Acessibilidade / Reportar erro

Fonctions de la sensorialité dans la prise en charge thérapeutique de l’autisme infantile

Funções da sensorialidade no manejo terapêutico do autismo infantil

Functions of sensoriality in the therapeutic management of infantile autism

Funciones de la sensorialidad en el manejo terapéutico del autismo infantil

La sensorialité tient plusieurs fonctions dans l’élaboration psychique de l’individu autiste et dans son évolution psychique au cours de sa prise en charge thérapeutique. Nous suivons dans cette recherche l’idée de la transformation d’un usage défensif de la sensorialité en un processus mutatif, d’une construction du moi corporel, ainsi qu’un travail de symbolisation primaire, d’inscription, de représentation et de figurabilité.Avec la psychothérapie d’un enfant autiste en institution, nous explorons les fonctions de la sensorialité sur la base de l’attention particulière portée aux éprouvés corporels dans la dimension transférentielle et contre-transférentielle. Celle-ci permet au thérapeute d’éprouver les angoisses en lien avec des expériences sensorielles primaires. En s’appuyant sur la résonnance contre-transférentielle des différentes angoisses du patient, une sensorialité partagée aide à la métabolisation des éprouvés de catastrophe primitive ayant entravé l’organisation d’un sentiment continu d’exister. Cette dynamique thérapeutique ouvre sur de nouvelles perspectives psychiques et relationnelles.

Mots clés:
Sensorialité; corps; angoisses primitives; transfert et contre-transfert; autisme


Resumos

A sensorialidade assegura várias funções na elaboração psíquica do indivíduo autista e em seu desenvolvimento psíquico durante os seus cuidados terapêuticos. Nesta pesquisa perseguimos a ideia da transformação de um uso defensivo da sensorialidade em um processo mutativo, de uma construção do eu corporal, bem como de um trabalho de simbolização primária, de inscrição, representação e figurabilidade. Na psicoterapia de uma criança autista em instituição, exploramos as funções da sensorialidade se concentrando mais particularmente nas experiências corporais a partir da dimensão transferencial e contra-transferencial. Esse trabalho permite que o terapeuta experimente angústias ligadas a experiências sensoriais primárias. Com base na ressonância contra-transferencial das diferentes angústias do paciente, uma sensorialidade partilhada ajuda na metabolização das experiências de catástrofe primitiva que impedem a organização de um sentimento contínuo de existência. Esta dinâmica terapêutica abre novas perspectivas psíquicas e relacionais.

Palavras-chave:
Sensorialidade; corpo; angústias primitivas; transferência e contratransferência; autismo

Sensoriality has several functions in the psychic elaboration of the autistic individual and in his psychic evolution during his therapeutic care. We follow in this research the idea of the transformation of a defensive use of sensoriality into a mutative process, of a construction of the bodily self, as well as a work of primary symbolization, inscription, representation and figurability. With the psychotherapy of an autistic child in an institution, we explore the functions of sensoriality based on the particular attention paid to bodily experiences in the transference and counter-transference dimension. This allows the therapist to experience anxieties related to primary sensory experiences. By relying on the counter-transferential resonance of the patient’s various anxieties, a shared sensoriality helps to metabolize the experiences of primitive catastrophe that have hindered the organization of a continuous feeling of existing. This therapeutic dynamic opens up new psychic and relational perspectives.

Key words:
Sensoriality; body; primitive anxieties; transference; countertransference; autism


La sensorialidad tiene varias funciones en la elaboración psíquica del individuo autista y en su evolución psíquica durante la asistencia terapéutica. Seguimos en esta investigación la idea de la transformación de un uso defensivo de la sensorialidad en un proceso mutativo, de una construcción del yo corporal, así como de un trabajo de simbolización primaria, inscripción, representación y figurabilidad. Con la psicoterapia de un niño autista en una institución, exploramos las funciones de la sensorialidad a partir de la particular atención prestada a las experiencias corporales en la dimensión transferencial y contratransferencial. Este trabajo le permite al terapeuta experimentar ansiedades relacionadas con las experiencias sensoriales primarias. Apoyándose en la resonancia contratransferencial de las diversas angustias del paciente, una sensorialidad compartida ayuda a metabolizar las experiencias de catástrofe primitiva que han impedido la organización de un sentimiento continuo de existir. Esta dinámica terapéutica abre nuevas perspectivas psíquicas y relacionales.

Palabras clave:
Sensorialidad; cuerpo; angustias primitivas; transferencia y contratransferencia; autismo


