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La forme urbaine patrimonialiste: limites de l’action de l’État dans la production de l’espace urbain au Brésil

Résumé

Les politiques publiques urbaines au Brésil reposent sur une confiance excessive dans le potentiel transformateur de l’appareil d’État et de la planification urbaine. En effet, le modèle étatique de référence est celui des économies régulées de l’État-Providence, dans lequel la production de l’espace urbain est le résultat de l’action d’un État fort. Mais ce modèle ne correspond ni à la sociabilité brésilienne, ni à notre forme urbaine. S’agissant de l’espace urbain, il convient d’élaborer une théorie de l’État qui puisse rendre compte des spécificités de notre société patrimonialiste. La théorie de la dérivation de l’État nous permet de déduire que la forme urbaine dérive de cette sociabilité spécifique, définissant un processus qui n’est pas celui de la production sociale de l’espace, mais plutôt celui de la production patrimonialiste de l’espace - un modèle de domination à travers l’espace qui entretien la société des élites.

Mots clés:
Etat; Formation Urbaine; Patrimonialisme; Dérivation de l’Etat; Politiques Publiques Urbaines

Resumo

As políticas públicas urbanas no Brasil se apoiam em uma crença exagerada quanto ao potencial transformador do aparato estatal e do planejamento urbano. Isso porque o modelo de Estado que se utiliza é aquele que se estrutura no contexto das economias reguladas do Estado do bem-estar social, no qual a produção do espaço urbano é decorrente da ação de um Estado forte. O problema é que esse modelo não corresponde à sociabilidade brasileira nem à nossa forma urbana. É necessário elaborar uma teoria do Estado no urbano que seja capaz de abarcar as especificidades da nossa sociedade patrimonialista. Usando a teoria da derivação do Estado, depreendemos que a forma urbana deriva dessa sociabilidade específica, definindo um processo que não é o da produção social do espaço, mas sim da produção patrimonialista do espaço - um padrão de dominação por meio do espaço que sustenta a sociedade de elite.

Palavras-chave:
Estado; Formação Urbana; Patrimonialismo; Derivação do Estado; Políticas Públicas Urbanas

Abstract

Urban public policies in Brazil are based on an exaggerated belief in the transformative potential of the state apparatus and urban planning. This is because the State model, which is used, is the model structured within the context of the regulated economies of the welfare state, where the production of urban space is the result of action by a strong State. The problem with this is that this model does not correspond to Brazilian sociability, nor to our urban form. It is therefore necessary to create a theory of the State for the urban, which is capable of covering the specificities of our patrimonialist society. Using the theory of State derivation, it may be inferred that the urban form derives from this specific sociability, defining a process that is not the social production of space, but a patrimonialist production of space, a pattern of domination through space that sustains the elite society.

Keywords:
State; Urban Development; Patrimonialism; State Derivation; Urban Policies

Introduction: the impasses of State action in promoting urban reform1 1 La réforme urbaine (Reforma Urbana) est le titre des articles 182 et 183 de la Constitution Brésilienne de 1988, reflétant les luttes des mouvements sociaux pour garantir le droit à la ville. Ce terme renvoie donc à l’ensemble des politiques publiques visant à promouvoir l’accès des populations les plus défavorisées aux structures et services urbains comme le logement, la mobilité urbaine, les infrastructures etc.

Au Brésil, la question de la nature de l’État et de ses spécificités a toujours été au cœur d’un débat fécond dans les domaines de la sociologie et de l’économie politique. Dans les années 1930 déjà, les interprètes de notre formation politique et sociale commençaient à aborder les grands et permanents dilemmes de notre développement, tels que la relation dialectique entre le retard résultant des formes d’organisation coloniales et postcoloniales et le projet de modernité (ARANTES, 1992ARANTES, P. Sentimento da dialética na experiência intelectual brasileira. Rio de Janeiro: Paz e Terra, 1992.). À travers ces analyses, on observe comment, au Brésil, la nature des relations entre le « public » et le « privé » deviennent l’une des clés de lecture de la société et de ses logiques de formation. Dans la perspective wébérienne, c’est d’abord Sérgio Buarque de HolandaHOLANDA, S. B. Raízes do Brasil. São Paulo: Cia. Das Letras, 2001 [1936]. qui a souligné, en 1934 [2001], la caractéristique patrimonialiste de l’État brésilien - terme repris en 1958 [2000] par Raymundo FaoroFAORO, R. Os donos do poder: formação do patronato político brasileiro. Ed. Globo, 2000. dans un ouvrage réédité au milieu des années 1970, alors qu’émergeait également l’approche, à tendance libérale, de Simon Schwartzman (2015SCHWARTZMAN, S. Bases do autoritarismo brasileiro. Campinas: Editora Unicamp, 2015.). D’autres auteurs importants, tels que Gilberto Freyre, en 1933, Victor Nunes Leal, en 1948, ou Oliveira Vianna, en 1949, ont également observé l’ingérence permanente des intérêts privés dans la sphère étatique, sans pour autant utiliser le terme « patrimonialisme », mais avec de nombreuses références à Weber. Une importante « école » sociologique s’est ainsi constituée, appelée génériquement « patrimonialiste », comportant de nombreuses différences et antagonismes, mais avec un élément commun : le souci d’interpréter la nature particulière de l’État brésilien et son rôle dans notre formation sociale.

Pour la sociologie il semble évident que des études plus approfondies sur l’État sont indispensables afin de comprendre notre sociabilité. Toutefois, dans le domaine de l’urbanisme, cette idée ne semble pas s’être affirmée. Cela peut être lié au caractère appliqué des études urbaines, qui se concentraient généralement sur les caractéristiques, les limites et les potentialités de la planification urbaine,2 2 NdT : en portugais du Brésil, la planification urbaine (planejamento urbano) désigne généralement la planification du territoire ainsi que les politiques d’aménagement. c’est-à-dire sur les plans directeurs et autres instruments d’action de l’État sur l’urbain, sans prêter davantage attention à la nature de l’État qui les a promus.

La plupart des analyses concernant l’histoire de l’aménagement urbain au Brésil mettent l’accent sur le nombre de plans directeurs élaborés et sur leurs caractéristiques, souvent pour constater leurs vicissitudes ainsi que leur manque d’efficacité. En 1999VILLAÇA, F. Uma contribuição para a história do planejamento urbano no Brasil. In: DEÁK, C.; SCHIFFER, S. R. (Orgs.). O processo de urbanização no Brasil. São Paulo: EdUSP, 1999., Flávio Villaça fait état d’une tradition de « schémas directeurs condamnés aux tiroirs », trop techniques et peu ou pas applicable de façon effective. Ces lectures ne manquent pas de démontrer la responsabilité de l’État. Cependant, elles n’abordent pas la relation spécifique entre la nature même de l’État brésilien et la faible efficacité des politiques d’aménagement qu’il promeut.

En 1996MARICATO, E. Metrópole na periferia do capitalismo: ilegalidade, desigualdade e violência. São Paulo: Hucitec, 1996., Ermínia Maricato applique la lecture utilisée dans les domaines de la sociologie et de l’économie à l’urbain. En utilisant les travaux de Roberto Schwarz (1990) - l’un des principaux interprètes de notre formation - elle met en relation les logiques inégalitaires et ségrégatives, qui ont conduit à la croissance tentaculaire des villes, avec les contradictions et les spécificités de notre société ainsi que les formes de domination politique et sociale des élites.

