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La race comme catégorie pratique: le noir et la coopération européenne au développement

Abstracts

Cet article examine la production d'une différence ontologique, raciale et culturelle entre donateurs et bénéficiaires de l'aide européenne au développement. Il montre l'articulation entre deux processus socio-historiques qui font du Noir l'archétype du bénéficiaire: les reconfigurations de la bureaucratie européenne chargée de la gestion des relations avec les pays en voie de développement et les trajectoires sociales, professionnelles de quelques fonctionnaires de la première génération chargés d'informer sur ces politiques dans le cadre du processus d'unification européenne. Le texte est organisé en quatre parties: la « racialisation » de la pauvreté et les politiques de la pitié, l'Europe communautaire et le développement de l'Afrique, la bureaucratie et l'organisation du monde, les passions et vocations des professionnels du développement.

Développement; Politique; Post-colonialisme; Race; Union Européenne; Afrique


Setting out from an analysis of the narrative that turned Black people into the archetypical recipients of European development aid, this article examines the production of an ontological, racial and cultural difference between aid donors and recipients. It shows the interconnection between two sociohistorical processes: the reconfigurations of European bureaucracy responsible for relations with 'underdeveloped' countries, and the social and professional trajectories of some of the first civil servants responsible for informing about these policies within the context of European unification. The text examines the definition of the populations and regions receiving development aid in four parts: the racialization of poverty and policies of compassion, the European community and the development of Africa, bureaucracy and world organization, and the passions and vocations of development workers.

Development; Politics; Post-colonialism; Race; European Union; Africa


Partindo de uma analise da narrativa que faz do Negro o arquétipo do beneficiário da ajuda europeia para o desenvolvimento, este artigo examina a produção de uma diferença ontológica, racial e cultural, entre doadores e beneficiários da ajuda. Mostra-se a articulação entre dois processos sócio-históricos: as reconfigurações da burocracia europeia encarregada da gestão das relações com os países «não-desenvolvidos» e as trajetórias sociais e profissionais de alguns dos primeiros funcionários responsáveis por informar sobre essas politicas no quadro do processo de unificação europeia. O texto examina a definição das populações e territórios beneficiários da ajuda para o desenvolvimento em quatro partes: a racialização da pobreza e as politicas da piedade, a Europa comunitária e o desenvolvimento da África, a burocracia e a organização do mundo, e as paixões e vocações dos profissionais do desenvolvimento.

Desenvolvimento; Politica; Pós-colonialismo; Raça; União Europeia; África


DOSSIER "ANTHROPOLOGY, COOPERATION AND DEVELOPMENT"

La race comme catégorie pratique: le noir et la coopération européenne au développement

Natacha Nicaise

Pós-doutoranda no IFCH/UNICAMP (Fapesp)

ABSTRACT

Setting out from an analysis of the narrative that turned Black people into the archetypical recipients of European development aid, this article examines the production of an ontological, racial and cultural difference between aid donors and recipients. It shows the interconnection between two sociohistorical processes: the reconfigurations of European bureaucracy responsible for relations with 'underdeveloped' countries, and the social and professional trajectories of some of the first civil servants responsible for informing about these policies within the context of European unification. The text examines the definition of the populations and regions receiving development aid in four parts: the racialization of poverty and policies of compassion, the European community and the development of Africa, bureaucracy and world organization, and the passions and vocations of development workers.

Keywords: Development, Politics, Post-colonialism, Race, European Union, Africa.

RESUMO

Partindo de uma analise da narrativa que faz do Negro o arquétipo do beneficiário da ajuda europeia para o desenvolvimento, este artigo examina a produção de uma diferença ontológica, racial e cultural, entre doadores e beneficiários da ajuda. Mostra-se a articulação entre dois processos sócio-históricos: as reconfigurações da burocracia europeia encarregada da gestão das relações com os países «não-desenvolvidos» e as trajetórias sociais e profissionais de alguns dos primeiros funcionários responsáveis por informar sobre essas politicas no quadro do processo de unificação europeia. O texto examina a definição das populações e territórios beneficiários da ajuda para o desenvolvimento em quatro partes: a racialização da pobreza e as politicas da piedade, a Europa comunitária e o desenvolvimento da África, a burocracia e a organização do mundo, e as paixões e vocações dos profissionais do desenvolvimento.

Palavras-chave: Desenvolvimento, Politica, Pós-colonialismo, Raça, União Europeia, África.

RÉSUMÉ

Cet article examine la production d'une différence ontologique, raciale et culturelle entre donateurs et bénéficiaires de l'aide européenne au développement. Il montre l'articulation entre deux processus socio-historiques qui font du Noir l'archétype du bénéficiaire: les reconfigurations de la bureaucratie européenne chargée de la gestion des relations avec les pays en voie de développement et les trajectoires sociales, professionnelles de quelques fonctionnaires de la première génération chargés d'informer sur ces politiques dans le cadre du processus d'unification européenne. Le texte est organisé en quatre parties: la « racialisation » de la pauvreté et les politiques de la pitié, l'Europe communautaire et le développement de l'Afrique, la bureaucratie et l'organisation du monde, les passions et vocations des professionnels du développement.

Mots-clés: Développement, Politique, Post-colonialisme, Race, Union Européenne, Afrique

Une musique rythmée composée de sons électroniques et de percussions accompagne un enchaînement cadencé de plans fixes: une salle médicale apparaît, le visage d'une femme noire atteinte du sida, la phrase « Aids has no border, Aids kills anywhere »1 1 Le sida n'a pas de frontières, le sida tue n'importe où. apparaît à l'écran. Un médecin blanc enfile son tablier, lui succède le visage d'un enfant noir avec en avant-plan la superposition d'ustensiles chirurgicaux. Un second médecin opère, penché sur un patient. Le montage et la musique électronique rythmée s'accélèrent. On passe d'une succession de plans fixes au mouvement de la caméra qui suit à grande vitesse le déplacement d'une voiture dans une capitale européenne. Travelling en contre-plongée: des scènes d'hôpital et des personnages apparaissent sur la surface de buildings au design contemporain constituant le décor de la ville, un nouveau-né noir est tendu par une infirmière. Gros plan sur un microscope dans un laboratoire. Un bébé noir couché dans un lit d'hôpital. Une main gantée remplit une seringue. Le nouveau né sous perfusion est ausculté par une autre main, blanche. L'angle de la caméra se détache du haut des buildings où sont projetées ces images d'enfants et descend à la hauteur de la circulation des voitures dans une capitale européenne. Le spectateur accompagne le véhicule. Flash sur des passants, sur la rapidité du trafic, les mouvements saccadés des usagers de la ville. « Stop sida » apparaît en gros plan sur un feu passé au rouge. Les piétons et les voitures circulent. Une infirmière blanche caresse le visage d'une femme noire atteinte du sida dans un hôpital de fortune. Gros plan sur le gyrophare d'une ambulance qui roule à grande vitesse, le spectateur suit la caméra dans une salle d'opération ultramoderne. Des médecins en tablier sont penchés sur une table d'opération. Plan sur un hôpital quelque part en Afrique. Une ambulance sort à toute allure du parking. La caméra replonge le spectateur dans le rythme accéléré de la ville européenne, l'image d'un enfant noir ausculté apparaît sur le pare-brise d'un autobus. Les passants déambulent rapidement, entourés de ces apparitions éphémères. Soudainement, le rythme du montage ralentit: un groupe de piétons s'arrête pour observer sur un building le visage projeté d'un homme noir qui sourit. Plan final: sur fond noir, en lettres blanches, les mots « Each year, the European Union invests 600 millions euros for health in developing countries2 2 « Chaque année, l'Union européenne investit 600 millions d'euros pour promouvoir la santé dans les pays en voie de développement. » ».

Les images décrites ci-dessus sont extraites d'un des spots publicitaires télévisés sur le thème de la santé dans les pays en voie de développement publié entre 2000 et 2005 par la direction générale (DG) chargée de la politique de développement de l'Union européenne (UE), qui s'appelait à l'époque la DG du Développement (la DG Dev).3 3 Au cours des années 2000, la gestion de l'aide au développement a connu deux réformes (2001 et 2011) visant la centralisation de l'aide en une seule direction générale. À la suite de la deuxième réforme, la direction générale (DG) de Développement et Coopération (EuropeAid) remplace désormais la DG Développement et l'ancienne DG EuropeAid. Elle est chargée d'élaborer les politiques européennes en matière de développement et de fournir l'aide de l'UE dans le monde par l'intermédiaire de projets et de programmes. Pour des raisons de commodité, j'utiliserai dans ce texte le nom de DG Développement ou son diminutif, DG Dev, pour me référer à cette unité administrative telle qu'elle était dénommée et organisée à l'époque de la recherche (2002-2006). Lorsque je me référerai à l'époque actuelle, j'utiliserai celui de DG du Développement et de la Coopération EuropeAid (DG DEVCO). En une minute d'images et avec très peu de texte, voici un archétype de l'univers sémantique et social des modalités contemporaines de représentation de la thématique du développement de l'UE. La caméra qui slalome dans les rues mouvementées d'une capitale européenne nous permet de suivre les contours d'un horizon narratif dans lequel une série d'éléments sont récurrents: une distinction raciale entre les bénéficiaires de l'aide (Noirs) et les donateurs (Blancs) structure le récit; les deux groupes d'individus sont respectivement caractérisés par leur souffrance et par la capacité d'intervention face à cette souffrance, cette dernière étant présentée en termes d'obligation morale.4 4 Les données qui sont présentées dans cet article sont issues d'une recherche menée entre 2002 et 2006 dans le cadre de ma thèse de doctorat, au sein du Programme de Post-Graduation en Anthropologie sociale de l'Université fédérale de Rio de Janeiro (PPGAS/MN/UFRJ), « La Construction européenne et les pays en voie de développement. Politiques de communication, générosité et Identité(s) ». Nicaise. 2007).

Ce spot publicitaire fait partie d'une série de 6 titres (« Education », « The Debt », « Preserve the Forest », « The Energy Initiative », « The Water Initiative ») illustrant les domaines d'action de la coopération européenne au développement tels que déterminés par l'accord de Cotonou signé en 2000 avec les pays d'Afrique des Caraïbes et du Pacifique en vigueur à l'époque de la recherche. Entre 2000 et 2005, la DG Dev a financé la réalisation d'une série de supports audiovisuels destinés à représenter son action dans le domaine de l'aide au développement des pays pauvres: un ensemble de documentaires de 8 à 12 minutes formant une série télévisée (Métys), quelques documentaires dits institutionnels, ainsi que des spots publicitaires d'une durée de soixante secondes à six minutes trente, notamment celui décrit ci-dessus sur la santé. La production de supports audiovisuels fait partie d'un ensemble d'actions d'awarness-raising5 5 Prise de conscience. (dans le jargon des institutions européennes) entreprises dans le cadre de la politique d'information et de communication menée à l'époque par l'Unité Information et Communication (UA/5) de cette direction générale (DG). L'ensemble des supports audiovisuels produits vise le grand public, ils sont mis à disposition gratuitement et leur usage est libre de droits. L'intention de la DG Dev est de les diffuser via les télévisions des pays membres. Certaines chaînes télévisées, comme Euronews, sont tenues de diffuser un certain quota de productions institutionnelles compte tenu du fait que la Commission européenne finance une partie de leur budget. Cette obligation ne garantit cependant pas qu'ils soient diffusés à une heure de grande audience. Comme j'ai pu le constater de différentes manières durant la recherche de terrain, leur diffusion reste problématique. Ils atteignent très peu le grand public, circulent principalement en interne ou dorment dans les archives de la DG Dev. Il est intéressant de noter qu'avec l'élargissement de l'UE vers les pays de l'est de l'Europe, de nouvelles chaînes de télévision sont apparues et vivent entièrement de la diffusion de ces vidéos officielles.

