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“Les origines”: La tension entre appartenance familiale et identité individuelle

“The origins”: The tension between family belonging and individual identity

Resumo:

O individualismo que caracteriza a sociedade francesa contemporânea produz certas tensões e uma delas surge na construção dos pertencimentos familiares e da história pessoal. Esta tensão é objeto de reflexão neste artigo, a partir de uma pesquisa que na perspectiva de uma sociologia compreensiva aborda a questão da mobilidade residencial de habitantes do interior da França que se deslocaram para Paris e arredores. A noção de raízes e de “terra de origem” é o foco da discussão cujo objetivo é perceber como, no contexto da migração, os indivíduos conservam – ou não – vínculos com os locais nos quais viveram e o que eles revelam sobre suas definições de família e de si próprio. O individuo tende a buscar um equilíbrio entre apego e desapego, o que não significa que procura uma familia sem consistência ou que está em busca de uma ruptura dos laços familiares.

Palavras-chave:
família; individualismo; identidade; migração; origens

Abstract:

The individualism which characterizes the contemporary French society produces some tensions as the one that takes place in the construction of the family memberships and the individual history. This tension is the subject of our study which bases itself on a research led in a perspective of comprehensive sociology concerning the residential mobility of the provincials who settle down in Paris and its suburbs. The notion of roots and “original home” is the point of discussion of our comment. To understand how, in the migration, individuals preserve or not links with family places and what these links reveal about their definition of the family as well as about their definition of themselves, this is our objective. Though the individual tends to look for a balance between “to bind to” and “to free himself from “, he is not in search of a family without consistency nor of breaking the links.

Keywords:
family; individualism; identity; migration; origins

Cet article a pour objectif de mettre en exergue la tension dans laquelle est pris l’individu contemporain. Il s’agit, d’une part, de se définir des appartenances notamment familiales et, d’autre part, de répondre à son aspiration à l’autonomie. François de Singly (2007)SINGLY, François de. Sociologie de la famille contemporaine. 3. ed. Paris: Armand Colin, 2007. (Collection 128) montre comment, en France, la société holiste au sein de laquelle les individus sont d’abord définis par des liens, et notamment le lien de filiation, a laissé place à la société individualiste où les individus sont d’abord des “individus” définis en partie par eux-mêmes. L’auteur divise l’histoire de la famille moderne en deux périodes. La première s’étend de la fin du 19ème siècle jusqu’aux années 1960. Il souligne la production sociale d’une coïncidence entre l’institution du mariage et la centration sur les relations. Selon lui, trois éléments forment le modèle de référence: l’amour dans le mariage, la division stricte du travail entre l’homme et la femme, l’attention portée à l’enfant, à sa santé et à son éducation. A partir des années 1960, les demandes plus individuelles vont amener le passage à la seconde modernité. La valorisation des relations et un plus grand respect des divergences individuelles viennent caractériser la famille moderne centrée sur les relations: la famille contemporaine devient relationnelle. Elle existe en référence à une double exigence: la création d’un cadre de vie où chacun peut se développer tout en participant à une œuvre commune. Selon François de Singly, la famille “bonne” est un groupe qui délivre à ses membres une reconnaissance d’un type particulier: un soutien par des autruis significatifs. Son travail est effectué dans une perspective que l’on peut rapprocher de celle de Berger et Kellner(1988)BERGER, Peter; KELLNER, Hans. Le mariage et la construction de la réalité. Dialogue, “Le moi conjugal, un drôle de je”, n. 102, p. 6-23, 1988.: il met l’accent sur la fonction nomique de la famille qui apparaît comme la fonction centrale, “celle de (tenter de) consolider en permanence le “soi” des adultes et des enfants”. L’individu, pour devenir lui-même a besoin du regard de personnes à qui il accorde, lui aussi, de l’importance et du sens: les “autruis significatifs” (Singly, 1998SINGLY, François de. Habitat et relations familiales. Paris: Plan Urbanisme Construction Architecture, 1998., p.169). Ainsi, si la famille continue de contribuer à la reproduction biologique et sociale de la société, cette fonction coexiste avec une autre, tout aussi importante, la fonction de “révélation du soi enfantin, puis adulte”. Ainsi, devenir un “individu individualisé” (Singly, 2003SINGLY, François de. Les uns avec les autres. Quand l’individualisme crée du lien. Paris: Armand Colin, 2003.) ne signifie pas se délier de tout lien. Les individus ne sont pas “liquides” (Bauman, 2004BAUMAN, Zigmund. L’amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes. Rodez: Le Rouergue/Chambon, 2004.) au point de désirer vivre dans une société sans consistance. Les individus de la seconde modernité se définissent entre demande d’ancrage familial et quête d’expression de soi: “avoir des racines et des ailes” (Singly, 1996SINGLY, François de. Le soi, le couple et la famille. Paris: Nathan, 1996. (Collection “Essais et Recherches”)).