D’autres auteurs se sont intéressés aux rapports de notre société avec l’urbain et à ses contradictions structurelles, comme Reis Filho (1968REIS FILHO, N. G. Evolução urbana do Brasil: 1500-1720. São Paulo: Pioneira, 1968.), Villaça (1986VILLAÇA, F. O que todo cidadão precisa saber sobre habitação. São Paulo: Global Editora, 1986.), des auteurs de sociologie urbaine tels que Kowarik (1979)KOWARICK, L. A espoliação urbana. Rio de Janeiro: Paz e Terra , 1979., Bolaffi (1982BOLAFFI, G. Habitação e urbanismo: o problema e o falso problema. In: MARICATO, E. A produção capitalista da casa (e da cidade). São Paulo: Alfa Ômega, 1982.), ou encore du domaine de l’économie, comme Singer (1982SINGER, P. O uso do solo urbano na economia capitalista. In: MARICATO, E. A produção capitalista da casa (e da cidade) no Brasil industrial. São Paulo: Alfa-Ômega, 1982 [1978]. ) et Oliveira (1977OLIVEIRA, F. de. Acumulação monopolista, Estado e urbanização: a nova qualidade do conflito de classes. In: OLIVEIRA, F. de. Contradições urbanas e movimentos sociais. São Paulo: CEDEC, 1977.,1982OLIVEIRA, F. de. O Estado e o urbano no Brasil. Revista Estudos, Espaços & Debates: Revista Brasileira de Estudos Urbanos e Regionais, São Paulo, n. 6, setembro de 1982.). Mais la relation entre les caractéristiques et les particularités de l’État d’une part, et la réalité urbaine de plus en plus tragique d’autre part, n’était pas au centre de ces travaux. La pensée brésilienne sur l’urbain des années 1960, fortement ancrée dans l’école marxienne,3 3 Aron (2002), différencie les « marxologues », spécialistes de l’œuvre de Marx, des « marxistes », dont la réflexion est associée à une proposition d’action politique (Lénine, par exemple), et des « marxiens », adeptes de la méthode dialectique qui utilisent le matérialisme historique actualisé pour interpréter leur époque et leur domaine de connaissance. Cf. ARON, R. Le marxisme de Marx. Paris : Édition De Fallois, 2002. à la fois française et anglo-saxonne, s’est notamment développée à partir des œuvres inaugurales de Lefebvre (2001LEFEBVRE, H. Le Droit à la ville. Paris: Anthropos, 2001 [1968].) et de Castells (2000CASTELLS, M. A questão Urbana. Petrópolis: Paz e Terra, 2000 [1972].), écrites respectivement en 1968 et 1972. Elle a importé le concept de production sociale de l’espace urbain (GOTTDIENER, 2016GOTTDIENER, M. A produção social do espaço urbano. São Paulo: Edusp, 2016 [1985].), pensé à l’origine à partir de l’étude empirique des villes dans le contexte du bien-être social, avec une forte présence de l’État dans la production, la régulation et la médiation des dynamiques urbaines. C’est peut-être là que réside la solide conviction que, partout dans le monde, ce modèle devait être le référentiel de l’État et de l’espace urbain résultant de son action. Cette influence a également marqué les urbanistes impliqués dans la formulation des politiques urbaines au sein de l’appareil d’État et dans leurs revendications aux côtés de la société civile, basées sur la croyance dans le potentiel des plans directeurs et autres instruments urbains comme moyens d’aborder les problèmes des villes.

Dans une variante des idées déplacées (SCHWARZ, 1973SCHWARZ, R. As ideias fora do lugar. Estudos Cebrap, n. 3, 1973.), la prescription urbanistique brésilienne s’inspire de politiques et d’instruments importés depuis une autre réalité, qui considère toujours l’État comme le proposant légitime de la politique urbaine - et ce indépendamment de l’appartenance idéologique. Pendant les années de dictature, la croyance en la planification étatique, promotrice de grands travaux urbains et de politiques de production de logements de masse, s’est même renforcée. Mais depuis la redémocratisation des années 1980, qui aboutit à la Constitution Fédérale (CF) de 1988, cette logique se retrouve également dans le camp progressiste, liée aux demandes d’un État fort dans la promotion de la réforme urbaine et du droit à la ville. 130.000 personnes ont en effet soutenu l’amendement constitutionnel d’initiative populaire pour la réforme urbaine - une lutte visant à faire approuver les articles 182 et 183 de la Carta Magna, qui introduisent le principe de la fonction sociale de la propriété urbaine et l’obligation de réaliser dans les communes de plus de 20.000 habitants des Plans Directeurs, instruments urbanistiques inspirés de l’action régulatrice de l’Etat dans les pays développés. Après deux décennies d’autoritarisme, le moment politique de la redémocratisation a vu naître de nouveaux espoirs, ainsi qu’une prédisposition à croire que l’État pouvait assurer un rôle de levier du changement social dans le pays.

Les années suivantes ont montré cependant que les choses n’étaient pas si simples. La réglementation des articles relatifs à la réforme urbaine, qui aurait dû être un processus automatique après la promulgation de la Constitution fédérale, n’est entrée en vigueur dans le statut de la ville qu’après treize longues années, en 2001. Une simple réglementation publique et la promotion d’instruments juridiques pour garantir la justice urbaine et sociale étaient en effet insuffisants pour contrôler les tensions politiques présentes sur le territoire et les intérêts locaux dominants. Malgré ces difficultés, le Statut de la Ville4 4 Ndt: Le Statut de la Ville (Estatuto da Cidade en portugais) désigne la loi 10.257 du 10 juillet 2001, que régule le chapitre “Politique urbaine” de la Constitution Brésilienne de 1988, avec 2 principes de base: la planification participative et la fonction sociale de la propriété. a renforcé l’idée qu’elle serait l’instrument idéal pour promouvoir la réforme urbaine, sans remettre en question sa capacité réelle à remplir cette fonction dans le contexte brésilien. C’est ainsi que de nombreux instruments importés d’une autre réalité se sont développés, avec la conviction qu’ils fourniraient des outils aux pouvoirs exécutifs municipaux afin de promouvoir la justice sociale sur le territoire.

À titre d’exemple, examinons quelques cas inspirés du droit urbain5 5 NdT : en français dans le texte. français : les Plans Directeurs brésiliens, comparables aux Schémas Directeurs d’Aménagement et d’Urbanisme (SDAU); les Zones d’Aménagement Concerté (ZAC) dans lesquelles l’État intervient afin de favoriser la réhabilitation des quartiers « dégradés », inspirant à la fois les Zones Spéciales d’Intérêt Social (ZEIS) et les Opérations Urbaines Concertées; ou encore la Concession Onéreuse du droit de construire, clairement inspirée du Plafond Légal de Densité utilisé en France depuis les années 1970, ainsi que du Droit de préemption.

À l’époque, nous avions publié un article mettant en garde contre l’optimisme qui sous-tendait le pari de la régulation de la production de l’espace urbain par l’État comme moyen de transformation sociale, en raison des caractéristiques du contexte brésilien :

Alors que là-bas [dans les pays européens capitalistes développés] les instruments urbanistiques sont apparus dans l’après-guerre, en même temps que la structuration de l’État-providence, [...] au Brésil, les instruments urbanistiques sont apparus comme une tentative de réaction à un modèle délibéré de société et de ville structurellement organisées de façon inégale. Cela change complètement leur potentiel et leurs possibles applications. Il s’agit ici d’inverser a posteriori un processus historico-structurel de ségrégation spatiale, ce qui reviendrait, en substance, à donner à l’État la capacité de faire face aux privilèges urbains acquis par les classes dominantes depuis [...] 500 ans. Il ne s’agit donc pas d’une tâche simple. (FERREIRA, 2003FERREIRA, J. S. W. Alcances e limitações dos Instrumentos Urbanísticos na construção de cidades democráticas e socialmente justas. 2003. Vª Conferência das Cidades. Texto de apoio às discussões da Mesa 1, Câmara Federal, 2 de dezembro de 2003., p. 6).

Il convient de reconnaître que tant les articles de la réforme urbaine que le Statut de la Ville ont permis des progrès indéniables dans la lutte contre les inégalités socio-urbaines. Les élections de 1988 ont inauguré une période vertueuse de gouvernements menant d’importantes initiatives allant dans ce sens, certaines d’entre elles bénéficiant d’une reconnaissance internationale. La création du Ministère des Villes, en 2002 et des politiques publiques telles que la mise en place des Conseils de la Ville aux niveaux des Municipalités, des États fédérés et de l’État fédéral, ont nourri l’espoir d’avoir au Brésil un État qui encourage la réforme urbaine. Cependant, ces progrès sont davantage dus à des initiatives de gestion qu’aux effets de l’application systématique par les municipalités des instruments prévus dans le Statut de la Ville. Vingt ans plus tard, si de nombreuses villes ont adopté certains de ces instruments, force est de constater que le Statut de la Ville, en tant qu’outil public de lutte réelle contre les inégalités urbaines, n’a pas été appliqué de façon intégrée et systémique.

