Open-access De l’impossible cession de l’objet voix au possible investissement d’une voix: La passe résonante de l’autiste

Da impossível cessão do objeto voz, ao possível investimento de uma voz: o passe ressonante do autista

From the impossible loss of a voice to the possible investment of a voice. The resonance of an autistic person

Del imposible traspaso del objeto voz a la posible concesión de una voz: El paso resonante del autista

Von der unmöglichen Abtretung des Objekts Stimme zur möglichen Investition einer Stimme: Das Mitschwingen des Autisten

Abstracts

A partir d’expériences cliniques, nous réinterrogerons le lien de l’enfant autiste à la voix. Nous soutiendrons que corps et langage entre en résonance à partir du timbre, dimension réelle de la voix «sonore». Voix machinique, voix artificielle ou encore phrasés musicaux vont être utilisés par l’autiste pour jouer avec cette dimension du timbre permettant une ouverture vers le langage. Repérer les possibilités de résonnance de l’enfant devient une nouvelle perspective clinique.

Autisme; résonance; timbre; voix


A partir de experiências clínicas, nos interrogamos novamente a respeito do laço da criança autista com a voz. Sustentamos que o corpo e a linguagem entram em ressonância a partir do timbre, dimensão real da voz “sonora”. A voz mecânica, a voz artificial ou, ainda, os fraseados musicais serão utilizadas pelo autista para jogar com essa dimensão do timbre, permitindo uma abertura em direção à linguagem. Assim, identificar as possibilidades de ressonância da criança torna-se uma nova perspectiva clínica.

Autismo; ressonância; timbre; voz


Based on clinical experiments, we once again question the bond between an autistic child and the voice. We defend that the body and language resonate based on tone, the real dimension of a “sonorous” voice. Mechanical voices, artificial voices and musical sentences are used by autistic children to play with this dimension of tone, allowing for an opening towards language. Thus, identifying a child’s possibilities concerning resonance offers a new clinical perspective.

Autism; resonance; tone; voice


A partir de experiencias clínicas, nos cuestionamos una vez más sobre el lazo del niño autista con la voz. Sostenemos que el cuerpo y el lenguaje entran en resonancia a partir del timbre, dimensión real de la voz «sonora». La voz mecanizada, la voz artificial, o incluso frases musicales, serán utilizadas por el autista para jugar con esta dimensión del timbre, permitiendo una apertura hacia el lenguaje. Identificar las posibilidades de resonancia del niño se convierte en una nueva perspectiva clínica.

Autismo; resonancia; timbre; voz


Von klinischen Erfahrungen ausgehend analysieren wir die Beziehung des autistischen Kindes zur Stimme neu. Wir sind der Ansicht, dass Körper und Stimme aufgrund des Klanges in Resonanz treten, wobei der Klang die reelle Dimension der „hörbaren“ Stimme darstellt. Maschinelle Stimmen, künstlichen Stimmen, aber auch musikalische Phrasierungen werden von der autistischen Person verwendet, um mit dieser Dimension des Klanges zu spielen, was ihr Zugang zur Sprache verschafft. Die Erfassung der Resonanzmöglichkeiten des Kindes stellt eine neue klinische Perspektive dar.

Autismus; Resonanz; Klang; Stimme


L’autiste interroge l’homme sur son rapport fondamental au langage. Si les enfants autistes sont souvent décrits comme coupés du monde, les cliniciens, dans leur pratique avec eux, font quotidiennement l’expérience qu’ils ne sont pas hors communication. C’est d’ailleurs souvent de manière impérative qu’ils interpellent l’autre, tel l’enfant qui prend la main d’un de ses parents pour lui faire toucher l’objet voulu. Lorsque l’autiste a accès au langage, il en fait un usage bien particulier, ce qui conduira Lacan (1975/1985) à les qualifier de «verbeux».