Pour explorer cette tension qui caractérise l’individu contemporain, nous nous appuierons sur une enquête menée en France sur la mobilité résidentielle des provinciaux qui se sont installés à Paris et en région parisienne (Ramos, 2010RAMOS, Elsa. Voir partir ses aînés familiaux: les preuves du temps et la consistance de la realité. In: MEMBRADO, Monique (org.). Enfances, familles, générations. Expériences temporelles du vieillir, n. 13. Paris, 2010. p. 21-35.)1 1 L’enquête a été menée entre 2003 et 2005. Elle a été réalisée pour le Plan Urbanisme Construction Architecture dans le cadre du Programme «Mobilités et territoires urbains». Elle repose sur quarante entretiensde personnes venues de province qui se sont installées à Paris ou en banlieue parisienne. Nous avons choisi d’interroger des personnes âgées de trente à cinquante ans. Vingt hommes et vingt femmes ont été interviewés. La moitié du corpus se compose d’individus plutôt de milieu populaire, peu diplômés, l’autre moitié d’individus appartenant plutôt à un milieu très favorisé avec un niveau de diplôme minimum de cinq ans après le bac. Soulignons que cette recherche a été menée dans une perspective de sociologie compréhensive. Elle s’appuie sur «la conviction que les hommes ne sont pas de simples agents porteurs de structures mais des producteurs actifs du social, donc dépositaires d’un savoir important qu’il s’agit de saisir de l’intérieur par le biais du système de valeurs des individus» (Kaufmann, 1996, p. 23). Dans un grand nombre de recherches sur la mobilité, les mesures se font en termes de déplacements et interrogent l’influence de facteurs comme l’âge, le sexe, le lien avec la composition familiale… La mobilité oblige aussi à se poser la question du «motif de destination»: «par déplacement on entend que le fait générateur est le motif à destination» (Orfeuil, 2000, p. 53). Les attitudes individuelles s’inscrivent, certes, dans des régularités sociales mais elles peuvent aussi masquer des motivations plus complexes qui ne sont appréhendables qu’à partir des récits et des catégories de sens des acteurs eux-mêmes. . Le rapport aux espaces de vie passés et présents pose la question de la réinterprétation que fait l’individu de son histoire et de l’héritage familial au sens large, et aussi, celle de comprendre comment cette réinterprétation intervient dans la construction de soi. De l’enfance, période parfois assimilée à l’histoire familiale, l’individu conserve des souvenirs personnels qui se distinguent des histoires racontées lors des repas de famille et retient des liens électifs qui se sont aussi tissés pendant cette période. Ces éléments constituent la base d’une histoire personnelle qui intervient dans la relecture de l’histoire familiale. Comment l’individu négocie-t-il avec ce que sa famille, ses parents souhaitent lui transmettre (du souvenir familial à la maison “en dur”) tout en répondant à ses aspirations à l’autonomie qui caractérisent l’individualisme contemporain? Dans quelle mesure l’appartenance familiale coïncide-t-elle avec les origines personnelles? Il s’agit moins de comprendre la reproduction intergénérationnelle que de comprendre ce que gardent matériellement et symboliquement les individus et de voir de quoi ils se détachent. L’individu veut être héritier, découvrant qu’il est souhaitable d’être soi-même tout en étant fils de, d’être indépendant tout en étant dépendant. L’individu cherche un certain équilibre entre se lier à et se délier de (Singly, 1996SINGLY, François de. Le soi, le couple et la famille. Paris: Nathan, 1996. (Collection “Essais et Recherches”)). Ainsi, la question est de savoir comment s’articulent identité et origines. Avoir une origine est moins la définition d’une provenance, qu’une façon d’articuler son identité à une appartenance familiale.

Des cartes géographiques personnelles

Cette question traitée dans le cadre de la mobilité résidentielle amène à se poser la question d’une territorialisation de l’identité et de la pertinence à parler de “terre d’origine”, de “chez-soi d’origine”. La mobilité résidentielle permet de soulever les questions suivantes: Comment est entretenu le lien dans la distance? Quelles stratégies sont développées pour conserver sa place au sein du groupe familial? La mobilité introduit une nécessité de redéfinition incessante et provisoire des relations, de soi et de la relation à l’histoire et à l’héritage familial. Pour certains individus, des liens peuvent être maintenus avec un “chez-soi”, avec la “terre d’origine”. “La terre” implique, selon Martin Heidegger, l’absence de distance entre le lieu et la personne (Heidegger, 1986HEIDEGGER, Martin. Être et temps. Paris: Gallimard, 1986.). John Urry rappelle comment la définition de “l’habiter” est elle-même attachée à la notion de terre: “Il fut un temps où bâtir et habiter revenaient à peu près au même. Bâtir consistait à chérir, à protéger, à labourer la terre et à cultiver la vigne. Ce bâtir là était synonyme de sollicitude et de régularité” (Urry, 2005URRY, John. Sociologie des mobilités. Une nouvelle frontière pour la sociologie? Paris: Armand Colin, 2005.). Pour John Urry, avec l’avènement de la technologie, ce sens est tombé dans l’oubli. Les formes contemporaines de “l’habiter” comportent presque toujours diverses formes de mobilité. Aussi faut-il examiner ces formes de l’habiter et comprendre comment certains composants des mobilités, comme les cartes géographiques, les voitures, les sentiers, etc. modifient grandement les rapports entre l’”appartenir” et le voyager. Pour Martin Heidegger,l’humanité moderne a perdu ses racines et n’habite plus authentiquement sur la terre. A l’encontre de ce dernier, John Urry ne pense pas “qu’il existe des modes de vie inauthentiques, ni que la seule forme de l’habiter authentique soit une organisation de la vie enracinée dans une terre et un monde particulier” (Urry, 2005URRY, John. Sociologie des mobilités. Une nouvelle frontière pour la sociologie? Paris: Armand Colin, 2005., p. 136). C’est ce que met en exergue le discours d’un enquêté en récusant l’existence d’un chez-soi d’origine: “Partout où je vais, je reviens chez-moi. Je n’ai pas d’attachement viscéral à un endroit, j’ai un attachement à d’autres formes c’est-à-dire à des lectures, à des musiques. C’est ça qui me territorialise”. Selon Jean-Michel Léger, l’habiter est une conduite par laquelle les hommes donnent un sens à l’espace où ils vivent, sens qui à la fois les protège, renforce la permanence de leur identité et leur permet de faire face aux changements en adaptant leur personnalité sans en rompre l’unité (Léger, 1990LEGER, Jean-Michel. Derniers domiciles connus: enquête sur les nouveaux logements 1970-1990. Paris: Créaphis, 1990.). Pour être défini comme un “chez-soi”, Martine Segalen et Béatrice Le Wita ajoutent que l’espace doit être investi d’affects: “L’espace habité se voit l’objet d’un investissement, tant physique qu’émotionnel. Espace familier, ce lieu privé est empli d’affects: à la recherche d’un sentiment d’appartenance, d’une atmosphère de secret, en bref du besoin d’être à l’abri” (Segalen; Le Wita, 1993SEGALEN, Martine; LE WITA, Bétarice. Chez-soi, objets et décors: des créations familiales? Autrement, Paris, série Mutations, n. 137, p. 11-23, mai 1993., p.19). Les lieux habités dans la mobilité sont-ils nécessairement des “chez-soi”? Avoir un toit, vivre quelque part et avoir un “chez-soi” ne sont pas nécessairement synonymes. En effet, dans la mobilité, si différents lieux sont vécus, ils ne sont pas tous investis de la même façon. On peut dégager pour chacun des enquêtés une carte géographique individuelle qui ne comporte pas nécessairement l’ensemble des espaces qu’ont habité les individus. Le discours de Nathalie (née en 1971 à Cognac, vit à Paris depuis 1995, mariée, deux enfants) illustre cette cartographie individuelle. Elle raconte comment lors de son mariage, avec son futur époux, ils avaient choisis selon une tradition de mettre des noms de lieux aux tables d’invités,des lieux qui comptaient pour l’un ou pour l’autre ou pour les deux:

… Des lieux à Pau, il y a le boulevard des Pinsons, il y a la maison. Il y a le bord de Pau avec le château et le bois. Ensuite, ce qui est important c’est la côte basque, Saint-Jean-de-Luz, et puis à l’est de Pau, ce qui est important c’est Lourdes où j’ai été beaucoup faire visiter aux gens le sanctuaire bien que je sois protestante et Lourdes parce que c’est encore plus verdoyant. Ensuite, il y a les Landes, toute la traversée des Landes très austère, très dure pour arriver sur Bordeaux et très rapidement sur la Charente. En Charente, il y a D… où sont mes grands-parents, il y a B… le village où on s’est marié qui est le plus beau village de Charente, il y a Jarnac, bon Jarnac c’est là où il y a le temple, où il y a la Charente, la maison de Mitterrand.

Elle “pioche” ce qui fait sens et opère une sélection entre les différents espaces vécus. Marianne (née en 1977 à Cherbourg, vit à Paris depuis 1995, célibataire) dessine aussi sa carte. Elle évoque la falaise à côté de la maisondans laquelle elle habitait avec ses parents et qui se trouve au Havre. Elle énumère le pays de Caux, les falaises à Etretat, Fécamp. Elle précise: “Je dirais presque que c’est chez moi alors que c’est à 40 kilomètres du Havre et je n’y vais pas si souvent que ça mais c’est un endroit que j’adore. Oui, c’est chez moi. Ce n’est pas possessif mais j’y appartiens. C’est un sentiment d’appartenance”. Elle place un autre lieu sur sa carte,un terminal pétrolier des années 1970. Quand elle était petite, c’était une des promenades familiales avec son frère et ses parents. A l’échelle de la vie quotidienne, elle rapporte aussi d’autres lieux:

Il y avait cette maison [la maison dans laquelle ils vivaient], 500 mètres plus loin, même pas, il y avait l’école primaire, il y avait l’arrêt de bus où je prenais le bus pour aller au collège et en fait, ce trajet, je le fais toujours. Quand j’y retourne, je garde toujours plus ou moins une inscription dans l’espace. Je vais toujours à cet arrêt de bus où j’attendais le matin pendant dix minutes avec les copains de collège. Et, il y avait un petit muret, au fur et à mesure, on l’effritait pendant nos quatre ans, et là, en repassant devant, je vois toujours les traces. Là, il y a vraiment une inscription dans l’espace et ça, je l’ai gardé… Ça c’est toujours à moi.

Nous pouvons dégager de ces géographies individualisées quatre dimensions qui les définissent. La première est la multitude des lieux qui sont ou qui étaient significatifs. La deuxième est le fait que leur pratique et leur fréquentation ne soient pas conçues de façon successive. La troisième dimension est l’idée que les expériences de vie que nous nommons “le vécu” mêlent les temps, les lieux et les personnes. Enfin, la quatrième dimension est l’importance des liens entre les lieuxqui forment un réseau de sens. Ainsi, chaque lieu prend sens dans la relation aux autres. Il existe une continuité entre les lieux qui relève moins de la chronologie que des relations établies en ces lieux, relations à certains membres de la famille, ou à soi-même lors de certaines périodes de vie. Ainsi, plus qu’une trajectoire résidentielle, la cartographie personnelle constitue une trame identitaire qui contient du temps, du lieu et de la relation. Elle permet d’approcher à la fois l’histoire familiale et individuelle.

La famille comme structure et la famille relationnelle

L’analyse des cartes géographiques individuelles telles que nous les avons définies permettent de dégager deux aspects de la définition de la famille: un aspect structurel qui peut s’énoncer en termes de “place”: chaque membre a “sa place” dans le groupe familial, dans la lignée. Le deuxième aspect est relationnel, la dimension élective et contractuelle des liens est valorisée.

Dans le premier aspect, une identité familiale est mise en avant et c’est le groupe familial qui donne du poids à la définition des origines. Il apparaît comme un groupe d’appartenance où la place de l’individu est déterminée par les liens de sang, par sa place dans les générations, dans le cimetière et dans l’histoire familiale. Dans cette dimension, la famille apparait comme une forme de réalité réifiée qui précède l’individu et le détermine par l’assignation à une place.