Notre hypothèse consiste à dire que de meilleurs résultats ont été obtenus jusqu’au moment où la mobilisation pour le Statut de la Ville a rassemblé et unifié les forces qui revendiquaient une réforme urbaine dans tout le pays. Mais le besoin de réglementation a fragmenté cette lutte au niveau des milliers de villes brésiliennes. C’est donc au à l’échelle municipale que se produisent les litiges et les tensions autour du noeud foncier [O nó da terra] (MARICATO, 2008MARICATO, E. O nó da terra. Revista Piauí, s.n., 2008.), là où opèrent les propriétaires fonciers et les entrepreneurs immobiliers. C’est sur ce territoire que les classes dominantes exercent leurs privilèges et orientent les investissements publics urbains vers leurs intérêts. C’est à l’échelle territoriale des communes que s’exprime pleinement ce que les analystes ont appelé le patrimonialisme. On voit ici clairement une question qui, comme nous l’avons dit au début de cet article, n’a fait l’objet que de peu d’attention : les rapports entre la production de l’espace urbain et les conditionnements structurels de notre sociabilité et la nature de l’État qui en découle.

Le besoin d’une théorie de l’État pour l’urbain

Castells aborde la question urbaine en mettant l’accent sur le rôle de l’espace en tant que lieu du processus de production et de reproduction du capital, où se produit la domination du capital sur le travail, la lutte des classes et les conflits sociaux qui en résultent. Lefebvre6 6 Dans son classique The social production of urban space, Gottdiener (2016), travaillant en alternance avec les contributions de Castells et Lefebvre pour une théorie de l’espace, avait déjà montré comment les contributions de ces auteurs peuvent aujourd’hui être considérées comme complémentaires plutôt qu’antagonistes. propose une approche plus englobante en présentant l’idée de la forme urbaine, qui envisage l’espace comme le résultat d’une praxis sociale qui « ne peut être appréhendée que de façon dialectique, puisqu’elle constitue une abstraction concrète, comme l’une des catégories de Marx, au même titre que la valeur d’échange » (GOTTDIENER, 2016GOTTDIENER, M. A produção social do espaço urbano. São Paulo: Edusp, 2016 [1985]., p. 132). Pour Lefebvre, l’espace est la base territoriale du processus de production capitaliste, mais il est aussi, en tant que tel, le produit du capital et de la marchandise, tout en étant le lieu de reproduction de la sociabilité, d’une praxis sociale urbaine. Cette conception situe ce qu’il appelle la forme urbaine non pas dans le cadre de ce que la pensée marxiste classique appelle la superstructure, mais dans celui des rapports de production eux-mêmes.

Si ces deux auteurs ont perçu l’importance du rôle de l’État dans le processus de production de l’espace, ils n’ont pas véritablement approfondi la discussion sur sa nature et ses implications. Castells a abordé la question en soulignant la problématique des impasses liées aux « moyens de consommation objectivement socialisés » dans l’espace urbain qui dépendent de l’État. Lefebvre a quant à lui produit une étude spécifique approfondie sur l’État.7 7 Il s’agit de quatre volumes de l’ouvrage de 1975 intitulé De l’État. Mais aucun des deux ne s’intéresse de près à l’analyse de la nature de l’État. Tous deux se situent dans le contexte européen du développement central du capitalisme, ayant pour référence l’État keynésien du régime social-démocrate, comme presque tous les auteurs du marxisme dit occident.8 8 Une étiquette générique pour des courants qui sont pourtant souvent antagonistes. En 1976, David Harvey s’est également intéressé à l’État, mais il n’a pas non plus approfondi les relations entre les caractéristiques de l’État et la production de l’espace (HARVEY, 2005HARVEY, D. A produção capitalista do Espaço. São Paulo: Annablume , 2005.).9 9 Le thème apparaît dans l’article « A teoria marxista do Estado », publié en 1976 dans la revue Antipode (Wiley-Blackwell, New Jersey). Au Brésil, il a été publié comme chapitre du livre A produção capitalista do Espaço, en 2005. Si en dehors de la sphère urbaine, le débat sur la nature et le rôle de l’État a pris une dimension importante au sein du marxisme occidental, surtout à partir des années 1960, l’étude du rôle de l’État dans sa relation spécifique à la production de l’espace urbain n’a guère progressé après les publications des auteurs mentionnés.

Cela peut être dû - et c’est une hypothèse que nous formulons ici - au fait que, pour les urbanistes marxiens, la question foncière, ou plutôt la question de la rente foncière, canalisait l’ensemble des réflexions sur l’urbain, laissant au second plan la discussion spécifique sur l’État. En cherchant chez Marx une base théorique pour interpréter le phénomène urbain moderne, les urbanistes marxiens se sont attardés sur la théorie de la rente foncière - unique mention faite par Marx à ce qui se rapproche de « l’urbain ».10 10 Il s’agit du chapitre 46, livre III, du Capital, sur la rente foncière des terrains à bâtir, ainsi que d’un court passage du chapitre 23, livre I, sur la dynamique immobilière. Comme le souligne Deák (2016DEÁK, C. Em busca das categorias da produção do espaço. São Paulo: Annablume, 2016.), cette approche, basée sur une thèse formulée dans un contexte rural et agricole bien avant le développement urbain tel que nous le connaissons aujourd’hui, n’a pas permis de créer des catégories capables d’expliquer les dynamiques complexes des villes modernes, ou encore d’appréhender l’espace urbanisé comme quelque chose de socialement produit par le capital. Comme l’indique Harvey (2013HARVEY, D. Os limites do capital. São Paulo: Boitempo, 2013. , p. 532), « la théorie de la rente foncière résout [pour Marx] la question de savoir comment la terre, qui n’est pas un produit du travail humain, peut avoir un prix et être échangée comme une marchandise ». Cette « solution » théorique permettrait de résoudre le problème car « ce qui est acheté et vendu n’est pas la terre, mais le droit au revenu foncier produit par celle-ci » (HARVEY, 2013HARVEY, D. Os limites do capital. São Paulo: Boitempo, 2013. , p. 532). La théorie de la rente foncière de Ricardo était une solution acceptable au problème11 11 Selon Harvey (2015, p. 532) Marx lui-même n’était pas tout-à-fait satisfait de cette solution. de la terre agricole qui est une marchandise bien qu’elle ne soit pas « produite ».

L’urbanisation moderne, dont Marx n’a pas été témoin, rend cette explication insuffisante. En effet, elle ne permet pas de comprendre la façon dont l’espace urbain est devenu, non pas un élément parasite du capital productif (en raison de la rétention supposée de la rente foncière), mais plutôt un puissant moteur du processus de reproduction élargie du capital. Dans la seconde moitié du XIXème siècle, les grands travaux à Paris, sous Louis Napoléon Bonaparte et Haussmann, ont constitué le principal levier d’une modernisation du capitalisme, avec l’entrée en jeu du capital financier dans le circuit de production de l’espace bâti. Ce mouvement au sein de la circulation du capital a non seulement entraîné les fameux travaux routiers liés au secteur immobilier (et au contrôle social de l’espace), mais aussi les travaux d’infrastructure urbaine, les chemins de fer ou les grands magasins - autant d’investissements essentiels pour le capital productif et pour la consolidation de l’industrialisation capitaliste, comme le montre David Harvey (2015HARVEY, D. Paris: capital da modernidade. São Paulo: Boitempo , 2015.). La forme-urbaine capitaliste n’est pas née comme un obstacle, mais comme une condition nécessaire à l’émancipation du capital et de la forme-marchandise.

De façon générale, les analyses de cette période se concentrent davantage sur le rôle immobilisateur des spéculateurs parisiens que sur l’effet stimulant qu’il représente pour le capital productif. Mais il semblerait que le retard dans la mise à jour des catégories de Marx se soit produit en raison d’un malentendu. En désignant la propriété foncière (et la recherche d’un surprofit résultant de cette propriété) comme étant le principal obstacle à la production et à la reproduction du capital dans l’espace urbain, on ne voit pas que la parcelle de terrain n’est pas une « terre nue », un « don de la nature », mais plutôt une petite partie d’un réseau systémique et complexe d’infrastructures socialement produit (par l’État), et qui a donc une valeur. En effet, ce qui est « vendu et acheté » n’est pas le terrain à proprement parler, mais plutôt le « terrain urbanisé » ou, selon les termes de Deák (2016DEÁK, C. Em busca das categorias da produção do espaço. São Paulo: Annablume, 2016.), l’emplacement. En d’autres termes, un «produit » socialement produit,12 12 À Abu Dhabi, des quartiers entiers sont construits sur la mer, là où la « terre nue » n’a jamais existé. une marchandise comme une autre, un fragment d’un ensemble systémique d’infrastructures, qui lui donne sa condition matérielle de marchandise, ayant ainsi un prix, pouvant être acheté et vendu comme n’importe quelle autre marchandise et impliquant le rôle de l’État comme quelque chose de fondamental dans sa production, comme l’a montré l’expérience haussmannienne.

