Acessibilidade / Reportar erro

Mémoire volatile et obsession d’une trace: sur le chemin obscur des « Souvenirs dormants »

Volatile memory and obsession of a trace: along the obscure way of « Souvenirs dormants »

RESUMÉ

Si les études sur la mémoire occupent une place majeure dans la recherche scientifique actuelle (neurosciences cognitives, intelligence artificielle, neuro-technologies…), le développement d’un art de la mémoire, capable d’accroître les pouvoirs de l’homme, en opposant au désordre de la mort le bon ordre du vivant, intéressait déjà des poètes et intellectuels de l’Antiquité classique. Dans Souvenirs dormants, Patrick Modiano (Prix Nobel de littérature 2014) semble s’inspirer de quelques mnémonistes célèbres évoqués ailleurs par Jacques Roubaud, pour continuer à ciseler un art de la mémoire fin et puissant, consolidé sans cesse tout au long de son œuvre. À travers le dédale de lieux et d’images de la mémoire embrumée du narrateur, c’est aussi une page sombre de l’Histoire qui se dévoile encore dans ses aspects les plus insaisissables.

MOT CLÉS :
Art de la mémoire; Patrick Modiano; Souvenirs dormants

ABSTRACT

If studies on memory occupy a major place in current scientific research (cognitive neurosciences, artificial intelligence, neuro-technologies…), the development of an art of memory, capable of increasing the powers of man, by opposing to the disorder of death the good order of the living, already interested poets and intellectuals of classical antiquity. In Souvenirs dormants, Patrick Modiano (Nobel Prize for Literature 2014) seems to draw inspiration from some famous mnemonists evoked elsewhere by Jacques Roubaud, to continue to chisel a fine and powerful art of memory, constantly consolidated throughout his work. Through the maze of places and images from the hazy memory of the narrator, it is also a dark page of history that is still revealed in its most elusive aspects.

KEYWORDS:
Art of memory; Patrick Modiano; Souvenirs dormants

RESUMO

Se os estudos sobre a memória ocupam um lugar de destaque nas pesquisas científicas atuais (neurociências cognitivas, inteligência artificial, neurotecnologias…), o desenvolvimento de uma arte da memória, capaz de aumentar os poderes do homem, opondo a desordem da morte à boa ordem dos vivos, já interessava ​​poetas e intelectuais da antiguidade clássica. Em Souvenirs dormants, Patrick Modiano (Prêmio Nobel de Literatura 2014) parece inspirar-se em alguns mnemonistas famosos evocados alhures por Jacques Roubaud, para continuar a esculpir uma bela e poderosa arte da memória, constantemente consolidada ao longo de sua obra. Através do labirinto de lugares e imagens da memória nebulosa do narrador, é também uma página escura da história que ainda se revela em seus aspectos mais inapreensíveis.

PALAVRAS-CHAVE :
Arte da memória; Patrick Modiano; Souvenirs dormants

La mémoire est actuellement au centre des recherches scientifiques de pointe. Grâce à l’apport des neurosciences cognitives, dû en particulier aux symptômes manifestés par des patients cérébrolésés, il a été possible de démontrer l’existence de différents systèmes de mémoire. Étudiée depuis les années 1950, l’amnésie antérograde observée à la suite de certains traumatismes sévères a par exemple permis de comprendre que la mémoire du savoir précédant le trauma peut rester intacte, alors même que la mémoire liée à ce dernier a disparu et que toute nouvelle information n’est retenue que de manière fugace.

Sans s’occuper uniquement de leurs altérations dans un contexte pathologique, cette branche des sciences analyse de façon approfondie les mécanismes neuronaux qui sous-tendent les fonctions de l’attention, de la perception et de la mémoire, essentielles dans le domaine du vivant. Les progrès des neurosciences sont de ce fait intimement liés à ceux de l’Intelligence Artificielle, objet de recherches complexes en sciences dures. On touche ici au problème de la mémoire numérique nécessaire au développement d’algorithmes particulièrement insatiables. À l’ère du « Big Data », la capacité des ordinateurs doit également être en mesure d’intégrer des millions de milliards de données. Quelques auteurs (Voir, par exemple, ALEXANDRE, 2017ALEXANDRE, Laurent. La guerre des intelligences. Paris: Éditions Jean-Claude Lattès, 2017. 250 p.) évoquent de leur côté les prétendus objectifs de transhumanistes tels que Ray Kurzweil (2017KURZWEIL, Ray. How to create a mind? The secret of humain thought revealed. London: Penguin Books, 2017.), Marc Zuckerberg ou Elon Musk, investis depuis des années dans le développement des neuro-technologies. Le créateur de Tesla serait ainsi en train de prévoir l’hybridation des cerveaux humains avec des nano-composantes électroniques, afin de traiter les maladies neurodégénératives et fournir aux hommes de demain des capacités de mémorisation accrues. Dans cette course à la performance optimale du cerveau humain (modifié), le débat éthique et philosophique est bien entendu engagé (Voir, par exemple, PICQ, 2017PICQ, Pascal. Qui va prendre le pouvoir? Les grands singes, les hommes politiques ou les robots? Paris: Odile Jacob , 2017. 336 p.). De nouvelles règles devront sans doute être inventées en contrepoint de la menace grandissante à l’égard de la liberté individuelle. Car bien d’autres projets semblent être en ligne de mire dans le but de transformer l’humain biologique en démiurge, grâce en particulier aux capacités vertigineuses qu’une mémoire artificielle puissante, greffée à son cerveau (cerveau qui, faudrait-il le rappeler ?, est l’organe d’intimité ultime de tout individu), pourrait alors lui apporter.

Si la « mémoire » occupe donc, pour le meilleur comme peut-être pour le pire, une place centrale au cœur des technologies NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique et sciences Cognitives), elle est également omniprésente au sein des sciences humaines telles que l’Histoire, la Psychanalyse, la Littérature. Qu’est-ce l’Histoire enseignée sinon un récit et une analyse de mémoires archivées de différentes époques, considérées dans leur évolution ? Depuis l’Esquisse d’une psychologie scientifique, texte écrit entre 1895 et 1896, Freud développe quant à lui les fondements de la métapsychologie, à laquelle sont reliés en particulier les termes de mémoire et de refoulement, donc la notion d’inconscient. Les traces mnésiques, les souvenirs et leurs déformations sont amplement traités dans son œuvre et restent des sujets majeurs dans la pratique psychanalytique actuelle.

En ce qui concerne la Littérature, la poursuite de la « trace », donc de la mémoire volatile qu’il s’agirait de piéger dans un fin filet d’encre, s’avère aussi, non rarement, une justification et un but. Obsessionnelle chez certains grands auteurs, la recherche labyrinthique des traces enfouies d’un passé trouble est à la source de vraies mythologies personnelles. Chez d’autres écrivains moins enclins à l’introspection, c’est le quasi devoir de laisser une « trace » de l’époque vécue aux générations à venir qui semble relancer l’acte d’écriture. Observateurs acérés d’eux-mêmes et des autres, se servant de la fiction et de l’ « autofiction » pour mieux se protéger du poids de la censure, d’autres encore font des sentiers obscurs de leur mémoire de vie le chemin d’accès à certaines périodes sombres de l’Histoire.

