DEBATES
Comentário III: quelques remarques sur la tradition et la rupture des entreprises savantes: antiquaires et historiens dans la France éclairée XVIIIème-XIXème siècles
Dominique Poulot
Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Laboratoire dAnthropologie et dHistoire de lInstitution de la Culture, Centre National de la Recherche Scientifique-Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. E-mail: <dominique.poulot@univ-paris1.fr>
Poser la question dune tradition cest, trop souvent sans doute, postuler du même coup cette tradition. Une des pierres dachoppement de lécriture de lhistoire de lhistoire de létude de lhistoriographie tient en effet à lillusion de continuité, qui fournit une cohérence supposée au développement rétrospectif de lactivité, en négligeant le caractère fortuit de telle ou telle configuration dimages et dobjets. Comprendre la manière dont différentes sociétés nationales ont incorporé à leur héritage historique ces éléments cruciaux que sont les objets et les images1 1 . Parmi les travaux classiques sur les constructions nationales et leurs usages de tels matériaux: Benedict Anderson (1991a); Ernest Gellner (1983); John A. Hall (1998); Eric J. Hobsbawm (1992); Anthony D. Smith (2003). exige, au contraire, de tenir ensemble destructions et conservations, continuité et ruptures.
A lépoque moderne lécriture antiquaire multiplie listes doeuvres et collections dhistoires de villes: le chevalier de Jaucourt sen fait le compilateur aux entrées géographiques de lEncyclopédie2 2 . Cf. Julius Von Schlosser (1984). Assez peu étudiés en France ces domaines sont bien explorés au contraire en Angleterre: voir le chapitre 1 de Rosemary Sweet (1997) notamment sur lantiquariat. . Puis, avec la Révolution française et leffacement conséquent de lAncien Régime des objets de mémoire et de leurs civilités, le XIXème siècle voit se reconfigurer leurs rapports à la collectivité. Ce commerce particulier avec les "souvenirs" dessine des formes culturelles qui font entrer en résonance esthétique et politique, du sublime à la nostalgie, donnant lieu à des énonciations multiples de lin situ3 3 . Cf. Suzanne Marchand (1996) et le classique de Eliza Marian Butler (1935). . Il sagit là dun élément-clef des rapports entre historiographie de lart et constructions patrimoniales. Le lien de la conservation à la nation fait figure dévidence quand la plupart de ces objets "qui comptent"4 4 . Voir Daniel Miller (1998). , et dont la beauté est à tout le monde, comme lécrit le premier Victor Hugo, deviennent lincarnation de la "communauté imaginaire"5 5 . Cf. Benedict Anderson (1991b). . Les nouveaux monuments historiques sinscrivent dans un lieu un gisement quils illustrent et qui les engage tantôt dans une revendication dautochtonie, tantôt dans un culte de la transmission nationale6 6 . Voir Yan Thomas (1980, p. 425; 1998). , les deux nétant pas contradictoires quand lattachement à la petite patrie conduit à une pédagogie de la grande. Faire le tour du propriétaire des objets de sa petite patrie devient pour le citoyen un acte politique7 7 . Ainsi Jean-François Chanet (1999) et Philippe Martel (1992). . On voit alors émerger, peu à peu, un académisme inédit de la conservation-restauration. Larchéologie, parallèlement, donne lieu à diverses énonciations des valeurs de lin situ, réinvesties en démonstrations multiples au gré des traditionnalismes ou des revivals8 8 . Deux exemples très significatifs: John Hutchinson (2001) et Catherine Bertho-Lavenir (1980; 1988). .
Ce que Roland Barthes avait envisagé sous la dénomination de "théâtralité"9 9 . Roland Barthes (1954, p. 41): "Quest-ce que la théâtralité? cest le théâtre moins le texte, cest une épaisseur de signes, de sensations qui sédifie sur la scène à partir de largument écrit, cest cette sorte de perception cuménique des artifices sensuels, gestes, tons, distances, substances, lumières, qui submergent le texte sous la plénitude de son langage extérieur". peut ici nous éclairer, en suggérant dappeler "patrimonialité" la modalité sensible dune expérience du passé articulée à une organisation du savoir lidentification, lattribution capable de lauthentifier. Le rapport intime ou secret à certains objets, à des lieux ou à des monuments, dun propriétaire, ou dusufruitiers à divers titres, de spécialistes ou dinitiés, au nom dattachements, de convictions, mais aussi de rationalisations savantes et de conduites politiques, définit une première patrimonialité. Par la suite, à lissue dun long processus de patrimonialisation, cest la nation qui devient lobjet par excellence de la patrimonialité, fournissant pour ainsi dire le cadre dinterprétation de tout objet du passé. Dans le cas français, la patrimonialisation officielle sest jouée à partir de la Révolution, sur le mode dune négociation entre les valeurs de la nation nouvellement définie par la forme contractuelle et celles, "culturelles", qui apparaissent peu à peu et stabilisent dans lespace et dans le temps cette construction abstraite nourri la patrimonialité traditionnelle se trouvant hors jeu avec la disparition de lEglise et des corps. Cest ce compromis laborieux entre nationalité du contrat et nationalité de culture qui a permis le triomphe dune nation patrimoine dont témoigne, par exemple, Camille Jullian dans sa leçon douverture du Cours dhistoire et dantiquités nationales au Collège de France, le 7 décembre 1906: "les ruines des monuments ne témoignent pas seulement de la main dun ouvrier, du plan dun architecte, mais aussi des sentiments dun peuple; elles reflètent, pour une partie, lesprit dune génération dhommes"10 10 . La première leçon au Collège de France, en forme dexposé de méthode, est La vie et létude des monuments français (JULLIAN, 1930, p. 3-4). Par la suite les neuf cours de 1905 à 1913 sont parus dans Camille Jullian (1930). . De là un historicisme plus ou moins explicite, voire une véritable téléologie des héritages successifs, et la conviction dune nécessité du patrimoine, à laquelle lEtat doit prêter la main.
Pour une anthropologie historique de la patrimonialisation française
Les inscriptions de la patrimonialité et les formes de la patrimonialisation passent, entre la fin du XVIIIème siècle et la décennie 1830, dune représentation "monumentale" du savoir et de la mémoire à une configuration qui comprend tous les éléments de la culture matérielle du passé, telle que lhistoire nouvelle la comprend alors11 11 . Cf. Patrick H. Hutton (1991). . A partir de la Révolution, différents processus de linvention du musée à celle du monument historique, de la reconfiguration de larchéologie aux succès du roman historique ont inventé une tradition patrimoniale, qui renvoie à la nouvelle collectivité nationale, et qui demeurera très longtemps le socle des attitudes françaises face à lhéritage.