Introduction

Dans les troubles graves de la relation, le corps, dans sa dimension sensorielle parait être le lieu où logent les arcanes de la complexité de la clinique de l’autisme. Le corps fonde notre existence. C’est le substrat de la rencontre avec le monde. La notion du corps est en filigrane dans l’ensemble de la métapsychologie freudienne: “Le moi est avant tout corporel, il n’est pas seulement une entité toute en surface mais il est lui-même la projection d’une surface.” Freud (1923/1981, p. 271)Freud, S. (1981). Le moi et le ça. In Essais de psychanalyse (pp. 243-305).Payot. (Travail originel publié en 1923).. Nombreux sont les récents travaux qui approfondissent les fonctions métabolisantes de la sensorialité dans l’autisme. Elle y tient plusieurs fonctions tant dans l’élaboration psychique de l’individu autiste que dans son actualité clinique. Nous suivons dans cette recherche l’idée de la transformation d’un usage défensif de la sensorialité en un processus mutatif, d’une construction du moi corporel, ainsi qu’un travail de symbolisation primaire, d’inscription, de représentation et de figurabilité. Ces changements ouvrent sur de nouvelles perspectives psychiques d’évolution du moi, telle que l’installation d’une relation objectale plus sécure. Cette mutation s’organise via les modalités transférentielles et l’analyse des mouvements corporels qui s’y étayent au sein du processus thérapeutique. Selon G. Haag, l’image motrice est le mode de pensée primordial, source de la représentation d’action. Elle écrit: “Nous pouvons ainsi formuler que des représentations motrices et visuo-motrices découlant du jeu pulsionnel et émotionnel dans la rencontre, c’est-à-dire d’un mouvement ‘poussé vers’, d’une ‘tension vers’ provenant des excitations internes cherchant l’apaisement des besoins vitaux, y compris le besoin de contact dans la rencontre, architecturent des formes rythmiques et fermées qui sont les premières représentations de contenance et de squelette interne” (Haag, 2009, pp. 122-123Haag, G. (2009). Place de la structuration de l’image du corps et grille de repérage clinique des étapes évolutives de l’autisme infantile. Enfance, 1, 121-132.). De nombreux travaux psychanalytiques conceptualisent le passage du corps senti au corps représenté, contribuant à la genèse du monde psychique. Pour D. Anzieu (1994/2013)Anzieu, D. (2013). Le penser Du Moi-peau au Moi-pensant. Dunod. (Travail originel publié en 9485)., le moi se construit par étayage sur la peau et ses multiples fonctions. Le psychisme s’élabore à travers le passage du moi-peau au moi-pensant. La réalité s’impose par les premières expériences corporelles. Les mouvements corporels sont les prémisses de formations psychiques à venir, de leur intégration et de leur maintien. “Toute pensée est pensée du corps” (op. cit., p. 20).

Dès son arrivée au monde, le nourrisson est plongé dans un “désaide”, état de dépendance absolue (Hilflosigkeit, Freud, 1923-1925/1992Freud, S. (1992). Inhibition, symptôme et angoisse. In Œuvres complètes – Psychanalyse (vol. XVII, pp. 203-286). PUF. (Travail originel publié en 1923-1925).). Cette dépendance ne lui permet pas de disposer des moyens de supprimer lui-même les tensions liées aux excitations endogènes. Il est dans un rapport intime de corps à corps où les limites le différenciant de son environnement ne sont pas encore organisées, il ne peut associer ses sensations à un monde externe. La rencontre avec le sein maternel édifie l’émergence de la vie psychique (Freud, 1901-1905/2006Freud, S. (2006). Trois essais sur la théorie sexuelle. In Œuvres complètes – Psychanalyse (vol. VI, pp. 59-181). PUF. (Travail originel publié en 1901-1905).) et les expériences corporelles et perceptives conditionnent le monde pulsionnel du nourrisson. L’espace corporel est le berceau de la naissance du psychisme, qui à la rencontre de la psyché de la mère, métabolise les échanges sensoriels plaisants en une image “pictogramme” (Aulagnier, 1975/2003Aulagnier, P. (2003). La violence de l’interprétation: Du pictogramme à l’énoncé. PUF (le fil rouge). (Travail originel publié en 1975).), unité fondatrice du lien entre le corps et le psychisme. Le prototype est le “mamelon-dans-la-bouche”: la bouche et le sein n’existent que l’un par l’autre, ils constituent une “zone-objet complémentaire” où l’expérience partielle de la rencontre entre une zone sensorielle et un objet apte à la compléter supprime l’état de besoin. Cette première source de plaisir issue de la rencontre entre le corps et l’objet fonde les premières représentations de l’enfant (processus originaire). Les premières sensations perçues par le nourrisson soulignent les prémices des rencontres et séparations avec le monde, elles sont source de plaisir, répondant aux appels de zones corporelles érogènes, et également source de déplaisir, provoqué par des tensions associées à ces sensations. Au rythme des échanges, l’éventail sensoriel qu’offrent les rencontres et les séparations avec l’objet vont permettre au nourrisson d’expérimenter la qualité de l’objet ainsi que l’élaboration de ce qui est en dehors de soi. Les ressentis intra utérins et post-nataux sont qualifiés de liquides et gazeux (Tustin, 1989Tustin, F. (1989). Le trou noir de la psyché (traduit par P. Chemla). Le Seuil.) et de formes oscillatoires (Meltzer, 1975/1980Meltzer, D. et al. (1980). Explorations dans le monde de l’autisme (traduit par G. et M. Haag). Payot (Travail originel publié en 1975).; Haag, 2000Haag, G. (2000). Réflexions sur une forme de symbolisation primaire dans la constitution du moi corporel et les représentations spatiales, géométriques et architecturales corollaires. In B. Chouvier et al. (dir.), Matière à symbolisation: art, création et psychanalyse (pp. 75-88). Delachaux et Niestlé.; Maïello, 2007Maïello, S. (2007). Les états autistiques et les langages de l’absence. In B. Touati et al. (dir.), Langage, voix et parole dans l’autisme (pp. 85-119). PUF (Le fil rouge).). Les flux sensoriels créent des images sensori-motrices et vont se lier à l’environnement grâce à des boucles de retour (Haag, 2006Haag, G. (2006). Clivages dans les premières organisations du moi: sensorialités, organisation perceptive et image du corps. Le Carnet PSY, 112(8), 40-42.) pour devenir matière à penser. Les perceptions sensorielles sont transformées, ce qui conduit à une spatialité et une continuité aboutissant à la constitution d’enveloppe psychique.