Commençons par voir en quoi les liens de sang participent à la détermination de la place d’un individu dans le groupe. Dans certains discours, est soulignée l’importance de l’inscription de la famille dans une “même terre”. Cette inscription contribue à donner une unité au groupe familial: “J’ai toujours eu de la famille là-bas. C’est vrai que c’est des racines. J’ai la sœur de ma mère qui vivait là-bas, j’avais une grande tante qui vivait là-bas, mon arrière grand père, je l’ai connu là-bas, mon arrière grand mère, mes grands-parents paternels, mes grands-parents maternels, j’avais un oncle qui habitait là-bas, qui était le boucher de la place” explique Maryse. Dans cette perception, l’ancrage se fait à la fois par le sol et par le sang et rappelle la définition de “la terre” donnée par Martin Heidegger (1986)HEIDEGGER, Martin. Être et temps. Paris: Gallimard, 1986.. Les grands-parents maternels et paternels ont une place importante dans la construction d’une identité territorialisée en une terre unique. Quand les grands-parents sont tous les quatre issus de la même région, de villes ou de villages qui se trouvent à peu de distance les uns des autres, la territorialisation apparaît forte2 2 La mobilité et aussi les recompositions familiales amènent à la multiplication des territoires. Si l’on peut dégager cette caractéristique de certains entretiens cela ne veut pas dire qu’elle est intrinsèque à la définition de “la famille”, pour certains enquêtés cette dimension ne fait aucun sens. Cependant, ils peuvent la mentionner comme étant une caractéristique de la famille traditionnelle. . C’est le cas pour Maryse qui en parle en ces termes: “On est sarthois d’origine. On est tous nés dans la Sarthe... très heureuse et très fière d’être sarthois, parce que la famille, si tu veux, c’est des vieilles familles de la Sarthe”. Une des dimensions de cette identité de région est que les membres de sa famille sont sarthois par naissance: ils sont nés sur cette terre. L’inscription par la naissance sur une terre commune vient renforcer l’importance des liens de sang et les liens de sang donnent à la région son statut de terre fondatrice.

L’idée de lignée et la durée de constitutiondu lien attaché au sang et à la terre peuvent aussi être valorisées. Dans la lignée, la naissance de l’individu s’inscrit dans un ordre familial où les places de chacun sont liées dans la durée (vieille famille) et dans la continuité (mes ancêtres, mes grands-parents, mes parents, moi, mes enfants). L’image de la chaîne s’impose: “J’ai été aussi très proche de mes grands-parents donc ça fait une chaîne d’amour qu’on ne peut partager qu’avec une famille. Tu peux avoir plein d’amis mais c’est vachement important les liens sanguins” dit une enquêtée. Le lieu apparaît porteur d’une histoire qui dépasse celle à laquelle l’individu peut avoir accès. Ceux qui font le lien avec cette histoire, ce sont les grands-parents parce qu’ils sont dépositaires d’une mémoire et d’un passé que l’enquêté(e) n’a pas connu mais envers lesquels il ou elle peut manifester un attachement. La relation entre l’histoire individuelle et l’histoire familiale est fortement contextualisée dans la relation particulière à un grand parent, ce dernier, grand-père ou grand-mère, ayant une place importante dans la mémoire familiale (Déchaux, 1997DECHAUX, Jean-Hugues. Le souvenir des morts. Essai sur le lien de filiation. Paris: PUF, 1997.). Le vécu raconté par les grands-parents fait le lien aux ancêtres, à une histoire qui était là avant l’individu. Le “chez-soi d’origine” puise une partie de son importance dans le sentiment que “depuis toujours” la famille existe.

Si le lieu de naissance vient donner corps à l’histoire familiale, le lieu dans lequel les membres de la famille reposent après leur décès apparaît aussi comme allant dans le sens de l’importance d’une territorialisation de l’histoire familiale et aussi personnelle. Cet endroit semble être l’anneau qui attache parce qu’il définit un point, un endroit précis qui permet de matérialiser, de donner un support à l’histoire qu’on se construit et qui vient étoffer la construction des origines. Reposer dans le cimetière familial est présenté par certains comme une évidence certes, mais aussi comme un devoir: “Pour eux (ses parents), la fin du voyagec’était la Sarthe parce que la boucle est bouclée. Parce que c’est là qu’ils ont eu des attaches, qu’ils ont eu des amours, ils ont eu la famille et il faut finir par se reposer là”3 3 Ses parents qui ont vécu à Nantes puis en région parisienne sont repartis vivre leur retraite dans la Sarthe où ils avaient acheté une maison. dit Maryse. Dans cette façon de percevoir, la vie passée en dehors de la région, la vie professionnelle apparait comme transitoire alors qu’elle constitue une très grande partie des années de vie. Cette forme d’approche des origines est caractérisée par une forte injonction au retour aux sources. Claudine Attias-Donfut et François-Charles Wolff ont étudié les préférences relatives au lieu d’enterrement des personnes qui sont nées hors de France à partir d’une enquête quantitative sur le vieillissement et le passage à la retraite des immigrés en France effectuée auprès d’immigrés âgés de 45 à 70 ans (Attias-Donfut; Wolff, 2005ATTIAS-DONFUT, Claudine; WOLFF, François-Charles. Le lieu d’enterrement des personnes nées hors de France. Population-F, v. 60, n. 5-6, p.813-836, 2005.). Les auteurs font l’hypothèse que les préférences pour les lieux d’inhumation mettent en jeu trois grandes catégories de facteurs: le rapport au territoire (les attaches affectives et sociales au pays d’origine et en France), l’appartenance religieuse et le rapport à la famille, à travers les liens de filiation. Cette dernière catégorie nous intéresse particulièrement. Selon les auteurs, le cimetière consacre la filiation et la continuité familiale. Les auteurs notentcomment, dans la migration, la seule alternative possible à la rupture de l’inscription dans la terre et la chaîne des générations est de rompre avec les morts ou bien de rompre avec les vivants. Reposer en nouvelle terre d’accueil consacre la rupture avec le passé et ses morts, oblige à renoncer à l’aspiration à se dissoudre dans la chaîne des générations, mais préserve les chances de prolonger le souvenir de soi chez les vivants et ménage la survie par procuration. A l’inverse, reposer auprès des ancêtres et marquer ainsi sa fidélité au passé familial risque de couper l’individu des générations vivantes, celles de l’avenir, et compromet les chances de survie par procuration, les tombes risquant d’être délaissées par les vivants. C’est ce que les auteurs nomment “la filiation ou le dilemme des générations”. Dans notre enquête, pour les interviewés qui sont dans une logique du “retour aux sources”, si le dilemme ne se pose pas, est première néanmoins l’idée de la continuité familiale dans le choix de son lieu d’enterrement.