La Révolution nest pas seulement une volonté de se détacher de lAncien régime, qui nourrit ce que François Furet appelait "une espèce dhypertrophie de la conscience historique" entendons la conscience exacerbée de la rupture, jointe à une atrophie du sens de la profondeur de lhistoire12 12 . Voir François Furet (1978, p. 15; 31-32; 46-49). : elle constitue aussi une inflexion majeure de linscription mémorielle. À lissue de ces décennies, la mémoire culturelle convoque de manière privilégiée les traces matérielles du passé, aux dépens des textes13 13 . Cf. Jan Assmann (1995). , forme de basculement de linscription de la mémoire culturelle, qui a largement à voir avec lémergence dune représentation de lhistoire qui a pour fonction, comme le disait Alphonse Dupront, "de déplier ce que le temps a durci" dans une variété dobjets de plus en plus considérable.
La conscience de vivre dans une temporalité commune, dappartenir à une contemporanéité éloignée du passé, et distincte dun futur ouvert et incertain, est probablement un des résultats les plus évidents des décennies révolutionnaire et impériale, qui en fait une expérience largement partagée14 14 . Je suis ici Peter Fritzsche (2005). . Si la disparition de lAncien Régime sest jouée dans la destruction de ses signes, de ses traces, de ses symboles, par la suite sa nostalgie en a mobilisé les reliques ainsi que les souvenirs oraux plus ou moins pieusement consignés. Mais cet ensemble de restes noffre plus de perspective continue, et ne permet plus une lecture assurée: sa fragmentation suggère un travail doubli, deffacement, quil faut désormais intégrer aux représentations du passé. Les textes nont joué en ce domaine quun rôle assez faible, à la différence des périodes précédentes où la transmission à la postérité se réclamait avant tout de lécrit. Les multiples épisodes de découvertes, au cours du XIXème siècle, darchives et de monuments parmi les immondices ou les dépôts négligés, signent lentrée de la modernité. Des tapisseries aux tombeaux, une foule de monuments divers sont "inventés" par différents patrimonialisateurs tout au long du XIXème siècle dans lesprit dun sauvetage. Ils font figure déléments privilégiés de la mémoire culturelle à côté des pratiques coutumières et des traditions orales, ces "voix qui viennent du passé", dont la collecte et létude commence simultanément, à la recherche des derniers témoins dun passé disparu15 15 . Voir Philippe Joutard (1983). . Par la suite, lentretien dantiquités au sein des foyers bourgeois, la prolifération des archives familiales, participent du même mouvement par lequel la transmission à la postérité chère aux Lumières et à la Révolution sest reconfigurée en un traitement dobjets matériels, toujours incomplets et menacés16 16 . Pour sa version contemporaine, voir Janet Hoskins (1998). .
La conservation des monuments comme preuves de lhistoire
A lâge classique, le Dictionnaire de Furetière définit l"Histoire" comme un "récit fait avec art; description, narration soutenue, continuée et véritable des faits les plus mémorables et des actions les plus célèbres". Cette tradition se poursuit largement au XVIIIème siècle, où lérudition apparaît encore comme une pratique muette, sans théorie, tandis que le discours est le monopole de lhistorien qui peut écrire lhistoire dune nation ou dun règne à partir dun petit corpus de textes publiés et des histoires de ses prédécesseurs. Le "genre" de lhistoire de France paraît ainsi largement dépourvu de ce qui fait à nos yeux la spécificité historienne17 17 . Cf. François Furet (1965-1970, II, p. 97-110); Philippe Ariès (1986, p. 158-160); Suzanne Gearhart (1984, chap. 2). . Certes, les querelles jansénistes ont investi le débat sur les droits historiques de la monarchie dun poids inédit18 18 . Voir Catherine Maire (1998); Dale van Kley (2002). . Mais, fait significatif, Moreau, garde du Dépôt des Chartes, ne sembarrasse pas de documents inédits dans son Discours sur lhistoire de France: il ne cite pas une fois le travail accompli de collecte des législations pour la réflexion du ministère, dans la tradition des anciens légistes19 19 . Apud Dieter Gembicki (1979); Blandine Barret-Kriegel (1988). . Comme la montré Arnaldo Momigliano, le vrai souci historique, tel quon lenvisage depuis le XIXème siècle, est alors lapanage des antiquaires et des collectionneurs de cabinets historiques20 20 . Cf. Arnaldo Momigliano (1983a). . Le premier "curieux" à vouloir rassembler les antiquités françaises est sans doute Fabri de Peiresc (1580-1637). Le second grand nom est celui de Gaignières, dont Germain Brice a laissé une description célèbre du cabinet21 21 . "Le même cabinet fournit les dessins des plus considérables tombeaux, de même que des vitres des plus belles églises de France, copiées très fidèlement avec leurs couleurs [...], ce dont personne jusquici ne sétoit encore avisé, quoique, dailleurs, cette recherche, à lexaminer de prés, ait de grandes utilitez pour les généalogies et pour les fondations [...] Mais une des choses les plus singulières et des plus rares, au sentiment de bien des gens, est un recueil de toutes les modes dhabit que lon a portez en France, à la cour et à la ville, depuis le règne de Saint Louis jusquà présent, pour toutes sortes de personnes jusquà la livrée, tirées de diverses peintures anciennes avec un fort grand soin" (Germain BRICE, 1713, t. III, p. 116). . Cest du reste à partir de collections que le XVIIème siècle fonde la diplomatique, soit la science des diplômes, avec la rédaction de catalogues descriptifs (Mabillon, du Cange); ou la numismatique, avec Ezechiel Spanheim, Jacob Spon et Patin, enfin la "lecture des vieux romans" avec Jean Chatelain. En grande partie le XVIIIème siècle développe et approfondit les méthodes et les enquêtes savantes du XVIIème siècle: cest le cas, notamment, pour lérudition bénédictine22 22 . Il est difficile de mesurer le retentissement réel de létude des antiquités nationales dans lélite cultivée au XVIIe siècle. Certains indices laissent à penser que les érudits oeuvraient sinon dans lindifférence, du moins dans un désintérêt assez général: cest la thèse de la défaite de lérudition posée par Blandine Kriegel (1988). A la mort de Gaignières, en 1715, ses collections, quil avait léguées au roi, furent dispersées. Sur un millier de peintures, Louis XIV ne garda que le portrait de Jean le Bon. Les autres tableaux furent vendus aux enchères, et le Charles VII de Jean Fouquet, joint à un portrait de Marie dAnjou, ne trouva acquéreur que pour 3 livres 14 sous. Les dessins des tombeaux du fonds Gaignières ont été publiés par Jean Adhémar dans La Gazette des Beaux-Arts. De même les grandes publications de documents, lancés par ou avec les Bénédictins, sombrèrent souvent avant leur achèvement, voire avant le premier volume. Cest le cas de l Histoire littéraire, de Dom Rivert; du Monasticon Gallinacum, de Dom Michel Germain (1694), resté manuscrit avec ses 150 gravures jusquen 1871 (édition L. Delisle) ou des compilations du cabinet des chartes de Moreau. Pour les apparitions et les usages du terme "antiquité", ainsi que pour lhistoire du terme "moyen âge", voir Jurgen Voss (1972, p. 73 sq.). .