Les tentatives visant à développer et approfondir la théorie de la rente foncière pour expliquer la production de l’espace urbain contemporain se sont ainsi rapidement révélées anachroniques. Si les principaux défenseurs de cette théorie l’ont finalement abandonnée, elle est encore utilisée de nos jours de façon récurrente. Mais plutôt que de se concentrer sur une supposée rente foncière qui entraverait la dynamique urbaine et sa possible régulation, il s’agit d’analyser la production socialisée du réseau d’infrastructures qui matérialise l’espace urbain. Autrement dit, au lieu de développer des théories sur la rente foncière, il aurait été plus utile d’élaborer une théorie de l’État et de l’urbain pour mieux comprendre la problématique urbaine. Comme le souligne Deák (2016DEÁK, C. Em busca das categorias da produção do espaço. São Paulo: Annablume, 2016.), la principale caractéristique de l’emplacement, en tant qu’élément d’un ensemble systémique d’infrastructures, est le fait qu’il ne puisse pas, dans son ensemble, être produit individuellement par le capitaliste en tant que marchandise. C’est ici qu’apparaît le rôle central de l’État, puisqu’il a la capacité « d’exécuter collectivement » la production de l’espace.

Si tout pouvait être produit comme de la marchandise - toutes les valeurs d’usage à travers leur valeur d’échange - une économie entièrement régulée par le marché serait concevable. Cependant, tout ne peut pas être produit en tant que marchandise, pour le profit. Si une certaine valeur d’usage ne peut pas être produite par une valeur d’échange, mais est néanmoins nécessaire à la production des autres marchandises, cela signifie qu’elle est socialement nécessaire et que l’État intervient pour assurer la production, directement ou indirectement, de la valeur d’usage en question (DEÁK, 2016DEÁK, C. Em busca das categorias da produção do espaço. São Paulo: Annablume, 2016., p. 101).

L’État et l’urbain dans le capitalisme du bien-être social

Abordons brièvement la question de l’État. Le marxisme occidental a développé un débat intense sur son rôle dans la reproduction élargie du capital, ce qui n’est pas le sujet de cet article. Il convient de noter que le cœur de la discussion, à partir des écrits de Marx et Engels, invite à se demander si l’État est un appareil spécifiquement au service des intérêts du capital, ou s’il est un instrument politique des classes dominantes en général, quelles qu’elles soient. Dans le capitalisme monopolistique financier qui s’est consolidé à partir du début du siècle dernier, la question de « l’autonomie relative » de la sphère politique par rapport à la sphère économique, terme proposé au milieu des années 1920 par le juriste soviétique Evgeni Pachukanis (1988PACHUKANIS, E. Teoria Geral do Direito e marxismo. São Paulo: Acadêmica, 1988.) apparaît de plus en plus clairement.

Cette question est d’autant plus pertinente qu’elle nous aide à comprendre comment, afin de soutenir le capitalisme, voire de faire levier sur son développement comme à Paris au début du siècle, l’État a dû se placer « au-dessus » des intérêts capitalistes particuliers, afin de pouvoir réguler le système au nom de l’intérêt du « capitalisme en général ». Ce précepte est devenu encore plus pertinent dans le réarrangement nécessaire pour surmonter la grande crise structurelle de surproduction des années 1930. Pour sortir de l’impasse de la sous-consommation (et par conséquent de la rupture de l’équation fondamentale A-M-A, l’argent se transforme en marchandise, qui se transforme à nouveau en argent avec de la plus-value), causée par le libéralisme de la période précédente, qui avait intensifié l’exploitation du travail alors que la production fordiste-tayloriste croissait de façon exponentielle, la solution était de promouvoir l’augmentation des taux d’emploi et des niveaux de salaires pour augmenter la consommation de masse capable de soutenir l’expansion inexorable de la forme marchandise.

Du point de vue économique, il s’agit de l’adoption du modèle keynésien d’interventionnisme étatique fort, inauguré aux États-Unis avec le New Deal, de Roosevelt. Du point de vue politique, la social-démocratie s’est consolidée comme une voie capable de légitimer une redistribution des profits afin de soutenir, dans « l’intérêt général » du système, le marché de consommation. Du point de vue social, un modèle capable de fournir les conditions de vie nécessaires à l’expansion de la forme-marchandise a été créé à travers l’euphémisme du bien-être social. Selon Joachim Hirsch, « l’État capitaliste est essentiellement un État interventionniste » (HIRSCH, 2010HIRSCH, J. Teoria materialista do Estado. São Paulo: Revan, 2010., p. 41). Pour les régulationnistes français,13 13 Voir : AGLIETTA, M. Régulation et crises du capitalisme. Paris : Odile Jacob/Opus, 1997; BOYER, R.; SAILLARD, Y. (Org.). Théorie de la Régulation : l’état des savoirs. Paris : La Découverte, 2002; Juillard (2002). il s’agissait du passage à un nouveau régime d’accumulation et de régulation, de nature intensive, lorsque la reproduction du capital et l’expansion de la forme marchande ont commencé à demander : une rationalisation qui garantissait le progrès technique pour augmenter la productivité du travail; des ajustements des régimes salariaux, pour soutenir la consommation; des arrangements politico-institutionnels, pour maintenir de tels changements (JUILLARD, 2002JUILLARD, M. Régimes d’accumulation. In: BOYER, R.; SAILLARD, Y. (Org.). Théorie de la Régulation: l’état des savoirs. Paris: La Découverte, 2002., p. 226). Cela incluait également une nouvelle rationalité de l’espace urbain (DEÁK, 2016DEÁK, C. Em busca das categorias da produção do espaço. São Paulo: Annablume, 2016.).

Même dans une version « sociale » capable d’assurer l’accès à la consommation pour tous, il ne fait aucun doute que le rôle de l’État consistait à maintenir les inégalités inhérentes au système d’accumulation lui-même dans les pays centraux. Comme le dit Harvey (2001, p. 79), il s’agit donc de comprendre « comment le pouvoir de l’État peut avoir toutes les apparences de l’autonomie face aux classes dominantes tout en exprimant l’unité du pouvoir de ces classes dominantes ». Ou, selon les mots de Pierre Salama (N.dSALAMA, P. Estado e Capital: o Estado capitalista como abstração do real. Revista Estudos CEBRAP, 26, p.121, s.d., apud CALDAS, 2013CALDAS, C. O. A teoria da derivação do Estado e do direito. 2013. Tese (Doutorado em Direito) - Universidade São Paulo, São Paulo. 2013., p. 113) : « la spécificité de l’État capitaliste consiste à donner l’impression de garantir des échanges d’équivalents pour permettre, en réalité, des échanges inégaux ».

Il convient de noter combien la période vertueuse de croissance qui a duré trois décennies14 14 L’ Âge D’Or pour les Anglo-Saxons, ou les Trente Glorieuses pour les Français, a en fait été un bref intérim dans l’histoire du capitalisme, car l’Etat Providence (mais pas les dépenses publiques en faveur du capital) a commencé à s’effondrer à partir de la crise qui a débuté dans les années 1970. a vu l’expansion des grandes villes du capitalisme développé. Si l’intervention de l’État était nécessaire pour structurer les sociétés de consommation de masse et de bien-être social, ces objectifs ne seraient atteints que s’il y avait une amélioration concomitante des conditions de vie urbaine. Et la réglementation publique de l’économie, du travail, de la sécurité sociale, de la santé et de l’éducation universelles se traduisait également par une forte intervention publique dans la production de l’espace urbain. En France et en Angleterre notamment, les politiques de logement pour les populations les plus pauvres, n’ayant pas les moyens d’acquérir un bien, ont été assurées par l’État par le biais des politiques de logements sociaux locatifs.

Les nombreux instruments urbanistiques préconisés ont alors été mis en œuvre, les mêmes qui allaient réapparaître comme modèle dans la Constitution brésilienne de 1988. La réglementation en matière d’urbanisme et de construction et les investissements massifs dans les infrastructures et les équipements urbains ont favorisé la création de villes compactes, soutenues par des réseaux denses de transports publics de masse, dans le but de rationaliser les dépenses publiques en densifiant l’occupation de zones bien desservies.15 15 Voir GROPIUS, W. Construction horizontale, verticale ou de hauteur intermédiaire, 1931. In : Architecture et société. Paris : Éditions du Linteau, 1995.