Cet article se focalise particulièrement sur une question: l'omniprésence du Noir dans la représentation des bénéficiaires de l'Aide publique au Développement (APD) de l'Union européenne, ainsi que son corollaire, la représentation d'une Afrique singulière, celle peuplée d'enfants noirs, pieds nus, illettrés et mourant de faim, de femmes atteintes du sida, de familles misérables qui n'ont pas accès à l'eau, d'ouvriers sous-qualifiés en demande de formation professionnelle, etc. Tous ces personnages qui surgissent des campagnes de sensibilisation au développement de l'UE et qui construisent d'images en images la perception publique d'une différence ontologique, raciale et culturelle, entre donateurs et bénéficiaires, une modalité de narration de la politique de développement au sein de laquelle l'Afrique, le Noir incarnent le sous-développement par excellence, et l'Européen, le Blanc, la modernité, la générosité.

Comment la récurrence de cet ensemble de représentations s'explique-t-elle si l'on considère qu'au continent africain ne correspond pas un univers socio-économique et culturel homogène, que ce continent ne détient pas le monopole des souffrances décrites dans ces supports et qu'il existe de nombreuses populations noires qui vivent en dehors de l'Afrique ? Si l'on prend en compte le fait que l'Aide publique européenne au Développement est majoritairement destinée à l'ensemble des autres continents, y compris l'Europe elle-même6 6 Pour donner un exemple, en 2004, la distribution régionale du budget de l'aide aux pays en voie de développement était répartie de la manière suivante: Europe, 13%; Afrique, 38%; Amérique, 8%; Asie, 18%; Océanie, 1%; pays en voie de développement non-spécifiés, 1%; aide multilatérale, 6%. , pourquoi ces ensembles de population sont-ils très peu représentés, voire pas du tout, dans les supports d'information sur l'Aide européenne au Développement ? Afin d'explorer ces différentes questions, je décrirai quelques-uns des principaux processus socio-historiques qui permettent de comprendre les modalités de classification du monde social qui interviennent dans la définition des populations et territoires bénéficiaires de l'Aide européenne au Développement.

La « racialisation » de la pauvreté et les politiques de la pitié

Dans le spot publicitaire sur la santé et, d'une manière générale, dans l'ensemble des supports d'information produits par l'UE, la distinction entre les Européens et les populations bénéficiaires des politiques de développement apparaît au niveau du contenu présenté pour illustrer chaque groupe et du point de vue des modalités de mise en relation, qu'elles soient visuelles ou textuelles. Que nous montre-t-on des personnages du spot sur la sant&eacute? Des femmes et des enfants de couleur, atteints du sida, les yeux tristes et implorants, le corps amaigri, fragile, objet de soins médicaux. La caméra nous présente la disgrâce de personnages démunis (le premier groupe de population) à laquelle répond l'action de professionnels de la santé européens dotés d'infrastructures médicales de pointe (le deuxième groupe de population). Chaque groupe se distingue en termes de couleur de peau. Les bénéficiaires de l'aide sont identifiés par leur état de santé nécessitant une assistance médicale, et les mandataires par la capacité d'intervention liée à la présence d'un corps médical et du matériel technologique qui les entoure.

La relation entre les deux groupes de population est exprimée dans le registre de la différence. Une distance géographique, socio-économique, technologique, culturelle et raciale est métaphoriquement représentée par le regard du citadin européen, blanc, qui interrompt son parcours pour observer la cime des buildings où est projeté le spectacle fugace de la souffrance d'autrui. Pris dans le rythme continu des mouvements de la ville qu'illustrent le trafic automobile et la rapidité du montage, un personnage européen s'arrête l'espace d'un instant et dirige son attention sur ces images littéralement venues d'ailleurs. Le paysage urbain défile en noir et blanc, il contraste avec la fixité des images en couleurs qui s'impriment sur les bâtiments et attirent le regard du passant. La modernité caractérisant les mandataires est exprimée par l'architecture des buildings, par le flux, la densité et le rythme des usagers de la ville, mais aussi par l'apparition régulière d'images d'infrastructures médicales sophistiquées. Cette modernité se heurte à l'immobilité des situations montrées, à la souffrance qui paralyse, à l'attente du soin, au bébé qui dort dans un lit d'hôpital, au regard de l'enfant qui fixe la caméra. L'inconfort provoqué par le rythme trépidant et la musique saccadée s'arrête dès lors que le personnage européen interrompt son itinéraire pour contempler le visage d'un homme noir souriant, une interruption qui suggère une prise de conscience de l'observateur et un déroulement heureux pour les personnages en souffrance apparus au long des images.

La distinction établie entre les deux groupes de population s'articule autour d'un effet de contraste continu qui traverse autant la narration que le montage. Un effet par lequel sont mises en évidence la modernité, la richesse et la fonctionnalité de la ville qui apparaît comme le bastion du progrès technologique et scientifique, à la différence de cet autre univers social, celui des bénéficiaires, que la caméra ne montre pas directement, mais dont le spectateur peut cependant déduire l'existence par l'extrapolation des conditions de précarité qu'incarnent les personnages montrés. Cette distinction peut se refléter aussi dans la position qu'occupe chaque type de personnage (le médecin et le patient) ou par la différence de catégories socioprofessionnelles qu'ils représentent (l'expert européen et l'apprenti local).

Dans son livre La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Luc Boltanski commente le traitement paradoxal de la souffrance appliqué par les médias modernes et développe l'hypothèse suivante:

« Le spectacle de la souffrance, incongrue quand elle est contemplée à distance par des gens qui ne souffrent pas, et le malaise que ce spectacle ne manque pas d'engendrer (...) n'est pourtant pas la conséquence technique des moyens modernes de communication, même si la multiplication des médias et de leur puissance permet de faire pénétrer la misère dans l'intimité des foyers heureux avec une efficacité jamais égalée par le passé. Il est inhérent à une politique de la pitié, de traiter la souffrance dans une perspective de distance puisqu'elle doit s'appuyer sur la démonstration d'un rassemblement de malheureux qui ne sont pas là en personne. » (BOLTANSKI, 1993, p. 28-29).

Partant de l'analyse de Hannah Arendt qui met en évidence l'introduction dans la politique de l'argument de la pitié envers les malheureux à partir de la Révolution française (ARENDT, 1967, p. 82-165), Boltanski commente deux traits spécifiques d'une « politique de la pitié » identifiés par Arendt: (1) la distinction entre des hommes qui souffrent et d'autres qui ne souffrent pas, (2) l'insistance placée sur la vue (et non sur l'action), sur le spectacle de la souffrance. Boltanski montre comment l'introduction de l'argument de la pitié en politique conduit, par une sorte de nécessité logique, à prendre la souffrance à distance. Selon lui, cette mise à distance est nécessaire si l'on veut pouvoir distinguer les gens heureux des malheureux, une distinction fondamentale sur laquelle se base toute politique de la pitié. Le bonheur et le malheur sont des conditions qui définissent deux groupes distincts et inégaux de populations. Une politique de la pitié suppose paradoxalement que ces deux classes d'hommes soient suffisamment en contact pour que les gens heureux puissent observer la misère des gens malheureux, mais assez distantes l'une de l'autre pour que les expériences et actions des deux groupes restent séparées. La particularité d'une politique de la pitié n'est donc pas l'action mais l'observation des malheureux par d'autres qui ne partagent pas leurs souffrances. En tant que politique, elle doit s'abstraire du local pour atteindre une dimension de généralité et communiquer une pluralité de situations de malheureux. Cependant, dans sa référence à la pitié, cette politique ne peut totalement s'affranchir de la présentation de cas singuliers, la généralité n'inspirant pas la pitié, comme le montre Boltanski:

« Un tableau de la pauvreté absolue, définie au moyen d'indicateurs quantitatifs reposant sur des conventions d'équivalence préalablement établies, peut trouver sa place dans un traité de macroéconomie et peut également contribuer à définir une politique. Mais il n'inspirera pas les sentiments dont une politique de la pitié ne peut se passer. Pour activer la pitié, des corps souffrants et misérables doivent être transportés de façon à toucher les sens des gens heureux (...) Pour Kant, la pitié avait, entre autres, pour défaut de « manquer de proportions »: « un enfant qui souffre remplira notre cœur de tristesse; mais nous apprenons avec indifférence la nouvelle d'une terrible bataille. » (BOLTANSKI, 1993, p. 27).

Dans le cas de ce spot publicitaire, l'effet puissant de réalité permis par le média audiovisuel est atténué par une mise à distance nécessaire de la situation de souffrance d'autrui, qui permet de distinguer les populations en voie de développement des gens développés, heureux, les citoyens européens. La distance entre les univers socioculturels se manifeste par le contraste entre la vulnérabilité des populations bénéficiaires et la capacité d'intervention des donateurs. Ce sont les cas singuliers de femmes, d'enfants, de malades, d'employés dans des conditions précaires, noirs, qui illustrent par leur singularité la généralité du malheur qui touche les populations en développement; tout comme ce sont des experts, des médecins et autres professionnels, blancs, en action, qui illustrent les mandataires de l'aide. Sans la démonstration d'un problème ou d'une souffrance et de sa dimension d'urgence, la distinction entre mandataires et bénéficiaires de l'aide au développement n'est pas opérante: la structure narrative de ce type de support est invariablement articulée autour de ce noyau de l'observateur et de l'observé dans un état de souffrance.

Les situations sociales qui pénètrent le quotidien des citoyens des pays donateurs via ce type de productions sont des apparitions éphémères. Immersion fugace d'une réalité dans une autre, la conjoncture décrite appelle un dénouement heureux en ce qu'une fois la situation présentée dans le registre du manque et de la compassion, il est difficilement imaginable que l'Union européenne n'y réponde pas, puisqu'est démontrée la conscience de ces réalités et la capacité d'intervention. Boltanski indique que « le spectateur à distance n'est pas exempté de toute obligation morale sous prétexte que le malheureux n'est pas là. C'est même le plus souvent à son sens moral que la démonstration fait appel, car sans morale, pas de pitié » (1993, p. 33-38) et sans pitié, pourquoi vouloir aider des populations inconnues et lointaines? L'apparition d'un impératif moral s'explique par le principe selon lequel avoir connaissance de la souffrance pointe vers l'obligation d'assistance:

« Les exigences morales face à la souffrance convergent en effet toutes vers un seul impératif: celui de l'action (...) Mais quelle forme peut prendre cet engagement quand celui qui est sommé d'agir se trouve à des milliers de kilomètres de celui qui souffre, confortement installé à l'abri devant son poste de télévision, dans le living-room familial? » (ibidem)

Le spectacle de la souffrance provoque un sentiment paradoxal, un mélange de réalité intolérable et d'irréalité banale: un dilemme moral pour le spectateur, selon Boltanski. Dans le cas de ce support, l'obligation morale d'intervention n'est pas explicitement formulée, elle est sous-entendue de différentes manières dans le contenu et les modalités de montage du spot publicitaire.