Des moments comme des repas, des vacances, des enterrements viennent construire l’histoire familiale et contribuent aussi à la construction du sentiment d’appartenance. Ces moments donnent consistance à l’histoire et participent à la construction d’une culture de la famille.La culture de la famille peut se définir comme un ensemble de pratiques, de discussions qui constitue un rituel mais aussi une façon de construire ensemble une histoire, ces rituels viennent édifier “une réalité commune” (Berger; Luckmann, 2006BERGER, Peter; LUCKMANN, Thomas. La construction sociale de la réalité. Paris: Armand Colin, 2006.). Ces pratiques et ces discussions viennent construire une histoire familiale qui a la particularité d’être appropriée par l’individu comme extérieure à lui, comme le précédant et le transcendant. Cette histoire donne du sens à la famille en tant que groupe. L’individu s’inscrit dans l’histoire familiale, histoire qui le valide comme membre du groupe et permet de fabriquer du “nous”, histoire qui vient aussi inscrire la famille dans une linéarité et pour cela même en faire une lignée où chacun passe le relai au suivant: “C’est l’histoire familiale parce qu’il y a plein de choses qui jalonnent l’histoire de notre famille. Il y a eu la déportation des grands-parents, donc les réseaux de résistance, donc mon père, quand on se promenait dans la campagne, il disait, là, les parachutistes. Là, j’ai photographié les américains là, j’ai fait ci. Là, j’ai fait ça” raconte une enquêtée. L’histoire sociale structure la construction des mémoires “générationnelles”. Dans une recherche portant sur trois générations d’une même famille, les auteurs notent comment, tout en se chevauchant, les expériences des trois générations sont différentes. En France, la génération des ainés a traversé les deux grandes guerres et l’histoire de cette génération se confond avec celle du 20ème siècle. Chaque famille a sa mémoire générationnelle propre, elle “fabrique sa mémoire en forgeant par la-même son identité particulière et son esprit propre à partir d’un fond commun de traditions, de coutumes, de façons de penser, de souvenirs” (Attias-Donfut; Lapierre; Segalen, 2002ATTIAS-DONFUT, Claudine; LAPIERRE, Nicole; SEGALEN, Martine. Le nouvel esprit de famille. Paris: Odile Jacob, 2002., p. 211).

Dans cette perspective, les individus font preuve de fidélité au groupe familial. La fidélité est définie par un fort sentiment d’appartenance à une terre, à un lien de sang et à une lignée, et implique une allégeance qui porte le nom de “racines” dans laquelle l’idéologie du sang, pour reprendre l’expression de Florence Weber (2005)WEBER, Florence. Le sang, le nom, quotidien. Une sociologie de la parenté pratique. Monts: Aux Lieux d’être, 2005., est prégnante. Concernant le sentiment d’appartenance familial de l’individu ayant vécu au sein d’une famille recomposée, une étude souligne que si la parentalité sociale est reconnue et même revendiquée, il semble que la dimension biologique soit décisive dans l’évaluation de son propre rapport aux lignées et que la pluri parentalité n’implique pas une affiliation symbolique supplémentaire (Véron, 2007VERON, Bérangère. Héritages symboliques et rapports aux lignées dans les familles recomposées. Recherches Familiales, La filiation recomposée: origines biologiques, parenté et parentalité, Paris, n. 4, p. 25-33, 2007.). Même si ces dimensions sont questionnées, discutées, mises en cause, il semble qu’elles restent malgré tout des références encore importantes dans les définitions des appartenances familiales pensées dans la continuité des générations.

Si pour certains enquêtés ces dimensions de définition de la famille sont importantes – pour ceux qui se définissent des racines – d’autres les discutent mettant l’accent sur la dimension relationnelle: ils privilégient les liens électifs et se définissent davantage à l’origine de leur histoire. Ils soulignent l’importance des liens choisis qui sont partie prenante de leur conception de la famille. Une femme donne une belle illustration de cette conception. Elle explique: “Ma famille est un vivier d’amis”. Cette femme est née en 1959 dans le sud de la France. A 18 ans, elle s’installe à Paris avec sa sœur, elles viennent y poursuivre leurs études. Après la fin des études, elle rencontre son conjoint avec lequel elle a deux enfants. Ils restent vivre à Paris. Elle retourne parfois dans le sud et explique: “En fait, je suis plus attachée à des gens qu’à des lieux. J’ai une amie d’enfance qui est ma meilleure amie que je vois encore, qui habite Nice. Il y a aussi la personne qui nous gardait quand on était petites, qu’on va voir quand on passe là-bas”. Elle fait mention d’une maison sans manifester d’attachement particulier:

Il y a une maison de la famille de ma mère qui était en Bourgogne. Quand elle était petite, ma mère habitait à Paris et ses parents avaient une maison dans l’Yonne. Cette maison, c’est le frère aîné de ma mère qui en a hérité et en fait, c’est devenu sa maison et ma mère était un peu fâchée. Je crois qu’il avait fait une espèce de chantage: ‘ou c’est moi qui hérite de cette maison ou sinon on la vend’. Et après la mort de mon père, ma mère a acheté une maison à 15 kilomètres de celle-là pour se rapprocher de ce frère.

Elle énonce son incompréhension de l’attachement de sa mère à une maison de famille et en souligne les caractéristiques: “elle était très attachée à son enfance, à cette région”. Nous avons vu précédemment comment pour certains individus les deux coïncident, une territorialisation des relations qui fait exister à la fois la terre et le groupe: être attaché(e) à son enfance et à la région, c’est aussi y territorialiser un certain nombre de relations vécues dans le passé et aussi dans le présent. Pour d’autres enquêtés, cette coïncidence ne fait pas sens. D’une part, ils insistent sur la dimension affinitaire des relations, d’autre part, sur le fait qu’ils ne sont pas attachés à un territoire en particulier: “Ce n’est pas un anneau planté dans le sol”, dit l’un. “Partout où je vais, je me sens chez moi” dit l’autre.