Le pouvoir de l’État dans ce processus est évident : en prenant en charge la production sociale du réseau systémique d’infrastructures urbaines et en décidant de la façon dont ils seront insérés dans le territoire, il exerce, du moins en théorie, un pouvoir discrétionnaire. Plus les investissements dans les infrastructures seront homogènes, plus l’accès à la ville sera généralisé. Plus ils sont hétérogènes, plus les variations de prix16 16 Nous n’entrerons pas dans cette discussion, mais il convient de noter que le prix de la parcelle urbaine est le résultat du travail social investi dans la production des emplacements, ajouté à la dynamique de la demande du marché. seront importantes, plus l’appropriation et l’utilisation des terrains urbanisés seront inégalitaires. Les villes capitalistes présentent cette contradiction : les investissements sociaux dans les infrastructures font monter les prix et par conséquent les terrains, qui ont pris de la valeur, finissent par être achetés individuellement par les plus riches. De nouveaux outils urbanistiques peuvent être créés pour corriger cette contradiction. Comme il est impossible en pratique de fournir une infrastructure totalement homogène sur l’ensemble du territoire, les déséquilibres sont traités à travers la fiscalité, comme l’impôt foncier. Les propriétaires disposant de meilleures infrastructures paient ainsi plus d’impôts que ceux qui en ont moins et « l’autonomie relative de l’Etat » s’exprime également à travers son action sur l’urbain. C’est pourquoi David Harvey affirme que la lutte pour le droit à la ville se résume à la revendication « d’une sorte de pouvoir de remodelage des processus d’urbanisation » (HARVEY, 2014HARVEY, D. Cidades Rebeldes. São Paulo: Martins Fontes, 2014. , p. 30).

Forme politique et forme urbaine en périphérie du capitalisme

Le problème est ici que l’analyse construite ci-dessus concerne le capitalisme développé. Les villes présentées comme des modèles de démocratie et de civilité, qui exportent l’idéologie de la planification urbaine basée sur des schémas et des instruments de régulation, sont en fait les villes capitalistes développées de la social-démocratie keynésienne. Inutile d’insister sur l’évidence : ce ne sont pas les villes du Sud.

La théorie matérialiste de l’État, développée par Joachim Hirsch (2010HIRSCH, J. Teoria materialista do Estado. São Paulo: Revan, 2010.), à partir du débat sur la dérivation de l’État17 17 Au Brésil, cette approche est très bien développée par Alysson Mascaro (MASCARO, A. L. Estado e forma política. São Paulo : Boitempo, 2013.). qui est apparue dans les années 1960, envisage l’État moderne comme une forme politique propre au capitalisme, qui ne peut se produire que dans le capitalisme, contrairement à d’autres formes apparues à d’autres périodes de l’Histoire. Il s’agit de la forme politique dérivée des relations sociales capitalistes et pas simplement d’une superstructure fonctionnelle du capital. C’est une catégorie en soi du processus de production et de reproduction, « une forme historique particulière des relations sociales », directement liée à la nécessité d’une expansion constante de la forme marchandise. Reprenant le problème soulevé par Pachukanis afin de comprendre pourquoi « l’appareil de coercition étatique ne s’impose pas comme l’appareil privé de la classe dominante », mais plutôt « se sépare de cette dernière et prend la forme d’un appareil de pouvoir public impersonnel, distinct de la société » (PACHUKANIS, 1988PACHUKANIS, E. Teoria Geral do Direito e marxismo. São Paulo: Acadêmica, 1988.: 95), Hirsch affirme : « la forme politique, ou l’État, fait elle-même partie intégrante des rapports de production capitalistes. La particularité du mode de socialisation capitaliste réside dans la séparation et la connexion simultanée entre ”État” et “société”, “politique” et “économie” » (HIRSCH, 2010HIRSCH, J. Teoria materialista do Estado. São Paulo: Revan, 2010., p. 31). Il est intéressant de noter que l’affirmation selon laquelle l’État « n’est pas simplement défini comme un lien organisationnel donné et fonctionnel, mais comme l’expression d’une relation de socialisation antagoniste et contradictoire » (HIRSCH, 2010HIRSCH, J. Teoria materialista do Estado. São Paulo: Revan, 2010., p. 24) rappelle la définition que donne Lefèbvre de la « forme urbaine », bien que le géographe français n’ait apparemment aucun lien avec le débat sur la dérivation.18 18 En revanche, le débat sur la dérivation s’est rapproché de la réflexion sur l’urbain, comme l’atteste un article de Hirsch dans l’ouvrage Urbanization & urban planning in capitalist Society (HIRSCH, J. The apparatus of the State, the reproduction of capital and urban conflicts. In : DEAR, M.; SCOTT, A. J. Urbanization & urban planning in capitalist society. London & New York: Methuen, 1981.).

Si l’on s’éloigne de la lecture eurocentrée, on comprend que le capitalisme est un système inégalitaire et combiné, dans lequel la croissance du modèle de protection sociale n’a été soutenue que par l’expansion internationale de la division du travail au sein de l’économie mondiale capitaliste, pour reprendre les termes de Braudel, de l’impérialisme par la dépossession (HARVEY, 2003), réalisé dans ce qu’Alain Lipietz (1985LIPIETZ, A. Mirages et miracles: problèmes de l’industrialisation dans le Tiers-Monde. Paris: La découverte, 1985.) appelle le fordisme périphérique. Si nous comprenons l’État comme une forme politique dérivée d’une sociabilité particulière, dans la même logique que celle proposée par le débat sur la dérivation de l’État, nous pouvons supposer que l’État qui dérive du capitalisme keynésien n’est pas le même que celui qui dérive du capitalisme périphérique dépendant, un autre capitalisme dans le capitalisme. De la même manière, nous pouvons dire que la forme urbaine dérive également d’une certaine sociabilité et que, par conséquent, les villes du capitalisme développé sont la forme urbaine qui dérive d’une sociabilité complètement différente de la nôtre, et qui ne peut être transférée au Brésil.

La compréhension de l’urbain passe donc par l’étude des dynamiques qui caractérisent le « capitalisme particulier » brésilien et sa dérivation politique (l’État), ce que les interprètes de la formation nationale font depuis longtemps. Ce n’est qu’à partir de cet exercice qu’il devient possible d’expliquer les particularités et les vicissitudes de la production de l’espace urbain dans notre pays. Comme le souligne Deák (2016DEÁK, C. Em busca das categorias da produção do espaço. São Paulo: Annablume, 2016., p. 168), « décrire, comprendre ou interpréter le processus d’urbanisation du Brésil implique en fait de décrire, comprendre et interpréter la nature de sa propre société ».

La forme sociale patrimonialiste

Bien qu’ils ne se soient pas liés à la théorie de la dérivation, il est intéressant de voir comment les interprètes de notre formation nationale ont remarqué la relation directe entre la nature de l’État et notre formation sociale. Parler « d’État patrimonialiste » est pertinent car cela correspond à la nécessité perçue de comprendre quelle forme politique découle de notre position particulière (périphérique) dans le capitalisme.

Il est fréquent de considérer que le « patrimonialisme » indique la reconnaissance par plusieurs interprètes de notre formation, d’une instrumentalisation de l’État par les secteurs dominants, à tel point que les intérêts « publics » et privés soient confondus à travers dans l’action de l’État. C’est l’intrusion du privé dans la sphère publique, par la capture de l’appareil d’État, pour servir les affaires spécifiques de la classe possédante. Ce schéma d’instrumentalisation de l’État aurait des spécificités qui indiqueraient une différenciation de notre sociabilité au sein du capitalisme.

