Mille Plateaux. Paris: Minuit, 1980: 205/234.
  • *8 (MADAULE, Pierre. Une Tâche sérieuse? récit. Paris: Gallimard, 1973: 21.
  • *11 (Voir DIDI-HUBERMAN, Georges. La Ressemblance informe, ou Le gai savoir visuel selon Georges Bataille. Paris: Macula, 1995.
  • *12 (BLANCHOT, Maurice. L'Espace littéraire. Paris: Gallimard, 1955: 346.
  • *13 (LÉVINAS, Emmanuel. Totalité et infini. La Haye: Martinus Nijhoff, 1971: 293.
  • *14 (LÉVINAS, Emmanuel. La mort et le temps. Paris: L'Herne, 1991: 14.
  • 3 Voir aussi DIDI-HUBERMAN, Georges. "De ressemblance en ressemblance" In: Maurice Blanchot, récits critiques. Tours: Farrago, 2003: 143/167,
  • *1
    (BLANCHOT, Maurice.
    Aminadab. Paris: Gallimard, 1942: 8. )
  • *2
    (Ibidem: 16-17.)
  • *3
    (Ibidem: 20.)
  • *4
    (Ibidem: 23.)
  • *5
    (Ibidem: 28.)
  • *6
    (Ibidem: 38.)
  • *7
    (Voir DELEUZE, Gilles; GUATTARI, Félix.
    Capitalisme et Schizophrénie 2. Mille Plateaux. Paris: Minuit, 1980: 205/234. )
  • *8
    (MADAULE, Pierre.
    Une Tâche sérieuse? récit. Paris: Gallimard, 1973: 21. )
  • *9
    (Ibidem: 131.)
  • *10
    (Ibidem: 27.)
  • *11
    (Voir DIDI-HUBERMAN, Georges.
    La Ressemblance informe, ou Le gai savoir visuel selon Georges Bataille. Paris: Macula, 1995. )
  • *12
    (BLANCHOT, Maurice.
    L'Espace littéraire. Paris: Gallimard, 1955: 346. )
  • *13
    (LÉVINAS, Emmanuel.
    Totalité et infini. La Haye: Martinus Nijhoff, 1971: 293. )
  • *14
    (LÉVINAS, Emmanuel.
    La mort et le temps. Paris: L'Herne, 1991: 14. )
  • 1
    J'en rappelle ici l'intrigue: un homme entre par inadvertance, suite à ce qui lui a semblé être un signe de la main d'une jeune femme, dans un immense hôtel duquel il ne ressortira pas. Le roman relate son errance dans les différentes parties de l'hôtel (chambres, couloirs, portes, salle de jeu, sous-sols, étages...) et ses rencontres avec ses étranges locataires (trois maîtres d'hôtel, Dom, Barbe, Jérôme, Lucie...) à la recherche de la jeune femme qui lui aurait fait signe.
  • 2
    Ce prénom renvoie sans doute à sainte Barbe, dont le nom signifie "étrangère", qui protège les architectes et ceux qui risquent une mort subite, souvent représentée avec des plumes de paon et une tour à trois fenêtres, éléments qui ne sont pas inintéressants pour l'espace labyrinthique, parfois baroque, d'
    Aminadab.
  • 3
    Voir aussi DIDI-HUBERMAN, Georges. "De ressemblance en ressemblance" In:
    Maurice Blanchot, récits critiques. Tours: Farrago, 2003: 143/167, pour une réflexion sur Blanchot et Heidegger, avec des reproductions de masques mortuaires.
  • Publication Dates

    • Publication in this collection
      22 Oct 2010
    • Date of issue
      June 2010

    History

    • Received
      01 Mar 2010
    • Accepted
      15 Mar 2010
    Programa de Pos-Graduação em Letras Neolatinas, Faculdade de Letras -UFRJ Av. Horácio Macedo, 2151, Cidade Universitária, CEP 21941-97 - Rio de Janeiro RJ Brasil , - Rio de Janeiro - RJ - Brazil
    E-mail: alea.ufrj@gmail.com