Pour certains, la déterritorialisation apparait fondamentale pour mettre de la distance entre “l’individu individualisé” (Singly, 2003SINGLY, François de. Les uns avec les autres. Quand l’individualisme crée du lien. Paris: Armand Colin, 2003.) et “l’individu membre du groupe” comme l’illustre l’histoire de Michel. Michel est né en 1960 en Aveyron. Il s’installe à Paris en 1995, à l’âge de 35 ans. Il rapporte une enfance et une histoire familiale qu’il qualifie “sans histoire”. Il est bien installé dans sa profession, il est dentiste; dans son couple jusqu’au jour où il prend “la fuitesous peine de disparaitre comme individu” selon ses termes. Il explique:

ça fait trois mois que je n’y suis pas allé. Mais j’aime bien y aller, oui. Et je vais… Comment dire? J’ai l’impression d’aller défier cet espèce d’endroit qui a failli m’engloutir au fond, et que, maintenant, j’ai un peu l’impression de toiser, de regarder d’un air un peu condescendant. Pas les gens, mais l’espèce de symbole que ça représente et que j’ai l’impression d’avoir vaincu. Demon point de vue personnel, ce n’est pas un lieu que je déteste, c’est “tu as failli m’avoir, mais tu ne m’as pas eu quand même.

On pourrait dire ça à un partenaire, à un partenaire professionnel, on pourrait dire ça à quelqu’un. Moi, je le dis plutôt à un lieu, à un endroit, à “un style de vie”. Il refuse l’assignation à une place déterminée par la famille, telle qu’il la vivait à ce moment-là.

Le refus de l’assignation à sa place dans la famille est aussi évoqué à travers le refus de la place au cimetière. Elise est née en 1953 en région parisienne. Ses parents s’installent en Touraine, elle a alors 10 ans. Puis ses parents la mettent en pension à Paris en 1971. Elle rapporte:

Où je voudrais être enterrée? Nulle part. Je veux être brûlée et qu’on disperse mes cendres sur les fleurs. J’ai ma place au cimetière, ma mère a acheté un caveau avec quatre places. Enfin mes parents. Ils ont prévu leur enterrement... Non, ça sert à quoi? Ça impose aux gens d’aller au cimetière et tout le monde est dispersé. Quand tu vis tout le temps dans le même coin, peut-être, mais là…

Robert aussi refuse sa place. Il est né à Marrakech. Il a un an quand ses parents reviennent vivre en France, sur l’île de Ré. Lui s’installe à Paris en 1982. Il explique aussi: “Ma mère a prévu ma place, elle a prévu la place pour ses quatre enfants pour son mari et elle dans le même trou. Donc, il faudra que je la renie une fois de plus”. La place au cimetière peut être perçue comme appartenant à l’héritage qui selon Anne Gotman, renvoie à la question de la dette intergénérationnelle. Dans la mesure où il constitue un don et oblige les donataires, l’héritage expose l’individu non seulement à l’obligation de retour mais avant cela, à celle de recevoir (Gotman, 1995GOTMAN, Anne. Dilapidation et prodigalité. Paris: Nathan, 1995. (Collection “Essais et Recherches”)., p. 69). L’auteur rappelle comment l’héritage vient tirer le héros moderne en arrière, lui qui n’a cessé de cultiver et de fortifier son autonomie, son indépendance, son individualité. Les enquêtés précédents, en quelque sorte, font figure de ce héros moderne pris dans la tension qui se joue entre la construction des appartenances familiales et celle de l’identité individuelle.

Le refus de l’assignation à une place est aussi évoqué à travers la relation à l’histoire familiale. Dans la dimension structurelle, le “nous” et le sentiment d’appartenance au groupe sont privilégiés dans le rapport à l’histoire familiale. Dans la dimension relationnelle, les enquêtés rapportent les histoires comme des histoires individuelles, le vécu étant condition du pronom possessif: “son” histoire, “mon” histoire. Elise explique:

Mon grand-père était un grand résistant. Et bien, à 11 ans, j’ai eu le droit aux camps de concentration, et à Rhinocéros d’Ionesco! J’étais malade! (…) Et tout le temps, on te rabâche, “t’as pas connu la guerre”, “il était hors de question de laisser un bout de pain”. Et ma mère aussi, ils ont été dénoncés à la Gestapo, donc, ma grand-mère est plus ou moins morte parce qu’elle avait eu peur, donc, nous, on y avait le droit à la guerre! Mon grand-père [disait] “oui, t’as pas connu…” Les images, je ne les oublierai jamais. Mais ce n’était pas mon histoire.

Son histoire à elle se compose de souvenirs c’est-à-dire de moments auxquels elle a participé:

C’étaient les veillées parce qu’il n’y avait pas la télévision mais les émissions de radio, tout le monde écoutait. Et c’était la moissonneuse batteuse, on se réunissait entre fermes pour faire la récolte, et les enfants étaient tous ensemble. On allait glaner ensemble et comme c’était toujours les enfants du même coin, toujours au même endroit et toujours dans la Creuse… Là, oui, j’ai des bons souvenirs.

L’histoire de la famille est distinguée de l’histoire individuelle, d’une certaine manière l’histoire appartient à ceux qui l’ont vécue.

Ainsi, le sang et la terre, la chaîne des générations, la place au cimetière et l’histoire familiale participent à la définition d’une appartenance familiale qui se fait en termes d’assignation à une place dans la famille. Cette assignation est mise en cause, ou tout au moins questionnée, dans l’aspiration de l’individu à l’autonomie et à une identité individualisée. Dans la dimension relationnelle prime la marge de manœuvre de l’individu qui va (tenter) de négocier les définitions de soi qui lui sont imposées par une appartenance qui lui parait être définie a priori et en dehors de lui-même.

Trois profils d’articulation de l’identité et des “origines”

Dans le cadre de la mobilité résidentielle, les deux dimensions de la définition de la famille, structurelle et relationnelle permettent d’établir des profils différents de relation à l’appartenance familiale et de son articulation à l’identité individuelle. Trois profils peuvent être dégagés, les enracinés pour lesquels un attachement à une terre apparait fondamental, les détachés qui sont attachés à des objets mais pas à une maison/à une terre et les éloignés qui peuvent évoquer une maison sans qu’il y ait un attachement particulier.