Que vous ayez de la peine à entendre, à donner sa portée à ce qu’ils disent, n’empêche pas que ce sont des personnages plutôt verbeux. (p. 20)

Les autistes ont quelque chose à dire mais encore faut-il arriver à trouver le canal qui permettrait de les entendre. Ainsi, à la suite de nombreux auteurs dont Maleval (2009), nous pouvons envisager que l’autiste est moins dans un refus de communiquer que dans un refus de parler. En effet, la parole engage nécessairement la dimension de la voix, question essentielle pour l’autiste. Or, depuis bien longtemps il a été repéré que le rapport de l’autiste à la voix, qu’elle soit sienne ou celle de l’autre, est complexe et parfois même impossible, l’obligeant à se boucher les oreilles. La voix est certes la dimension sonore du processus d’énonciation mais il convient également de l’appréhender ici dans le sens d’objet pulsionnel, tel que Lacan a pu l’isoler. La voix n’est plus alors à entendre dans le sens courant du terme qui renvoie à la dimension sonore d’un énoncé langagier mais comme ce qui porte et indique la présence du sujet de l’énonciation et donc du désir qui le fait exister. Nous serons conduits tout au long de cet article à différencier la voix «sonore» et la voix dans sa dimension d’objet pulsionnel que l’on pourrait alors qualifier d’«aphone».

Si l’autiste veut communiquer mais non parler c’est parce qu’il y a chez lui un refus de la dimension énonciative et donc du sacrifice de la voix comme objet que cela implique. Parler, c’est donner de la voix, c’est sacrifier la voix comme objet sur l’autel de la parole et donc accepter de s’en séparer. De ne pas se séparer de cet objet, l’enfant autiste, complété par lui, ne pourrait pas résonner à la voix de l’Autre et donc l’accueillir.

Ce n’est pas n’importe quelle dimension de la voix que l’autiste tente de tenir à distance. Nous soutenons la thèse que corps et langage entre en résonance à partir du timbre que nous définirons comme la dimension réelle de la voix «sonore». Le lien de l’autiste au langage nous conduit à dépasser les enjeux structuralistes pour nous diriger vers une clinique continuiste telle que Lacan l’a développée à partir des trois dimensions borroméennes que sont l’imaginaire, le symbolique et le réel. Pour cela nous allons explorer différentes facettes du rapport de l’enfant autiste à la voix à partir de situations cliniques. Nous serons, chemin faisant, conduits à caractériser à partir de situations ce qu’est une voix machinique et une voix artificielle dont l’expérience montrent qu’elles souvent très attractives pour les autistes. De même, nous proposerons qu’elles sont souvent une interprétation de l’utilisation très souvent repérée par les cliniciens du «phrasé musical», une musicalisation appuyée de l’énoncé par l’enfant autiste ou au contraire du conseil donné très tôt par Asperger de s’adresser à eux sur un ton monocorde. L’analyse de ces faits cliniques nous permettra de proposer une hypothèse théorique autorisant l’interprétation de ces phénomènes apparemment si différents et de soutenir quelques propositions cliniques quant à la conduite à tenir dans le travail avec les patients autistes.

L’autiste, la voix et le timbre

Ce que la clinique nous enseigne

Souvent, face aux bruits et aux voix qui s’adressent à lui, l’enfant autiste crie et se bouche les oreilles. La clinique nous amène à réinterroger ce rapport à la voix. En effet, toute personne en relation avec des enfants autistes a pu observer l’attrait et les compétences de ces sujets pour l’informatique et les machines robots. C’est ainsi que l’un d’entre nous (Pilas, 2015) s’est servi d’un petit robot humanoïde pour entrer en communication avec un enfant autiste âgé de 11 ans refusant la plupart du temps le contact visuel et vocal.1 Si ce robot a pour première vocation de proposer des exercices pédagogiques, très rapidement l’intérêt s’est porté sur une dimension «secondaire» du dispositif: le robot parle! Il fut ainsi repéré que le jeune patient pris en charge en charge pouvait dialoguer avec le robot là où cela lui était difficile, voire impossible dans d’autres situations. L’idée fut alors de faire porter la parole de la clinicienne par le petit robot. L’enfant accepta, dans cette situation, de répondre et d’interagir avec la clinicienne, à travers le robot, là où cette interaction était impossible directement. Une prise en charge thérapeutique jusqu’alors difficile, voire inenvisageable, devenait possible. Cette expérience vient nous montrer que les sources sonores, et plus encore les sources vocales, ne bénéficient pas toutes d’un traitement équivalent par l’enfant autiste.