Le concept de patrimonialisme trouve son origine dans les travaux de Max Weber pour exprimer, dans son analyse des monarchies absolutistes par opposition à l’émergence de l’État moderne dans la genèse capitaliste, l’absence de distinction entre ce qui relève du patrimoine public et du patrimoine privé du monarque. Weber opposait le patrimonialisme à l’efficacité de l’État moderne et de sa bureaucratie rationnelle, exercée par des fonctionnaires conscients du « sens public » de leur rôle. Selon Holanda (2001HOLANDA, S. B. Raízes do Brasil. São Paulo: Cia. Das Letras, 2001 [1936].) et Faoro (2000FAORO, R. Os donos do poder: formação do patronato político brasileiro. Ed. Globo, 2000.), la monarchie portugaise, caractérisée par sa nature patrimonialiste, a importé au Brésil un État colonial reproduisant une dynamique de fonctionnement de l’État marquée par l’intrusion d’intérêts privés dans la sphère publique ou, en d’autres termes, par le contrôle et l’instrumentalisation de l’appareil d’État par la noblesse au pouvoir. Cette caractéristique est devenue indélébile dans le fonctionnement de la machine administrative brésilienne, ainsi que dans toutes les autres sphères de notre société (SCHWARCZ, 2019 SCHWARCZ, L. M . Sobre o autoritarismo brasileiro. São Paulo: Cia. Das Letras , 2019.). Il est important de noter que c’est cette structure, en raison de ses caractéristiques, qui a permis de consolider de façon durable le régime de l’esclavage, laissant des traces qui n’ont pas été surmontées jusqu’à aujourd’hui.19 19 Contrairement à ce que soutient le sociologue Jessé Souza, fervent critique de ce qu’il appelle « l’école patrimonialiste uspienne », l’esclavage ne précède pas le patrimonialisme, mais est l’une de ses conséquences, certainement la pire et structurellement la plus néfaste pour la société qui s’est construite à partir de là. Voir : SOUZA, J. A tolice da inteligência brasileira. São Paulo : LeYa, 2015.

Holanda et Faoro ont souligné les caractéristiques patrimonialistes dans la genèse de l’État brésilien. Mais plus tard, naturellement, notre formation sociale allait développer ses propres caractéristiques, très distinctes du contexte analysé par Weber. Le « patrimonialisme » brésilien acquiert ainsi sa propre signification, complexe, qui ne suit pas nécessairement le concept original. Il est impossible de dire qu’il existe une « école patrimonialiste », comme le soutiennent certains critiques, car il existe plusieurs interprétations, dont beaucoup sont même antagonistes - le concept varie même dans l’œuvre originale de Weber (SELL, 2016SELL, C. E. As duas teorias do patrimonialismo em Max Weber: do modelo doméstico ao modelo institucional. In: CONGRESSO DA ABCP, 10, 2016, Belo Horizonte. Belo Horizonte: ABCP, Anais do X Congresso da Associação Brasileira De Ciência Política (ABCP), 2016.). Certains chercheurs brésiliens, comme Schwartzman,20 20 Site de l’auteur http://www.schwartzman.org.br/simon/atualidad.htm. Consulté en janvier 2021. ont même proposé une lecture libérale allant dans le sens d’une opposition « à l’irrationalité et à l’inefficacité des bureaucraties étatiques ».21 21 Cette tendance a même conduit récemment à l’appropriation du terme par des secteurs de l’extrême droite brésilienne, l’utilisant comme synonyme de corruption, pour « l’implantation dans certains noyaux de l’appareil bureaucratique étatique d’individus qui ont profité des circonstances pour en tirer profit » (PAIM, 2015, p. 8). PAIM, A. O patrimonialismo brasileiro em foco. Campinas: Vide Editorial, 2015.

Le concept que nous utilisons est celui que se sont approprié des auteurs progressistes de la sociologie brésilienne, tels que Florestan Fernandes, Francisco de Oliveira et d’autres, pour qui le patrimonialisme a permis de cacher, au fil des ans, un appareil « étatique-libéral » exclusivement au service des élites. Comme le dit Fernandes, il s’agit d’un « ordre concurrentiel », mais uniquement pour les élites de la classe possédante. Il est toutefois important de noter que tous les auteurs qui s’inspirent de cette « matrice patrimonialiste » soulignent qu’elle ne se limite pas à l’État, mais qu’elle est ancrée dans la société dans son ensemble. Selon Ricupero (apud BRITO, 2019BRITO, L. O. B. Os dilemas do patrimonialismo brasileiro: as interpretações de Raymundo Faoro e Simon Schwartzman. São Paulo: Alameda Editorial, 2019., p. 11), Florestan Fernandes et Maria Sylvia de Carvalho Franco « ont vu dans le pays un patrimonialisme fondé sur la société », ce qui a conduit, selon lui, au fait qu’une « telle interprétation favorise une certaine combinaison de Weber avec Marx », corroborant le point de vue de Werneck Vianna (1999VIANNA, L. W. Weber e a interpretação do Brasil. Novos Estudos - CEBRAP, n. 53, mar. 1999.) selon lequel le patrimonialisme au Brésil ne peut être appréhendé qu’au sein de la conformation sociale elle-même. En ce sens, ils se rapprochent de la dérivation : l’État patrimonialiste a un sens si on le comprend comme la forme politique qui dérive de la sociabilité patrimonialiste, une forme particulière du développement capitaliste.

Pour mieux comprendre ces considérations, il convient de s’intéresser à la pensée de l’économie politique brésilienne, qui identifie et caractérise notre capitalisme périphérique, dépendant, dans lequel le sous-développement est un mode de développement spécifique - le retard alimentant la modernité, comme le souligne Francisco de Oliveira (OLIVEIRA, 2003OLIVEIRA, F. de. A navegação venturosa: ensaios sobre Celso Furtado. São Paulo: Boitempo , 2003b.a). Il faudrait également reprendre le débat sur les origines de notre « esclavage capitaliste colonial » (MAZZEO, 1988MAZZEO, A. C. Burguesia e capitalismo no Brasil. São Paulo: Ática, 1988., p. 8) et les réflexions de la théorie marxiste de la dépendance, ainsi que celles d’autres interprètes de notre formation, tels que Caio Prado Jr., Celso Furtado, Florestan Fernandes et bien d’autres, ce qui nous éloignerait de l’objet de cet article.

Notons toutefois qu’un modèle de développement qui n’a pas suivi les étapes de la révolution bourgeoise s’est structuré dans le pays, mais s’est constitué dans une société particulière, une « autocratie bourgeoise » (MAZZEO, 2015MAZZEO, A. C. Estado e burguesia no Brasil: origens da autocracia burguesa. São Paulo: Boitempo , 2015.), de domination par les aristocraties propriétaires, insérée de manière subordonnée dans le système capitaliste international, marquée par l’extrême concentration des richesses et le haut degré de pauvreté, en contraste avec le fait d’être parmi les économies les plus riches du monde, que Deák (2016DEÁK, C. Em busca das categorias da produção do espaço. São Paulo: Annablume, 2016.) a appelé à juste titre « société des élites ». Des élites qui s’approprient la machine d’État en vue de défendre ses intérêts, à travers le contrôle historique de la terre et du travail, et qui se sont diversifiées au fil du temps, commençant par une élite agricole des grands latifundia, des immigrants fortunés, puis une élite commerciale, industrielle et financière, sans que, selon les mots de Florestan Fernandes, « le régime des castes et des ordres ne subisse de crise » (FERNANDES, 1968FERNANDES, F. Sociedade de classes e subdesenvolvimento. Rio de Janeiro: Zahar , 1968., p. 22). Ces élites n’étaient pas exemptes de disputes et d’antagonismes et reposaient sur « une structure qui permettait même des coups d’État et des contre-coups constants entre les factions dominantes sans altération, toutefois, de son aspect fondamental » (MAZZEO, 2015MAZZEO, A. C. Estado e burguesia no Brasil: origens da autocracia burguesa. São Paulo: Boitempo , 2015., p. 109).

C’est ce groupe que Faoro avait signalé comme étant celui qui « agit en son nom propre, en utilisant les instruments politiques dérivés de sa possession de l’appareil d’État [...] [et] dirige, commande, supervise les affaires comme ses affaires privées » (FAORO, 2000FAORO, R. Os donos do poder: formação do patronato político brasileiro. Ed. Globo, 2000., p. 819). Un groupe qui ne s’est pas engagé dans un développement national autonome, mais dans une association avec les intérêts hégémoniques du capitalisme mondial, qui a renforcé sa domination interne sans avoir à affronter les risques d’une émancipation économique et politique interne. Il est donc impossible de concilier le développement capitaliste avec l’intégration nationale, comme cela s’est produit dans le modèle du bien-être. Comme l’explique Sampaio Jr. :

Les révolutions bourgeoises « en retard » se caractérisent par le fait que leur direction politique soit monopolisée par des bourgeoisies ultraconservatrices et dépendantes qui, en fermant le circuit politique à la participation des masses populaires et en scellant une association stratégique avec l’impérialisme, finissent par associer capitalisme et sous-développement (SAMPAIO Jr. s.dSAMPAIO JR, P.A. A natureza da burguesia em Florestan Fernandes. Paper acadêmico, mímeo. s.d.., p. 1).