L’un des écrivains majeurs parmi ces derniers est sans doute Patrick Modiano, à qui le Prix Nobel de littérature fut attribué en 2014 « pour son art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde vécu sous l’Occupation ».(Voir https://www.nobelprize.org/prizes/lists/all-nobel-prizes-in-literature/)

Une brève analyse de son ouvrage Souvenirs dormants(MODIANO, 2017MODIANO, Patrick. Souvenirs dormants. Paris: Gallimard , 2017. 112 p.) permettra de relever certains processus à l’œuvre chez l’écrivain qui attestent de son effort inlassable pour faire émerger une trace, même ténue, de ces souvenirs… Cette lecture tiendra compte de quelques réflexions inspirantes développées par Jacques Roubaud, poète français qui a également accordé à la mémoire une place de choix dans son œuvre.

Un art de la mémoire ?

Dans le « Conte de la Mémoire », inclus dans le célèbre De Oratore, Cicéron raconte comment Simonide de Céos, poète invité chez Scopas, homme riche de Thessalie, fut le témoin d’un événement tragique: ayant quitté un instant la salle où se trouvait son hôte et les autres invités de la soirée, il assiste à l’effondrement subite de cette salle et à l’ensevelissement de ceux parmi lesquels il se trouvait juste avant. C’est sa mémoire exacte du lieu où chacun s’était allongé pour le dîner qui a ensuite permis à Simonide d’identifier, auprès des familles horrifiées, les multiples débris. Simonide décide alors de codifier l’art de la mémoire, d’en faire une technê capable d’accroître les pouvoirs de l’homme, en opposant au désordre de la mort le bon ordre du vivant. Ce conte est repris par Jacques Roubaud dans L’invention du fils de Leoprepes(1993ROUBAUD, Jacques. L’invention du fils de Leoprepes. Saulxures: Éditions Circé, 1993. 156 p.)1 1 Simonide de Ceos est le « fils de Leoprepes ». Dans cet ouvrage, Roubaud fait également appel, en particulier, à la Plutosofia, du Frère Filipo Gesualdo Minor, livre datant de 1592, dans lequel son auteur « expose l’Art de la Mémoire et autres choses notables ayant trait tant à la mémoire naturelle qu’à l’artificielle ». Les deux mots grecs « ploutos » et « sophia » signifiant respectivement « richesse » et « sagesse », le choix d’intituler son art de mémoire Plutosophie montre que, pour le Frère Gesualdo, la mémoire était le trésor de tout savoir. .

Dans cette histoire, qu’il ne s’agit pas ici de détailler, figurent aussi les jumeaux Castor et Pollux. Si cela fait bien entendu appel à l’idée de « mêmeté » − notion la plus immédiate de mémoire, requise entre l’image et son souvenir − il est rappelé dans ce conte que les deux jumeaux divins, quoique identiques en apparence, différaient toutefois invisiblement. Tous deux fils de Léda, ils n’étaient pas en effet nés du même père: Castor était fils de Tyndare, roi de Sparte et mari (terrestre) de Léda, alors que Pollux était fils de Zeus, qui, métamorphosé en cygne, avait séduit la jeune femme.

Inconsolable après une dispute fatale ayant conduit à la mort de Castor, Pollux a exigé de son père divin qu’il les réunisse dans la mort. C’est ainsi que Zeus les a fait loger de façon alternée au ciel et au monde des ombres, avant de les joindre à jamais en la bien connue constellation des Gémeaux.

À travers l’évocation de ces deux figures mythologiques, ce conte de Cicéron met donc habilement en relief le caractère à la fois divin et périssable de la mémoire. Il fait en même temps comprendre que, dans l’Art de la mémoire développé par Simonide, il ne s’agit pas simplement d’acquérir la maîtrise d’une mnémotechnie privée, pourtant essentielle à la mise en place d’une « bibliothèque intérieure » (ROUBAUD, p. 31). Son ambition première est bien celle d’éviter, ne fût-ce que pour un temps, l’ensevelissement perpétuel de la mémoire.

De façon plutôt insolite, cet objectif semble également annoncé par le narrateur à la première personne de Souvenirs dormants: « Il m’arrivait souvent de capter des bribes de conversation d’inconnus dans les cafés. Au moins, ces paroles n’étaient pas perdues pour toujours. Elles remplissaient cinq cahiers, avec des dates et des points de suspension » (MODIANOMODIANO, Patrick. Dora Bruder. Paris: Gallimard, 1999. 144 p., p. 43).

Dans cet aveu, un autre point essentiel attire l’attention du lecteur : le lieu où le narrateur déploie son attention d’écoute, où il prend le temps de regarder autour de lui et de repérer ces détails de vie qu’il tente d’archiver. Il s’agit ici des cafés. Des lieux qui, propices au passage des gens, paraissent préserver la solitude nécessaire au constructeur de mémoires.

L’œuvre de l’écrivain nobélisé est parsemée de ces lieux neutres, simples, parfois des lieux d’ombre, qui semblent apprivoiser ses narrateurs. Non rarement ce sont ces lieux qui intègrent les titres de ses romans: Rue des Boutiques obscures (1978MODIANO, Patrick. Rue des boutiques obscures. Paris: Gallimard , 1978. 256 p.), Quartier perdu (1985), Dans le café de la jeunesse perdue (2007), Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier (2014).

Sans chercher à établir un parallélisme réducteur entre la « méthode » que Modiano laisserait transparaître dans ses écrits et les règles établies dans un bon traité de mémoire (un art de la mémoire est toujours personnel), attardons-nous toutefois quelques instants sur la Plutosofia du Frère Filipo Gesualdo. C’est sur deux pilastres, comme le souligne Jacques Roubaud, que repose l’Art détaillé dans cet ouvrage : la notion de Lieu et celle d’Image (ou Idée). Les lieux sont pour lui les réceptacles des images. Des lieux, intérieurs et extérieurs, créateurs d’une sorte de mémoire artificielle, réseau d’images privées au sein même de la mémoire naturelle, activateur efficace de la production spontanée de souvenirs.

« Le formateur [de lieux] », écrit Gesualdo, « choisira les lieux de mémoire d’abord dans sa Patrie, dans la ville même où il habite, où il se sent le mieux être. Presque toujours il recherchera les églises, les palais, les cafés qu’il connaît le mieux ; mais il évitera ceux où il a reçu des offenses graves, qui furent l’occasion d’accidents, de périls, de catastrophes dans son existence ». (apudROUBAUD, 1993ROUBAUD, Jacques. L’invention du fils de Leoprepes. Saulxures: Éditions Circé, 1993. 156 p., p. 16).