En effet, les cliniciens en contact avec les autistes savent combien l’investissement des enfants pour des objets véhiculant la voix telles que la télévision ou encore la radio est important. Objet véhiculant une voix hors-corps, coupées de leurs émetteurs physiques, une vocalité artificielle. Par vocalité artificielle2 nous entendons tout matériel sonore vocal, enregistré, fixé sur support puis restitué ou transmis par un médium. C’est-à-dire la voix de la chanteuse sur le CD, comme la voix du correspondant au téléphone autant que celle du chanteur live dont le chant est transmis par un micro. Autant dire que nous sommes aujourd’hui confrontés quasiment constamment à la vocalité artificielle. Dans ce cas, la voix peut ou non avoir subi des modifications, distorsions, destinées par exemple à produire un effet esthétique. En parallèle, les cliniciens qui interviennent auprès des patients autistes ont également repéré leur appétence pour la musique mais aussi leur talent lorsqu’il s’approprie par exemple un instrument. Ainsi, le neurologue Oliver Sacks rapporte dans Un anthropologue sur Mars (Sacks, 1995, p. 336-345) les dons musicaux stupéfiants du jeune Stephen et comment celui-ci semble «connaître» la construction des accords sans jamais avoir eu à l’apprendre. Il illustre ainsi, sans le savoir, cet accrochage à la dimension structurale et prévisible de la musique: le cycle mathématique de la construction des accords dans ce cas.

Cet attrait pour la forme musicale peut également se repérer dans le rapport de l’enfant au langage. En effet, certains autistes ne parlent pas mais émettent une sorte de mélodie musicale, souvent aigüe, jouant avec leur voix. Tel est le cas de Léo que nous avons rencontré en entretien.3 Ce petit garçon de quatre ans évite le regard et n’a pas de relation avec les autres, enfants ou adultes. Il reste seul, faisant faire des va-et-vient stéréotypés à une voiture en émettant une mélodie faisant varier les intonations de sa voix. En séance, si nous nous laissons aller à une écoute flottante, nous devinons quelques mots dans la mélopée de Léo: «train», «maman»… C’est ainsi qu’il accompagne les mouvements stéréotypés qu’il impulse à un petit train trouvé dans le bureau. Son corps est allongé au sol contre lequel il plaque son oreille. Son regard reste captif de ces mouvements répétitifs. Ainsi, avec son train, Léo érige une barrière entre lui et le monde: «Le bord autistique est une formation protectrice contre l’Autre réel menaçant» (Maleval, 2009, p. 108) qui protège alors l’enfant d’une «jouissance folle» (Maleval, 2009, p. 106) en la détournant du corps. Léo se rend ainsi hermétique à l’Autre et aucune des interventions du clinicien ne l’extrait de son occupation. Nous prenons alors un véhicule, y introduisons un personnage et nous allongeons au sol face à Léo. Notre position est à ce moment-là identique à la sienne à la seule différence que nous ne collons pas notre tête contre le carrelage. Nous faisons passer, parallèlement à son train, notre véhicule lui faisant dire sur un air chantant «je vais aller me promener». Nous nous relevons alors sur nos genoux et conduisons la voiture plus loin. Léo suit notre mouvement, se relève du sol pour se mettre à genoux et son train suit notre voiture. Durant de nombreuses séances, nous utiliserons notre corps pour mettre celui de Léo en mouvement tout en effaçant notre présence. Nous commentons ce que nous faisons toujours d’une voix chantante sans nous adresser directement à Léo et sans le regarder.

Enfin, comme le reprend Maleval, dès 1944 Asperger notait: «Nous observons chez nos enfants […] que si nous leur donnons des consignes de manière automatique et stéréotypée, d’une voix monocorde comme ils parlent eux-mêmes, on a l’impression qu’ils doivent obéir, sans possibilité de s’opposer à l’ordre», de sorte qu’il [Asperger] prônait de leur présenter toute mesure pédagogique «avec une passion éteinte» (sans émotion).» (Maleval, 2009, p. 108).