L'analyse de l'ensemble des supports d'information et communication sur la politique de développement publiés en 2000-2005 par l'UE montre que l'impératif moral, implicite dans ces campagnes, fait appel à la valeur de la générosité. Elle est omniprésente dans la justification des politiques de développement et peut se manifester de différentes manières. Durant la campagne menée en 2005 pour l'adoption d'une constitution européenne, on pouvait lire sur des affiches dans le métro de Bruxelles: « Une Europe généreuse, championne du monde de l'aide aux pays pauvres ». L'idée d'aide aux pays pauvres qu'avançaient les affiches apparaissait à la suite de celles de démocratie, de plein emploi, de progrès social, de multiculturalisme, de paix, de lutte contre l'immigration illégale, le terrorisme et le crime organisé. L'introduction d'un manuel pédagogique d'éducation au développement publié en 2002 et destiné à des enfants de 7-8 ans ainsi qu'à leurs parents, commence de cette manière:

« Eux [les enfants] qui ont spontanément le sens du partage, il faut que nous les aidions à découvrir et comprendre pourquoi et comment, chacun, où qu'il soit, dans la mesure de ses moyens, peut contribuer à construire un monde meilleur dans lequel le Nord et le Sud lient leur sort (...); puisqu'on habite tous sur la même planète, il est normal que ceux qui sont plus riches aident ceux qui sont plus pauvres. »7 7 Direction générale du Développement/Commission européenne. 2002. Mathias et Amadou, éveil à la coopération au développement, Manuel Pédagogique. Luxembourg: Office des Publications officielles. Les campagnes d›information et de communication menées en 2000-2005 par la l›UE sur sa politique de développement comprennent des publications papier, revues, flyers, cartes, documentaires audiovisuels, spots télévisés, évènements, site internet, rapports annuels de la Commission européenne. Pour une analyse détaillée de ces supports, voir Nicaise 2007. Pour une analyse de la valeur de la générosité, voir Nicaise 2009.

Dans un discours prononcé en 2006, le Commissaire au Développement et à l'Aide humanitaire affirmera que:

« La politique de développement est aussi une des plus belles expressions de l'Union européenne, parce qu'elle traduit concrètement notre fond commun des valeurs: la solidarité, le respect de la dignité humaine, l'égalité, la tolérance, la liberté d'opinion et d'expression, la foi en l'homme et en ses ressources pour construire un avenir meilleur (...) Le développement porte en lui-même sa finalité. Un devoir élémentaire d'humanité et de générosité doit rester le moteur principal de notre action. »8 8 Louis Michel, Commissaire au Développement et à l'Aide humanitaire, Discours sur « La politique de développement de l'UE » présenté en 2006. http://ec.europa.eu/comm/development/index_fr.htm, consulté le 18 mars 2006.

Un spot publicitaire de six minutes trente, intitulé « Une coopération qui compte » et produit en 2003, commence de cette manière:

« Qui a gardé cette famille en vie? Qui a offert un avenir à cet enfant? Qui a rendu l'espoir à cette mère que son enfant vive? Ce sont ces gens-ci: les Européens. L'Union européenne est le plus grand donateur d'aide extérieure au monde. »

Ces exemples montrent comment l'impératif moral d'intervention est activé, en faisant appel à la sensibilité du spectateur, à un sentiment de compassion, de devoir d'entraide, définit en termes de générosité.

Les différents personnages décrits dans cette première partie du texte et les modalités selon lesquelles ils sont mis en relation dans ce genre de récit font partie de la cosmologie du développement à l'UE - une forme d'organisation du monde, de construction d'identités personnelles et collectives, une « conception globalisante des valeurs » dans le sens avancé par Dumont (1967) - dont la caractéristique fondamentale est d'opérer une distinction entre les donateurs et les bénéficiaires de l'aide. Les individus sont distingués du point de vue de leur couleur de peau, de la souffrance et de la capacité d'intervention face à cette souffrance. Deux personnages archétypaux représentent « l'Occident des riches » (les Blancs, le Nord, les pays développés) et « l'Afrique des pauvres » (les Noirs, le Sud, les pays sous-développés). Ils sont présentés dans une relation hiérarchique, racialement marquée: celui qui meurt (le Noir) et celui qui vit (le Blanc), la responsabilité du mourant étant érigée en impératif d'action pour celui qui vit. La relation qui unis un « nous » (les donateurs européens) et des « autres » (les populations en voie de développement) est aussi définie en termes moraux: l'impératif d'aide (de générosité, de coopération, de solidarité, etc.) définit le champ sémantique dans lequel sont pensées les politiques de coopération au développement de l'UE.

L'image prédominante d'une Afrique noire unie, homogène, se dessine au travers de ces supports et campagnes d'information à l'instar d'autres réalités socioculturelles, non pas en raison d'une écologie commune, d'une expérience historique commune ou encore d'une menace commune face à l'Europe impériale (Appiah, 1997: 22), mais parce qu'appuyée sur l'association répétitive d'un ensemble d'idées qui mènent à une représentation raciale de la pauvreté.

Les études postcoloniales initiées à partir de l'ouvrage de Edward Said sur l'orientalisme (1978) montrent l'enracinement de la distinction épistémologique entre un « Nous » et des « Autres » dans l'origine de la modernité (voir aussi Appiah, 1997; Asad, 1991; Fabian, 1991; Todorov, 1982, 1989). La manifestation spécifique de cette distinction ontologique dans les politiques de développement européennes est sans aucun doute héritière de la vision d'un seul monde, « eurocentrique » (Amin, 1988) et évolutionniste, rendue possible et déployée avec force dès les premiers contacts de la civilisation européenne avec d'autres, lors des mouvements de découvertes maritimes et d'expansions territoriales de l'Europe à partir du XVe siècle. Cependant, cette modalité narrative singulière qui fait de la race le principe qui sépare le développement du sous-développement, la pauvreté de l'aisance, la tradition de la modernité possède une généalogie propre, plus brève, qui remonte à l'origine de la première politique européenne de développement, la « politique d'association » établie en 1957 entre les premiers pays membres de la CEE et les anciennes colonies africaines de la France et de la Belgique, principalement. À cette époque, nous le verrons dans la deuxième partie de l'article, la création d'une politique d'association avec certains pays d'Afrique a marqué les prémisses de la transformation des « relations coloniales » en relations de « coopération au développement ». Cette première formulation de la politique de développement (1957-1963) a donné naissance à un ensemble de mécanismes administratifs, qui ont évolué avec le temps et qui ont permis l'identification et la gestion des populations et territoires bénéficiaires de l'aide au développement.

Les modalités initiales de construction de l'appareil bureaucratique de la politique de développement ont mené à une classification du monde social dans laquelle l'Afrique occupait une position singulière. L'organisation institutionnelle d'une découpe du monde selon le paradigme de la modernisation a aussi conduit à une bureaucratisation de la race et à l'apparition de nouvelles formes de langage, une véritable cosmologie, pour décrire et mettre en pratique ce qui était désormais entendu par « coopération » et « développement » envers l'Afrique, mais aussi envers l'ensemble des continents qui deviendront bénéficiaires de l'aide européenne à partir des années 1970. La politique d'association marque aussi le début de l'apparition de professions et de vocations dédiées au développement, de tentatives de réinvention de la nature des relations historiques entre l'Europe et l'Afrique de la part de ces individus, nous le verrons en détail dans la partie suivante du texte.

L'Europe communautaire et le développement de l'Afrique

La politique de coopération au développement que mène actuellement la direction générale du Développement et de la Coopération - EuropeAid (DG DEVCO) de l›Union européenne avec les pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) prend ses racines dans la politique d'association qui a été établie entre la Communauté économique européenne (CEE) et les Pays et territoires d'outre-mer (PTOM) en 1957, un peu moins de dix ans après la signature du Plan Marshall et de la mise en place du « Point IV » par le gouvernement américain.9 9 Le Plan Marshall (1948-1952), le programme de reconstruction de l'Europe financé par le gouvernement américain, et le « Point IV », le quatrième point de l'allocution du Président des États-Unis, Harry S. Truman, sur l'état de l'Union, sont tous deux des développements de la doctrine du containment visant la contention du communisme en Europe et dans les colonies en voie d'indépendance dans l'après-guerre. Ces deux évènements sont considérés comme les marqueurs temporels du début des politiques d'assistance extérieure nord-américaines et, d'une manière générale, comme l'origine des politiques de coopération au développement. Lorsque s'établit la CEE, elle rassemble six pays: la France, la Belgique, l'Allemagne, les Pays-Bas, l'Italie et le Luxembourg.

La politique d'association concerne les colonies françaises et belges, ainsi que la Somalie sous tutelle italienne et la Nouvelle-Guinée néerlandaise.10 10 L'Afrique Occidentale française comprenant le Sénégal, le Soudan, la Guinée, la Côte d'Ivoire, le Dahomey, la Mauritanie, le Niger et la Haute-Volta; l'Afrique équatoriale française comprenant le Moyen-Congo, l'Oubangui-Chari, le Tchad et le Gabon; Saint-Pierre-et-Miquelon, l'Archipel des Comores, Madagascar et dépendances, la côte française des Somalis, la Nouvelle-Calédonie et dépendances, les Établissements français de l'Océanie, les Terres australes et antarctiques, la République autonome du Togo, le territoire sous tutelle du Cameroun administré par la France, le Congo belge et le Ruanda-Urundi. Traité instituant la CEE - Annexe IV: Pays et territoires d'outre-mer auxquels s'appliquent les dispositions de la quatrième partie du traité. http://www.ena.lu/mce.cfm (consulté le 29/01/07). La convention d'association ne concerne pas les départements français d'outre-mer (Réunion, Guadeloupe, Martinique et Guyane) ni l'Algérie, qui font partie intégrante du territoire métropolitain français. Elle comporte des dispositions régulant les échanges économiques, elle établit l'ouverture des frontières et l'élimination des droits de douane (art. 132, 133), elle légifère sur l'extension des avantages commerciaux déjà en vigueur entre colonies et métropoles à l'ensemble des États membres de la CEE (art. 133-136). La contrepartie de cette ouverture est la participation de l'ensemble des pays membres au Fonds européen de développement (FED), par un système de contributions directes des États membres fonctionnant sur le principe de la donation, qui doit « financer des projets de développement, des projets d'institutions sociales et des investissements économiques d'intérêt général de nature à élever le pouvoir d'achat des habitants et à procurer des ressources complémentaires aux budgets publics », et pourvoir aux « investissements que demande le développement progressif des PTOM ».11 11 Commission européenne. 1958. Premier rapport général sur l'activité de la Communauté. p. 114 et Commission européenne. 1959. Deuxième rapport général sur les activités de la Communauté. p. 138 et IVe partie du Traité de Rome, article 132, paragraphe 3.