Derrière leur apparence banale, les lieux choisis par Modiano transmettent en effet, pour reprendre les termes du narrateur de Souvenirs dormants, de bonnes ou de « mauvaises ondes ». Celui-ci explique ces impressions et détaille la démarche qui en découle, laquelle semble justement s’inscrire dans ce qui est préconisé ci-dessus par Frère Filipo : « J’avais toujours été sensible à ce qu’on appelle ‘l’esprit des lieux’. Au point de les quitter très vite si j’éprouvais le moindre doute […]. J’ai d’ailleurs voulu approfondir la question en faisant une liste, dans mes cahiers, de tous ces lieux et de ces adresses précises où j’avais décidé de ne pas m’attarder » (p. 97). Des lieux, par conséquent, qui, dans Souvenirs dormants, mais par extension possible dans toute l’œuvre de Modiano, deviennent des indices. Des indices faisant appel à l’enquête : « Depuis l’enfance et l’adolescence, j’éprouvais une très vive curiosité et une attirance particulière pour tout ce qui concernait les mystères de Paris » (p. 37), avoue le même narrateur, proche, comme nous le verrons, de son auteur.

La topographie découverte dans les livres de Modiano n’est pas toujours un décalque précis de la réalité. « Le café occupait le rez-de-chaussée de l’une de ces maisons basses, vers la fin du boulevard de la Gare, dans le treizième arrondissement », fait, par exemple, remarquer le narrateur de Souvenirs dormants, lorsqu’il décrit le lieu où il retrouvait habituellement, pendant l’hiver 1964, une certaine Geneviève Dalame. « De temps en temps, il me semble que le café s’appelait Le Bar vert, à d’autres moments, ce souvenir s’estompe, comme les mots que vous venez d’entendre dans un rêve et qui vous échappent au réveil » (p. 20-21), ajoute-t-il.

Chez l’écrivain français, les maisons, les entrées des immeubles, les cafés, les rues, les places, les quartiers parisiens, les villes, les plages, constituent donc également une cartographie mentale diversifiée au long de laquelle il se promène lentement, en silence. C’est donc lui qui déplace son regard devant des repères fixes. Des déplacements qui sont discrets, plutôt que continus : des « sauts » du regard. Car il est toujours question de choisir parmi ces endroits ceux qui sont empreints d’une émotion indéfinissable, d’une odeur particulière, d’un écho de pas lointains : « quand j’écris cela aujourd’hui, j’entends l’écho de nos pas - ou plutôt des siens - sur le trottoir désert » (p. 71).

Comme l’explique déjà Frère Filipo Gesualdo, les lieux de la mémoire, choisis, préparés, attendent, comme des toiles vierges, que les orfèvres des souvenirs y placent leurs images. « Désormais, le cinquième arrondissement, dans toutes ses différentes zones et sa lointaine banlieue du boulevard de la Gare, resterait lié pour moi à Geneviève Dalame » (p. 21), souligne le narrateur homodiégétique de Souvenirs dormants. Ces images (parfois, donc, des personnages particuliers) seraient la façon naturelle pour l’esprit de percevoir une sensation mémorisée, un mot, une idée.

Six ans plus tard, je longeais la rue Geoffroy-Saint-Hilaire à la hauteur de la Mosquée et du mur du Jardin des Plantes [cinquième arrondissement de Paris]. Une femme marchait devant moi, tenant par la main un petit garçon. […] Je ne pouvais pas m’empêcher de garder les yeux fixés sur elle. […] [J]’ai rattrapé cette femme et le petit garçon. Je me suis tourné vers elle. Geneviève Dalame. […] Nous ne nous étions pas revus depuis ces six années. Elle m’a souri comme si nous nous étions quittés la veille (p. 49).

L’art de la mémoire est aussi l’art de l’oubli. Avec le temps, les images disposées sur les lieux de mémoire sont érodées. Elles deviennent floues, tendent parfois à se confondre. Comme le Frère Filipo y insiste à différentes occasions, il faut donc les revisiter, les entretenir, afin de ne pas être condamné à « construire » sans cesse de nouveaux couples « lieux-images », dont l’accumulation excessive pourrait dépasser la capacité de la mémoire et nuire ainsi à son efficacité. « [A]vec un peu de bonne volonté, ils vous reviennent à la mémoire, ces noms qui demeuraient dans votre esprit sous une légère couche de neige et d’oubli » (p. 30), constate, de son côté, le narrateur de Souvenirs dormants, sensible au pouvoir des lieux sur ce qu’il appelle « l’éternel retour » (p. 31) : « [S]i l’on pouvait revivre aux mêmes heures, aux mêmes endroits et dans les mêmes circonstances ce qu’on avait déjà vécu », dit-il plus loin, « mais le vivre beaucoup mieux que la première fois, sans les erreurs, les accrocs et les temps morts… ce serait comme de recopier au propre un manuscrit couvert de ratures…» (p. 58).

Dans ses exercices de remémoration, des lieux et des noms sortent en effet de l’ombre :

Oui, Madeleine Péraud. Mais je me trompe peut-être sur le prénom.

Elle habitait au début de la rue du Val-de-Grâce. Depuis, je suis souvent passé devant la grille qui donne accès à un jardin entouré de trois façades d’immeubles avec de grandes fenêtres. Je me suis retrouvé là, par hasard, il y a quinze jours. […] J’ai eu la certitude que j’étais revenu dans le passé (p. 30).

Il ne semble pas étonnant de ce fait que certains personnages d’un roman de Modiano reviennent dans d’autres de ses romans. Ainsi Madeleine Péraud, citée dans l’extrait ci-dessus, l’une des six figures de femmes présentes dans Souvenirs dormants, figurait-elle déjà, avec un prénom effectivement différent (Geneviève) dans Des Inconnues, recueil de nouvelles écrit en 1999. Geneviève Dalame, intéressée, comme la précédente, aux sciences occultes, apparaissait déjà dans Accident nocturne, écrit en 2003. Dans le roman qui fait l’objet de notre étude, on retrouve également, dès les premières pages, le nom de Stioppa, l’ami russe du père du narrateur, qui était présent, avec le même statut, dans Un pedigree, écrit en 2005. Dans ces deux romans, le narrateur accompagne son père et Stioppa dans leurs promenades au bois de Boulogne2 2 « Le dimanche, promenade avec mon père et l’un de ses comparses du moment. Stioppa. Mon père le voit souvent. […] Il n’exerce aucun métier. Il habite dans une pension de famille boulevard Victor Hugo. Parfois nous allions, Stioppa, mon père et moi, nous promener au bois de Boulogne. » (MODIANO, 2005, p. 48-49). .

Dans Souvenirs dormants, Modiano rajoute un « enfant » à l’association « lieu-image » constituée par « le cinquième arrondissement de Paris » et « Geneviève Dalame », six ans après la disparition de celle-ci (voir extrait plus haut). Une image secondaire semble également venir s’attacher à l’association formée par le lieu- « bois de Boulogne » et l’image-« Stioppa et le père du narrateur » : celle de « la fille de Stioppa », dont le narrateur avait oublié le prénom, et qu’il attendait « sur le trottoir, en face de son immeuble, sans la connaître » (p. 13).

Comment tenter de justifier ces apparitions au sein d’un « art de la mémoire » que l’auteur, selon le jury du Nobel en particulier, se serait évertué à mettre en œuvre ?

Il faudrait probablement introduire ici l’antique « principe de singularité », rappelé par Roubaud (p. 23). Les mnémonistes s’en servent parfois afin d’inscrire dans la durée l’association choisie « lieu-image » : l’introduction d’« images-auxiliaires » non-habituelles, voire bizarres ou violentes, ayant un rôle secondaire dans la scène mémorisée, peut devenir une garantie de persistance dans le temps de l’association en question.