Dans cette rencontre sensorielle entre la mère et le nourrisson, Bion (1962/2020)Bion, W. R. (2020). Aux sources de l’expérience (traduit par F. Robert). PUF. (Travail originel publié en 1962). insiste sur la fonction qu’occupe la mère ou l’adulte environnant pour métaboliser les premières impressions sensorielles. “La fonction alpha” et la “capacité de rêverie” maternelle permettent à ces données brutes de devenir des représentations psychiques métabolisables permettant à la fois l’extériorisation des vécus internes contraignants pour le corps et rendent possible l’intégration dans le psychisme de ces expériences. L’absence de cette possibilité de contenance risquerait d’évoluer vers un destin pathologique pour l’enfant. Winnicott (1956)Winnicott, D. W. (1956). La préoccupation maternelle primaire. In D. W. Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse (traduit par J. Kalmanovitch; pp. 168-174). Payot. développe la théorie de la préoccupation maternelle primaire, qui est caractérisée par l’empathie maternelle pour répondre aux besoins de son nourrisson. Le développement de la pensée psychique est intrinsèque à ce que Winnicott (1952/1969)Winnicott, D. W. (1969). L’angoisse associée à l’insécurité. In D. W. Winnicott (dir.), De la pédiatrie à la psychanalyse (traduit par J. Kalmanovitch; pp. 198-202). Payot. (Travail originel publié en 1952). appelle “le sentiment de continuité d’exister” qui procure un “état primaire de sécurité”, à l’œuvre dans le processus de différenciation. La relation co-constructive du nourrisson avec son environnement est le point fondamental de l’avènement du psychisme.

Les expériences primaires dans l’autisme

Les éprouvés et manifestations corporels sont prédominants au sein de la clinique de l’autisme: agrippements sensoriels, identification adhésive, manœuvres autistiques, carapace autistique, morcellement en grappe de sensations, clivage sensoriel et démantèlement… autant d’appellations pour représenter l’expression d’une sensorialité que plusieurs travaux envisagent du côté de l’organisation défensive. Dans ces aspects les plus primitifs, elle témoigne des fragilités psychiques, des difficultés d’intégration de l’image du corps, de l’incapacité à associer les excitations pulsionnelles et identificatoires à l’origine de la relation d’objet. F. Tustin (1972/1977)Tustin, F. (1977). Autisme et psychose de l’enfant (traduit par M. Davidovici). Le Seuil. (Travail originel publié en 1972)., décrit les “phénomènes autistiques normaux” qui sont des “sortes de sensations” dans un état d’indifférenciation, qui, avec des conditions favorables telles que la qualité du nourrissage, mèneront à la perception. En l’absence de ces conditions favorables, l’enfant reste alors à un stade pathologique, dominé par la sensation, où son développement affectif et de la pensée vont être entravés et conduire à la construction d’une “carapace autistique”: l’enfant lutte alors contre le traumatisme de la séparation corporelle en s’appuyant sur des sensations auto-en-gendrées. F. Tustin formule l’hypothèse d’une “catastrophe autistique” (1989), vécue sensoriellement comme une menace d’anéantissement non surmontée, de “trou noir”, de “terreurs primitives”: angoisses archaïques de chute, de dissolution, d’amputation, de cassure. Il s’agit de sentiments de fragmentation, de perte de contact déchirant, de morcellement. G. Haag développe les difficultés pour la personne avec autisme à synthétiser les différents aspects sensoriels, cela se traduit selon elle par une altération de la perception de l’image du corps et de l’espace. Elle pose l’hypothèse d’une entrave des processus psychiques primaires dans le champ de l’autisme.

Dans la clinique de l’autisme, nous assistons à un recours significatif à la sensation. Nous observons en effet différentes manières de recourir à cette dimension sensorielle. Parfois au travers d’objets, d’autres fois en recourant à des répétitions motrices stéréotypées, la place du recours au corporel est centrale dans les manifestations cliniques de l’autisme. (Haag, 2012, p. 242Haag, G. (2012). Clinique psychanalytique de l’autisme et structuration du moi corporel. Mt pédiatrie, 15(3), 241-248.)