Ces différentes modalités d’investissement et d’utilisation de la voix nous conduisent à nous interroger sur ce qui permet à l’enfant autiste de pouvoir s’attacher préférentiellement à ces différentes expressions vocales que sont: la voix machinique, artificielle, chantante ou monocorde, là où la mise en jeu de la voix dans l’acte de parole lui semble si douloureuse que la plupart du temps il semble préférer y rester sourd?

La voix et le timbre

L’investissement de la voix humaine, comme nous l’avons déjà rappelé, est difficile voire douloureuse pour les enfants autistes. L’autiste écoute et parle, à condition de faire disparaitre la dimension énonciative de ce qui est dit. Le travail sur la voix naturelle, assisté par une machine ou en en forçant (voix chantée) ou en en diminuant la prosodie (voix monocorde), conduit à intervenir sur un de ses paramètres essentiels: la dimension du timbre.

Nous définirons le timbre d’une voix naturelle comme ce qui est unique, propre à chaque individu et immédiatement reconnaissable.

Nous devons ici pour préciser notre hypothèse définir plus avant ce qu’est le timbre. Pour cela, rappelons rapidement quels sont les paramètres musicaux du son:

  • La hauteur (un son grave / aigu) mesurable en Hertz qui en détermine la fréquence

  • La durée (un son court / long) mesurable en secondes

  • Le volume, son intensité (un son doux / fort) mesurable en décibels.

Le dernier paramètre, le timbre, est le plus énigmatique des quatre: il ne se mesure pas et échappe donc à toute possibilité d’être totalement cerné. Il est pourtant immédiatement identifiable: le timbre est pour la voix du sujet l’équivalent des empreintes digitales, on parle d’ailleurs d’empreinte vocale. Pour parler du timbre on utilisera des termes qui introduisent une comparaison avec d’autre sens: un timbre doux ou dur, voilé ou éclatant… Ainsi, le timbre est ce qui fait qu’un son produit à la même hauteur, de même durée, avec la même intensité, ne ressemble pas à un autre, créant ainsi une vibration unique et singulière. Chacun, par exemple, est capable de reconnaître les timbres de voix familières chantant la même mélodie, ou les timbres d’instruments connus jouant une mélodie. Le timbre caractérise ce qu’on appelle aussi la «couleur» du son. Celle-ci n’est jamais pure, mais résulte d’un enchevêtrement complexe dans lequel d’autres fréquences sonores (harmoniques, réverbérations) viennent se greffer sur la fréquence initiale. Le timbre dépend aussi du «contour temporel» du son (attaque, chute, tenue, extinction). On ne saurait effectuer la mesure d’un timbre (il n’existe pas d’unité de mesure du timbre), mais on peut afficher son spectre sonore à l’aide d’analyseurs qui identifient et permettent de visualiser les diverses fréquences qui lui sont associées. Deux sons peuvent donc avoir la même hauteur et la même puissance, ils ne peuvent avoir le même timbre, celui-ci dépendant de la façon dont il est «attaqué» et des résonateurs privilégiés. Ce dernier point est essentiel car la clinique exposée indique clairement que l’engagement ou plutôt la mise à l’abri du corps est centrale pour l’autiste. Le corps peut alors être pensé comme «résonateur privilégié» qui se comporterait comme un récepteur du timbre. Le corps serait massé par la puissance du son mais entrerait en résonance à partir du timbre.

À partir des éléments développés ci-dessus qui démontrent que le timbre est ce qui échappe au pouvoir de symbolisation et ce qui reste intraduisible, nous pouvons affirmer qu’il constitue la dimension réelle de la voix (Vives, 2012). Nous pouvons, à partir de là, le concevoir comme ce point de réel qui excède la parole mais qui, paradoxalement, en rend l’investissement possible par l’infans. En effet, la parole lui est transmise en tant qu’hantée par le timbre de la voix maternelle. Timbre d’ailleurs que l’infans reconnaît très tôt, comme ont pu le montrer les expériences des psychologues généticiens menées chez des nourrissons âgés de quelques heures.