« Regardons » l’enfant attaché à Geneviève Dalame : on dirait que Modiano souhaite en effet apporter une consistance supplémentaire à l’image de cette jeune femme évanescente, aux allures de « somnambule » (p. 45) ou de « danseuse» (ibid.), qui paraissait « marcher à côté de sa vie (p. 44) ». Est-ce de crainte que, de son « pas léger et souple » (p. 56), cette figure (ou ce qu’elle représente) finisse par se diluer dans sa mémoire ? « [E]n sortant de l’immeuble [où habitaient désormais la jeune femme et son fils Pierre], je ne voyais plus vraiment la raison d’être triste », constate le narrateur, de toute évidence soulagé. « Pour quelques mois encore ou, qui sait ?, quelques années, malgré la fuite du temps et les disparitions successives des gens et des choses, il y avait un point fixe : Geneviève Dalame. Pierre. Rue de Quatrefages. Au numéro 5. » (p. 59) Ajoutons au passage, ce point fixe se situait toujours dans le cinquième arrondissement de Paris.

Une « image-auxiliaire » d’une autre nature semble être le « blouson en faux léopard » qui définit3 3 « Il portait un blouson à fermeture Éclair rembourré aux épaules et dont on aurait dit qu’il était en fourrure de léopard » : (p. 24) ; « cet individu en blouson léopard » (p. 26) ; « Il a remonté la fermeture Éclair de son blouson de faux léopard » : (p. 27) ; « j’imaginais ce frère de Geneviève Dalame […] prenant le métro […] vêtu de son blouson de faux léopard » : (p. 28-29) ; « Je l’ai reconnu tout de suite à cause de son blouson en faux léopard » : (p. 53). Une hypallage semble se dessiner : l’attribut « faux », on le voit, est rapidement ajouté (avec une valeur de certitude) à la description du blouson, en même temps que le personnage qui le porte se dévoile aux yeux du narrateur. le frère de Geneviève Dalame, personnage masculin sinistre, que le narrateur de Souvenirs dormants associe au café « La Source » : « un grand café où j’avais toujours hésité à entrer, sans savoir très bien pourquoi » (p. 53). À la vue de cet individu ainsi habillé, le malaise inexplicable ressenti par le narrateur devant cet établissement prend des contours plus précis : « j’ai eu l’impression que [l’on y] était sous la menace d’une rafle » (p. 53). L’intensité redoublée apportée à l’image de cet homme fourbe par l’élément vestimentaire choisi assure le maintien dans la durée de « La Source » sur la liste des endroits où il ne fallait pas s’attarder…

D’après ces quelques points d’analyse, il ne paraît pas surprenant que certains lecteurs estiment que Modiano écrit toujours le même livre. Lui-même semble partager cet avis4 4 « Je me suis aperçu que j’écrivais pratiquement toujours le même livre […] Les romans changent de titre, mais on pourrait supprimer les titres et cela ferait un seul livre. Un peu comme une musique où il y a des motifs qui reviennent et forment un tout »: Patrick Modiano, in MORYOUSSEF, interview, 2021, à l’occasion de la sortie de Chevreuse, son dernier roman <https://www.franceinter.fr/livres/patrick-modiano-mes-romans-changent-de-titre-mais-on-pourrait-les-supprimer-et-cela-ferait-un-seul-livre>, dernière consultation le 15 octobre 2021). .

Il faut dire − et Frère Gesualdo l’avait déjà laissé comprendre dans sa Plutosofia − que l’art idiosyncratique de la mémoire est avant tout une forme de vie. Et qu’il n’y a pas que les souvenirs immédiats. La narration indéfiniment recommencée par l’écrivain français de sa recherche d’une mémoire enfouie est le signe même qu’il devinait, dès son premier roman La Place de l’étoile, publié en 1967, qu’il y avait des informations cruciales dans sa mémoire qu’il ne savait pas qu’il savait : « Nous étions partis à pied de Saint Maur, 35, avenue du Nord, et nous avions mis vingt ans pour arriver au 76, boulevard Sérurier » (p. 105), fait d’ailleurs remarquer le narrateur de Souvenirs dormants. C’est la mémoire de la mise en sens des souvenirs, sorte de seconde mémoire entretenue en particulier par l’écriture, qui permet, de son côté, l’accès aux fragments recherchés de la première mémoire, celle des souvenirs immédiats.

Cet extrait des dernières pages de Souvenirs dormantssemble à ce titre tout à fait éloquent:

Entre les pages d’un roman, j’ai découvert le feuillet d’un agenda […] Sur celui-ci, un itinéraire écrit à l’encre, de ce bleu qu’on appelait « floride » […]

L’écriture irrégulière à l’encre bleue aurait pu être la mienne, mais alors j’aurais noté cet itinéraire à la hâte, d’après les indications précipitées de quelqu’un qui aurait eu à peine le temps de me les transmettre ou l’aurait fait à voix basse pour ne pas attirer l’attention sur nous.

Je voulais, depuis quelques mois, en avoir le cœur net, mais je repoussais le projet de me rendre sur les lieux. Et puis ces lieux, ils avaient dû changer, ou disparaître, ou demeurer inaccessibles si vous ne consultiez pas les dernières cartes d’état-major.

Aujourd’hui, c’est décidé, je vais suivre cet itinéraire jusqu’au bout. Au cours de ces derniers mois, je me demandais si je ne l’avais pas déjà fait dans le passé, car le nom « Nemours » m’évoquait quelque chose. […] Je prévoyais certains détours pour mieux connaître le terrain et me livrer ainsi à des approches successives. […]

Mon écriture était beaucoup plus ferme que celle à l’encre bleue sur le feuillet de l’agenda. À mesure que je précisais l’itinéraire, c’était comme si je l’avais déjà suivi et je n’avais même plus besoin de consulter l’ancienne carte d’état-major.

Mais était-ce vraiment le bon chemin?

Dans vos souvenirs se mêlent des images de routes que vous avez prises et dont vous ne savez plus quelles provinces elles traversaient. (p. 107-110).

Tout processus de recherche par remémoration est donc un processus récursif et le rôle de l’écriture y est essentiel. Il faut une insistance, qui n’a rien d’une répétition stricte. « Je tente de mettre de l’ordre dans mes souvenirs. Chacun d’eux est une pièce de puzzle, mais il en manque beaucoup, de sorte que la plupart restent isolés », précise encore le même narrateur. Alors, dit-il, « je note des bribes qui me reviennent dans le désordre, listes de noms ou de phrases très brèves. Je souhaite que ces noms, comme des aimants, attirent de nouveaux à la surface et que ces bouts de phrases finissent par former des paragraphes et des chapitres qui s’enchaînent » (p. 60).

Dans cet exercice d’endurance, c’est parfois des personnes qu’il tentait d’oublier qui, « comme des noyés » (p. 72), au détour d’une rue, remontent bien des années plus tard à la surface des souvenirs. D’autres fois cependant, « certains noms brillent par intermittence tels des signaux qui vous donneraient accès à un chemin caché » (p. 61). Au cours d’un travail qui semble fait à tâtons, c’est au contraire tout un Art, dont nous venons d’esquisser quelques brefs aspects, qui est mis en œuvre au fil des pages du romancier. Mais tout cela, dans quel but ?