Dans la catégorie des enracinés, les individus parlent en terme de racines. Maryse, une des enquêtées vue précédemment, raconte:

Moi, je me revoyais repartir là-bas pendant un temps, quand j’étais plus jeune, parce que j’adorais là-bas, parce que j’adorais la famille et puis même, me dire que je me ferais enterrer là-bas parce que j’avais mes ancêtres dans la Sarthe, ça compte. D’ailleurs dans les cimetières, il y a plein de famille à moi. On a nos racines dans la Sarthe.

Elle ajoute: “Je ne me vois pas être enterrée dans un cimetière ici parce que je ne suis pas chez moi”. On comprend que le sens de ce “chez-soi” dépasse le cadre du logement dans lequel elle vit avec son mari et ses enfants. Le “chez-soi” auquel elle fait référence est autre. C’est sa “terre”. En faisant de ce lieu celui de ses racines, elle confirme son appartenance à la famille en y faisant allégeance par le sol. Ainsi, un certain nombre d’enquêtés envisagent à plus ou moins long terme de retourner vivre dans un lieu qu’ils ont défini comme étant un “chez-soid’origine”. Pour eux, l’installation à Paris ou en région parisienne apparait comme un séjour à durée déterminée et ils vivent avec l’idée d’un départ de Paris ou de la région parisienne toujours différé dans le temps. L’identité des enracinés, est fortement adossée à ce “chez-soi d’origine” qui devient un ailleurs significatif. De ce fait, dans la mobilité, les enracinés apparaissent comme les plus déracinés! Cet attachement induit une injonction au retour et aussi une injonction à la transmission. La séparation de la famille est fortement vécue comme telle. Les individus se sentent divisés, incomplets. D’une certaine façon, ils sont restés dépendants de certains espaces qui viennent valider leur identité. Le sentiment d’appartenance repose fortement sur une définition de soi en tant qu’héritier: la transmission apparaît comme l’espace de validation identitaire de l’individu.

Dans la deuxième catégorie, les détachés, on trouve ceux qui ne sont pas ancrés à des maisons ou à des terres de famille. Certaines personnes ne font pas état de l’existence d’un ailleurs significatif, comme si chacun de leurs déplacements était accompagné d’un travail de réactualisation: “Mes amis cultivent des attachements divers et variés, ils en changent, ils se détachent, ils se rattachent (...) mais il faut rester attaché. Il faut garder les attachements aux choses. J’ai l’impression d’être vraiment bien ancré en même temps que nomade “ rapporte un enquêté. Il ajoute: “Je sais où j’habite parce que les endroits je les habite vraiment. Je ne suis pas en transit pour autant”. Il circule dans une pluralité d’endroits avec lesquels il a des affinités. Il peut revenir ou non sur certains de ces lieux. Quand il souligne qu’il n’est pas en transit, il signifie aussi qu’il n’est pas dans l’attente d’un retour dans un lieu déjà existant et connu, comme cela peut être le cas pour les enquêtés de la catégorie précédente. L’idée d’ancrage utilisée par cet enquêté, permet une souplesse que la racine interdit: l’ancre peut être levée et jetée ailleurs. De plus, en se déplaçant, l’individu ne rompt pas ses attachements, il les emmène avec lui. Il a toujours à portée de main les références nécessaires à la différence de l’ailleurs significatif que constitue le “chez-soi d’origine” qui, territorialisé en un endroit, ne peut être emporté avec soi. Les ancrages sont donc mobiles et si l’individu ne formule pas de projection de déplacement, il ne l’exclut pas non plus. Dans ce cas, il envisage l’endroit dans lequel il vit comme pouvant être celui où il finira sa vie. Ce sont les moins décalés, ils habitent vraiment les lieux au sens où il existe une adéquation des projets et des espaces de vie actuelle. Le quotidien semble prédominer sur le temps long dans la mesure où des projets dans un ailleurs ne sont pas élaborés. Le lieu de vie présent fait référence pour l’individu. L’appartenance familiale se caractérise par une dimension relationnelle forte où les relations d’égal à égal sont privilégiées ainsi que des relations électives: les liens familiaux existent avec ceux avec qui on a des affinités.

La dernière catégorie est celle des “éloignés”. Ces individus se sentent, pour l’instant, bien dans leur logement et dans leur ville. Ils ont pour projet de quitter un jour la région parisienne mais sans pour autant définir le lieu dans lequel ils voudraient aller, sans avoir déjà une adresse. Tous ont pour point commun de dire qu’ils n’ont pas de projets de retour de leur vivant dans un “ailleurs significatif”, dans un éventuel “chez-soi d’origine”, mais ils se distinguent dans la définition du point de chute final. Dans cette catégorie, certains se détachent d’un lieu pour vivre mais, à leur mort, ils souhaitent se faire enterrer dans le cimetière familial. D’autres n’excluent pas de se faire enterrer dans la région où se trouve ce lieu mais peuvent aussi envisager l’idée de pouvoir être inhumés ailleurs.

Il n’y a pas, comme pour le premier groupe, une forte injonction au retour et à la transmission. Ils sont davantage détachés. Ils se définissent moins comme héritiers que comme des individus en quête d’un lieu qui fasse sens pour eux et où ils décideront de finir leurs jours. Leur identité est adossée à cette quête du lieu auquel eux-mêmes s’attacheront. Les lieux dans lesquels ils “retournent” sont multiples et ne sont pas nécessairement attachés à la famille et au passé. Ce sont aussi des lieux “rencontrés” dans leur vie d’adulte. L’appartenance familiale est ici plus ambiguë. Les discours rendent compte de la difficulté de l’individu à se faire “sa place dans la famille”, les relations parents/enfants étant plutôt très hiérarchisées et ayant pu produire de forts conflits voisinant parfois avec la rupture des relations. Ces individus possèdent plutôt peu de patrimoine transmissible, ceci étant lié à une grande mobilité géographique de la famille ou au fait que la famille, de milieu modeste, ne possède pas de patrimoine.