La « forme sociale patrimonialiste » est donc une construction qui reflète une dualité historique. D’une part, un groupe minoritaire, détenteur de richesses (foncières, Industrielles, commerciales, financières), et du pouvoir politique et économique, qui l’exerce de manière omnipotente pour protéger ses intérêts « individuels », même s’ils constituent un obstacle à la construction plus large de la société capitaliste classique. Pour revenir à la recherche de Pachukanis, au Brésil, il n’y a pas d’autonomie de l’État par rapport à l’économie pour garantir le « progrès général »: c’est un instrument que s’approprient les élites pour garantir leurs propres intérêts. Groupe pour lequel, compte-tenu de l’économie du pays axée sur l’expatriation permanente des excédents (DEÁK, 2016DEÁK, C. Em busca das categorias da produção do espaço. São Paulo: Annablume, 2016.), la construction d’une société de consommation de masse basée sur le « bien-être » social n’a jamais été perçue comme nécessaire au système. D’autre part, à l’autre pôle de cette dualité, nous trouvions une masse d’individus actifs qui n’avaient pas besoin d’être des consommateurs (ce qui a changé quelque peu à partir des années 1990), issus de la diaspora africaine et d’autres immigrations externes et internes, dominés et exclus en permanence des processus d’émancipation et des progrès de la modernisation.

La forme urbaine patrimonialiste et la «contre-planification permanente»

La question finale est donc la suivante : de quelle forme urbaine découle cette sociabilité, et comment comprendre le rôle de l’État en tant qu’agent du changement social ? L’espace urbain produit dans le contexte du patrimonialisme reproduit sa logique à tous les niveaux : il renforce et naturalise la ségrégation socio-spatiale et légitime socialement cette condition, créant une grande difficulté pour la surmonter. Ce que les études urbaines marxiennes définissent comme la production sociale de l’espace urbain pourrait être décrit comme la production patrimonialiste de l’espace urbain, car il n’y a aucun rapport avec le contexte de la social-démocratie, dont le premier terme a été tiré, et encore moins avec un intérêt pour la production des villes plus socialement démocratiques. Il n’y a pas eu de moment historique où la rationalisation de l’urbain a été une condition de l’existence du capitalisme dépendant, à l’exception d’améliorations occasionnelles dans les centres élitisés, à certaines époques.

Au Brésil, de la même manière que le retard alimente la modernité, la ségrégation urbaine structurelle alimente un modèle de domination urbaine par les élites. Cette dynamique se structure autour de deux aspects : la production en soi d’un espace inégalitaire et celui du maintien de l’inégalité fonctionnelle, par des moyens de coercition permanents et institutionnalisés. Nous ne pouvons pas prétendre qu’il s’agit d’un cas unique ou même du résultat « d’erreurs ». Non, la production patrimonialiste de l’espace est souhaitée, effectivement fonctionnelle et permanente.

En ce qui concerne le premier aspect, la production de l’espace urbain s’effectue selon une logique ségrégative, commandée non pas par des « intérêts publics », mais par les intérêts des élites, qui conduisent sa croissance selon leurs décisions, en utilisant l’appareil d’État, comme le montre Flávio Villaça (1998VILLAÇA, F. Espaço intra-urbano no Brasil. São Paulo: Studio Nobel, 1998.). Au sein de l’appareil d’État, l’action « publique » est dirigée dans la direction opposée, promouvant exactement le contraire de ce que la logique de l’État régulateur suggère. Ceux qui y travaillent, quelle que soit leur volonté d’œuvrer pour le « bien public », se heurtent à une machine qui, depuis des siècles, est conçue pour fonctionner dans le sens exactement inverse, entravant toute initiative, rendant les procédures nébuleuses, bureaucratiques et marquées par le clientélisme, la corruption et le favoritisme, marques indélébiles du patrimonialisme. Ainsi, les villes naissent déjà exclusives en raison de la logique délibérée de la répartition hétérogène des infrastructures, excluant la population pauvre des zones urbanisées, se développant à travers des logiques opposées à la rationalité de la densification de la population, utilisant la ségrégation comme instrument permanent de domination.

L’observation rapide des exemples de formation des villes brésiliennes est sans équivoque : un seul propriétaire foncier administre le lotissement et l’urbanisation de ses terres en fonction de l’intensification économique de ses propres activités agricoles, faisant parfois don de ses propres biens pour créer les équipements publics-institutionnels, comme le discute Maria Sylvia de Carvalho Franco (1983FRANCO, M. S. C. Homens livres na ordem escravocrata. São Paulo: Kairós, 1983.). Cela génère un État faible et soumis à la force patrimoniale depuis sa genèse. Ce même propriétaire foncier détermine le morcellement de (son) territoire avec des zones riches, bien dotées en infrastructures et réglementées par des lois d’occupation, laissant les terres marécageuses et périphériques à l’occupation populaire. Dans les grandes villes, il était courant que les zones centrales reçoivent de forts investissements « publics » pour élaborer des plans d’urbanisme aux normes « européennes » sur les bords des quadrilatères où vivaient les élites foncières, commerciales ou industrielles. Selon Villaça (1998VILLAÇA, F. Espaço intra-urbano no Brasil. São Paulo: Studio Nobel, 1998.), ces élites, en partenariat avec le marché immobilier, ont réalisé des investissements publics dans les infrastructures selon des axes qu’elles ont elles-mêmes définis, laissant de côté toute préoccupation « publique » visant à stimuler une répartition plus homogène sur le territoire, reléguant les plus pauvres aux périphéries lointaines et informelles, dans un processus magistralement décrit par Erminia Maricato dans son livre Metrópole na periferia do capitalismo (MARICATO, 1996MARICATO, E. Metrópole na periferia do capitalismo: ilegalidade, desigualdade e violência. São Paulo: Hucitec, 1996.), ce qui se poursuit encore de nos jours. La ville brésilienne, expression de la société esclavagiste patrimonialiste, est née en excluant la population pauvre, principalement noire, à qui le « droit à la ville » est refusé d’office. Au Brésil, la production « sociale » de l’espace urbain est une production régie par des intérêts patrimoniaux.

Le deuxième aspect concerne le fait qu’une fois l’espace urbain inégalitaire produit, la « forme urbaine patrimonialiste » structure un ensemble de mécanismes socialement acceptés pour maintenir la condition de ségrégation et l’existence privilégiée des quartiers riches, en tant que politique officielle de domination spatiale. Ces mécanismes touchent aussi bien l’administration « publique » que l’utilisation biaisée des lois : l’appropriation du concept de « public » par des intérêts privés s’exprime dans la priorité abusive accordée aux investissements pour le maintien et l’expansion des zones privilégiées à hauts revenus, par l’utilisation arbitraire de l’ensemble des lois et des instruments juridiques pour maintenir la domination territoriale, par la compréhension subjective de ce qui est légal ou illégal, selon les intérêts du moment, le tout recouvert du manteau de la cordialité - autre caractéristique fondamentale du patrimonialisme -, qui « normalise » ces perversités. Nous pouvons également souligner la manipulation historique des règles foncières, qui maintient une partie de la population dans l’informalité de la possession22 22 NdT: au Brésil, la possession de la terre, dite “posse” en portugais, désigne la reconnaissance du droit à l’occuper et l’habiter, mais n’en implique pas nécessairement la propriété. Ce concept se rapproche de l’usufruit mais n’en est pas l’exact équivalent. Le logement dit “informel” au Brésil renvoie généralement à cette réalité puisque les habitants construisent leurs maisons sur des terres occupées, souvent publiques, mais aussi des terres privées non-utilisées. jusqu’à ce que les intérêts du marché « se décident » à la formalisation. Au-delà de l’instrumentalisation de la gestion publique et de l’interprétation libérale des lois, le maintien de la population pauvre dans les « communautés » - en lui interdisant souvent de manière ostentatoire, voire violente, l’accès aux « beaux quartiers » -, le racisme structurel - qui s’exprime de manière naturalisée dans la vie quotidienne de la ville - et le véritable génocide des jeunes noirs de la périphérie23 23 En 2016, 23.000 jeunes hommes noirs ont été assassinés dans les périphéries brésiliennes. Voir ADÃO, C. Territórios de morte: homicídio, raça e vulnerabilidade social na cidade de São Paulo. 2017. Dissertação de Mestrado (EACH) - Universidade São Paulo, São Paulo. sont, entre autres nombreux exemples, des instruments de maintien de la forme sociale patrimonialiste dans l’espace urbain.