Avec la parole, les sujets communiquent, débattent, décident, racontent... avec la voix, dans sa dimension d’objet au travers du timbre, le sujet se manifeste. Lacan esquisse une voie dans l’analyse des relations entre le sujet et cette dimension réelle de la voix qu’est le timbre:

Communément, le sujet produit la voix. Je dirai plus, la fonction de la voix fait toujours intervenir dans le discours le poids du sujet, son poids réel. (Lacan, 1958-1959/2013, p. 458)

C’est bien ce «poids réel» du sujet, mettant en jeu le corps, que l’autiste refuse. Nous allons aisément le repérer à partir du circuit de la pulsion invocante. La voix au sens d’objet pulsionnel, entrant dans les objets petit a définis par Lacan, est «tout ce qui du signifiant ne concourt pas à l’effet de signification» (Miller, 1989, p. 180). La voix est donc mise en position de reste (pour le névrosé), un reste qui l’attache à l’Autre: après avoir résonné au timbre de l’Autre, le sujet en devenir dans le même temps l’assume et le rejette. En effet, il assume ce timbre originaire du fait qu’un «Oui» accueille la voix de l’Autre (Bejahung) — oui à l’appel à advenir —, et tout à la fois la rejette (Ausstossung), le sujet devant pouvoir s’y rendre sourd pour pouvoir acquérir sa propre voix. Nous sommes ici confrontés à un «Non» (Ausstossung) qui se met au service d’un «Oui» (Bejahung) (Didier-Weill, 2010) et qui permettra au sujet à venir de posséder une voix sans être (trop) envahi de celle de l’Autre. L’infans dans un même mouvement dit «Oui» et «Non» au timbre originaire. Ce processus, articulant acceptation et refus du timbre originaire, permet ainsi à la voix qui a appelé le réel humain à advenir de rester à sa place, c’est-à-dire dans un premier temps inaudible puis, inouïe. Cette surdité à la voix primordiale permettra au sujet à venir, à son tour, de donner de la voix. Il doit perdre cette voix comme objet pour l’acquérir comme sonore:4 un voile sonore vient recouvrir le vide laissé par la perte de l’objet pulsionnel. Un sonore dont la racine est réel et qui se pare d’imaginaire et de symbolique permettant qu’un effet de signification émerge, le fantasme prend place.

Le «poids réel» du sujet doit alors être mis en lien avec la distinction claire qu’effectue Lacan entre dire et dit dans son texte L’étourdit: «Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend» (Lacan, 1973/2001, p. 449). Nous pourrions conclure que le timbre est ce qui articule dire et dit et permet leur mise en tension. Le timbre «hante» le son via le corps, il est le «témoin» d’un réel non symbolisé de la voix. Dès lors, quelles solutions pour l’autiste qui, lui, ne perd pas la voix en tant qu’objet ?

Des traitements possibles de la voix chez l’autiste

De la voix machinique au phrasé musical ou monocorde

La particularité de la voix sonore, lorsqu’elle est traitée par la machine et donc devient vocalité artificielle, est d’être produite sans faire usage de cette caisse de résonance qu’est la cage thoracique, ni des cordes vocales. La voix s’entend alors comme détachée du corps et de son appareil phonatoire. C’est une voix hors-corps, décorporeisée et délocalisée. Cette dimension est bien sûr essentielle à l’investissement possible par l’enfant autiste. La vocalité artificielle du robot apparaît alors comme un artefact permettant de venir capturer le matériel vocal. En effet, la voix machinique est à différencier de la vocalité artificielle en ce qu’il n’est plus question ici d’une voix naturelle captée, fixée et délocalisée mais d’une voix entièrement créée. Cette voix machinique ne ferait donc plus référence à la présence-absence d’un locuteur. Elle serait un attrape-timbre qui présentifie une voix sans sujet. En effet, le timbre de la voix machinique est certes reconnaissable mais sans surprise parce qu’anticipable: les bruits parasites (transitoires d’attaques, fin du son) qui caractérisent le timbre «naturel» disparaissent dans la voix machinique.