Le roi a fondé pour sa part en 1663 la Petite Académie chargée de la composition des devises, des médailles et de lenregistrement des hauts faits du règne. Réorganisée en 1701, elle prend le nom dAcadémie des Inscriptions et des Belles-lettres en 1716. Lévolution de ses pratiques aboutit à la consacrer à lhistoire, vocation entérinée par le nouveau réglement de 1786. Dès la fin de 1724, Foncemagne annonçait son intention de porter tous les efforts de la compagnie sur lhistoire de la monarchie. Mais cest Falconet qui lance véritablement un programme de travail dans un discours lu le 28 janvier 1727, Sur nos premiers traducteurs français avec un essai de Bibliothèque française:
Envisagez le champ que fournit votre seule Patrie, dit-il à ses collègues, vous la trouverez encore assez vaste pour y exercer tous vos talents et y déployer toutes vos connaissances [...]. Pourquoi nous mépriser et ne pas faire de nous le même cas que faisaient deux-mêmes les Grecs et les Romains? Des savants de Nations qui se reconnaissent inférieures à la Nation française ont pensé plus noblement de leur pays23 23 . Falconet, op. cit. .
Après la longue énumération des travaux à entreprendre, il conclut sur un appel à létude de tout ce qui est dun genre à "flatter la curiosité dun Français qui fait quelque cas de ce qui concerne la nation et sa patrie, Quelle utilité pour la Patrie! Quelle gloire pour vous". Mais tout au long du XVIIIème siècle, les antiquités nationales nintéressent quun petit cercle de grands travailleurs, nobles de robe pour lessentiel, amis ou anciens élèves de Falconet, tel Sainte-Palaye24 24 . Les principaux auteurs: Sainte-Palaye, sur les troubadours, Barbazan puis Le Grand dAussy sur les fabliaux, Beauchamps et les frères Parfaict sur le théâtre. Falconet lui-même entreprit le Dictionnaire géographique avec Sainte-Palaye, Ce dernier rédigea le glossaire, lhistoire des Troubadours et le Dictionnaire des Antiquités Françoises, qui recensait les ouvrages parus sur les coutumes, les lois et les usages, Rigoley de Juvigny, assisté de Foncemagne, Sainte-Palaye et Bréquigny, édita la Bibliothèque françoise (1772-1773). Enfin lAcadémie institua des prix sur le sujet de létablissement de la religion en Gaule et sur le progrès des arts et des sciences depuis Charlemagne. Lensemble des dissertations produites fut utilisé par Anquetil, en 1797, pour brosser une vue densemble des arts et des sciences au Moyen Age lue à la nouvelle Classe des Sciences Morales et Politiques, de lInstitut. Cf. Lionel Gossman (1968). Plus généralement sur lélaboration de lhistoire littéraire, le travail inachevé de Claude Cristin (1973); et Luc Fraisse (2002), qui commence en 1733 et développe une étude de l Histoire littéraire dItalie de Pierre-Louis Guingené (1811-1819). Pour le rapport de ces études aux collections, voir Neil Kenny (2000). , tant leur image demeure négative chez les gens de goût.
Le savoir de lépoque distingue, quant à ses sources, entre les antiquités et les monuments25 25 . Cf. Peter Burke (2003). . Au début du XIXème siècle, deux articles du dictionnaire de Millin éclairent rétrospectivement cette distinction fondamentale, au moment où elle est en train de vaciller. Lentrée ARCHÉOLOGIE la définit comme:
la science des moeurs et des usages des anciens. Celle des monuments antiques en est une partie essentielle. On peut les considérer dans lacception la plus spéciale du mot, cest-à-dire en ce quils servent à conserver la mémoire des événements et des personnes ; ou comme ouvrages de lart, relativement au plaisir quinspire leur forme. La science de lantiquité peut donc être envisagée sous deux rapports. On peut considérer les monuments seulement comme tels, et navoir pour but que détudier les moeurs, les usages, la constitution politique, la théologie, les cérémonies religieuses, les loix, la police, la vie privée, etc., des anciens. Alors les monuments littéraires tels que les ouvrages des auteurs, les diplômes, les inscriptions, les monuments de lart tels que les restes de larchitecture, de la sculpture, de la peinture, de la glyptique, de la numismatique, etc., et les monuments mécaniques, tels que les ustensiles, les armes, etc., sont également importants; on ne sen sert que pour expliquer les usages et les moeurs des anciens. Cette partie de la science sappelle communément les antiquités et on nomme antiquaire celui qui la possède. On peut ensuite considérer sous un rapport particulier les monuments qui intéressent seulement comme ouvrages des beaux-arts. On peut le faire ou comme amateur, lorsquon ne recherche que le plaisir de contempler ce qui est beau; ou comme artiste, pour sinstruire et se former le goût; ou enfin comme un connaisseur qui, outre les deux autres buts, se propose aussi dapprécier le sujet, lidée, lesprit, le style, lexécution des monuments, de les interpréter, den connaître les auteurs, et de savoir leur histoire. La science qui soccupe ainsi des ouvrages de lart parmi les monuments antiques porte le nom darchéologie. Comme on donne ordinairement le nom dantiques aux ouvrages de lart parmi les monuments de lantiquité, on appelle aussi étude des antiques celle de larchéologie. Celui qui possède cette science est appelé archéologue, ou connaisseur de lart de lantiquité, et ne doit pas être confondu avec celui qui nest quantiquaire [...]. Cette science devrait donc soccuper en général des monuments qui nous sont restés de toute lantiquité. Cette vaste étendue a fait quon a établi autant dantiquités et darchéologies quil y a de peuples anciens. Comme cependant beaucoup de nations anciennes ne se sont pas distinguées dans lart, que les monuments quelles nous ont laissés ne valent guère la peine dêtre examinés sous le rapport de lart, on ne traite ordinairement dans larchéologie que des quatre nations dont il reste des monuments, ce sont les Égyptiens, les Grecs, les Étrusques et les Romains. Larchéologie dans le sens le plus spécial désigne donc la connaissance des monuments de lart de ces quatre peuples26 26 . Aubin-Louis Millin (1806, p. 51). .
On conçoit, dans ces conditions, la profonde indignité de létude des monuments français. Dans ses Monuments de la monarchie française, publiés de 1729 à 1733, Montfaucon multiplie ainsi justifications et précautions oratoires, allant jusquà écrire dans sa présentation: "On a tant parlé des Grecs et des Romains, il est bien raisonnable de donner quelque attention à ce qui nous touche de plus près sans crainte de se dégrader du caractère de la vénérable antiquité". Tout en qualifiant les monuments de témoins des "temps dignorance", Montfaucon ajoute que
leur grossièreté a fait que nos aïeux qui ne connaissaient pas la conséquence de ces monuments, en ont laissé périr la plupart. Ce nest que dans ces derniers tems quon sest aperçu que tout grossiers quils sont, ils instruisent sur bien des choses quon ne peut trouver ailleurs: ce différent goût de sculpture et de peinture en divers siècles peut même [je souligne] être compté parmi les faits historiques27 27 . Montfaucon (1729-1733). .