La Communauté économique européenne n'est pas censée se former en intégrant un passé colonial africain en voie de décomposition. Le projet initial est l'établissement d'un marché commun par l'élimination progressive des obstacles aux échanges intra-européens, la mise en place d'une union douanière, ainsi que la création d'une politique commune en matière d'agriculture, de commerce extérieur et de transport. La politique d'association a été imposée par la France aux autres pays membres lors des négociations finales du Traité de Rome, en 1957. La France s'est alliée à la Belgique, qui avait encore des colonies importantes à cette époque (le Congo belge et le Ruanda-Urundi) et a fait de la politique d'association une condition sine qua non de sa participation à la Communauté, sous peine de se retirer du projet et de paralyser la création de la CEE, comme elle l'a fait quelques années auparavant, en bloquant la création d'une politique commune de défense.

En 1957, les colonies seront donc « associées » pour cinq ans, malgré le contexte politique européen extrêmement peu favorable à la volonté de la France, perçue comme un empire périclitant qui a du mal à gérer la guerre d'indépendance en Algérie (1954-1962). L'entreprise coloniale est de plus en plus contestée par l'opinion publique et les dirigeants des autres pays membres, particulièrement en Allemagne, dont les protectorats sont devenus français et belges après la défaite de la première guerre mondiale. L'Allemagne occidentale, l'Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas vont s'opposer à la politique d›association dans un premier temps. Ces pays n'ont plus de colonies importantes et ne voient pas l'intérêt de s'associer au financement du développement des pays français d'outre-mer. Tous ne partagent pas non plus l'idée que l'action de l'Europe doit être orientée prioritairement vers l'Afrique francophone: l'Allemagne, les Pays-Bas et l'Italie ont des relations beaucoup plus importantes avec l'Amérique du Sud et l'Asie. Pour convaincre ses partenaires, la France avancera deux justifications: (1) l›Afrique détient les matières premières que l›Europe ne possède pas, au contraire des États-Unis et de l›Union Soviétique; (2) il est indispensable d›assurer le développement de ces pays afin d›éviter qu›ils ne se rapprochent des États communistes (Migani 2005).

À ce conflit entre les différents pays fondateurs de la CEE vont s'ajouter des tensions importantes issues des aspirations indépendantistes et anti-impérialistes des élites africaines. En 1953, lors des travaux préparatoires de l›Assemblée de Strasbourg, Léopold Senghor, figure de proue du mouvement de la Négritude, affirmera: « Nous voulons bien, dans ce mariage de raison, être les pages qui portent le voile de la mariée, nous nous refusons d›être des cadeaux de noces, ni la vaisselle qui fait les frais de la scène de ménage, ni les poupées pour amuser les enfants de demain ».12 12 Marchés Coloniaux du Monde, 17 janvier 1953, cité par Dimier, V. 2001. En raison de ce climat de suspicion généralisée, il sera nécessaire d'inventer littéralement une raison d'être à la politique d'association et cette nécessité motivera la mise en place d'une politique d'information destinée aux États membres, à la Commission européenne, aux citoyens européens, mais aussi aux dirigeants africains:

« Il fallait défendre notre présence, cette présence là-bas, c›était un peu l›équilibre du monde. Si toute l›Afrique avait basculé avec la Chine ou l›Union Soviétique, l›équilibre du monde pouvait être rompu et pouvait amener les Américains à d›autres interprétations, etc. (...) Il fallait valoriser au maximum cette association, oui, voulue par les Français, par les leaders africains, notamment Senghor. L›Eurafrique, c›était un schéma important de l›ancrage de l›Afrique à l›Europe. »13 13 Extrait d'interview avec Pierre Cros, principal responsable de l'information outre-mer entre 1958 et 1986 (Bruxelles, 11/01/06). La volonté d'une administration commune, européenne, de l'Afrique est plus ancienne que la proposition d'association. Cette volonté est présente dans l'idée d'Eurafrique qui apparaît en France dans les années 1920, sera reprise en 1931 par le ministre des affaires coloniales de la troisième République et réapparaîtra avec force en 1945. L'Eurafrique est souhaitée par les Anglais et les Français qui perçoivent la formation de cet ensemble comme une garantie d'approvisionnement aux ressources africaines pour l'Europe dévastée, tout en constituant un front d'opposition aux lobbies anti-coloniaux présents aux Nations-Unies et plus généralement aux États-Unis. (Wall, 2005; Adamthwaite, 2005)

Les premiers rapports annuels de la Commission européenne (1957-1963) permettent d'observer l'euphémisation de la situation coloniale, l'apparition d'un nouveau discours, cherchant à donner un sens à une politique largement considérée comme anachronique: la nécessité de continuer « la politique généreuse de coopération que l›Europe a entreprise quand ces pays étaient encore dépendants », « les responsabilités particulières à l›égard des jeunes états africains qui lui sont associés », l'importance du « devoir d›entraide » dans le cadre « d›une œuvre universelle de promotion économique ».14 14 Commission européenne, Rapport général sur l'activité de la Communauté (1960, 1961, 1962, 1963). (Nicaise, 2009). Le thème du développement et ce discours de la « générosité » vont supplanter la référence à la décolonisation qu›expriment timidement les premiers rapports. Les rapports généraux présentent une Europe unie, chargée d'une nouvelle œuvre universelle. Les relations coloniales deviennent des « liens privilégiés », des « responsabilités particulières ». La générosité efface la situation coloniale dont découle, de fait, cette « intimité » de l'Europe avec l›Afrique et passe sous silence les enjeux économiques et géostratégiques qui motivent la mise en place d›une telle politique à cette époque. Le langage du développement annonce une transition entre deux époques et un déplacement des interlocuteurs. Son apparition est intimement liée à la nécessité de redéfinir le statut des échanges entre les pays de la CEE et les colonies qui deviennent l›objet de convoitises de la part des États-Unis et de l›Union Soviétique.

D'un point de vue institutionnel, la politique d'association va se traduire par la création en 1957 de la direction générale (DG) VIII des Pays et territoires d'outre-mer, chargée à l'époque de la gestion et mise en pratique des différents accords prévus dans la IVe partie du Traité de Rome. Cette DG s'occupera seule, dès le début et pendant longtemps, du volet financier de l'association: la gestion du Fond européen de développement (FED) dont les mécanismes s'inspirent du FIDES, le Fonds d'investissement pour le développement économique et social créé par la France en 1946 pour supposément assurer le développement de ses colonies de l'Afrique Noire. Suivant le principe du FIDES, il revient aux autorités responsables des territoires et pays associés, avec l'accord des autorités locales, d'initier et de mettre en œuvre les projets pour lesquels des financements de la Communauté européenne sont sollicités.15 15 Cette section de l'analyse est basée sur les recherches de Véronique Dimier portant sur l'influence des administrateurs coloniaux français sur la politique de développement européenne (Dimier 2006) et sur l'institutionnalisation et la bureaucratisation de la Commission européenne (Dimier 2003). À partir de cette attribution, la sélection et l'instruction des projets de développement soumis par les États associés lui furent confiées. Cette DG servit d'intermédiaire et de négociateur entre les États associés et les États membres. Elle fut chargée de surveiller l'exécution des projets et la gestion des appels d'offre et l'égale participation aux adjudications des États membres ou associés candidats à la mise en œuvre des projets de développement.

Jusqu'à l'adhésion de la Grande-Bretagne à la CEE en 1973 (et la conséquente entrée d'une partie des pays du Commonwealth dans la politique de développement, en 1975), les administrateurs coloniaux français ont détenu le monopole de l'expertise déployée à la DG VIII, même s'ils partageaient la gestion de la DG Dev avec quelques fonctionnaires allemands, notamment le Directeur général (H. Allard, 1958-1960). Ce fait s'explique par le rapport de force entre États membres de la CEE, à l'époque très favorable à la France, une conjoncture qui va permettre à Robert Lemaignen, ancien homme d'affaires français en Afrique, d'être nommé premier commissaire de la politique d'association. À l'époque, l'absence de règles strictes concernant le recrutement des hauts fonctionnaires de la Commission permettra à ce dernier de choisir lui-même ses collaborateurs, tous des anciens administrateurs coloniaux français. Ce groupe a eu un rôle singulier dans la mise en pratique de la politique d'association et dans l'institutionnalisation de la DG VIII. Reconnus pour leur « esprit de corps enthousiaste », ils vont organiser le fonctionnement de la DG VIII et du FED en s'inspirant de leur expertise coloniale: une connaissance profonde, selon eux, des situations et des hommes d'état africains, une méthode de travail anti-bureaucratique, pragmatique, basée sur leurs relations personnalisées avec les leaders africains, ce qui leur permettra un contrôle quasi absolu des mécanismes de négociation, de sélection des projets et d'attribution des marchés. Ce contrôle français de la politique d'association ne se fera pas sans de profondes polémiques, notamment de la part des Allemands qui critiquent publiquement le côté « trop africain » de la politique européenne de développement.

Ce n'est qu'avec l'entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE en 1973 que les idées de programmation, de rationalisation et dépersonnalisation des procédures, d'évaluation et de définition de conditionnalités seront mises en place. C'est aussi à cette époque que la possibilité d'étendre cette politique à d'autres régions du Tiers-monde est concrètement envisagée, avec notamment la création de la catégorie de pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique), lors de la signature des accords de Lomé I (1975-1980), incluant de ce fait dans la liste des bénéficiaires de l'aide au développement gérée par DG Développement vingt états indépendants membres du Commonwealth. Le terme d'association, considéré comme trop français, sera définitivement remplacé par celui de coopération au développement.16 16 La convention d'association (1957-1963) qui concernait principalement les colonies de la France et de la Belgique (voir note de bas de page n°10) a été remplacée par les Accords de Yaoundé en 1963, lorsque les pays bénéficiaires ont acquis leur indépendance (Yaoundé I, 1963-1969; Yaoundé II, 1969-1975). La première convention de Lomé avec les pays ACP a été signée avec 46 pays ACP en 1975 et a été suivie par quatre autres accords portant le même nom (Lomé II, 1980-1985; Lomé III, 1985-1990; Lomé IV, 1990-1995; Révision Lomé IV, 1995-2000). En 2000, les Accords de Cotonou (2000-2005) remplacent ceux de Lomé, ils ont été révisés deux fois (2005, 2010) et sont toujours en vigueur actuellement. Les 78 pays ACP actuellement bénéficiaires de l'aide au développement ont été intégrés progressivement au fil des signatures de ces différents conventions et accords. Voir http://ec.europa.eu/europeaid/where/acp/overview/lome-convention/lomeevolution_en.htm et http://ec.europa.eu/europeaid/where/acp/country-cooperation/index_en.htm (consulté le 27/09/11).