Les travaux psychanalytiques mettent l’accent sur la relation entre le recours massif à la sensorialité dans l’autisme et les difficultés rencontrées par l’enfant lors de la relation primaire. Selon D. Houzel (1985/2002)Houzel, D. (2002). Le monde tourbillonnaire de l’autisme. In D. Houzel (dir.), L’aube de la vie psychique (pp. 197-209). Esf éditeur. (Travail originel publié en 1985)., l’enfant autiste privilégie les flux sensoriels au détriment des échanges relationnels. Suite à des défaillances précoces d’accordage, d’altération du sentiment continu d’exister, et de la constitution d’une enveloppe contenante psychique, la personne autiste se défend de l’imprévisibilité de la rencontre en déplaçant ses investissements sur des objets inanimés ou en adhésivité sur le corps de l’autre, afin de lutter contre la répétition catastrophique d’éprouvés sensoriels angoissants, effractants, discontinus, recherchant ainsi une continuité illusoire. Le retour aux premières sensations permet de rompre avec le chaos interne issu de ces menaces primitives et de mettre en œuvre une sécurité psychique provisoire, se substituant au sentiment continu d’exister (Winnicott, 1952/1969Winnicott, D. W. (1969). L’angoisse associée à l’insécurité. In D. W. Winnicott (dir.), De la pédiatrie à la psychanalyse (traduit par J. Kalmanovitch; pp. 198-202). Payot. (Travail originel publié en 1952).).

La clinique des éprouvés sensoriels dans l’autisme

Nous investiguons les fonctions de la sensorialité et l’intérêt thérapeutique de s’y étayer dans la dimension transféro-contre-transférentielle avec le matériel clinique issu d’une psychothérapie d’un jeune garçon, Simon, pour lequel un diagnostic d’autisme a été posé l’année de ses cinq ans, par le centre ressource autisme de son département. Simon est un jeune garçon âgé aujourd’hui de neuf ans. Nos rencontres thérapeutiques ont débuté lors de son arrivée à l’IME il y a trois ans. Notre première rencontre a lieu avec sa mère qui l’accompagne pour son admission au sein de l’institution. Sa mère exprime une grande détresse émotionnelle face au comportement très difficile à “contenir” au domicile où Simon casse les objets, détériore les murs et profère régulièrement des grossièretés. Elle dit se sentir démunie et triste face au “crises” incessantes de son fils. Simon ne l’appelle pas “Maman”, il la nomme par son prénom. Les parents de Simon sont séparés et le père n’est pas en possibilité d’accueillir son fils chez lui, il lui rend visite régulièrement.

Dans les premières séances avec Simon je suis sensible à des altérations significatives de son image du corps et aux angoisses qui y sont associées. Les mouvements sensoriels s’avèreront être l’expression d’un vécu interne angoissant et de défenses archaïques; ils deviendront le fondement de notre relation thérapeutique. Lors de notre première rencontre, Simon tourbillonne sur lui-même dès son entrée, il chante “Beggin, beggin, I used to be” et me dit, sans me regarder et en tournant sur lui-même: “Comment on fait la tornade?” Ces mouvements manifestent une tentative de se représenter un tourbillon via une sensation corporelle, et, par ce biais, de tenter de métaboliser l’angoisse d’y être aspiré, et de ne plus être. Ce mouvement répété lors de plusieurs séances lui permet de maintenir le sentiment d’être là, abolissant ainsi la crainte de ne plus exister. D. Houzel rend compte de cet attrait important des enfants autistes pour les phénomènes tourbillonnaires, servant de repères et marquant les limites en l’absence de constitution d’une enveloppe psychique (1985/2002). La mise en mouvement circulaire de Simon peut être associée à une tentative défensive d’“auto-maintien” (Winnicott, 1975Winnicott, D. W. (1975). La crainte de l’effondrement. Nouvelle revue de Psychanalyse, 11, 35-44.) contre l’angoisse de ne pas cesser de tomber. La co-modalité sensorielle du mouvement corporel proprioceptif et des sensations sonores rythmiques dans le mouvement crée une enveloppe qui lui permet une adresse au thérapeute, tout en se protégeant de l’interpénétration des regards. Le mouvement confusionnel permet ici l’abolition de la différenciation entre moi et non-moi. Cette “manœuvre autistique” (Tustin, 1972/1977Tustin, F. (1977). Autisme et psychose de l’enfant (traduit par M. Davidovici). Le Seuil. (Travail originel publié en 1972).) conduit à un effacement actif des limites, à une recherche de sensation de verticalité par les sensations vestibulaires ainsi qu’à une recherche de continuité du sentiment d’exister dans son corps et dans l’espace. La lutte contre la discontinuité accompagne un moment particulièrement angoissant pour Simon qui est celui de la première rencontre, d’une entrée dans un nouvel espace, de la transition entre deux lieux. Simon peut s’appuyer sur cette transmodalité pour éprouver cette rencontre.