Toucher à l’insaisissable

Rien n’avait changé pour moi. Cet été-là, j’attendais devant la porte d’un immeuble, comme j’avais attendu sur le trottoir, vingt-cinq ans auparavant, en hiver, la fille de Stioppa. Si l’on m’avait demandé : « Et tout cela, dans quel but ? », je crois que j’aurais répondu simplement : « Pour tenter de résoudre les mystères de Paris » (p. 105).

Les mystères de Paris… mais lesquels ?

Dans Souvenirs dormants, le narrateur suit la trace de six femmes qu’il avait rencontrées au début des années 60, avant de les perdre de vue. Geneviève Dalame, Madeleine Péraud, Madame Hubersen fréquentaient toutes trois des milieux ésotériques, dans lesquels elles entraînaient parfois le jeune homme. Mireille Ourousov et Martine Hayward − deux autres de ces six femmes − s’occupaient de lui lorsque, adolescent, il faisait des fugues de son pensionnat. Ses parents étaient de fait souvent absents. Les dimanches soir, Martine Hayward organisait des réunions de « noctambules » (p. 78) chez elle, à Paris, au 2, avenue Rodin. C’est là que le narrateur avait fait connaissance avec la sixième femme figurant dans l’intrigue. Devenant son complice pour la protéger, après qu’elle ait tué « par accident », à ce même endroit, Ludo F., l’homme le « plus trouble » de la bande, le narrateur préfère taire son nom : « je me méfie encore, après cinquante ans, de détails trop précis qui pourraient permettre de l’identifier » (ibid.).

Tout au long du roman, une ambiance mystérieuse, de danger diffus, semble donc enrober ces personnages et le narrateur, ce qui ne va pas sans ajouter une charge de magnétisme supplémentaire aux pages de l’écrivain. Parfois, c’est un flou spatio-temporel qui contribue à renforcer la part d’ombre propre à l’intrigue : « On se retrouve souvent seul à Paris au mois d’août et dans des endroits incertains, à l’image de cette saison où l’on a l’impression que le temps s’est arrêté - des endroits qui disparaissent aussitôt que la vie reprend son cours « (p. 69-70) constate par exemple le narrateur lorsqu’il revoit Madame Hubersen au restaurant « La Passée », trois ans après qu’il l’ait perdue de vue. Habillée d’un manteau de fourrure en plein été, le même qu’elle portait déjà dans le passé (encore une « image-auxiliaire » ?), il a fallu qu’elle ait un « petit rire » pour que le narrateur n’éprouve plus le sentiment d’être devant un fantôme. En remémorant sa cavale de plusieurs semaines à Montmartre, pendant laquelle il avait servi de couverture à la femme dont il décide de taire le nom, le narrateur fait cette fois la réflexion suivante : « Quelques années plus tard, j’ai habité Montmartre, au 9 de la rue de l’Orient […]. Le quartier n’était plus le même. Moi non plus. […] Le Montmartre de l’été 1965, tel que je croyais le voir dans mon souvenir, m’a semblé tout à coup un Montmartre imaginaire. Et je n’avais plus rien à craindre » (p. 86). On dirait qu’il se retrouve ici sur « la route qui recule vers le futur » (apud Roubaud, p. 70), celle qui est évoquée dans la poésie amérindienne…

L’art de la mémoire de Modiano intègre ainsi cette sorte d’évidence fondamentale rappelée par Jacques Roubaud, à savoir qu’« il n’y a, à notre vue, jamais que de l’avant ». C’est la raison pour laquelle, ajoute ce dernier,

pour trouver l’arrière, éclairé par les soleils du souvenir, il nous suffit de nous retourner intérieurement, et ce que la géométrie ordinaire nous présente comme ‘en arrière’ est, au regard de la mémoire ou de l’imagination (qui est une autre modalité de la mémoire), de nouveau ‘en avant’ de nous. […] C’est un tout autre avant, une dimension entièrement autre, neuve, autonome (p. 68).

Cela peut contribuer au sentiment assez étrange éprouvé par le narrateur de Souvenirs dormants d’être parfois « englué dans un rêve » (p. 67), alors même que les coordonnées des lieux remémorés sont, quasiment toujours, extrêmement précises : « j’ai voulu faire marche arrière et retrouver le plus vite possible le trottoir du boulevard Gouvion-Saint-Cyr et le bruit des très rares voitures roulant en direction de la Porte Maillot » (p. 66-67).

En faisant appel à cette dimension « entièrement autre, neuve » pour faire surgir les six femmes (« images ») associées, dans son roman, à des endroits particuliers, l’écrivain - à l’instar de son narrateur, qui griffonne sans cesse des noms dans ses cahiers ou dans une page de journal - les « tire une dernière fois du néant » (p. 92). Car Paris « est semé de fantômes, aussi nombreux que les stations de métro et tous leurs points lumineux, quand il vous arrivait d’appuyer sur les boutons du tableau des correspondances » (p. 18). Son Art de la mémoire est probablement aussi mis en œuvre dans l’espoir de donner forme et consistance à cette curieuse conviction exprimée par le narrateur (p. 52) : qu’il suffirait un jour d’écrire sur un écran le nom d’une personne croisée autrefois pour qu’un point rouge s’allume sur le tableau à l’endroit de Paris où il serait possible de la retrouver ; et qu’entre certains noms il apparaisse une ligne lumineuse comme celle qui indique les correspondances sur les trajets des métros.

On peut ainsi mieux saisir les raisons qui ont poussé Patrick Modiano, parfois malgré lui, à mettre progressivement en place, au fil de ses ouvrages, un vaste et cohérent réseau de lieux et d’images(-personnages) : appuyer sur les « points névralgiques» (p. 66) dans l’espoir de trouver des lignes lumineuses de correspondances… Car un sujet ne cesse d’obséder l’auteur : l’époque obscure de l’Occupation, la « nuit originelle » (COSNARD, 2010COSNARD, Denis. Dans la peau de Patrick Modiano. Paris: Fayard, 2010. 281 p.) de l’écrivain, selon l’expression de Denis Cosnard, et tout ce qu’elle recèle d’intangible.