Le timbre, qui renseigne sur les qualités d’une voix, persiste dans la vocalité artificielle mais dans une dimension hors-corps. Pour le névrosé, il y a là une perte mais il pourra toutefois retrouver un écho, une trace de ce timbre qui peut encore le faire vibrer.5 Ceci nous renvoie directement à la définition de la pulsion que propose Lacan (1975-1976/2005): «écho dans le corps du fait qu’il y a un dire. Ce dire, pour qu’il résonne, qu’il consonne […] il faut que le corps y soit sensible» (p. 17). L’autiste n’ayant pas cédé l’objet voix ne peut avoir accès à cet écho mais se trouve plutôt captif d’une résonance pétrifiée. Il faut entendre dans cet oxymore que l’autiste est prisonnier d’un mouvement suspendu, à la fois continu et atemporel, mais qui offre la possibilité d’une reprise. Dans l’écoute des voix artificielles l’enjeu pour l’autiste n’est pas de retrouver la trace de ce qui a été perdu mais d’opérer une perte artificielle de ce qui est en trop. Ainsi, l’écoute d’une voix enregistrée est moins dangereuse qu’une voix émise en direct, en-corps. D’autant plus que cette voix artificielle est maîtrisable par la possibilité d’une écoute répétée, ce que l’autiste, nous le savons, apprécie particulièrement. L’écoute est alors supportable puisqu’elle laisse son corps à l’abri des vibrations non-maitrisables qu’impliquent l’écoute de la voix sonore in vivo. Néanmoins, on le sait, les autistes peuvent coller leur corps à un haut-parleur pour éprouver le son. Mais nous faisons l’hypothèse que nous sommes ici plus du côté du massage procuré par l’onde sonore que du message reçu depuis le lieu du timbre. Le corps de l’autiste entrerait moins en résonance à partir du timbre, comme peut le faire celui du raveur au cours des fêtes technos (Vives, 2012, p. 219-234), qu’il ne serait massé par le son, lui permettant peut-être un éprouvé des limites du corps. C’est peut-être d’ailleurs une des dimensions recherchées par Léo lorsqu’il chante.

Les autistes vont donc être attirés par des énoncés dans lesquels le timbre de la voix est tenu à distance. C’est ainsi que l’usage de la voix aigüe ou robotisée, parfois semblable à celle d’un enfant sourd qui apprendrait à vocaliser,6 permettrait à l’autiste de tenir à l’écart une résonance trop intense du corps. Qu’en est-il de leur investissement de la musique, les amenant comme Léo à chanter7 plutôt qu’à parler?

En effet, Léo témoigne très clairement de l’utilisation du sonore pour pouvoir communiquer. Mais si nous soutenons l’hypothèse qu’il n’a pas cédé l’objet voix, à quelle dimension du sonore a-t-il accès? Prendre en compte cette dimension revient à s’attacher à ce que Peter Szendy désigne comme «un phrasé musical qui se dégage et se détache des mots». Cette dimension, Peter Szendy la repère dans les travaux de Michaux:

Envolées / Phrases sans les mots, sans les sons, sans le sens... Qu’est-ce qui resterait alors? Les montées et les descentes de la voix (sans voix) ou de l’expression (mais sans expression) comme quand on passe de l’aigu au grave, de l’alternatif à l’interrogatif, etc. Phrases abstraites de tout, sauf de cela. (Szendy, 2013, p. 59)

Henri Michaux poursuit:

Les mots que j’entendis furent aussitôt oubliés, mais la façon dont ils furent prononcés me resta [...]. Souvent j’ai suivi une pensée. Était-ce toujours une pensée? Parfois plutôt une phrase mentale, muette, signalée, non prononcé, comme sans mots les tam-tams africains transmettent des messages. (Szendy, 2013, p. 60)

Transmettre un message tout en évitant les mots.

Par sa mélopée, Léo semble se protéger de cette dimension engageant le corps: en utilisant sa voix, justement appelée «voix de tête», il court-circuite son corps résonnant. Le réel du langage est ici enrobé par la dimension imaginaire. Le phrasé musical serait ainsi une imaginarisation de la voix dans laquelle la scansion et le corps tendent à s’effacer. Il devient une forme, dont l’autiste repère facilement la structure, ce qui lui donne des talents musicaux régulièrement repérés.

Ainsi, que se soit par leur attrait pour les voix artificielles et machiniques ou par l’investissement de leur propre voix à travers le «phrasé musical» ou celle de l’autre quand elle est monotone, l’autiste tente de mettre son corps à l’abri du réel de la voix que nous avons appelé le timbre. Quels enseignements en tirer?