Le Bénédictin avait publié en 1719 le premier des quinze volumes de LAntiquité expliquée, qui prétendait rapporter la religion de lAntiquité grecque et romaine aux cultes à mystères dIsis, dAttis et de Mithra. Cette entreprise de librairie faisait référence à des oeuvres médiévales mais pour y reconnaître autant de monuments druidiques, voire le paradigme des hiéroglyphes égyptiens, arguant dune continuité entre Antiquité et Christianisme, entre Grecs ou Romains et Celtes. Montfaucon donnait ainsi droit de cité au Moyen Age dans les recueils de monuments gravés, mais au nom de lAntiquité "noble". Un passé lointain et prestigieux (lÉgypte, lorigine du monde), justifiait létude des Antiquités nationales. Dans le nouveau recueil la motivation nationale, patriotique, est en revanche évidente: "Outre que le goût et le génie des temps si grossiers sont un spectacle assez divertissant, lintérêt de la nation compense ici le plaisir que pourraient faire des monuments dune plus grande élégance" (Prospectus).
La métaphore de la carrière de pierres et du monument élevé par larchitecte parcourt alors les échanges entre érudits et lettrés, singulièrement dans les affrontements idéologiques et personnels. Lorsque Sainte-Palaye se présente à lAcadémie contre un "véritable" auteur, les bons esprits sexclament: "Cest vouloir mettre en parallèle Mansard et celui qui a tiré des carrières les pierres qui ont servi à bâtir Versailles"28 28 . Collé, cité par L. Gossman (1968, p. 103). . Le principe de la division du travail est encore explicite dans une lettre de Miromesnil à lintendant de Guyenne (1783):
Ces nombreux volumes in-folio que jusquici la Congrégation de Saint-Maur nous a donnés sur un grand nombre de provinces telles que la Bretagne, le Languedoc, la Bourgogne, doivent être regardés moins comme de véritables histoires que comme des recueils immenses de tous les matériaux qui doivent y entrer. Par leur état, les bénédictins, quelques savans quils soient, nont du et nont pu connaître que les monuments. Il les ont recherchés, examinés, jugés, ils ont daprès ceux-cy donné lordre des faits dont ces monuments sont la preuve. Ils ont rangé les pierres de lédifice dans un bel ordre, mais lédifice pour être fini exige dautres mains que les leurs29 29 . Apud D. Gembicki (1979, p. 269-270). .
Cette traditionnelle opposition du pédant et de lhomme de goût se double de celle, non moins ressassée, qui sépare lérudit du philosophe. Pour Diderot, dans son Salon de 1767, "Voltaire fait de lhistoire comme les grands statuaires anciens faisaient le buste [...], il agrandit, il exagère, il corrige les formes. A-t-il raison? a-t-il tort? il a tort pour le pédant, il a raison pour lhomme de goût"30 30 . Dans une abondante littérature, voir M. A. Fitzsimons (1978). . Certes, maints points de rencontre entre les tenants des philosophes et les représentants de lérudition «parlementaire » rendent lopposition moins caricaturale. A larticle ÉRUDITION de lEncyclopédie, dAlembert semble vouloir mettre un terme à cette querelle, accordant que "lesprit philosophique trouve de fréquentes occasions de sexercer dans les matières dérudition" (et dabord, sans doute, dans la critique des sources selon les critères suggérés par Bayle). Ainsi se dessine ce que Judith Shklar a appelé une "réhabilitation de lhistoire"31 31 . Cf. Judith Shklar (1981). .
Il reste que le XVIIIème siècle philosophique, en quête dusages constamment pédagogiques de lhistoire, sirrite régulièrement des soucis érudits, à tel point que Rousseau écrit dans lEmile que "nous ne savons tirer aucun vrai parti de lhistoire; la critique dérudition absorbe tout; comme sil importait beaucoup quun fait fût vrai, pourvu quon en pût tirer une instruction utile"32 32 . Apud Raymond Trousson et Frédéric S. Eigeldinger (1996). . La passion de lutile conduit même dAlembert à "souhaiter que tous les cent ans on fît un extrait des faits historiques réellement utiles et quon brûlât le reste" (Réflexions sur lhistoire). Le goût et lutilité saccordent ainsi à penser que le Moyen Age ne mérite quun résumé chronologique qui ordonne brièvement ce chaos "où la barbarie, lignorance et la superstition couvraient la face du monde" (Essai sur les moeurs).
De la sorte, le prestige des traces du passé demeure faible au sein de la République des lettres, par contraste avec le culte des textes classiques, chers au goût universel. Beaucoup de bons esprits déplorent lincroyable chaos dont la succession des siècles les encombre et rechignent à remplir leur mémoire de faits révolus, inutiles au projet de la raison: un imaginaire de la saturation domine leur perspective. Ils préfèrent imaginer une société idéale où ne subsisterait, à lissue dun tri savant, quun passé choisi et médité, digne de ce "nationalisme de lhumanité"33 33 . Cf. Carleton J. Hayes (1931). forgé par le cosmopolitisme des Lumières. Quand nous pensons spontanément le patrimoine, aujourdhui, en termes de conquêtes à étendre, en vue dune conservation toujours plus complète et mieux assurée des restes les plus ordinaires du révolu, le XVIIIème siècle, fatigué des trivialités de lhistoire, lenvisage dans le cadre dune épuration concertée à mener. Seuls les témoins des origines peuvent être légitimement préservés tant lépoque rêve volontiers aux fondations (à leur énergie disparue, quil faut recouvrer ou surpasser)34 34 . Voir Michel Delon (1988). : cest dessiner, pour programme de lhistoire, une quête des préfigurations35 35 . Voir Charles F. Millett (1959). .
En France la recherche historique la plus "éclairé" néglige, comme a dit Mably, "la succession des faits darmes et de guerres" pour sattacher à démêler lécheveau des "principes incontestables". Lhistoriographie de Boulainvilliers, du Bos, Montesquieu, débat de lhistoire de la Gaule avec un souci constant de rendement immédiat. Bref, cette histoire tente délaborer des scénarios, à propos dune histoire tenue pour une longue décadence, mais qui peut nourrir simultanément un effort de mémoire: "loubli, ce nest pas tout à fait lignorance. Même étouffées, les anciennes notions de société et dordre ont moins à être inculquées que ranimées ; lhistoire est une réminiscence"36 36 . François Furet et Mona Ozouf (1979, p. 169-170). . Au midi du siècle,
fondamentalement, la reconstitution de linstitution originelle demeure le but essentiel de lhistoriographie [...] La mise au jour de documents nouveaux, linterprétation nouvelle donnée, ici et là, de tel ou tel capitulaire, ce que lon pourrait appeler les progrès de lérudition relève de la dynamique propre à ce ressassement et ne peut masquer une stabilité lisible au-delà des divergences de détail37 37 . Jean-Marie Goulemot (1996, p. 427). .