Que l’on se le dise en effet, l’écriture pudique de Modiano ne cherche pas qu’à sauver de l’oubli des traces d’une Histoire collective. Derrière ses personnages inaccessibles et fuyants, son œuvre est également une enquête mémorielle sur sa propre histoire de vie, dont il ne possédait que des bribes inquiétantes et confuses : un « mince dossier », si l’on reprend à son égard l’expression du narrateur de Souvenirs dormants. À l’instar des « déchets radioactifs qu’il est inutile d’enterrer à cent mètres sous terre » (p. 101), il lui était toutefois impossible de s’en débarrasser. « Le seul moyen de désamorcer définitivement ce mince dossier », précise d’ailleurs ce même narrateur, « c’est d’en recopier des extraits et de les mêler aux pages d’un roman comme je l’ai fait il y a trente ans. Ainsi, on ne saura pas s’ils appartiennent à la réalité ou au domaine du rêve » (ibid.). Méthode effectivement pratiquée par l’auteur, qui, depuis son premier roman, La Place de l’étoile, ne cesse d’écrire, plus ou moins en marge de l’intrigue, ses souvenirs flous mais latents. Un auteur qui, comme nombre de ses narrateurs, accumule obsessionnellement les journaux anciens, les annuaires, les listes, les vieilles photos, les bribes de conversations… dans l’espoir, on l’aura compris, de se « créer un passé et une mémoire avec le passé et la mémoire des autres5 5 Mots de Patrick Modiano dans sa préface à l’ouvrage Interrogatoire (apud COSNARD, p. 100). ». Dans Rue des boutiques obscures6 6 Le narrateur, Guy Roland, est un détective qu’un accident mystérieux avait rendu amnésique. Après le départ à la retraite de son patron, Hutte, il décide de faire des recherches sur sa propre identité, en suivant quelques pistes ténues d’un passé qui semble s’arrêter brutalement à la Seconde Guerre Mondiale. en particulier, roman publié en 1978 et récompensé par le Prix Goncourt, on prend la mesure du rôle majeur joué par ces archives diverses. Écoutons ces dires du narrateur :

Derrière Hutte, des rayonnages de bois sombre couvraient la moitié du mur : y étaient rangés des Bottins et des annuaires de toutes espèces et de ces cinquante dernières années. Hutte m’avait souvent dit qu’ils […] constituaient la plus précieuse et la plus émouvante bibliothèque qu’on pût avoir, car sur leurs pages étaient répertoriés bien des êtres, des choses, des mondes disparus, et dont eux seuls portaient témoignage. (1982, p. 12).

Un long parcours de fiction, puis d’autofiction, a précédé l’ouvrage Un pedigree, où Patrick Modiano semble enfin oser l’autobiographie. Ou plutôt l’« hétéro-autobiographie » (VIART, 2001VIART, Dominique. Essai-fictions : les biographies (ré)inventées. In: DAMBRE, Marc ; GOSSELIN-NOAT, Monique (dir.) L’éclatement des genres au XXe siècle. Paris: Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001. p. 331-345., p. 331-345), si l’on estime que l’auteur-narrateur s’y prend sans ostentation aucune comme l’objet du récit, en pratiquant le détour par autrui pour tenter de se saisir soi-même : « J’écris ces pages comme on rédige un constat ou un curriculum vitae, à titre documentaire et sans doute pour en finir avec une vie qui n’était pas la mienne» (Un pedigree, p. 44-45), y annonce-t-il d’emblée. C’est là qu’il condense, selon ses propres aveux à différentes reprises7 7 Le Point, 27 septembre 2007, Les Inrockuptibles, 16 octobre 2007, Lire, mars 2010, et France Culture, 14 août 2010 (sources citées par Denis Cosnard, p. 257). , les informations rassemblées dans une vingtaine de cahiers à propos de son père et de ceux qui avaient côtoyé ce dernier pendant l’Occupation.

Que dire de Souvenirs dormants, publié douze ans après Un pedigree? Sans doute que, derrière la fiction qui tisse l’intrigue, l’écrivain reste toujours proche du narrateur à la première personne qui donne vie au roman. Qu’on en juge…

Sur le quatrième feuillet du « mince dossier » évoqué plus haut apparaît en effet, pour la première fois, le prénom de ce narrateur : Jean. C’est également le premier prénom de Modiano. Comme celui-ci, le narrateur avait été pensionnaire d’un collège de Haute-Savoie. Pour les deux, à un moment donné de leurs vies, « la fugue était, en quelque sorte, [leur] mode de vie » (p. 76). Écrivain comme narrateur avaient été des « étudiant(s) fantôme(s) »8 8 Ibid., p. 32. « Je passe mon baccalauréat à Annecy : ce sera mon seul diplôme (2005, p. 80). : inscrits en Sorbonne, ils n’assistaient jamais aux cours.

Dans les lignes inaugurales d’Un pedigree, l’auteur écrit « Je suis né le 30 juillet 1945, à Boulogne-Billancourt […], d’un juif et d’une Flamande qui s’étaient connus à Paris sous l’Occupation » (MODIANO, 2005MODIANO, Patrick. Un pedigree. Paris: Gallimard , 2005. 128 p., p. 7). Sa mère, arrivée à Paris en 1942, avait été une starlette travaillant souvent pour l’occupant. Selon son fils, « une jolie fille au cœur sec» (ibid., p. 9). Pouvant rarement compter sur sa présence à ses côtés, il sent ne pas trouver grâce à ses yeux : « Jamais je n’ai pu me confier à elle ni lui demander une aide quelconque. Parfois, comme un chien sans pedigree et qui a été un peu trop livré à lui-même, j’éprouve la tentation puérile d’écrire noir sur blanc et en détail ce qu’elle m’a fait subir, à cause de sa dureté et de son inconséquence. Je me tais. Et je lui pardonne» (ibid., p. 90). Son père, né à Paris en 1912, également livré à lui-même depuis son adolescence, vivait essentiellement de petites combines et de fraudes, déjà avant la guerre. Celle-ci le fait évoluer « dans le monde trouble de la clandestinité et du marché noir » (ibid., p. 19).

Ces éléments nourrissent aussi Souvenirs dormants:

La mère du narrateur était comédienne dans un théâtre de Pigalle. Elle confiait souvent la clé de son appartement à des amies ou connaissances, qui accueillaient ensuite son fils. Elles l’amenaient parfois à des réunions où il ne se sentait pas « tout à fait à [sa] place » (MODIANO, 2017MODIANO, Patrick. Souvenirs dormants. Paris: Gallimard , 2017. 112 p., p. 10). Mireille Ourousov, que l’on retrouve déjà dans Un pedigree, en fait partie. Dans l’ancienne chambre du narrateur, celui-ci avait trouvé des « livres en flamand », que sa mère lisait lorsqu’elle « était arrivée à Paris en 1942 » (p. 19). Le père du narrateur, non rarement absent lui aussi, était « occupé à ses affaires » (p. 10). Lorsque Madeleine Péraud le questionne sur ses parents, il se rend « brusquement » compte qu’à son âge il aurait pu « avoir des parents qui [lui] auraient apporté une aide morale, affective ou matérielle » (p. 32). Mais non. Sa réponse laconique et spontanée est donc « pas de parents » (ibid.). En revanche, dès son enfance, il avait surpris nombre de « propos étranges derrière des portes entrebâillées, des murs trop minces de chambres d’hôtel, dans des cafés, des salles d’attente, des trains de nuit…» (p. 44) . Comme ceux de son père qui, derrière la porte entrouverte de son bureau, parlait de « la bande des Russes du marché noir » (p. 14). Des propos qui intriguent et demandent à être éclaircis. D’où le rôle de la fille de Stioppa, que le narrateur adolescent attendait (en vain) en face de son immeuble : « j’espérais qu’elle me donnerait des ‘‘explications’’. Peut-être m’aideraient-elles à mieux comprendre mon père, un inconnu qui marchait en silence à mes côtés, le long des allées du bois de Boulogne » (p. 13). Sans d’autres éclaircissements, ces souvenirs s’endorment, sans pour autant disparaître d’une mémoire sans cesse sollicitée : « Près de quarante ans plus tard, je suis tombé sur une liste de noms russes, ceux gros trafiquants de marché noir à Paris pendant l’occupation allemande. […] Stioppa se trouvait-il parmi eux ? Et mon père, sous une fausse identité russe ? Je me suis posé une dernière fois ces questions avant qu’elles ne se perdent sans réponse dans la nuit des temps » (p. 14). Des listes de lieux, des listes de noms… Des peurs, qui font écho à d’autres réminiscences : « j’avais la sensation de me trouver dans une souricière et qu’une descente de police était imminente ». (p. 55) Des mauvais sourires… Des regards avides, de « ceux qui sont prêts à détrousser les cadavres après un bombardement » (ibid.). Oui, reconnaît le narrateur, nous vivons tous, sans doute, « à la merci de certains silences » (p. 84). Une voix qui se confond ici, indiscutablement, avec celle de l’auteur.