Dans ces premières séances, l’impressionnante désorganisation de Simon se traduit par des allers incessants dans mon bureau, il s’agite en ouvrant tiroirs, placards, se saisissant d’objets et les abandonnant aussitôt. Il adopte un discours discordant, non adressé, associant des mots et des prénoms sans apparente liaison. Le rythme de ses déplacements s’accélère sous l’effet d’une excitabilité croissante. Au fur et à mesure de la séance, l’environnement sensoriel est de plus en plus chaotique. La sensation semble recherchée pour l’excitation que produisent les mouvements corporels, en-deçà d’une “pulsionnalisation” psychique encore insoluble. Ces flux sensationnels (Houzel, 1985/2002Houzel, D. (2002). Le monde tourbillonnaire de l’autisme. In D. Houzel (dir.), L’aube de la vie psychique (pp. 197-209). Esf éditeur. (Travail originel publié en 1985).) et le démantèlement sensoriel (Meltzer, 1975/1980Meltzer, D. et al. (1980). Explorations dans le monde de l’autisme (traduit par G. et M. Haag). Payot (Travail originel publié en 1975).) à l’œuvre, en isolant les sensations, permettent à Simon de ne pas entrer en lien et constituent un moyen défensif contre la saturation sensorielle que constitue la rencontre avec le thérapeute et les angoisses persécutrices qu’elle active. Tout se passe comme si ce mouvement tourbillonnaire, cette tornade, permettait à Simon de maintenir un sentiment d’exister corporellement. La “seconde peau”, suivant Esther Bick (1967/1998)Bick, E. (1998). L’expérience de la peau dans les relations objectales précoces. In Dans Williams, M. H., Les écrits de Martha Harris et Esther Bick (traduit par J. & J. Pourrinet; pp. 135-139). Hublot. (Travail originel publié en 1967)., est cette limite psychique artificielle qui n’est en contact avec aucune émotion, aucun désir, et qui est construite de pièces et de morceaux, dans un simple but de survie” (Houzel, 1985/2002, p. 203Houzel, D. (2002). Le monde tourbillonnaire de l’autisme. In D. Houzel (dir.), L’aube de la vie psychique (pp. 197-209). Esf éditeur. (Travail originel publié en 1985).). Dans ces séances où la relation à l’autre est perçue comme une effraction incontrôlable, la relation à l’objet se caractérise par une “bidimensionnalité”, suivant E. Bick et D. Meltzer, constituant un mode de relation en surface, sans profondeur, restreint à des perceptions sensorielles qui ne peuvent être synthétisées. Chaque sensation annule l’autre, se répétant successivement en dehors du temps et de l’espace, entretenant un “hors moi” et un “hors relation”.

Un jour, Simon, assis sur une chaise face à moi, opère des mouvements de balancements. L’un de ses pieds aide la chaise à se projeter en arrière. Il effectue des va-et-vient et ne semble pas réagir à ma voix. Alternant le rythme de ses balancements à la recherche d’un équilibre, il me dit: “Quand est-ce qu’on s’endort?”. Puis il ajoute: “s’endort-dort, dort-dehors”. Tout à coup, il se lève et me demande: “Ils sont où les cassés?” et se lance dans une recherche effrénée de l’ensemble des objets qu’il a cassés auparavant, placés dans une boîte. Il rassemble alors une figurine aux jambes arrachées, un crayon brisé, l’œil d’une poupée arraché et les pages d’un livre déchiqueté. Il installe l’ensemble de ces objets sur le bureau devant lui et retourne s’installer sur sa chaise en réitérant son mouvement de balancement et en accentuant davantage la bascule vers l’arrière. Je lui propose mon soutien en plaçant ma main derrière la chaise, prête à l’accueillir et à chaque bascule, son dos rencontre ma main. Simon augmente le rythme et se met à rire, il évalue ma capacité à le soutenir et je ressens son excitabilité croissante. Suivant G. Haag, qui s’appuie sur les travaux de Grotstein (1981)Grostein, J. (1981). Primal Splitting, the Background Object of Primary Identification and other Self-objects. In Splitting and Projective Identification (pp. 77-89). Jason Aronson. sur la présence d’arrière-plan d’identification et ceux de Meltzer (1975/1980)Meltzer, D. et al. (1980). Explorations dans le monde de l’autisme (traduit par G. et M. Haag). Payot (Travail originel publié en 1975). sur l’émotionnalité esthétique, je considère ce dialogue sensoriel comme l’amorce d’un partage d’affect, susceptible d’ouvrir sur la qualification de l’excitation sensorielle et sa “pulsionnalisation” psychique. Haag écrit: “C’est là que Donald Meltzer montre qu’il s’agit de l’émotionnalité du type esthétique “chant et danse” en référence à Suzanne Langer, qui implique la perception de retours créant déjà des rythmicités d’origine relationnelle, même dans la non-conscience de séparation et dans la bi-dimensionnalité, et constituant le tissu de la présence d’arrière-plan” (Haag, 2018, p. 21Haag, G. (2018). Le Moi corporel. Autisme et développement: A partir de la clinique psychanalytique de l’autisme et de l’observation du développement. PUF (Le fil rouge).). C’est avec Simon l’apparition de premières images rythmiques et géométriques, susceptibles de conduire à un sentiment d’unité et de cohérence corporelle formant le “fond de soi”. Le rythme du contact tactile de mon appui sur son dos l’autorise alors à ralentir son balancement et à adapter celui-ci à mon contact, dont nous pensons l’effet facilitateur d’“identifications intracorporelles” (G. Haag), qui ont un rôle déterminant dans la constitution du moi corporel, de “l’enveloppe peau” et de l’accès à une tridimensionnalité.