La bureaucratie et l'organisation du monde

Jusqu'en 1975, donc, les différents instruments qui composaient l'aide au développement à l'Union européenne étaient principalement destinés aux anciennes colonies de la France et de la Belgique. À mesure que ces pays acquéraient leur indépendance, ils étaient invités à signer des accords de coopération, comme ceux de Yaoundé (I et II). Ensuite, à partir de 1975, les accords de Lomé ont inclus certains pays du Commonwealth de la région des Caraïbes et du Pacifique. Dans les années 1970, suite à la Déclaration de Paris (1971), l'aide au développement a aussi été étendue à certains pays d'Asie et d'Amérique latine. Sa gestion a été confiée à la DG Relations extérieures. La DG Développement a cessé d'être la seule DG chargée de l'aide au développement, un fait qui a coïncidé avec la restructuration profonde qu'a connue la DG Développement suite à l'arrivée de la Grande Bretagne et à la conséquente dilution progressive du poids des anciens administrateurs coloniaux français dans la direction de cette politique. À partir de 1975, l'aide au développement s'est progressivement étendue à l'ensemble des pays du monde, incluant tous les continents, y compris l'Europe et, surprenant, des régions qui ne sont pas classifiées par la Banque mondiale comme « en développement », comme l'Amérique du Nord ou encore certains paradis fiscaux des Caraïbes, considérés comme des pays et territoires en transition, et certains pays d'Europe de l'Est, candidats à l'adhésion.17 17 La liste exhaustive des pays bénéficiaires des différents types d'aide extérieure de l'UE peut être trouvée dans les tableaux financiers joints en annexe de chaque rapport annuel de la Commission européenne.

À l'époque où a été produit le spot publicitaire sur la santé analysé au début du texte (entre la première réforme de l'aide extérieure de 2001 et quelques années avant la seconde réforme de 2010), les programmes d'aide au développement, destinés à l'ensemble du monde, étaient gérés par cinq directions générales de la Commission européenne (qui, avec la DG Trade, formaient la « Famille Relex », l'ensemble des DG responsables de la politique étrangère de l'UE): (1) la DG Développement, (2) l'Office d'aide humanitaire ECHO, (3) l'Office de Coopération EuropeAid, (4) la DG Relations extérieures. Ces différentes DG se partageaient l'ensemble des types d'aides extérieures déployés par l'UE, principalement l'aide humanitaire, l'aide extérieure, l'aide au développement, l'aide pré-adhésion, qui mobilisent chacune une série d'instruments, de programmes et d'accords, communs ou non, adaptés aux pays bénéficiaires.

La répartition des tâches entre DG suivait un principe géographique mais aussi thématique. Jusqu'en 2010, les différentes régions ou ensembles de pays bénéficiaires de l'aide extérieure de l'UE étaient répartis de la manière suivante: la DG Élargissement (créée en 1999) était chargée des « pays candidat, pré-candidat, voisins », la DG Développement (1957) gérait l'aide destinée aux pays PTOM et ACP.18 18 La catégorie de pays PTOM (Pays et territoires d'outre-mer) a été créée en 1957, avec la signature de la politique d'association. La catégorie ACP (pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique) a été créée en 1975, avec la signature des premiers accords de Lomé, résultat de l'adhésion de la Grande-Bretagne à la Communauté européenne et de la conséquente inclusion d'une partie de l'ensemble des pays du Commonwealth dans la politique de développement. La DG Relations extérieures (1957) s'occupait de l'Amérique latine, de l'Asie, des pays méditerranéens, du Proche et du Moyen Orient, de l'Europe de l'Est et de l'Asie centrale, des Balkans occidentaux. L'Office d'aide humanitaire (ECHO, créé en 1992) travaillait pour les « pays touchés par une catastrophe humanitaire », donc potentiellement n'importe quel pays du monde. L'Office EuropeAid (créé en 2001, suite à la première réforme de l'aide extérieure) n'avait pas d'attributions géographiques spécifiques, cet organe était à l'époque chargé de l'ensemble des phases d'un cycle de projet qui assurent la réalisation des programmes établis par la DG Relations extérieures et la DG Développement (l'identification et l'instruction de projets et programmes, la préparation des décisions de financements, la mise en œuvre, le suivi et l'évaluation).

Cette répartition géographique des différents types d'aide extérieure, conséquence de la réforme de 2001, a approfondi la modification du rôle historique de la DG Développement en matière d'aide au développement entamée en 1975. Elle a entraîné la dilution de ses compétences. Sa principale fonction, la gestion du Fond européen de développement, a été à transférée à EuropeAid, il ne lui restait dès lors qu'une vague fonction de programmation destinée aux pays ACP. La DG Relations extérieures était dorénavant responsable du dialogue politique avec les pays bénéficiaires de l'aide extérieure (prévention des conflits, droits de l'homme, bonne gouvernance, etc.) et la DG Trade du volet commercial et financier des accords.

La réforme de 2001 a aussi eu des conséquences importantes du point de vue de la politique d'information sur le développement, donc du point de vue de la représentation du sous-développement analysée dans cet article: on passait d'une seule unité d'information sur le développement hébergée par la DG Dev jusque dans les années 1990, à six unités chargées d'informer sur l'aide extérieure, chaque DG étant responsable d'un volet ou d'une région gérant sa politique d'information de manière indépendante. Selon plusieurs personnes chargées de l'information et de la communication pour la DG Dev (consultants et fonctionnaires), cette répartition géographique et thématique des tâches compliquait énormément leur travail quand, par exemple, la création d'un support d'information impliquait les attributions de différentes DG chargées de l'aide extérieure. Établir qui peut dire quoi, de quelle manière, nécessitait des arbitrages complexes entre unités d'information, une situation qui reflétait les divergences d'objectifs ou de projets politiques existant entre les différentes DG d'une manière générale, mais aussi spécifiquement à propos de l'aide au développement.19 19 « Il existe des luttes intestines au sein de la Commission européenne. D'une part, entre des objectifs qui ne sont pas forcément compatibles, comme le développement, le commerce, la libéralisation, etc. Il y a aussi des oppositions entre le développement et les secteurs de l'agriculture, de l'industrie pharmaceutique, de l'énergie, etc. D'autre part, il y a aussi une opposition au sein de la « Famille Relex » entre une optique de travail qui est plus orientée « coopération au développement », dans le sens partenariat du terme, et une autre optique plus « interventionniste », porteuse d'un message européen, presque plus une optique à l'américaine, et c'est normal parce que les relations extérieures sont gérées par des Anglo-saxons (...) Chacun tire un peu la couverture à soi, ce qui donne une image des relations extérieures complètement brouillée, on ne sait pas où on va (...). » Extrait d'interview avec un journaliste et consultant en audiovisuel pour une entreprise sous contrat à l'époque avec la DG Dev (Bruxelles, 11/03/05, 08/03/05, 2/12/05). Jusqu'à la réforme de 2011 qui a permis la centralisation de toutes les compétences liées à l'aide extérieure en une seule DG (la DG Développement et Coopération - EuropeAid, avec à sa tête un seul commissaire général), les différentes DG chargées de l'aide extérieure pouvaient avoir des mandats incompatibles ou contradictoires, être motivées par des intérêts politiques divergents et/ou concurrents.

Dans cette répartition complexe des tâches et des pays, l'unité information et communication de la DG Développement, bien que théoriquement uniquement responsable des pays ACP, était notamment chargée de produire le rapport annuel de la Commission sur l'aide au développement, différents évènements censés représenter globalement l'action de l'UE dans ce domaine, lors de festivals et foires publiques, en plus de sa ligne d'information orientée sur les relations avec les pays ACP. Les supports et campagnes d'information portant exclusivement sur l'aide au développement étaient produits par la DG Développement. Ceux portant sur l'ensemble des relations entre l'UE et l'Amérique latine, par exemple, un sujet plutôt géographique, non pas thématique, pouvait comprendre un chapitre d'information sur l'aide au développement destiné uniquement à cette région mais qui serait dans tous les cas produit par la DG Relations extérieures, la seule chargée de cette région géographique.

Cette organisation bureaucratique de la gestion de l'aide extérieure était perçue par de nombreux informants (fonctionnaires en charge et fonctionnaires retraités) comme peu rationnelle, obsolète, remplie de zones d'ombres, de superposition de compétences et de secteurs de « chasse gardée ».20 20 «La DG Dev devrait disparaître, elle n'a plus aucune raison d'être, c'est absurde, elle doit rentrer dans la DG Relations extérieures. C'est toujours comme ça, vous voyez une chose instaurée quelque part et qu'on ne supprime pas. Je vois des organismes qui végètent parce qu'ils ont été instaurés il y a 50 ans avec une raison bien précise, cette raison n'existe plus mais l'organisme reste avec ses frais de fonctionnement. Il tourne à vide. Parce qu'aujourd'hui, on ne peut plus appeler la DG Dev la DG du développement, ça n'a plus de sens parce que le développement, c'est le monde entier, on a une politique vers l'Amérique latine, l'Asie, le Maghreb (...). Le développement, c'est l'ensemble du monde, à l'époque ce n'était que les pays africains. (...) Quand la DG Dev conçoit des papiers sur le développement, allez voir les gens de l'Asie pour voir s'ils ont envie de les appliquer, « c'est fait pour les gens qui s'occupent de l'Afrique ». Les gens qui s'occupent de l'Amérique latine, ils trouvent que ceux qui s'occupent de l'Afrique, c'est des petits, s'occuper de l'Amérique latine ou de l'Asie est plus gratifiant, plus prestigieux (...) ». Extrait d'interview réalisée avec Gabrielle Von Brochowski, retraitée, principale assistante (1963-1973) du responsable de l'information Outre-mer de la DG Dev (Bruxelles, 20/01/2006). Sa traduction en une multitude de directions générales mais aussi d'unités chargées d'informer sur des sujets qui se chevauchent ou se complètent explique pourquoi, par exemple, lorsqu'un consultant en communication est chargé par la DG Dev de produire un manuel d'éducation au développement (un sujet qui concerne les différentes DG de la Famille Relex chargée de l'aide extérieure), il va mettre exclusivement en scène des personnages africains. « Si j'avais pris l'option de représenter un personnage latino-américain ou asiatique, ce choix aurait fait des jaloux, l'Amérique latine et l'Asie font partie des attributions de la DG Relations extérieures », représenter d'autres populations que celle des ACP aurait été perçu par les fonctionnaires de cette DG comme un empiètement sur leurs attributions.21 21 Extrait d'interview menée en 2003 à Bruxelles avec le sous-chef de l'unité Information et communication de la DG Développement. Même si l'aide au développement était à cette époque une attribution de différentes DG de la Famille Relex, l'Afrique est historiquement une compétence géographique de la DG Développement, tout comme l'information sur la politique de développement, du moins jusque dans les années 1990, ce qui explique en partie la prépondérance de l'image du Noir dans les supports d'information produits par cette DG.