En résumé, la « production patrimonialiste de l’espace urbain » est structurée de manière à promouvoir délibérément une production inégale et à garantir en même temps le maintien permanent de la ville ségréguée. Il n’est donc pas surprenant que le cadre normatif qui régit la production de l’espace urbain n’ait pas obtenu de résultats significatifs dans la promotion du « droit à la ville ». Contrairement aux pays qui ont inspiré les instruments urbanistiques que nous voulons voir fonctionner ici, il existe des enchevêtrements de lois et de règlements qui confondent plus qu’ils ne réglementent et qui sont soumis à une énorme subjectivité dans leurs interprétations, selon qu’ils s’alignent ou non, évidemment, sur les intérêts des élites.

Suivant les termes de Florestan Fernandes pour la « contre-révolution permanente » qui a empêché la révolution bourgeoise classique du capitalisme au Brésil, on pratique ici une « contre-planification permanente » qui empêche toute possibilité de promouvoir une réforme urbaine. La non-régulation s’inscrit dans une dynamique volontariste de « non-planification », qui aboutit effectivement à un modèle de ville où la domination de l’espace est l’un des instruments de la domination sociale.

Cependant, il est important de souligner que cette impasse structurelle, lorsqu’elle est assimilée dans toutes ses variantes et spécificités, ne doit pas, pour autant, anéantir les espoirs ou rendre invivables les mobilisations ou les arguments en faveur de changements qui doivent se produire, même si cela doit se faire lentement. La connaissance de notre structure sociale, de notre rôle historique dans le capitalisme mondial et des formes urbaines nous aidera à comprendre l’énorme difficulté du défi.

Referências

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  • 1
    La réforme urbaine (Reforma Urbana) est le titre des articles 182 et 183 de la Constitution Brésilienne de 1988, reflétant les luttes des mouvements sociaux pour garantir le droit à la ville. Ce terme renvoie donc à l’ensemble des politiques publiques visant à promouvoir l’accès des populations les plus défavorisées aux structures et services urbains comme le logement, la mobilité urbaine, les infrastructures etc.
  • 2
    NdT : en portugais du Brésil, la planification urbaine (planejamento urbano) désigne généralement la planification du territoire ainsi que les politiques d’aménagement.
  • 3
    Aron (2002), différencie les « marxologues », spécialistes de l’œuvre de Marx, des « marxistes », dont la réflexion est associée à une proposition d’action politique (Lénine, par exemple), et des « marxiens », adeptes de la méthode dialectique qui utilisent le matérialisme historique actualisé pour interpréter leur époque et leur domaine de connaissance. Cf. ARON, R. Le marxisme de Marx. Paris : Édition De Fallois, 2002.
  • 4
    Ndt: Le Statut de la Ville (Estatuto da Cidade en portugais) désigne la loi 10.257 du 10 juillet 2001, que régule le chapitre “Politique urbaine” de la Constitution Brésilienne de 1988, avec 2 principes de base: la planification participative et la fonction sociale de la propriété.
  • 5
    NdT : en français dans le texte.
  • 6
    Dans son classique The social production of urban space, Gottdiener (2016), travaillant en alternance avec les contributions de Castells et Lefebvre pour une théorie de l’espace, avait déjà montré comment les contributions de ces auteurs peuvent aujourd’hui être considérées comme complémentaires plutôt qu’antagonistes.
  • 7
    Il s’agit de quatre volumes de l’ouvrage de 1975 intitulé De l’État.
  • 8
    Une étiquette générique pour des courants qui sont pourtant souvent antagonistes.
  • 9
    Le thème apparaît dans l’article « A teoria marxista do Estado », publié en 1976 dans la revue Antipode (Wiley-Blackwell, New Jersey). Au Brésil, il a été publié comme chapitre du livre A produção capitalista do Espaço, en 2005.
  • 10
    Il s’agit du chapitre 46, livre III, du Capital, sur la rente foncière des terrains à bâtir, ainsi que d’un court passage du chapitre 23, livre I, sur la dynamique immobilière.
  • 11
    Selon Harvey (2015HARVEY, D. Paris: capital da modernidade. São Paulo: Boitempo , 2015., p. 532) Marx lui-même n’était pas tout-à-fait satisfait de cette solution.
  • 12
    À Abu Dhabi, des quartiers entiers sont construits sur la mer, là où la « terre nue » n’a jamais existé.
  • 13
    Voir : AGLIETTA, M. Régulation et crises du capitalisme. Paris : Odile Jacob/Opus, 1997; BOYER, R.; SAILLARD, Y. (Org.). Théorie de la Régulation : l’état des savoirs. Paris : La Découverte, 2002; Juillard (2002)JUILLARD, M. Régimes d’accumulation. In: BOYER, R.; SAILLARD, Y. (Org.). Théorie de la Régulation: l’état des savoirs. Paris: La Découverte, 2002..
  • 14
    L’ Âge D’Or pour les Anglo-Saxons, ou les Trente Glorieuses pour les Français, a en fait été un bref intérim dans l’histoire du capitalisme, car l’Etat Providence (mais pas les dépenses publiques en faveur du capital) a commencé à s’effondrer à partir de la crise qui a débuté dans les années 1970.
  • 15
    Voir GROPIUS, W. Construction horizontale, verticale ou de hauteur intermédiaire, 1931. In : Architecture et société. Paris : Éditions du Linteau, 1995.
  • 16
    Nous n’entrerons pas dans cette discussion, mais il convient de noter que le prix de la parcelle urbaine est le résultat du travail social investi dans la production des emplacements, ajouté à la dynamique de la demande du marché.
  • 17
    Au Brésil, cette approche est très bien développée par Alysson Mascaro (MASCARO, A. L. Estado e forma política. São Paulo : Boitempo, 2013.).
  • 18
    En revanche, le débat sur la dérivation s’est rapproché de la réflexion sur l’urbain, comme l’atteste un article de Hirsch dans l’ouvrage Urbanization & urban planning in capitalist Society (HIRSCH, J. The apparatus of the State, the reproduction of capital and urban conflicts. In : DEAR, M.; SCOTT, A. J. Urbanization & urban planning in capitalist society. London & New York: Methuen, 1981.).
  • 19
    Contrairement à ce que soutient le sociologue Jessé Souza, fervent critique de ce qu’il appelle « l’école patrimonialiste uspienne », l’esclavage ne précède pas le patrimonialisme, mais est l’une de ses conséquences, certainement la pire et structurellement la plus néfaste pour la société qui s’est construite à partir de là. Voir : SOUZA, J. A tolice da inteligência brasileira. São Paulo : LeYa, 2015.
  • 20
    Site de l’auteur http://www.schwartzman.org.br/simon/atualidad.htm. Consulté en janvier 2021.
  • 21
    Cette tendance a même conduit récemment à l’appropriation du terme par des secteurs de l’extrême droite brésilienne, l’utilisant comme synonyme de corruption, pour « l’implantation dans certains noyaux de l’appareil bureaucratique étatique d’individus qui ont profité des circonstances pour en tirer profit » (PAIM, 2015, p. 8). PAIM, A. O patrimonialismo brasileiro em foco. Campinas: Vide Editorial, 2015.
  • 22
    NdT: au Brésil, la possession de la terre, dite “posse” en portugais, désigne la reconnaissance du droit à l’occuper et l’habiter, mais n’en implique pas nécessairement la propriété. Ce concept se rapproche de l’usufruit mais n’en est pas l’exact équivalent. Le logement dit “informel” au Brésil renvoie généralement à cette réalité puisque les habitants construisent leurs maisons sur des terres occupées, souvent publiques, mais aussi des terres privées non-utilisées.
  • 23
    En 2016, 23.000 jeunes hommes noirs ont été assassinés dans les périphéries brésiliennes. Voir ADÃO, C. Territórios de morte: homicídio, raça e vulnerabilidade social na cidade de São Paulo. 2017. Dissertação de Mestrado (EACH) - Universidade São Paulo, São Paulo.

Publication Dates

  • Publication in this collection
    05 Dec 2022
  • Date of issue
    2022

History

  • Received
    04 Oct 2021
  • Accepted
    14 Apr 2022
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