Ce sont aussi les qualités de prévisibilité et la rythmicité de la rencontre répétée avec son dos qui ont permis de concrétiser la différenciation entre son vécu interne et le corps de l’autre, dans une dimension qui n’est ni attaquante, ni attaquée, et ce pour la première fois. Ici, les “rythmicités relationnelles” (Haag, 1996Haag, G. (1996). Réflexions sur quelques particularités des émergences de langage chez les enfants autistes. Journal de pédiatrie et de puériculture, 9(5), 261-264.) initient une boucle de retour participant à l’instauration d’un contenant psychique et la stabilisation d’un sentiment d’enveloppe corporo-psychique. Ce moment de transmodalité sensorielle (Stern, 1977Stern, D. N. (1977). Mère-enfant, les premières relations. Mardaga.) permet la liaison de plusieurs sensations : proprioceptive, tactile et vestibulaire. Pour C. Lheureux Davidse: “Ce passage d’une sensation à une autre facilite le travail de représentation” (Lheureux-Davidse, 2020, p. 27Lheureux-Davidse, C. (2020). De la sensorialité à la représentation. Les Lettres de la SPF, 42(2), 17-32.). Il s’agit de sensations archaïques de proximité (tactile, proprioceptive et vestibulaire) qui relèvent du processus originaire. Parfois le clignement des yeux d’une personne le met dans un état important d’insécurité, il répète alors en boucle: “Arrête de cligner de yeux” et reste focalisé pendant de longues minutes sur la répétition des yeux qui se ferment en tentant en vain de freiner cette activité. G. Haag décrit dans les troubles graves de la relation, les peurs prédatrices en lien avec le regard: peurs d’être arraché, percé, englouti, de tomber de l’autre côté de la tête de l’autre car le fond, la tridimensionnalité n’est pas établie: “Notons que le retrait de l’œil à œil chez l’autiste, que nous pouvons comprendre comme un évitement des angoisses corporelles, peut être ressenti comme un interdit et entrainer un petit conflit lors de l’établissement de la sécurité du retour de notre regard” (Haag, 2018, p. 331Haag, G. (2018). Le Moi corporel. Autisme et développement: A partir de la clinique psychanalytique de l’autisme et de l’observation du développement. PUF (Le fil rouge).). Elle distingue deux polarités du regard, l’une pénétrante, l’autre enveloppante. Selon elle, le regard a un rôle unificateur et permet l’intégration des autres modalités sensorielles permettant l’émergence du sens et de la pensée. “Cela est possible si l’on a suffisamment expérimenté, puis intériorisé la double polarité enveloppante et pénétrante/ imprimante du regard parental chargé de sens, projetant du sens, mais aussi recevant les signaux et les projections rapidement chargés de sens du bébé dans le déploiement de sa pulsionnalité orale” (Haag, 1989, p. 17Haag, G. (1989). De quelques fonctions précoces du regard à travers l’observation directe et la clinique des états archaïques du psychisme. Cahiers de psychiatrie infantile, Echos du regard, p. 26-34.).

L’insécurité face à la fermeture et à la rupture est prégnante. Il casse des objets à répétition dont il tente par là-même de mesurer la résistance. Il saisit les objets qu’il brise et dit simultanément: “Je n’ai pas le droit de casser, je ne peux pas réparer” et répète dans une écholalie différée: “Simon, je ne veux pas que tu casses”. A la fin d›une rencontre, nous sortons ensemble du bureau. Soudain il se met dans une colère très forte: “C›est moi qui ferme la porte, je dois fermer la porte!”, ce que nous entendons comme premier accès à une intégration psychique de la séparation et tentative active de la maîtriser. Il attrape alors ma main et saisit mon pouce et mon auriculaire et les écarte aussi fort que possible, comme s’il tentait de vérifier le caractère non irrémédiable de la rupture.

Fragilité de la fonction contenante de la peau

De nombreux travaux mettent en évidence l’importance de la peau et sa fonction d’interface, possédant la faculté de séparer, différencier, et de développer un sentiment de contenance, d’entourance, tel que décrit par E. Bick (1967/1998)Bick, E. (1998). L’expérience de la peau dans les relations objectales précoces. In Dans Williams, M. H., Les écrits de Martha Harris et Esther Bick (traduit par J. & J. Pourrinet; pp. 135-139). Hublot. (Travail originel publié en 1967).. Le Moi peau (Anzieu, 1985/1995Anzieu, D. (1995). Le Moi-peau. Dunod. (Travail originel publié en 1985).) représente la barrière délimitant le dedans et le dehors et permet à l’enfant de se représenter comme contenant des expériences psychiques issues des rencontres de la surface du corps. Les défauts de cette fonction engendrent angoisses de liquéfaction et d’écoulement. Simon saisit fréquemment sa main, et enlève la peau de son pouce avec ses dents. Sa peau, fragilisée par ses multiples manipulations, s’effeuille et l’amène à répéter l’opération sans fin, jusqu’à saigner. Cette manipulation sensorielle semble apaiser Simon, bien que parallèlement, une anxiété manifeste s’exprime face à la découverte de ce qui se trouve sous la peau, dans l’expérimentation sensorielle entre le dessus et le dessous. La fragilité de cette peau écaillée nous apparaît faire écho à la défaillance de la fonction enveloppante. Lors d’une séance suivante, Simon se déplace en diagonale dans le bureau et tape à chaque fois le coin du mur avec son poing. Cette rencontre avec les aspects durs des murs nous semble évoquer la seconde peau (E. Bick, 1967/1998Bick, E. (1998). L’expérience de la peau dans les relations objectales précoces. In Dans Williams, M. H., Les écrits de Martha Harris et Esther Bick (traduit par J. & J. Pourrinet; pp. 135-139). Hublot. (Travail originel publié en 1967).), que cherche à se constituer Simon pour tenter de rassembler les différentes parties de son moi divisé. Il n’accepte pas qu’un adulte relève ses manches, il peut alors se jeter littéralement sur la personne et tout mettre en œuvre pour descendre ses manches, comportements venant suppléer les faiblesses du sentiment de première peau contenante. Ces manifestations évoquent l’étape de “récupération de la peau”, où G. Haag (2009)Haag, G. (2009). Place de la structuration de l’image du corps et grille de repérage clinique des étapes évolutives de l’autisme infantile. Enfance, 1, 121-132. décrit des phénomènes d’exploration main-bouche avec auto-attaques de la peau, compulsions à la dénudation ou accumulations de vêtements, ainsi qu’une agressivité dirigée vers le visage d’autrui.