Cette présence historique de l'Afrique dans la politique d'aide au développement européenne et l'histoire singulière de la DG Développement dans la gestion de la politique de développement européenne n'expliquent cependant pas pourquoi, par exemple, les populations de l'Europe de l'Est ne sont pas représentées dans les supports d'information sur l'aide au développement. En 2003, peu avant l'adhésion de dix pays de l'Europe de l'Est à l'UE, un informant responsable de la production de support d'information à la DG Développement commentait: « Que va-t-il arriver à la coopération au développement avec l'arrivée au sein de l'Europe de dix pays de l'Est, majoritairement très pauvres? Va-t-on devoir requalifier la notion de pauvreté? » Cette remarque significative illustre la complexité de l'organisation du monde social opérée par la bureaucratie européenne décrite brièvement ici. Elle permet d'observer à quel point la qualification de la pauvreté et sa gestion au sein des institutions européennes sont complexes, pas forcément rationnelles, variables d'un département à l'autre et évolutives dans le temps. Elles sont tributaires des classifications produites par la Banque mondiale (pays en voie de développement, pays très endettés, pays émergents, etc.), mais aussi d'une répartition géographique des relations extérieures que seule l'histoire des institutions de la bureaucratie européenne et de l'institutionnalisation de ses différentes politiques et entités administratives peut expliquer. Mais elles sont aussi tributaires d'une association historique entre l'idée de sous-développement et les anciennes colonies africaines de certains pays membres, corollaire d'une représentation de l'idée d'Europe produite par l'Europe elle-même qui fait du développement, du progrès, de la modernité, le cœur de son image publique.

Passions et vocations

Nous avons vu jusqu'à présent que la prépondérance du Noir dans la représentation du sous-développement dans l'Union européenne s'explique par différents facteurs: le rôle singulier des anciennes colonies françaises et belges dans la réinvention des relations coloniales en relations de développement; le fait que l'Afrique ait été historiquement l'unique attribution géographique de la DG Développement, principale DG à s'occuper du développement jusqu'au milieu des années 1970, mais qui a continué à être la seule DG à représenter la politique de développement européenne malgré que d'autres DG aient été chargées de cette compétence pour d'autres régions du monde. En raison de cette conjoncture, la DG Dev a été traditionnellement chargée de la politique d'information sur le développement, et ce jusqu'au début des années 1990. Une situation que seule la généalogie des institutions de la bureaucratie et de l'institutionnalisation de ses différentes politiques peut expliquer. L'histoire de la politique européenne de développement montre ainsi que la prépondérance du Noir dans la représentation du sous-développement est tributaire d'une association historique et institutionnalisée entre l'idée de sous-développement et les anciennes colonies africaines de certains des pays membres.

La permanence d'un discours de la pitié inspiré par l'Afrique dans un contexte bureaucratique spécifique s'explique aussi par un troisième facteur: les trajectoires sociales, les histoires de vie, les motivations et les vocations de la première génération d'individus chargés de faire connaître la politique de développement. Jusqu'au début des années 1990, l'ensemble des initiatives d'information sur la politique de développement était réalisé à la DG Dev par très peu d'individus, tous animés d'une grande passion pour leur travail. La DG Dev était une des rares DG à être dotée dès sa création d'une division de l'information, elle était directement hébergée au sein même de la DG Développement, à la différence des quelques autres divisions d'information, toutes localisées dans le service de presse commun aux institutions européennes. La singularité du statut de l'information outre-mer et l'importance des moyens qui ont été déployés tant en Europe qu'en Afrique pour promouvoir cette politique, se justifiaient en raison des multiples polémiques qu'a engendrées la création de l'association, au sein même de la Commission européenne, entre les différents états membres, mais aussi aux yeux des élites africaines francophones, anglophones et des organismes panafricains qui considéraient la politique d'association comme un instrument diviseur de l'Afrique.

Trois individus ont été chargés pendant presque vingt ans de la réalisation de la politique d'information de la DG Développement. Jusqu'en 1986, le responsable principal était Pierre Cros (1958-1986) et son assistante Gabrielle Von Brochowski (jusqu'en 1973). Jacques-René Rabier, le directeur du Service de Presse et d'Information des Communautés européennes jusqu'en 1973, chapeautait l'ensemble de la politique d'information européenne. Ces individus ont des parcours professionnels hétérogènes mais avec cependant certains points communs: une conception de l'Europe comme facteur de paix et d'entente entre les peuples, une volonté d'aider l'Afrique à sortir de la misère et un grand intérêt pour leur travail, nous le verrons dans l'examen du profil de deux de ces fonctionnaires.

Pierre Cros, principal responsable de l'information outre-mer/information sur le développement est français, ancien administrateur de la France d'outre-mer et formé à l'école coloniale. Tout comme les anciens administrateurs coloniaux de la DG, il sera appelé en 1958 par le commissaire Lemaignen, lui-même ancien administrateur de la France d'outre-mer. Cros quittera Dakar où il était chef du bureau de presse du haut commissaire français, après avoir passé de nombreuses années en brousse. Selon ses propres dires, c'est sa grande connaissance de l'Afrique et son capital de relations dans le monde colonial français qui l'amènent à travailler pour la Commission européenne. Son dévouement est inspiré par son expérience et sa connaissance des réalités africaines. Il raconte qu'à une époque, il ira systématiquement à la messe le samedi et le dimanche pour récolter des fonds afin de construire des puits en Afrique:

« J'ai ramassé beaucoup d'argent, c'était le moment des premières sécheresses, on a fait des puits que notre délégué a surveillés, on lui envoyait l'argent. Vous voyez jusqu'où la relation pouvait aller, c'était des relations affectives qui étaient transposées dans notre travail et qui donnaient un peu plus d'humanisme qu'à des bureaux.22 22 Extrait d'entretien mené avec Pierre Cros par Yves Conrad et Anaïs Legendre, Bruxelles le 8/12/2003.

Pierre Cros n'est pas devenu fonctionnaire à la Commission par conviction européaniste. Tout comme Jacques-René Rabier, nous le verrons, il fait cependant partie d'une génération de fonctionnaires qui ont une perception singulière de l'unification européenne. Leur conception de la paix et de l'union des peuples comme fondements de la construction européenne et de ses relations avec le reste du monde est fortement marquée par une expérience directe ou indirecte des deux premières guerres mondiales. Travailler pour une DG qui à l'époque rassemble la France et l'Allemagne est perçu comme un défi aux anciens ennemis qui doivent « se débarrasser du vieil habit » qu'ils portaient:

« Le premier Allemand que j'ai vu, c'est quand je suis arrivé de Dakar, c'était le 14 juillet 1958. Il faisait chaud (...) Monsieur Allard, le Directeur général, avait la balafre des étudiants, la mensur, il avait le crâne un peu chauve... Il ressemblait un peu à Eric Von Stalheim.23 23 Eric Von Stalheim était un personnage allemand qui jouait le méchant blond à binocle dans la bande dessinée «Biggles», populaire à cette époque. J'ai vu apparaître les pattes d'épaules, le képi et je me suis évanoui. J'ai mis ça sur le compte du voyage. En réalité, j'avais peur, peur, peur. Parce que moi, je sortais du maquis24 24 Les maquis étaient des groupes de résistants français à l'occupation allemande pendant la seconde guerre mondiale qui préparaient des embuscades dans les régions peu peuplées, dans les forêts et les montagnes. , du front d'Alsace, de la guerre la plus atroce par la haine, quelle haine !! Mes quarante-six camarades ont été fusillés à la ferme de By au sud d'Orléans... Alors, cet Allemand m'a demandé ce que je faisais, je lui ai dit « Ich war ein terrorist » et j'ai été respecté aussitôt. Et puis c'était fini, on se serrait la main (...) Il y a eu ce schéma d'entente qui faisait que quatorze ans après, on pouvait se côtoyer sans arrière-pensées (...) Il y avait cette estime réciproque et ça, c'est la clé de l'Europe en création (...) Vous vous rendez compte? Il fallait se débarrasser du vieil habit qu'on portait (...) On portait tous le poids d'une guerre atroce. »25 25 Extrait d'entretient menée avec Pierre Cros par Yves Conrad et Anaïs Legendre, Bruxelles le 8/12/2003.

Au début des années 1980, suite à l'arrivée de la Grande-Bretagne et des pays du Commonwealth dans la politique de développement, Pierre Cros sera, selon lui, progressivement « mis au placard » pour ses idées. Il se sentira de plus en plus en porte-à-faux avec les principaux fonctionnaires de la DG Dev et avec la Commission qui ne partagent pas sa critique à l'égard de l'Angleterre et de la Hollande. Cros accuse les Anglais et les Hollandais d'avoir démoli l'association (française) au nom du mondialisme. À ses yeux, l'ouverture de la coopération au monde entier explique sa dispersion et son échec. Son attachement à l'Afrique était perçu par la nouvelle génération comme anachronique, indésirable. Il écrira un roman en 1986, Les dix commandements de l'expert, qui lui vaudra une réputation de gauchiste suite à un compte-rendu publié par la presse. Plus tard, il rédigera un nouvel ouvrage, Chronique d'une débâcle annoncée, qui retrace l'histoire des relations entre la Commission européenne et les pays d'Afrique et aborde les différents types de socialismes africains. Cet ouvrage ne sera jamais publié. Selon lui, aucun éditeur n'en a jamais voulu sous prétexte que l'Afrique n'intéressait plus personne à cette époque. Suite à ces épisodes, Cros prendra sa retraite et selon lui, ne s'intéressera plus jamais à la politique européenne.

Jacques-René Rabier, français, était le directeur du service de Presse et d'information des Communautés européennes jusqu'en 1973. Il avait une formation en sciences politiques, droit et économie, suivie à Paris. En tant que directeur de l'information, il était, entre autres fonctions, responsable de la publication des rapports annuels de la Commission, ce qui faisait de lui un acteur important de la réécriture des relations coloniales en relations de développement. Rabier entre dans la fonction publique européenne en 1953, après avoir été appelé par Jean Monnet à la Communauté européenne du Charbon et de l'Acier (CECA) pour y créer le premier service d'information publique.26 26 Jean Monnet (1888-1979) est un homme d'état français, l'un des fondateurs de l'Union européenne. Tout au long de sa carrière, selon ses propres dires, J.R. Rabier s'est senti investi d'une mission qui lui tenait à cœur: informer les citoyens, favoriser la création d'une conscience européenne qui dépasserait le cadre des nationalismes, participer à l'unification pacifique de l'Europe. Il était aussi responsable de l'information sur la politique de développement, ce qui l'a amené à voyager en Afrique à de nombreuses reprises pour rencontrer des élites des pays associés:

« À Madagascar, j'ai été reçu par un ministre chargé du plan à l'époque. Lui malgache, moi français, nous avons parlé sans aucune gêne des séquelles de la colonisation et notamment des massacres de 1947. Donc une page était tournée, la même page qui nous avions tournée, nous, Français avec l'Allemagne, nous nous efforcions de la tourner d'un commun accord avec les pays qui avaient subi la colonisation (...) Nous étions reçus en amis. D'ailleurs, nous n'apportions pas de subventions, nous à l'information, nous apportions des messages d'amitié et, disons, de respect mutuel. »27 27 Extrait d'interview menée avec J.R. Rabier (Bruxelles, le 02/02/06)

J.R. Rabier a une conception politique mais aussi éthique de la paix qu'il souhaite voir transposée aux anciennes relations colonies-métropoles. « Tourner la page du colonialisme » et « montrer que nous étions dans une autre ère de l'histoire » sont des objectifs que lui et ses collègues aspiraient à transmettre par l'information sur le développement:

« Nous nous sommes efforcés de rendre populaire cette idée que l'association de l'Europe et des pays dits en voie de développement était une nécessité politique mais aussi éthique (...) Ayant résolu ce problème de la paix en Europe (...), il était tout à fait normal que nous tournions la page du colonialisme de nos parents et grands parents.