En conclusion

Ainsi, entre détermination sociale et quête de soi-même, l’individu compose avec ses héritages: il les reformule dans ses actions, dans les projets qui lui sont propres. Ne nous laissons pas abuser par le terme héritage qui peut laisser croire qu’il s’agit d’un ensemble d’éléments transmis par les prédécesseurs sans intervention de la part de l’héritier. L’individu fait le tri entre ce qui trouve un écho et ce qui l’indiffère ou lui déplait (Déchaux, 1997DECHAUX, Jean-Hugues. Le souvenir des morts. Essai sur le lien de filiation. Paris: PUF, 1997.). En écrivant son testament (Singly, 2003SINGLY, François de. Les uns avec les autres. Quand l’individualisme crée du lien. Paris: Armand Colin, 2003.), l’héritier s’inscrit dans un processus de définition de ses appartenances et de lui-même, ces deux dimensions pouvant difficilement être traitées indépendamment l’une de l’autre. En effet, définir ses appartenances c’est choisir dans les ressources mises à disposition dans l’histoire familiale ce qui entre en résonance avec la quête de réalisation de soi. Ces résultats s’inscrivent dans un individualisme qui désigne le refus de tout enfermement identitaire involontaire. L’individualisme valorise toute forme d’attachement à la condition que les attachements puissent idéalement être déliés si nécessaire.

  • 1
    L’enquête a été menée entre 2003 et 2005. Elle a été réalisée pour le Plan Urbanisme Construction Architecture dans le cadre du Programme «Mobilités et territoires urbains». Elle repose sur quarante entretiensde personnes venues de province qui se sont installées à Paris ou en banlieue parisienne. Nous avons choisi d’interroger des personnes âgées de trente à cinquante ans. Vingt hommes et vingt femmes ont été interviewés. La moitié du corpus se compose d’individus plutôt de milieu populaire, peu diplômés, l’autre moitié d’individus appartenant plutôt à un milieu très favorisé avec un niveau de diplôme minimum de cinq ans après le bac. Soulignons que cette recherche a été menée dans une perspective de sociologie compréhensive. Elle s’appuie sur «la conviction que les hommes ne sont pas de simples agents porteurs de structures mais des producteurs actifs du social, donc dépositaires d’un savoir important qu’il s’agit de saisir de l’intérieur par le biais du système de valeurs des individus» (Kaufmann, 1996KAUFMANN, Jean-Claude. L’entretien compréhensif. Paris: Nathan, 1996. (Collection 128), p. 23). Dans un grand nombre de recherches sur la mobilité, les mesures se font en termes de déplacements et interrogent l’influence de facteurs comme l’âge, le sexe, le lien avec la composition familiale… La mobilité oblige aussi à se poser la question du «motif de destination»: «par déplacement on entend que le fait générateur est le motif à destination» (Orfeuil, 2000ORFEUIL, Jean-Pierre. L’évolution de la mobilité quotidienne. Comprendre les dynamiques, éclairer les controverses. Paris: Synthèse INRETS, 2000. 147 p., p. 53). Les attitudes individuelles s’inscrivent, certes, dans des régularités sociales mais elles peuvent aussi masquer des motivations plus complexes qui ne sont appréhendables qu’à partir des récits et des catégories de sens des acteurs eux-mêmes.
  • 2
    La mobilité et aussi les recompositions familiales amènent à la multiplication des territoires. Si l’on peut dégager cette caractéristique de certains entretiens cela ne veut pas dire qu’elle est intrinsèque à la définition de “la famille”, pour certains enquêtés cette dimension ne fait aucun sens. Cependant, ils peuvent la mentionner comme étant une caractéristique de la famille traditionnelle.
  • 3
    Ses parents qui ont vécu à Nantes puis en région parisienne sont repartis vivre leur retraite dans la Sarthe où ils avaient acheté une maison.

Références

  • ATTIAS-DONFUT, Claudine; WOLFF, François-Charles. Le lieu d’enterrement des personnes nées hors de France. Population-F, v. 60, n. 5-6, p.813-836, 2005.
  • ATTIAS-DONFUT, Claudine; LAPIERRE, Nicole; SEGALEN, Martine. Le nouvel esprit de famille Paris: Odile Jacob, 2002.
  • BAUMAN, Zigmund. L’amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes Rodez: Le Rouergue/Chambon, 2004.
  • BERGER, Peter; LUCKMANN, Thomas. La construction sociale de la réalité Paris: Armand Colin, 2006.
  • BERGER, Peter; KELLNER, Hans. Le mariage et la construction de la réalité. Dialogue, “Le moi conjugal, un drôle de je”, n. 102, p. 6-23, 1988.
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  • LEGER, Jean-Michel. Derniers domiciles connus: enquête sur les nouveaux logements 1970-1990. Paris: Créaphis, 1990.
  • ORFEUIL, Jean-Pierre. L’évolution de la mobilité quotidienne. Comprendre les dynamiques, éclairer les controverses. Paris: Synthèse INRETS, 2000. 147 p.
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  • RAMOS, Elsa. Voir partir ses aînés familiaux: les preuves du temps et la consistance de la realité. In: MEMBRADO, Monique (org.). Enfances, familles, générations Expériences temporelles du vieillir, n. 13. Paris, 2010. p. 21-35.
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  • SINGLY, François de. Sociologie de la famille contemporaine 3. ed. Paris: Armand Colin, 2007. (Collection 128)
  • SINGLY, François de. Les uns avec les autres. Quand l’individualisme crée du lien Paris: Armand Colin, 2003.
  • SINGLY, François de. Habitat et relations familiales Paris: Plan Urbanisme Construction Architecture, 1998.
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  • URRY, John. Sociologie des mobilités. Une nouvelle frontière pour la sociologie? Paris: Armand Colin, 2005.
  • VERON, Bérangère. Héritages symboliques et rapports aux lignées dans les familles recomposées. Recherches Familiales, La filiation recomposée: origines biologiques, parenté et parentalité, Paris, n. 4, p. 25-33, 2007.
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Datas de Publicação

  • Publicação nesta coleção
    07 Ago 2020
  • Data do Fascículo
    Jan-Apr 2011
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