Nouvelles perspectives théoriques et cliniques dans la prise en charge de l’autisme

Pour devenir parlant, le sujet doit acquérir une surdité spécifique envers cet autrui qu’est le réel de la voix (Vives, 2012). Le point sourd ainsi constitué est défini comme le lieu où le sujet, pour advenir comme parlant, doit en tant qu’émetteur à venir, pouvoir oublier qu’il est récepteur du timbre originaire. Il doit pouvoir se rendre sourd au timbre primordial pour parler sans savoir ce qu’il dit, c’est-à-dire comme sujet de l’inconscient. L’autiste, lui, n’a pas accepté la perte de cet objet pulsionnel qu’est la voix et qui n’a donc pas pu se parer d’une dimension sonore. La voix demeure alors objet petit a non séparé et se manifeste régulièrement dans des cris si courants dans la clinique des autistes. Dans ce cas nous pourrions dire en paraphrasant Miller que rien du signifiant ne concourt à un effet de signification. Le signifiant est réel. Si comme nous le soutenons, le timbre est le témoin dans la voix sonore de la perte de l’objet voix, l’autiste ne peut avoir accès à cette dimension. Pour lui, le timbre présentifie l’objet voix. Un en-trop qui peut parfois le conduire à des automutilations. Toutefois une autre issue que le passage à l’acte semble envisageable. En effet, comme nous l’a démontré l’ensemble des observations cliniques exposées précédemment, l’autiste tente de construire une dimension sonore à cette voix ouvrant alors la possibilité d’un savoir faire avec cet objet.

Les observations cliniques nous conduisent alors à reconnaître que certaines formes de sonorité telle que la vocalité artificielle et/ou machinique sont plus aisément investies par l’enfant autiste que la voix «naturelle». Si, comme nous en faisons l’hypothèse, la disparition de la voix naturelle provoque l’effacement du timbre, quasi-totale dans la voix machinique ou sous forme de perte pour n’en laisser qu’un écho dans le cas des voix artificielles, il est possible de corréler l’apaisement relatif à la voix dont font preuve les patients avec cette particularité. Ainsi, les caractéristiques intrinsèques de ces vocalités permettraient aux patients de faire l’expérience de l’effacement de la dimension subjective de l’énonciation avec la disparition du timbre (totale ou partielle). La voix machinique présenterait elle-même ce point-sourd (Vives, 2015) que le sujet n’aurait pu constituer. Elle permettrait de maitriser la dimension immaitrisable du timbre et des effets de résonance qu’il produit.

A l’inverse, le phrasé musical va mettre cette dimension du timbre en avant en la déconnectant de la dimension de l’énoncé et du corps. On prête à Stravinsky le mot suivant: «La musique ne dit rien mais elle le dit bien». Cette formule indique remarquablement dans la musique une disjonction entre le dire et le dit. Avec le phrasé musical, l’autiste se met à jouer avec le timbre afin d’y opérer un réglage sur la distance à tenir. Pour cela, il vient enrober le réel de la voix à l’aide de la dimension imaginaire. Le résultat est alors le même que celui obtenu par l’investissement de la voix machinique, une maîtrise de la résonance.

Ainsi, voix machinique et phrasé musical sont un traitement possible du rapport spécifique de l’autiste à la présence vocale de l’Autre. En effet, si la voix machinique permet l’expression d’une parole sans subjectivité, la musique est l’expression d’une subjectivité hors parole.8 C’est bien cette radicale disjonction entre le dire et le dit qui est recherchée par l’autiste nous permettant de comprendre comment voix machinique et phrasé musical se trouvent être les deux faces d’une même pièce: la voix machinique tend vers un dit sans dire, tandis que le phrasé musical tend vers un dire sans dit. Par ces deux approches, l’autiste tenterait de se protéger des effets de résonance du timbre en l’articulant dans les rets imaginaires de la prosodie par le chant ou, au contraire, en le dépouillant de toute enveloppe prosodique avec la voix machinique ou monocorde. Dans tous les cas, il s’agit pour l’autiste de s’extraire de la pétrification résonante. Les observations cliniques nous conduisent à considérer qu’il opère à partir de deux portes d’accès: l’imaginaire avec une imaginarisation de la voix (phrasé musical) et le symbolique, codage binaire du langage demandant un effacement de la dimension du timbre. Pour autant, imaginaire et symbolique ne sont pas noués pour qu’un sens émerge.