Nous recrutions des gens qui y croyaient, qui croyaient en tout cas à l'idée du développement de l'Europe et de l'Afrique. La plupart de mes collaborateurs étaient passionnés par ce qu'ils faisaient et je crois que c'est très important dans le métier d'information. »28 28 Extraits d'interview menée avec J.R. Rabier (Bruxelles, le 02/02/06)

De nombreux fonctionnaires de la première génération de la DG Dev vivent toujours à Bruxelles. Nombre d'entre eux, à l'exception de Pierre Cros, continuent de se fréquenter et partagent toujours le même centre d'intérêt: la politique européenne. « Issus d'un autre monde », selon les propos de plusieurs d'entre eux, ils ont été les acteurs-témoins des prémisses de la construction européenne, les contemporains d'une configuration des relations internationales marquée par la fin de la guerre froide, mais aussi par l'ascension des États-Unis et de la CEE sur la scène mondiale et par l'insertion progressive des économies nationales dans une économie de marché mondialisée. Toute une série de facteurs qui, avec l'effacement progressif de la situation coloniale, ont directement influencé l'apparition de la politique de développement communautaire et ont affecté profondément son évolution.

« La DG Dev a toujours été un monde à part (...) C'était des gens qui n'ont pas fait des grandes carrières, mais qui étaient passionnés. Maintenant, c'est fini. Actuellement à la DG Dev, il y a des gens qui font du développement comme s'ils vendaient des petits pois et qui demain vont s'occuper de la recherche nucléaire ou je ne sais quoi. Nous, les premières générations de fonctionnaires, on est entrés, on était tous gauchos, on voulait sauver le Tiers-monde, c'était l'époque de NOEI29 29 Nouvel Ordre économique international. , le monde n'était pas le même, et puis on s'est aperçu que ce n'était pas aussi simple que ça. »30 30 Extrait d'interview de Luc Duschamp, ancien fonctionnaire de la DG Dev (Bruxelles, 10/01/06)

Survivants d'une époque qui n'est plus, ces fonctionnaires accompagnent de près et bien souvent de manière très critique l'évolution de la politique européenne de développement, la disparition des préférences commerciales non-réciproques et l'harmonisation progressive des accords commerciaux avec le système commercial multilatéral de l'OMC et l'économie de marché. Il est intéressant d'observer qu'actuellement, la grande majorité des fonctionnaires retraités interviewés continuent d'être animés par une vocation et une passion pour leur ancien travail; plusieurs d'entre eux s'investissent d'une manière ou d'une autre dans différents types de projets de soutien aux pays frappés de pauvreté en Afrique, mais aussi en Europe et sur d'autres continents, via des ONG ou des associations caritatives qu'ils ont contribué à créer. À travers le témoignage de ces individus, on découvre qu'ils se sont engagés professionnellement, mais aussi personnellement, contre la pauvreté, pour le développement des pays bénéficiaires de la coopération européenne.

Ces formes d'engagement dans le domaine du développement font partie d'un esprit plus large qui apparaît dans l'Europe de l'après-guerre, il y avait un souci de certains groupes d'aider l'Afrique à sortir de la misère. Ces initiatives, couplées ou non avec des vocations professionnelles, illustrent le large spectre des valeurs morales qui accompagnent les politiques de développement, des valeurs plurielles, souvent humanistes et chrétiennes, qui peuvent être ambigües, ou cohabiter à différents degrés: curiosité, générosité, solidarité, compassion, pitié, devoir d'entraide, culpabilité, condescendance, paternalisme, etc.

Considérations finales

Les différentes sections de cet article cherchent à montrer comment la perception publique d'une différence ontologique, raciale et culturelle, entre donateurs et bénéficiaires de l'aide au développement européenne est socialement construite. L'analyse de l'univers sémantique et social des modalités contemporaines de représentation de la thématique du développement de l'UE permet de mettre en lumière quelques-uns des principaux processus socio-historiques qui expliquent les modalités de classification du monde opérant dans la définition des populations et territoires bénéficiaires de l'aide au développement. La reconstruction de l'histoire de l'Europe communautaire et de l'apparition de l'idée de développement à partir des différentes échelles d'analyses et temporalités considérées permet de comprendre que cette « racialisation » de la pauvreté - qui fait de l'Afrique et du Noir l'archétype du « sous-développement » et de l'Européen, du Blanc, l'incarnation de la modernité et de la générosité - est autant le résultat des modalités de construction et de fonctionnement des institutions chargées de la politique extérieure de l'UE, principalement fondées sur une répartition géographique des attributions, que des trajectoires sociales des premières générations de fonctionnaires de la DG Dev, principaux acteurs des tentatives de réécriture des relations coloniales en relations de coopération au développement et de l'aura morale « généreuse » qu'ils ont cherché à leur insuffler.

La perspective d'analyse adoptée ici, ethnographique et historique, est inspirée d'une vision du monde social en termes d'échelles de processus sociaux (Barth, 1994; Revel, 1996).31 31 Pour une analyse du cas de la coopération norvégienne selon une perspective similaire, voir Barroso Hoffman (2009). Elle cherche notamment à proposer un dialogue critique avec les formes de militantisme parfois présentes dans la littérature en anthropologie du développement. Comme l'ont montré L'Estoile, Neiburg et Sigaud (2002), la dénonciation et l'engagement ont marqué l'histoire de l'anthropologie, considérée dans certains contextes comme complice du colonialisme ou de l'expansion du capitalisme. La même chose pourrait être dite des sous-champs de l'anthropologie pour le développement et de l'anthropologie du développement. La première, appliquée, a été largement considérée comment partie prenante des mécanismes de contrôle social implantés dans les colonies à la fin de l'époque coloniale. La seconde, académique, semble souvent prisonnière d'un débat sans fin: les politiques de développement sont-elles ou non des modalités de continuation de la domination coloniale?

Ces formes de militantisme qui dénoncent des idéologies coloniales, rejettent ou considèrent comme naturelle « la nécessité de l›aide aux pays pauvres », ont parfois pour conséquence l›oubli d›un élément important, caractéristique des politiques de développement: le rôle qu›ont les impératifs d›aide dans l›action et la reproduction sociale des agences de coopération et dans les vocations et motivations des professionnels qui y travaillent. Les modalités de construction sociale de ces impératifs moraux d›aide à autrui ont des généalogies qui varient en fonction des contextes nationaux et qui peuvent parfois émerger de longues traditions humanistes d›intervention sociale.32 32 Pour une analyse de ces traditions dans le cas de l'agence norvégienne de coopération (NORAD), voir BARROSO HOFFMANN (2009).

D'autre part, comme le met en évidence Ferguson (1999), le mythe de la modernisation (et la lecture de son échec, dans le monde académique, mais aussi dans la vie quotidienne des personnes qui se consacrent au développement), comme tout mythe, est socialement productif: il propose des formes de compréhension du monde, suggère des catégories et des prémisses qui modèlent les expériences des personnes et les interprétations de leur vie. En ce sens, les multiples et complexes visions de la « modernité » ou de ce que serait « aider les autres à se développer » doivent être prises au sérieux, transformées en objets de recherche pour que la formation, l›action et la reproduction d›une quantité toujours plus nombreuses d›agences nationales et internationales de coopération puisse être comprises, tout comme, également fondamental, l›engagement d›individus dans ce type de carrière.

Ce vaste et ancien débat sur les sens et objectifs des politiques de développement mène à la formulation de quelques questions qui semblent fondamentales: de quoi parlons-nous quand nous faisons référence aux politiques de développement? Quels sont les multiples sens qu›ont les idées et les mots mobilisés par les acteurs impliqués dans cet univers? Ou encore, à un autre niveau, comment transformer en objet de recherche le propre débat sur la nature et les finalités de la coopération?

Ce qui est entendu par « aide au développement » recouvre un ensemble de mécanismes qui se sont énormément complexifiés depuis la fin des années 1940. Aucun des instruments de coopération créé dans l›après-guerre n'est en soi non-politique (Ferguson 1994), qu›il soit explicitement ou non accompagné de conditionnalités politiques. Ce qui semble être une caractéristique structurante des politiques de développement (et au cœur des débats passionnés qu›elles provoquent) est la cohabitation de pratiques de dons avec une logique explicite d›échanges économiques (le plus souvent asymétrique ou inégale) et des mécanismes de négociation d›alliances diplomatiques et géopolitiques. Cette cohabitation de « mondes hostiles » (Zelizer, 2005), de sphères qui sont considérées comme devant être séparées - d›un côté la sphère des sentiments et de la solidarité, de l›autre celle du calcul et des intérêts économiques - et leur contact produit une « contamination morale » (Zelizer, idem), constitutive des politiques de développement, des contextes historiques, sociaux, dans lesquels elles ont été élaborées depuis l'époque de la décolonisation. Les processus sociaux qui ont mené à l'invention du Noir comme archétype du bénéficiaire de l'aide européenne, ainsi que les débats et enjeux déployés autour de cette invention que nous avons vus au fil de ce texte, semblent présenter un champ d›analyse privilégié pour proposer une entrée en matière plus nuancée et compréhensive de l›univers de la coopération au développement, formé de relations et de tensions entre personnes, agences et nations.

Bibliographie

Reçu le 30 de setembre de 2011

Approuvé le 25 de april de 2012

À propos de l'auteur

Natacha Nicaise

Pos-doctorande à IFCH/UNICAMP

Docteur en Anthropologie Sociale (PPGAS/MN/UFRJ)

nicaise.natacha@gmail.com

Adresse: Avenida Santa Isabel 98 apto 801 13084-012 Barão Geraldo - Campinas

Principales publications:

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NEIBURG, F. & NICAISE, N. 2010. Déchets. Stigmatisations, commerces, politiques. Port-au-Prince, Haïti (edição quadrilingua). Rio de Janeiro: NuCEC & Viva Rio.