La rupture révolutionnaire
La Révolution hérite de la culture matérielle du passé sous deux formes principales. Le temps sinscrit sur des monuments laissés in situ, dans le paysage des villes tandis que les oeuvres, livres et archives saccumulent dans les collections savantes, ou les dépôts de triage. Mais tous ces matériaux sont immédiatement appelés à lurgence dêtre utiles. Ils peuvent satisfaire, selon la distinction classique opérée par Rabaut Saint-Etienne (21 décembre 1792) "linstruction publique (qui) éclaire et exerce lesprit" et "léducation nationale (qui) doit former le cur". Explique-t-il:
La première, doit donner des lumières et la seconde des vertus; la première fera le lustre de la société, la seconde en fera la consistance et la force. Linstruction publique demande des lycées, des collèges, des académies, des livres, des instruments, des calculs, des méthodes; elle senferme dans des murs. Léducation nationale demande des cirques, des gymnases, des armes, des jeux publics, des fêtes nationales, le concours fraternel de tous les âges et de tous les sexes, et le spectacle imposant et doux de la société humaine rassemblée38 38 . Cf. James Guillaume (1891-1907, p. 232). La formule est commentée par Mona Ozouf (1988a). et par Keith M. Baker (1988, p. 416). .
De fait, la culture matérielle du passé entre à la fois dans un processus de réécriture de lhistoire et dans la reconfiguration des images publiques, dans lélaboration dune nouvelle mémoire des savoirs et dans un discours sur la monumentalité collective. Par là, elle alimente une réflexion sur larchéologie et lhistoire, lesthétique et le politique.
Lhistoire des révolutionnaires, de Condorcet aux Idéologues, reprend les convictions antérieures dune nécessaire utilité de lhistoire. Le cours dhistoire de lécole centrale du Rhône est qualifié par son professeur de "morale réduite en exemples"39 39 . Cf. Louis Trenard (1958, II, p. 495). . Pour Destutt de Tracy, les manuels doivent fournir "un tableau complet de la marche de lesprit humain qui montre les vraies causes de ses succès et de ses écarts". Mais les circonstances confèrent une force inédite à limpératif de trier qui gouvernait déjà le rapport aux matériaux du passé. Les antiquités nationales témoignent dépoques barbares, indignes de lUniversel esthétique et historique. Rien de surprenant, par conséquent, à écouter un philosophe de lhistoire, Condorcet, réclamer à la tribune de lAssemblée nationale la destruction darchives:
Cest aujourdhui lanniversaire de ce jour mémorable où lAssemblée constituante, en détruisant la noblesse, a mis la dernière main à lédifice de légalité politique. Cest aujourdhui que, dans la capitale, la Raison brûle aux pieds de la statue de Louis XIV ces immenses volumes qui attestaient la vanité de cette caste. Dautres vestiges en subsistent encore dans les Bibliothèques publiques, dans les chambres de comptes, dans les chapitres à preuve et dans les maisons des généalogistes. Il faut envelopper ces dépôts dans une destruction commune.
Annonçant la commémoration du 14 juillet, le décret du 20 juin 1790 souvre sur cette double proclamation: "Il importe à la gloire de la nation de ne laisser subsister aucun monument qui rappelle des idées desclavage. [...] Il est de la dignité dun peuple libre de ne consacrer que des actions quil ait lui-même jugées et reconnues grandes et utiles".
Avec la Révolution française le passé national bascule en effet dun bloc dans un Ancien Régime honni, selon une dénomination forgée expressément à cette fin. Les années conçues a posteriori comme fondatrices du patrimoine sinscrivent donc en contradiction apparente de lévolution quelles sont censées préfigurer: au plus profond dune conviction de linsignifiance du passé pour la construction du nouveau, insignifiance qui découle dune pensée exclusive du contrat dans la définition de la nation. Lattitude à adopter à légard de lhéritage du passé, du désordre légué par le hasard des siècles, ressortit désormais à la Loi. Lintuition de Michelet évoquant un "tribunal révolutionnaire" des archives est à entendre en ce sens. Ainsi, les bris ou les réemplois de la décennie diffèrent radicalement des épisodes précédents, fonte du mobilier dargent ou de lorfèvrerie royale pour remplir les caisses, iconoclasme religieux, remplacement dun décor périmé par un autre etc.
Mais si toute lhistoire moderne française devient dun coup étrangère aux nouveaux fondements de la société et du politique, et pour ainsi dire aussi éloignée que lantique, lhéritage matériel peut entrer dans léconomie générale des "monuments" disponibles et manipulables, selon le modèle explicité au chapitre précédent. Ce cadre fournit un "horizon de réception" à des oeuvres qui en sont désormais privées en raison de la perte de leur situation, de leur contexte ou plus largement des conditions originales de leur projet40 40 . Voir le bilan équilibré proposé par Martyn P. Thompson (1993) des thèses de la nouvelle histoire politique. . Une nouvelle économie morale des images se veut alors au principe dune conservation mûrement réfléchie. La possibilité nen pouvait apparaitre quune fois écartée lidée dun passé source de légitimité dans les affaires de la Cité41 41 . Pour le rôle instrumental de la tradition dans la politique dAncien Régime, voir Denis Richet (1973, p. 129-131, 143-146, 148-163), et Keith Baker (1993). . Comme la résumé Hannah Arendt, "pour autant que le passé est transmis comme tradition, il fait autorité. Pour autant que lautorité se présente historiquement, elle devient tradition"42 42 . Cf. Hannah Arendt (1972). . A linverse, la révolution exige un mode anhistorique de lautorité (cest lenjeu, notamment, dun "retour" aux principes de la nature) et un mode dexistence du passé qui nest pas la tradition (lidée dune reconnaissance volontaire se substitue à celle dun lien obligé). La transmission "à la postérité" est dorénavant le résultat dinitiatives raisonnées, déployées expressément en ce sens, et non le fruit du cours des choses. Le patrimoine est en ce sens à entendre comme une forme de la réorganisation rationnelle des ressources pour la collectivité nouvelle, à rebours des usages que tel ou tel héritage pouvait avoir auparavant pour une communauté quelle soit de "race" comme on disait, de lintelligence ou de lart , car sur les élites pèse continûment le soupçon de possibles manipulations du peuple.
Un travail permanent doit en somme faire advenir le patrimoine contre le passé, comme un des symboles de la volonté révolutionnaire, lié aux deux thèmes de la reconnaissance et de lémulation - de la même manière que, selon la formule de Hayden White, les historiens des Lumières écrivaient lhistoire contre le passé43 43 . Voir Hayden White (1973, p. 63). . Cest une nouvelle représentation du passé quon tente de forger, par une judicieuse distinction du négligeable à effacer et dun mémorable à instaurer ou, parfois, à reconduire, mais toujours au nom dune réhabilitation du vrai. Sa meilleure définition est fournie par le président du Comité dInstruction publique, Mathieu, proposant le 28 frimaire an 11 (18 décembre 1793) de recueillir "ce qui peut servir à la fois dornement, de trophée et dappui à la liberté et à légalité"44 44 . Cf. J. Guillaume (1891-1907, p. 180). .