Douze ans après Un pedigree, les « souvenirs dormants » de Patrick Modiano, ces silences méticuleusement ressassés par sa mémoire, continuent donc à éveiller des sursauts. « [C]e qui occupe la mémoire, c’est un nuage d’oubli » (MORYOUSSEF, 2021MORYOUSSEF, Ilana. Patrick Modiano : "Mes romans changent de titre, mais on pourrait les supprimer et cela ferait un seul livre". France Inter, 5 oct. 2021. Disponible en: https://www.franceinter.fr/livres/patrick-modiano-mes-romans-changent-de-titre-mais-on-pourrait-les-supprimer-et-cela-ferait-un-seul-livre . Accès en: 15 oct. 2021.
https://www.franceinter.fr/livres/patric...
), semble répéter inlassablement le romancier. Certains éclats remontent parfois à la surface. Mêlés dans leur épaisseur troublante à la fiction, ils permettent au lecteur de toucher fugacement, au détour d’un mot, d’une phrase, cette densité indéfinissable d’une époque traumatisante et obscure, qui, ayant donné vie à l’écrivain, l’a également entouré de ses multiples tentacules :

Près d’un demi-siècle a passé et l’on n’habite plus dans des chambres d’hôtel à Paris comme on le faisait souvent après la guerre et jusqu’aux années soixante. Geneviève Dalame aura été la dernière personne que j’ai connue à habiter dans une chambre d’hôtel. Il me semble aussi qu’au cours de ces années 1963, 1964, le vieux monde retenait une dernière fois son souffle avant de s’écrouler, comme toutes ces maisons et tous ces immeubles des faubourgs et de la périphérie que l’on s’apprêtait à détruire. […] À l’hôtel de la rue Monge, je me souviens […] du rideau noir que tirait chaque fois d’un geste brusque Geneviève Dalame, un rideau de la défense passive que l’on n’avait pas changé depuis la guerre. (2017, p. 22-23).

L’image oppressante d’autres « rideaux noirs » et d’autres « gestes brusques », le poids trop lourd d’une culpabilité confuse (« Je vis sous la menace d’être arrêté moi aussi quand on s’apercevra que j’ai des liens avec les ‘‘coupables’’. Mais coupables de quoi ?» (p. 100)) , les démons délétères du « vieux monde »… tout cela - espère sans doute l’écrivain ? − s’essoufflera aussi progressivement à force d’être gravé sur de nouvelles pages… « À mesure que passent les années, vous finissez par vous débarrasser de tous les poids que vous traîniez derrière vous, et de tous les remords » (p. 105-106), constate, en vieillissant, le narrateur de Souvenirs dormants

Remarques finales

Ces brèves réflexions sur la mémoire ne pourraient faire l’impasse sur le constat que la mémoire intérieure, dont Modiano en particulier fait le moteur de son œuvre, semble être en voie d’oubli à l’époque actuelle… alors même que la recherche de « mémoires » de toute sortes et le besoin obsessionnel de les « pérenniser » affectent de façon maladive une bonne partie de la société contemporaine. Pour ne souligner que l’addiction aux réseaux sociaux, on remarque à quel point aussi bien le voyeurisme que la volonté du partage visuel durable de l’épisode le plus dérisoire comme de l’acte de vie le plus intime font état, à eux seuls, de la dépossession graduelle de la mémoire interne au profit de la mémoire externe. C’est l’ère du zapping attentionnel permanent. Et cependant, jamais la recherche d’expériences sensorielles extraordinaires, servies bien souvent par une technologie de pointe, n’a été plus tenace. L’amour du mot, et plus encore du « mot juste », est noyé par des avalanches d’images souvent rétives à une quelconque tentative d’assimilation critique. Le temps lent de la réflexion, de la construction personnelle, semble aspiré par le dictat de l’instantanéité émanant de cette extériorité incoercible. « Un cerveau attentif se laisse envahir par son objet d’attention ; un cerveau inattentif ne le touche que du bout des lèvres », souligne Jean-Philippe Lachaux (2020LACHAUX, Jean-Philippe. Le cerveau funambule: comprendre et apprivoiser son attention grâce aux neurosciences. Paris: Odile Jacob, 2020. 312 p., p. 261), chercheur en neurosciences cognitives. Évoqués par Jacques Roubaud, la « muséomanie », les « recherches généalogiques », le « patrimoine de tout et de n’importe quoi » représentent de leur côté à ses yeux un « sursaut désordonné et voué à l’échec », signe de la maladie du monde :

[N]os têtes se remplissent d’images. Mais ce qu’on appelle la civilisation du tout-image […] désigne en fait l’envahissement par des images externes. Ce sont des images purement extérieures qui nous sont offertes, des images pauvres pénétrant les crânes, remplaçant les images mémorielles internes créées en nous par les différentes composantes de notre mémoire en images imposées, à la géométrie inadéquate, sommaire, déséquilibrée selon les sens, les sensations, les émotions. J’appellerai cela : époque des têtes refaites. (p. 152-153).

Dans une société plus que jamais orientée vers les sources de gratification immédiate, comment tirer alors parti des possibilités multiples ouvertes par les sciences dures en vue d’une meilleure maîtrise de la réalité environnante ?

Comment préserver la mémoire collective, si peu prégnante à une époque où les circuits mentaux, engorgés par un flux permanent d’« instantanés » décontextualisés et tyranniques, ne semblent avides que de mémoire vive − cette Random Acess Memory pourrait-on dire, en empruntant le mot au domaine informatique, caractérisée aussi bien par sa rapidité d’accès à l’information que par sa volatilité ?

Et quel avenir pour la littérature, où il est toujours question d’une attention soutenue, d’un amour pour la langue, d’une mémoire intérieure à retrouver, à relayer ?