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  • ZELIZER, Viviana A. 2005. The purchase of intimacy Princeton & Oxford: Princeton University Press.
  • 1
    Le sida n'a pas de frontières, le sida tue n'importe où.
  • 2
    « Chaque année, l'Union européenne investit 600 millions d'euros pour promouvoir la santé dans les pays en voie de développement. »
  • 3
    Au cours des années 2000, la gestion de l'aide au développement a connu deux réformes (2001 et 2011) visant la centralisation de l'aide en une seule direction générale. À la suite de la deuxième réforme, la direction générale (DG) de Développement et Coopération (EuropeAid) remplace désormais la DG Développement et l'ancienne DG EuropeAid. Elle est chargée d'élaborer les politiques européennes en matière de développement et de fournir l'aide de l'UE dans le monde par l'intermédiaire de projets et de programmes. Pour des raisons de commodité, j'utiliserai dans ce texte le nom de DG Développement ou son diminutif, DG Dev, pour me référer à cette unité administrative telle qu'elle était dénommée et organisée à l'époque de la recherche (2002-2006). Lorsque je me référerai à l'époque actuelle, j'utiliserai celui de DG du Développement et de la Coopération EuropeAid (DG DEVCO).
  • 4
    Les données qui sont présentées dans cet article sont issues d'une recherche menée entre 2002 et 2006 dans le cadre de ma thèse de doctorat, au sein du Programme de Post-Graduation en Anthropologie sociale de l'Université fédérale de Rio de Janeiro (PPGAS/MN/UFRJ), « La Construction européenne et les pays en voie de développement. Politiques de communication, générosité et Identité(s) ». Nicaise. 2007).
  • 5
    Prise de conscience.
  • 6
    Pour donner un exemple, en 2004, la distribution régionale du budget de l'aide aux pays en voie de développement était répartie de la manière suivante: Europe, 13%; Afrique, 38%; Amérique, 8%; Asie, 18%; Océanie, 1%; pays en voie de développement non-spécifiés, 1%; aide multilatérale, 6%.
  • 7
    Direction générale du Développement/Commission européenne. 2002. Mathias et Amadou, éveil à la coopération au développement, Manuel Pédagogique. Luxembourg: Office des Publications officielles. Les campagnes d›information et de communication menées en 2000-2005 par la l›UE sur sa politique de développement comprennent des publications papier, revues, flyers, cartes, documentaires audiovisuels, spots télévisés, évènements, site internet, rapports annuels de la Commission européenne. Pour une analyse détaillée de ces supports, voir Nicaise 2007. Pour une analyse de la valeur de la générosité, voir Nicaise 2009.
  • 8
    Louis Michel, Commissaire au Développement et à l'Aide humanitaire, Discours sur « La politique de développement de l'UE » présenté en 2006.
  • 9
    Le Plan Marshall (1948-1952), le programme de reconstruction de l'Europe financé par le gouvernement américain, et le « Point IV », le quatrième point de l'allocution du Président des États-Unis, Harry S. Truman, sur l'état de l'Union, sont tous deux des développements de la doctrine du containment visant la contention du communisme en Europe et dans les colonies en voie d'indépendance dans l'après-guerre. Ces deux évènements sont considérés comme les marqueurs temporels du début des politiques d'assistance extérieure nord-américaines et, d'une manière générale, comme l'origine des politiques de coopération au développement.
  • 10
    L'Afrique Occidentale française comprenant le Sénégal, le Soudan, la Guinée, la Côte d'Ivoire, le Dahomey, la Mauritanie, le Niger et la Haute-Volta; l'Afrique équatoriale française comprenant le Moyen-Congo, l'Oubangui-Chari, le Tchad et le Gabon; Saint-Pierre-et-Miquelon, l'Archipel des Comores, Madagascar et dépendances, la côte française des Somalis, la Nouvelle-Calédonie et dépendances, les Établissements français de l'Océanie, les Terres australes et antarctiques, la République autonome du Togo, le territoire sous tutelle du Cameroun administré par la France, le Congo belge et le Ruanda-Urundi. Traité instituant la CEE - Annexe IV: Pays et territoires d'outre-mer auxquels s'appliquent les dispositions de la quatrième partie du traité.
    http://www.ena.lu/mce.cfm (consulté le 29/01/07). La convention d'association ne concerne pas les départements français d'outre-mer (Réunion, Guadeloupe, Martinique et Guyane) ni l'Algérie, qui font partie intégrante du territoire métropolitain français.
  • 11
    Commission européenne. 1958. Premier rapport général sur l'activité de la Communauté. p. 114 et Commission européenne. 1959. Deuxième rapport général sur les activités de la Communauté. p. 138 et IVe partie du Traité de Rome, article 132, paragraphe 3.
  • 12
    Marchés Coloniaux du Monde, 17 janvier 1953, cité par Dimier, V. 2001.
  • 13
    Extrait d'interview avec Pierre Cros, principal responsable de l'information outre-mer entre 1958 et 1986 (Bruxelles, 11/01/06). La volonté d'une administration commune, européenne, de l'Afrique est plus ancienne que la proposition d'association. Cette volonté est présente dans l'idée d'Eurafrique qui apparaît en France dans les années 1920, sera reprise en 1931 par le ministre des affaires coloniales de la troisième République et réapparaîtra avec force en 1945. L'Eurafrique est souhaitée par les Anglais et les Français qui perçoivent la formation de cet ensemble comme une garantie d'approvisionnement aux ressources africaines pour l'Europe dévastée, tout en constituant un front d'opposition aux lobbies anti-coloniaux présents aux Nations-Unies et plus généralement aux États-Unis. (Wall, 2005; Adamthwaite, 2005)
  • 14
    Commission européenne, Rapport général sur l'activité de la Communauté (1960, 1961, 1962, 1963). (Nicaise, 2009).
  • 15
    Cette section de l'analyse est basée sur les recherches de Véronique Dimier portant sur l'influence des administrateurs coloniaux français sur la politique de développement européenne (Dimier 2006) et sur l'institutionnalisation et la bureaucratisation de la Commission européenne (Dimier 2003).
  • 16
    La convention d'association (1957-1963) qui concernait principalement les colonies de la France et de la Belgique (voir note de bas de page n°10) a été remplacée par les Accords de Yaoundé en 1963, lorsque les pays bénéficiaires ont acquis leur indépendance (Yaoundé I, 1963-1969; Yaoundé II, 1969-1975). La première convention de Lomé avec les pays ACP a été signée avec 46 pays ACP en 1975 et a été suivie par quatre autres accords portant le même nom (Lomé II, 1980-1985; Lomé III, 1985-1990; Lomé IV, 1990-1995; Révision Lomé IV, 1995-2000). En 2000, les Accords de Cotonou (2000-2005) remplacent ceux de Lomé, ils ont été révisés deux fois (2005, 2010) et sont toujours en vigueur actuellement. Les 78 pays ACP actuellement bénéficiaires de l'aide au développement ont été intégrés progressivement au fil des signatures de ces différents conventions et accords. Voir
  • 17
    La liste exhaustive des pays bénéficiaires des différents types d'aide extérieure de l'UE peut être trouvée dans les tableaux financiers joints en annexe de chaque rapport annuel de la Commission européenne.
  • 18
    La catégorie de pays PTOM (Pays et territoires d'outre-mer) a été créée en 1957, avec la signature de la politique d'association. La catégorie ACP (pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique) a été créée en 1975, avec la signature des premiers accords de Lomé, résultat de l'adhésion de la Grande-Bretagne à la Communauté européenne et de la conséquente inclusion d'une partie de l'ensemble des pays du Commonwealth dans la politique de développement.
  • 19
    « Il existe des luttes intestines au sein de la Commission européenne. D'une part, entre des objectifs qui ne sont pas forcément compatibles, comme le développement, le commerce, la libéralisation, etc. Il y a aussi des oppositions entre le développement et les secteurs de l'agriculture, de l'industrie pharmaceutique, de l'énergie, etc. D'autre part, il y a aussi une opposition au sein de la « Famille Relex » entre une optique de travail qui est plus orientée « coopération au développement », dans le sens partenariat du terme, et une autre optique plus « interventionniste », porteuse d'un message européen, presque plus une optique à l'américaine, et c'est normal parce que les relations extérieures sont gérées par des Anglo-saxons (...) Chacun tire un peu la couverture à soi, ce qui donne une image des relations extérieures complètement brouillée, on ne sait pas où on va (...). » Extrait d'interview avec un journaliste et consultant en audiovisuel pour une entreprise sous contrat à l'époque avec la DG Dev (Bruxelles, 11/03/05, 08/03/05, 2/12/05).
  • 20
    «La DG Dev devrait disparaître, elle n'a plus aucune raison d'être, c'est absurde, elle doit rentrer dans la DG Relations extérieures. C'est toujours comme ça, vous voyez une chose instaurée quelque part et qu'on ne supprime pas. Je vois des organismes qui végètent parce qu'ils ont été instaurés il y a 50 ans avec une raison bien précise, cette raison n'existe plus mais l'organisme reste avec ses frais de fonctionnement. Il tourne à vide. Parce qu'aujourd'hui, on ne peut plus appeler la DG Dev la DG du développement, ça n'a plus de sens parce que le développement, c'est le monde entier, on a une politique vers l'Amérique latine, l'Asie, le Maghreb (...). Le développement, c'est l'ensemble du monde, à l'époque ce n'était que les pays africains. (...) Quand la DG Dev conçoit des papiers sur le développement, allez voir les gens de l'Asie pour voir s'ils ont envie de les appliquer, « c'est fait pour les gens qui s'occupent de l'Afrique ». Les gens qui s'occupent de l'Amérique latine, ils trouvent que ceux qui s'occupent de l'Afrique, c'est des petits, s'occuper de l'Amérique latine ou de l'Asie est plus gratifiant, plus prestigieux (...) ». Extrait d'interview réalisée avec Gabrielle Von Brochowski, retraitée, principale assistante (1963-1973) du responsable de l'information Outre-mer de la DG Dev (Bruxelles, 20/01/2006).
  • 21
    Extrait d'interview menée en 2003 à Bruxelles avec le sous-chef de l'unité Information et communication de la DG Développement.
  • 22
    Extrait d'entretien mené avec Pierre Cros par Yves Conrad et Anaïs Legendre, Bruxelles le 8/12/2003.
  • 23
    Eric Von Stalheim était un personnage allemand qui jouait le méchant blond à binocle dans la bande dessinée «Biggles», populaire à cette époque.
  • 24
    Les maquis étaient des groupes de résistants français à l'occupation allemande pendant la seconde guerre mondiale qui préparaient des embuscades dans les régions peu peuplées, dans les forêts et les montagnes.
  • 25
    Extrait d'entretient menée avec Pierre Cros par Yves Conrad et Anaïs Legendre, Bruxelles le 8/12/2003.
  • 26
    Jean Monnet (1888-1979) est un homme d'état français, l'un des fondateurs de l'Union européenne.
  • 27
    Extrait d'interview menée avec J.R. Rabier (Bruxelles, le 02/02/06)
  • 28
    Extraits d'interview menée avec J.R. Rabier (Bruxelles, le 02/02/06)
  • 29
    Nouvel Ordre économique international.
  • 30
    Extrait d'interview de Luc Duschamp, ancien fonctionnaire de la DG Dev (Bruxelles, 10/01/06)
  • 31
    Pour une analyse du cas de la coopération norvégienne selon une perspective similaire, voir Barroso Hoffman (2009).
  • 32
    Pour une analyse de ces traditions dans le cas de l'agence norvégienne de coopération (NORAD), voir BARROSO HOFFMANN (2009).
  • Publication Dates

    • Publication in this collection
      29 Aug 2012
    • Date of issue
      June 2012
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