Penser le passé au présent
Lère nouvelle veut bénéficier de lexpérience et du talent naturel des hommes. Ceci explique que le monument régénéré est celui qui, extrait du passé, vaut contre lui, pour lavenir, en montrant que les valeurs présentes sont éternelles, mais quelles étaient naguère combattues par les méchants. Dans ce même mouvement qui brise les images corrompues de l Ancien Régime, la Révolution prétend donc mettre au jour lart authentique jusque-la relégué dans les réserves obscures du despotisme. Les oeuvres passées inaperçues, ou oubliées, ne lont jamais été innocemment: elles révèlent un talent méconnu ou étouffé, requérant demblée lattention des républicains. La démarche est directement liée à une pensée qui fait le départ entre la permanence de la nature humaine et la perversion historique des sociétés, au profit dune restauration du vrai et du beau, naguère dédaignés ou dissimulés car victimes de divers complots. Ce faisant, la Révolution annule lhistoricité au profit du présent lorsquelle traite ce legs en précurseur de sa glorieuse actualité45 45 . Voir Donald Egbert (1967). . Elle reprend largement à son compte lopinion des philosophes et de leurs émules qui, comme le résumait Arnaldo Momigliano, "voyaient dans lhistoire une lutte permanente de quelques sages, dont eux-mêmes étaient les continuateurs, contre la violence, la superstition et la sottise du grand nombre"46 46 . Cf. Arnaldo Momigliano (1983b, p. 335-336). .
Certes, la littérature artistique ou la mémoire collective lhéritage des anciennes communautés de spécialistes ou de familiers de loeuvre compte dans la manière dont on considère et dont on traite les objets. Mais leurs nouveaux lieux de conservation et dexposition déterminent désormais largement leurs valeurs celles de chefs-doeuvre restaurés, de documents convenablement mis en perspective ou dillustrations efficaces. Ces lieux les musées, le Panthéon, les jardins, les dépôts ou conservatoires deviennent le théâtre de multiples consécrations et déconsécrations. Cest loccasion en effet, pour les différents spécialistes, de doter de nouvelles significations les objets rassemblés. Les rivalités ou les contradictions entre ces nouvelles destinations sont autant de conflits de classements et de légitimités. Ainsi le 26 vendémiaire an VIII ladministrateur du musée spécial de lEcole française à Versailles, E.A. Gibelin, proteste auprès de Sieyès contre lenlèvement des toiles de Vernet, qui doivent servir, par ordre du ministre de la Marine, à linstruction des futurs marins. Le 4 nivôse an VIII Daubenton demande au Musée central des arts, au nom du Museum, un Christ à la Colonne en jaspe sanguin: "Cette pièce, qui est peut-être intéressante du côté de lart, lest beaucoup pour létude de lHistoire naturelle". Le 13 le Musée refuse dabandonner cette "fort belle figure": "Si cet objet navait pour mérite que la matière, ladministration sempresserait à vous en faire loffre". De même le Conservatoire des Arts et Métiers et le musée des Monuments français entrent-ils en compétition à propos de la boiserie du château dEcouen. Lenoir la réclame pour terminer la salle du XVIème siècle, au nom de lunité architecturale et sentimentale. Son collègue du Conservatoire fait valoir à son tour ses droits en ces termes:
Il importe que le lambris dEcouen entre [au Conservatoire] comme monument historique de lart, comme moyen de comparaison entre les divers âges de la menuiserie, comme servant de point de départ pour développer aux yeux des artistes la marche progressive du génie. Placer ailleurs quau Conservatoire ce monument, ce serait mutiler en quelque sorte lhistoire de la menuiserie et rompre la série des connaissances qui présentent la marche successive de lart depuis son enfance jusquau maximum de ses progrès.
Ces revendications dessinent à chaque moment une "biographie culturelle des choses", répondant aux différentes valeurs qui leur sont reconnues.
Image idéale dune ouverture des Lumières à tous dans un espace utopique de communion avec le Beau et avec les Principes, le musée a lavantage de dispenser des débats sur les tuteurs et les moyens de cette éducation régénératrice, le péril des corporations renaissantes, leurs intérêts particuliers etc. A légal du Panthéon ou dautres temples (un projet monumental de Durand et Thibault dessine, pour le concours de lan II un temple de lEgalité qui réapparaît ensuite comme un lieu de réunion de citoyens afin dy pratiquer "un culte quelconque"47 47 . Voir James A. Leith (1997). ), le musée est un lieu dont on postule limmédiate efficacité et lambition universelle. Paradigme de lefficacité sensualiste absolue, il incarne une commodité pédagogique qui permet de conférer une utilité de principe à des dépôts dont la signification et lappropriation demeureraient autrement problématiques. Evoquer ses ressources et son pouvoir, cest exalter lénergie révolutionnaire, sa capacité à subordonner tel monument particulier à lenseignement des principes nouveaux ce que daucuns (tel Quatremère de Quincy) dénoncent aussitôt comme une dénaturation de lart, nouveau genre de vandalisme.
La représentation dun patrimoine révolutionné, cest-à-dire retranché de lhistoire, est ce paradoxe dun héritage identifié à la permanence de principes dont il procède en dernière instance, et quil doit dorénavant enseigner à lencontre de ses premiers propriétaires ou commanditaires, qui furent ses acteurs pour ainsi dire involontaires. Lentreprise patrimoniale poursuit de la sorte un dessein démancipation qui ne cesse de mettre au jour, à travers les "monuments", le rapport aux origines. Sa justification est dexclure toute considération dun "travail" de la durée toute "profondeur" du temps48 48 . Cf. Mona Ozouf (1988b). . Selon la célèbre formule de Benjamin Constant, les révolutionnaires "sétonnaient que le souvenir de plusieurs siècles ne disparût pas aussitôt devant les décrets dun jour. La loi étant lexpression de la volonté générale devait, à leurs yeux, lemporter sur toute autre puissance, même sur celle de la mémoire et du temps"49 49 . Benjamin Constant (1980, pp. 189-190). . Tel est bien le projet qui permettrait de vivre pour ainsi dire de plain pied avec les origines, au prix dune véritable "traversée" des temps intermédiaires, notamment de toute la civilisation dAncien Régime. Lensemble de ces caractéristiques dessine un patrimoine sans autre propriétaire que lhumanité toute entière parvenue à la raison. Passé, présent et futur paraissent sy fondre dans la garantie des principes dont la Nation est désormais dépositaire.