On ne saurait répondre…

Disons simplement que, dans le sillage d’autres qui l’ont précédé, l’art de la mémoire de Patrick Modiano, mis patiemment en œuvre par le travail incessant de repérage et d’écriture, a pu jouer son rôle, à la fois structurant et libérateur… Année après année, cet art s’est vu confier le soin de faire trace… Trace d’un désastre, dont il s’agit pour l’auteur, dans un style dénué de pathos, de continuer à capter les échos lointains, étouffés, sorte de résistance ultime à cette couche épaisse d’amnésie9 9 « […] sous cette couche épaisse d’amnésie, on sentait bien quelque chose, de temps en temps, un écho lointain, étouffé » In : MODIANO, Patrick. Dora Bruder. Paris : Gallimard, 1999, p. 131.( coll. « Folio »). Plus loin : « On avait tout anéanti pour construire une sorte de village suisse dont on ne pouvait plus mettre en doute la neutralité » (ibid., p. 136). qui ne cesse de menacer la mémoire collective. La pudeur de l’écrivain interpelle et apaise par ailleurs. À l’écoute du silence sensible de ses textes, le lecteur oublie la fébrilité ambiante. Comme par mimétisme, il retrouve, lui aussi, un point d’ancrage.

Referénces

  • ALEXANDRE, Laurent. La guerre des intelligences Paris: Éditions Jean-Claude Lattès, 2017. 250 p.
  • COSNARD, Denis. Dans la peau de Patrick Modiano Paris: Fayard, 2010. 281 p.
  • KURZWEIL, Ray. How to create a mind? The secret of humain thought revealed. London: Penguin Books, 2017.
  • LACHAUX, Jean-Philippe. Le cerveau funambule: comprendre et apprivoiser son attention grâce aux neurosciences. Paris: Odile Jacob, 2020. 312 p.
  • MODIANO, Patrick. Dora Bruder Paris: Gallimard, 1999. 144 p.
  • MODIANO, Patrick. Souvenirs dormants Paris: Gallimard , 2017. 112 p.
  • MODIANO, Patrick. Un pedigree Paris: Gallimard , 2005. 128 p.
  • MODIANO, Patrick. Rue des boutiques obscures Paris: Gallimard , 1978. 256 p.
  • MORYOUSSEF, Ilana. Patrick Modiano : "Mes romans changent de titre, mais on pourrait les supprimer et cela ferait un seul livre". France Inter, 5 oct. 2021. Disponible en: https://www.franceinter.fr/livres/patrick-modiano-mes-romans-changent-de-titre-mais-on-pourrait-les-supprimer-et-cela-ferait-un-seul-livre Accès en: 15 oct. 2021.
    » https://www.franceinter.fr/livres/patrick-modiano-mes-romans-changent-de-titre-mais-on-pourrait-les-supprimer-et-cela-ferait-un-seul-livre
  • PICQ, Pascal. Qui va prendre le pouvoir? Les grands singes, les hommes politiques ou les robots? Paris: Odile Jacob , 2017. 336 p.
  • ROUBAUD, Jacques. L’invention du fils de Leoprepes Saulxures: Éditions Circé, 1993. 156 p.
  • VIART, Dominique. Essai-fictions : les biographies (ré)inventées. In: DAMBRE, Marc ; GOSSELIN-NOAT, Monique (dir.) L’éclatement des genres au XXe siècle Paris: Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001. p. 331-345.
  • 1
    Simonide de Ceos est le « fils de Leoprepes ». Dans cet ouvrage, Roubaud fait également appel, en particulier, à la Plutosofia, du Frère Filipo Gesualdo Minor, livre datant de 1592, dans lequel son auteur « expose l’Art de la Mémoire et autres choses notables ayant trait tant à la mémoire naturelle qu’à l’artificielle ». Les deux mots grecs « ploutos » et « sophia » signifiant respectivement « richesse » et « sagesse », le choix d’intituler son art de mémoire Plutosophie montre que, pour le Frère Gesualdo, la mémoire était le trésor de tout savoir.
  • 2
    « Le dimanche, promenade avec mon père et l’un de ses comparses du moment. Stioppa. Mon père le voit souvent. […] Il n’exerce aucun métier. Il habite dans une pension de famille boulevard Victor Hugo. Parfois nous allions, Stioppa, mon père et moi, nous promener au bois de Boulogne. » (MODIANO, 2005MODIANO, Patrick. Un pedigree. Paris: Gallimard , 2005. 128 p., p. 48-49).
  • 3
    « Il portait un blouson à fermeture Éclair rembourré aux épaules et dont on aurait dit qu’il était en fourrure de léopard » : (p. 24) ; « cet individu en blouson léopard » (p. 26) ; « Il a remonté la fermeture Éclair de son blouson de faux léopard » : (p. 27) ; « j’imaginais ce frère de Geneviève Dalame […] prenant le métro […] vêtu de son blouson de faux léopard » : (p. 28-29) ; « Je l’ai reconnu tout de suite à cause de son blouson en faux léopard » : (p. 53). Une hypallage semble se dessiner : l’attribut « faux », on le voit, est rapidement ajouté (avec une valeur de certitude) à la description du blouson, en même temps que le personnage qui le porte se dévoile aux yeux du narrateur.
  • 4
    « Je me suis aperçu que j’écrivais pratiquement toujours le même livre […] Les romans changent de titre, mais on pourrait supprimer les titres et cela ferait un seul livre. Un peu comme une musique où il y a des motifs qui reviennent et forment un tout »: Patrick Modiano, in MORYOUSSEF, interview, 2021, à l’occasion de la sortie de Chevreuse, son dernier roman <https://www.franceinter.fr/livres/patrick-modiano-mes-romans-changent-de-titre-mais-on-pourrait-les-supprimer-et-cela-ferait-un-seul-livre>, dernière consultation le 15 octobre 2021).
  • 5
    Mots de Patrick Modiano dans sa préface à l’ouvrage Interrogatoire (apud COSNARD, p. 100).
  • 6
    Le narrateur, Guy Roland, est un détective qu’un accident mystérieux avait rendu amnésique. Après le départ à la retraite de son patron, Hutte, il décide de faire des recherches sur sa propre identité, en suivant quelques pistes ténues d’un passé qui semble s’arrêter brutalement à la Seconde Guerre Mondiale.
  • 7
    Le Point, 27 septembre 2007, Les Inrockuptibles, 16 octobre 2007, Lire, mars 2010, et France Culture, 14 août 2010 (sources citées par Denis Cosnard, p. 257).
  • 8
    Ibid., p. 32. « Je passe mon baccalauréat à Annecy : ce sera mon seul diplôme (2005, p. 80).
  • 9
    « […] sous cette couche épaisse d’amnésie, on sentait bien quelque chose, de temps en temps, un écho lointain, étouffé » In : MODIANO, Patrick. Dora Bruder. Paris : Gallimard, 1999, p. 131.( coll. « Folio »). Plus loin : « On avait tout anéanti pour construire une sorte de village suisse dont on ne pouvait plus mettre en doute la neutralité » (ibid., p. 136).

Edited by

Editor-chefe:

Rachel Esteves Lima

Editor executivo:

Regina Zilberman

Publication Dates

  • Publication in this collection
    29 July 2022
  • Date of issue
    May-Aug 2022

History

  • Received
    02 Dec 2021
  • Accepted
    04 Mar 2022
Associação Brasileira de Literatura Comparada Rua Barão de Jeremoabo, 147, Universidade Federal da Bahia, Instituto de Letras, Salvador, BA, Brasil, CEP: 40170-115, Telefones: (+55 71) 3283-6207; (+55 71) 3283-6256, E-mail: abralic.revista@abralic.org.br - Porto Alegre - RS - Brazil
E-mail: abralic.revista@abralic.org.br