Dans un travail analytique avec l’autiste, lorsque l’enfant est pris dans la question du sonore, il s’agirait donc d’initier un jeu avec la dimension du timbre pour qu’une «mise à distance» de la résonance soit possible et puisse atténuer l’attraction mortifère qu’exerce le réel de la voix pour l’autiste. Le travail sera alors de permettre un nouveau nouage faisant tenir imaginaire et symbolique comme défense contre le réel. Un passage du cri à la parole serait alors possible sans en passer par l’appel et la demande. L’autiste dans son rapport au langage, reste déconnecté de l’Autre mais ouvre une possibilité de dialogue avec les autres. Utiliser le robot investi par l’enfant autiste ou se mettre au diapason de son phrasé musical revient à trouver la fréquence de résonance acceptable pour lui. Cette fréquence de résonance correspondrait au «poids du sujet» supportable pour l’enfant, ni plus, car se serait trop et il se boucherait les oreilles, ni moins, car il resterait indifférent à notre présence. Un ajustement qui ne peut se faire qu’au un par un dans une clinique du détail.

References

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  • Pilas, V. (2015). L’enfant et le robot. De la voix naturelle à la manipulation de la voix machinique dans un dispositif de médiation thérapeutique. Mémoire de Master Recherche soutenu à l’Université Nice Sophia Antipolis.
  • Sacks, O. (1996). Un anthropologue sur Mars Paris, France: Seuil. (Travail original publié en 1995).
  • Szendy, P. (2013). A coups de points, la ponctuation comme expérience Lonrai, France: Les éditions de Minuit.
  • Vives, J.-M., & Audemar, C. (2003). Improvisation maternelle et naissance du sujet: une approche en musicothérapie. Le petit garçon qui parlait d’une voix sourde. Dialogue, 159 106-118.
  • Vives, J.-M. (2012). Le voix sur le divan Paris, France: Aubier.
  • Vives, J.-M. (2015). Pour introduire la notion de point sourd. In H. Bentata, C. Ferron, & M.-C. Laznik (dir.). Ecoute, ô bébé, la voix de ta mère… La pulsion invocante (pp. 95-112). Toulouse, France: Érès.
  • 1
    L’enfant adresse à plusieurs reprises à la clinicienne un «ne me regarde pas» et «tais-toi» ne laissant que peu de doute sur sa difficulté à gérer les objets voix et regard.
  • 2
    Ces éléments s’appuient sur les travaux de Bruno Bossis (Bossis, 2005).
  • 3
    Il s’agit d’une situation rapportée par Isabelle Orrado.
  • 4
    Nous renvoyons ici le lecteur au schéma de la division tel que développé par Lacan (Lacan, 1962-1963/2004).
  • 5
    Les lyricomanes qui pouvaient encore, il y a quelques années, faire circuler des cassettes audio (Harpagon, n’est pas très loin) où se trouvaient des enregistrements pirates pris sur le vif de représentations d’opéra où la voix des chanteurs est à peine reconnaissable pour un auditeur lambda en témoignent suffisamment.
  • 6
    Nous avons déjà travaillé cette dimension, il y a déjà de nombreuses années (Vives, Audemar, 2003).
  • 7
    Marie Christine Laznik à fait de cette accentuation de la prosodie un élément essentiel de sa rencontre avec les enfants autistes (Laznik, 1995); (Laznik, 2005); (Laznik, 2007).
  • 8
    Sur ce dernier aspect on pourra lire les pages qu’Alain Didier-Weill consacre à la musique. (Didier-Weill, 1995, pp. 245-275).
  • Financiamento/Funding: Os autores declaram não terem sido financiadosa ou apoiados / The authors have no support or funding to report.
  • Editores do artigo/Editors: Profa. Dra. Ana Maria Rudge e Profa. Dra. Sonia Leite

Publication Dates

  • Publication in this collection
    Jul-Sep 2017

History

  • Received
    23 Sept 2016
  • Accepted
    30 Nov 2016
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