Le passé des erreurs
Si quelques-uns (dont Grégoire) ont évoqué la possibilité dune mémoire de lAncien Régime afin de le vouer à un "pilori éternel", le projet dune étude éclairée des erreurs du passé demeure difficile, qui ne peut déboucher que sur la stigmatisation évidente des méchants, sur lhypothèse dune histoire négative dont lenseignement aurait des effets positifs. Le souhait dune amnésie générale, qui serait lantithèse du souvenir militant, est-il à lire dans ces conditions comme manque dassurance ou comme extrêmisme politique? En fait ces débats participent de ce que Mona Ozouf appelle un commun "pessimisme originel sur lhistoire de France", ou au moins dune conviction de linstabilité historique50 50 . Cf. Mona Ozouf (1970). . Bernard Groethuysen en a naguère fourni une lecture radicale:
Chez les révolutionnaires [...] la foi dans le règne futur de la raison compense la vision pessimiste des temps passés. Ce manque de rationalité dans la vie des hommes ne vient pas deux. Chaque homme est doué de raison, et appartient, en tant que créature de la nature, à un tout cohérent. Ce nest pas lui qui est irrationnel, ce nest pas la nature, cest létat dans lequel il vit maintenant. Et cet état est dû à lorganisation sociale défectueuse [...]. Le XVIIIème siècle est dominé par lidée de lantinomie entre rationalisme inhérent à la nature de lhomme, dune part, et lirrationadisme de la vie humaine telle quen témoigne le cours de lhistoire, de lautre. Il est à la fois pessimiste dans sa conception de lhistoire, et optimiste dans celle quil a de la nature. Pour expliquer cette antinomie, il faut quil y ait un troisième élément[:] la société51 51 . Voir Bernard Groethuysen (1982, p. 249). Le thème est développé par Henry Vyverberg (1958). .
De fait, chez Condorcet, comme le résume K.M. Baker,
le progrès historique [est perçu] comme un processus dincrémentation, dépendant de laccumulation constante et de lagencement des connaissances, [où] lerreur est une conséquence naturelle du décalage entre ce que nous pouvons connaître et ce que nous désirons connaître, décalage que de puissants intérêts acquis perpétuent et rendent nuisible52 52 . Voir Keith M. Baker (1975, p. 467). .
Bref, quand la raison sétend aux dépens de la superstition et de la tradition, lusage du passé se développe contre lui-même.
Ceci évoque ce quécrit Condorcet en introduction de lEsquisse: si la philosophie a condamné la superstition de trouver des règles dans les conduites du passé, "ne doit-elle pas comprendre dans la même proscription le préjugé qui rejetterait avec orgueil les leçons de lexpérience?" Louverture de la "dixième époque" justifie de fait l"entreprise de tracer avec quelque vraisemblance le tableau des destinées futures de lespèce humaine daprès les résultats de son histoire"53 53 . Cf. Condorcet (1988). . Comme le résume Keith M. Baker "lhistoire devait donc devenir lauxiliaire de la science sociale"54 54 . Voir Keith M. Baker (1975, p. 463). . Ainsi, le chef-doeuvre du passé na de vertu pédagogique que sil prouve que les valeurs présentes étaient déjà là jadis, mais combattues par les méchants.
Sous lAncien Régime, en effet, par une imposture calculée, lidole usurpait un respect auquel elle navait pas droit. Car lidole est une image surévaluée dont le geste iconoclaste manifeste la vacuité. Guillaume-Alexandre de Méhégan, lavait affirmé dès 1757, en introduction à son Origine, progrès et décadence de lidolâtrie:"LIdolatrie sétoit liée avec la constitution des Etats. Le temps en avoit fait une espèce de fondement des Empires. Ainsi elle devoit en attendre la protection la plus marquée"55 55 . Cf. la Introduction en Guillaume-Alexandre de Méhégan (1757, p. 18). . On ne cesse de répéter que les objets en cause sont autant de "hochets" avec lesquels ladulte régresse dans linfirmité de lenfance. La rhétorique de liconoclasme oppose à un adversaire irrationnel, obscurantiste, voire obscène, le bon sens du patriote. Louis Lavicomterie de Saint-Samson, juriste, polygraphe et Conventionnel, premier historiographe républicain, affirme dans lédition de 1792 des Crimes des rois de France, depuis Clovis jusquà Louis XVI, ouvrage à succès vivement recommandé par les feuilles radicales: "Si après avoir parcouru cet ouvrage il se trouve quelque vil idolâtre qui puisse encore ramper à leurs pieds, qui puisse avoir parcouru sans effroi quatorze siècles de malheurs et de crimes, je dis que la servitude a brisé dans son âme le ressort de la nature ; je dis que cest un aveugle né"56 56 . Saint-Samson (1792, p. 3). Voir aussi le cas de lhistorienne Louise de Kéralio, dans Carla Hesse (2001). Sur le titre dhistoriographe, voir François Fossier (1985). . Pourtant, la crainte de succomber à lidole ancienne est permanente57 57 . Texte cité par Robert Sauzet (1980). Liconoclasme révolutionnaire a de nombreux traits des iconoclasmes classiques de la modernité. On ne peut que signaler, de ce point de vue, lintérêt dune approche "anthropologique" des gestes iconoclastes, qui permettrait de mettre en evidence des régularités (ainsi la décapitation des statues). Voir des élements dans: Natalie Zemon Davis (1979); Phyllis Mack Crew (1978), qui insiste sur la "magie" de lacte et sur son caractère finalement pédagogique; John Phillips (1973); Ann Kibbey (1986), qui à p. 42-64 évoque un "matérialisme iconoclaste". On naura garde doublier le rapport de liconoclasme à la peur: Jean Delumeau (1978, p. 185) présente le vandalisme comme "un rite collectif dexorcisme", ultime moyen de conjurer "la profondeur dune peur collective". , nourrie par la commune faiblesse des hommes devant limage.
La réflexion historique révolutionnaire débouche sur la construction principielle du passé national comme ennemi, sous les traits de lAncien Régime. Rien ou presque de celui-ci ne semble utilisable à la régénération entreprise, tandis quune politique de la mémoire vise à entretenir le souvenir neuf dune ère inédite dans toutes ses incarnations, et qui doit être perpétuellement reconduite, ou rechargée dexemplarité, sous peine de connaître laffaiblissement et le déclin. Les oeuvres héritées du passé sont alors soumises à limpératif de manifester lactualité. Désormais infirmes dans leurs desseins, elles témoignent du talent naguère opprimé de leurs créateurs. Quatremère de Quincy plaide, à rebours, linefficacité des chefs-duvre du passé une fois privés de leurs destinations et coupés de leurs souvenirs.
Les enjeux dune nouvelle génération intellectuelle
La Restauration est par excellence la période où, comme le constate Chateaubriand dans la préface aux Etudes Historiques de 1831, "tout prend la forme de lhistoire, polémique, théâtre, roman, poésie". Guizot, après le même constat, exploite laubaine en lançant la Collection de mémoires relatifs à lhistoire de France (1823) dont le prospectus affirme: "Les monuments originaux de notre ancienne histoire ont été jusquici le patrimoine exclusif des savants; le public nen a point approché. Il na pu connaître la France et sa vie, du Ve au XIIIe siècle, que par les ouvrages décrivains modernes". Cette mode sétend aux dépens des autres incarnations de luniversel. Tandis que les publications françaises darchéologie nationale font ladmiration de lEurope érudite au XIXème, les études romaines et dans une moindre mesure grecques, sont délaissées à partir de 1815. Camille Jullian pourra écrire par la suite que "la Restauration est une des époques où la France a le moins étudié lantiquité romaine et nous navons jamais regagné lavance que nous laissions prendre alors par nos rivaux"58 58 . Camille Jullian (1896); voir désormais: Les politiques de larchéologie du milieu du XIXème siècle à lorée du XXIème siècle, Athènes, Ecole française dAthènes, 2000; et les « Antiquités, archéologie et construction nationale au XIXe siècle » , Mélanges de lÉcole française de Rome. Italie et Méditerranée, v. 113, n. 2, 2001. .