La clinique de l’autisme nous confrontant à la pauvreté de la fonction d’enveloppe psychique contenante, la faiblesse du système de pare excitation ne permet pas d’élaborer des afflux sensoriels intenses. Lors d’une séance, Simon s’agite en déambulant vite dans le bureau à la recherche d’objets. Il prend un playmobil dont il tente de casser les jambes en disant: “C’est interdit de casser”, puis il attrape une carte et la déchire de plus en plus jusqu’à obtenir des tout petits morceaux et répète: “Est-ce que mon pied est à la jambe?” Il se saisit ensuite d’une figurine dont les jambes avaient été arrachées lors d’une séance précédente et prend le scotch sur mon bureau pour rafistoler au niveau de l’axe sagittal, les jambes avec le reste du corps. Les expérimentations sur les jouets puis sur son corps propre nous semblent témoigner d’un clivage horizontal en cours de réduction. “La réduction du clivage horizontal se fait par l’appropriation des membres inférieurs autour de l’axe du bassin, parfois marquée par des pliages en deux du corps, couché ou debout” (Haag, 2009, p. 126Haag, G. (2009). Place de la structuration de l’image du corps et grille de repérage clinique des étapes évolutives de l’autisme infantile. Enfance, 1, 121-132.). Simon se lève et tape plusieurs fois son pied au sol afin d’obtenir une sensation et une résonnance, puis il lèche sa main, la pose sur la peau de son genou et dit: “Next to me”. L’usage fréquent de la langue anglaise chez Simon laisse supposer chez lui une mise à distance de l’archaïque traumatique, des “feeling in memories” (Klein, 1957/1975Klein, M. (1975) Envy and Gratitude. In M. Klein, Envy and Gratitude and other works 1946-1963. The Writings of Melanie Klein (vol. III). The Hogarth Press and the Institute of Psycho-Analysis (reprinted [1993] London: Karnac). (Travail originel publié en 1957).) associée à la langue maternelle qui traduit les signaux corporels et assure une fonction structurante et contenante, potentielle source d’angoisse, d’excitation. Ces multiples expérimentations sensorielles témoignent d’une transmodalité et peuvent évoquer une expérience de remantèlement rendant possible un travail de représentation.

Un jour, je vais à la rencontre de Simon lorsqu’il est avec le groupe dans la cour extérieure. Il manifeste un état d’agitation importante: il profère des grossièretés et répète des moments “d’exhibition” en baissant son pantalon. Je me dirige vers lui. Simon m’adresse un regard furtif et saisit un ballon en mousse, il m’adresse un second regard, pénétrant cette fois-ci et mord le ballon, il prend de la mousse en bouche et la recrache avec virulence. Il répète plusieurs fois l’opération, ce qui nous semble relever de mouvements d’acquisition de “récupération de la peau”, plus précisément de ce que G. Haag nomme les tentatives de “récupération du pourtour de la bouche” (2006). Par ailleurs, ces morsures, mises en bouche et expulsions, sous notre regard et adressées, sont susceptibles de témoigner de l’intégration psychique d’un mouvement destructeur de l’autre dans le même temps qu’elles amorcent une évolution intéressante pour Simon, sur la voie de la reconnaissance d’un extérieur, via un “théâtre buccal”, “théâtre pour fantasmer et pour jouer, à mi-chemin entre jeu extérieur et pensée intérieure” (Meltzer, 1986/2006, p. 208Meltzer, D. (2006). Études pour une métapsychologie élargie. Hublot. (Travail originel publié en 1986).).

Je tente de m’approcher davantage de Simon, il se lance alors dans une course accélérée et circulaire et baisse son vêtement dévoilant ainsi ses parties génitales. Chaque fois, il s’arrête et regarde son entrejambe comme s’il les découvrait pour la première fois, se rhabille et reprend sa course, puis recommence cinq fois en manifestant systématiquement la même stupéfaction. Alors que j’ai arrêté de marcher, Simon se dirige vers moi et dit: “Je me débrouille, je m’habille tout seul, tu peux me rhabiller?” et s’en va. Ces paroles témoignent d’un double mouvement psychique, l’un d’auto-contenance et d’une demande d’aide qui augure de la capacité à utiliser l’objet.