Guizot affirme que "le passé change avec le présent", dès le premier cours sur Les origines du gouvernement représentatif en Europe: "Tout change dans lhomme et autour de lui [...], le point de vue doù il considère les faits et les dispositions quil apporte dans cet examen"59 59 . Dans la première leçon de F. Guizot (1855, t. 1, p. 2). . Le professeur y considère lactivité historiographique dun point de vue historiciste: "Selon leur état politique et leur degré de civilisation les peuples considèrent lhistoire sous tel ou tel aspect, et y cherchent tel ou tel genre dintérêt"60 60 . F. Guizot (1855, t. II, p. 6-10). . Le "premier âge des sociétés" connaît une histoire poétique, des "narrations brillantes et naïves qui charment une curiosité avide et facile à satisfaire", ainsi celles dHérodote. Ensuite, une histoire philosophique, "série de dissertations sur la marche du genre humain" dont Gibbon et Hume ont laissé des exemples remarquables , satisfait "le temps des lumières, de la richesse et du loisir". Enfin une histoire "pratique", comme chez Thucydide ou Lord Clarendon, fournit "des instructions analogues aux besoins quon éprouve, à la vie dont on vit"; elle correspond à "une vie politique animée et forte". Aujourdhui, "par un rare concours de circonstances, tous ces goûts, tous ces besoins semblent se réunir et lhistoire est maintenant parmi nous susceptible de tous ces genres dintérêt". Elle témoigne en effet dun respect nouveau du principe fondamental de la civilisation, "idée supérieure qui marche la première et domine partout où se porte lesprit humain: la justice égale, universelle". Le respect du passé ici "nemporte ni lapprobation ni le silence sur ce qui est faux, coupable ou funeste. [...] Le temps na pas reçu la mission impie de consacrer le mal ou lerreur. Il les dévoile au contraire et les use". De cet impératif absolu, le XIXème siècle manifeste une vive conscience: "Peu de gens le pensent peut-être, mais limpartialité, qui est le devoir de tous les temps, est, à mon avis, la vocation du nôtre; non, ajoute-t-il immédiatement, cette impartialité froide et stérile qui naît de lindifférence, mais cette impartialité énergique et féconde quinspirent lamour et la vue de la vérité"61 61 . Idem (1855, t. 1, p. 13). .
La probité intellectuelle de lhistoire nouvelle est intimement liée à son efficacité sociale. Cet apogée de lintelligence historienne est simultanément celui de sa publicité: elle "a cessé dêtre le patrimoine des érudits" quand les esprits "sont devenus capables de comprendre lhomme à tous les degrés de civilisation" et quils ont eu lemploi de ce savoir. Bref, "son utilité nest plus, comme jadis, une idée générale, une sorte de dogme littéraire et moral, professé par les écrivains plutôt quadopté et pratiqué par le public. Maintenant cest une nécessité pour le citoyen qui veut prendre part aux affaires de son pays, ou seulement bien juger". La tâche de lhistorien est à la fois politique et éthique.
Le Cours dhistoire moderne est un Métier dhistorien doublé dun Bréviaire politique, dont lunique programme se résume ainsi: "Découvrir la vérité, la réaliser au-dehors, dans les faits extérieurs, au profit de la société; la faire tourner, au-dedans de nous, en croyances capables de nous inspirer le désintéressement et lénergie morale qui sont la force et la dignité de lhomme dans ce monde"62 62 . F. Guizot (1868, p. 30). . Acteur lui-même de cette révolution historiographique, Guizot entend joindre la "vérité poétique" à l"histoire philosophique comme étude de lorganisation générale et progressive des faits"63 63 . Dans la onzième leçon de F. Guizot (1868, t. l, p. 313-315). . Comment penser de concert lhistoire philosophique et linventaire statistique, au-delà de la pétition de principe de "maintenir à la fois la rigueur de la méthode scientifique et le légitime empire de lintelligence"64 64 . Deuxième leçon de F. Guizot (1868, t. l, p. 33-35); voir aussi onzième leçon, p. 313-315. ? Lunité du point de vue adopté celui de la civilisation permet seule à lhistorien "denseigner le passé non seulement à la mémoire mais à lintelligence"65 65 . Voir lavertissement de léditeur dans F. Guizot (1985, p. 41). . La conservation monumentale en reçoit une légitimité, intellectuelle autant que politique et sociale.
De 1815 à 1830 (et surtout après 1840), se multiplient associations et sociétés érudites provinciales, peu à peu saisies dans la centralisation parisienne. Augustin Thierry, à propos de la réorganisation de lÉcole des Chartes, appelle déjà à "lapplication de la centralité administrative aux recherches historiques", "loi du XIXème siècle", "la grande puissance des anciennes corporations savantes, lassociation religieuse [ayant] disparu"66 66 . Augustin Thierry (1840); voir aussi Lionel Gossman (1976). . La Société de lHistoire de France apparaît en 1835. Arcisse de Caumont, après avoir ouvert un Cours dAntiquités monumentales à Caen en 1830, sous les auspices de la Société des Antiquaires de Normandie quil a également créée, fonde lAssociation normande, la Société française pour la conservation des monuments, lInstitut des provinces, organise enfin les Congrès scientifiques régionaux de la France. Létude des antiquités nationales, tout au long du XIXème siècle, a été conçue comme le ciment du patriotisme français, comme linstrument privilégié de la réunion du local et de la Nation. Augustin Thierry, à laube de lhistoire nouvelle, y était sensible, qui fixait ainsi son programme: "Le premier mérite dune histoire nationale écrite pour un grand peuple serait de noublier personne, de présenter sur chaque portion de territoire les hommes et les faits qui lui appartiennent. Lhistoire de la contrée, de la province, de la ville natale, est la seule où notre âme sattache par un intérêt patriotique"67 67 . Augustin Thierry (1826). .
Le legs du XIXème siècle
Guizot réunit le premier le respect de lart des époques révolues le sens de larchéologie moderne , lutilité savante le fichier documentaire et lusage civique la mobilisation des capacités. Le succès dune telle représentation sest avéré éclatant pour identifier la conservation monumentale, au-delà de lhorizon antiquaire, à la sauvegarde de la civilisation. Lidée, plus ou moins explicite, dune véritable téléologie des héritages successifs, est vite venue renforcer cette conviction dune nécessité nationale du patrimoine.
Publication Dates
-
Publication in this collection
17 Jan 2008 -
Date of issue
Dec 2007