L’attention sensorielle en tant que dispositif thérapeutique: travail de représentation et de symbolisation

Suivant C. Lheureux-Davidse, le thérapeute participe au travail de représentation de la personne autiste, par identification à ses expériences, par le langage, la narrativité, l’imitation, ou le jeu, et surtout par un étonnement partagé, au rythme et à partir de ses intérêts (2020, p. 20). Donner sens aux sensations corporelles ouvre la voie à une pulsion d’exploration de l’environnement et à une découverte de l’espace. De surcroît, cette expérience agréable partagée permet l’inscription durable dans la psyché des traces sensorielles. Simon présente des intérêts très restreints et soutenus pour les panneaux de signalisation. Il lui arrive souvent de les dessiner exactement de la même manière: il sépare la feuille en deux espaces, du côté gauche, il dessine en vert un passage piéton et un panneau triangulaire ressemblant à un “cédezle-passage”, du côté droit, il dessine un feu rouge, un stop et un sens interdit. Une fois le dessin achevé, il plie de manière très minutieuse la feuille en deux pour signifier davantage la séparation entre les deux espaces de la feuille, ce qui résonne avec un clivage vertical entravant la structuration du moi corporel (Haag). Ce dessin est réalisé très régulièrement, avec les mêmes détails et la même utilisation de la feuille. Un jour, je dis à Simon que la forme de ce dessin m’apparait très construite et sécurisante. Alors, il se re-saisit de sa feuille et dessine alors pour la première fois une forme humaine, traversant le passage piéton.

Quelques jours plus tard, la mère de Simon me croise au sein de l’institution et m’interpelle. Submergée par l’émotion, elle se met à pleurer car la veille, et pour la première fois, Simon l’a appelée “Maman”. Lors d’une séance suivante, je propose un rythme accompagnant sa voix en tapotant sur ma table avec deux feutres. D’abord de dos, il se colle, en adhésivité à mon épaule et mime mes gestes à l’unisson. Rapidement il se place de nouveau en face de moi et casse un feutre puis l’autre. Il me dit: “Je ne peux pas le réparer et toi?”. Il vient ensuite se mettre à genoux entre mes jambes, alors que je suis assise et relève sa tête vers moi, dans une extension très forte à la recherche de mon regard puis chante: “Jusqu’ici tout va bien”. A cet instant, et pour la première fois, Simon est en capacité de plonger son regard dans le mien, regard comme agent fondamental à la construction de l’enveloppe et assomption verticalisante de l’interpénétration des regards (Haag, 2009Haag, G. (2009). Place de la structuration de l’image du corps et grille de repérage clinique des étapes évolutives de l’autisme infantile. Enfance, 1, 121-132.). Cet échange de regards fabrique des boucles de retour qui se tissent autour du noyau d’attache central situé dans la zone érogène orale. Ce noyau contient à la fois le rassemblement des sensorialités (consensualité), et s’entretient dans l’auto-érotisme, créant un premier sentiment d’enveloppe (Haag, 2012Haag, G. (2012). Clinique psychanalytique de l’autisme et structuration du moi corporel. Mt pédiatrie, 15(3), 241-248.), qui permet de façon corollaire un redressement (axe vertical et ossature interne).

De plus en plus, la création d’un rythme partagé autorise une forme de circularité dans nos échanges qui enraye la dispersion de Simon. Cette médiation rythmique soutient la possibilité psychique de la répétition et de la mise en forme de premières expériences susceptibles d’avoir été traumatiques. Selon S. Maïello (2007)Maïello, S. (2007). Les états autistiques et les langages de l’absence. In B. Touati et al. (dir.), Langage, voix et parole dans l’autisme (pp. 85-119). PUF (Le fil rouge)., des “expériences rythmiques primaires” doivent avoir lieu afin que l’enfant autiste passe du contrôle opéré sur la réalité, à travers les stéréotypies, au développement du jeu et à l’émergence de la relation. Evoquant sa patiente Rosetta, elle écrit: “Sa capacité naissante d’explorer des aspects rythmiques de la relation montre qu’à un niveau profond, il s’est installé un sentiment continu d’exister, ce qui lui permet de s’exposer à un rythme ‘non-moi’ et non contrôlable” (Maïello, 2007, p. 114Maïello, S. (2007). Les états autistiques et les langages de l’absence. In B. Touati et al. (dir.), Langage, voix et parole dans l’autisme (pp. 85-119). PUF (Le fil rouge).).

Le groupe: espace de restauration

Simon participe également à un atelier sensoriel que je conduis avec un éducateur, deux autres enfants de l’institution y participent. A l’instar des travaux de Poncelet (2019)Poncelet, J. J. (2019). Les processus de symbolisation mis en jeu dans un groupe d’enfants autistes. In H. Chapellière (dir.), Groupes et symbolisations (pp. 111--122). Eres. et de E. Jacquet (2011)Jacquet, E. (2011). Dispositifs thérapeutiques de groupe pour jeunes enfants psychotiques et autistes. Psychothérapies, 31(1), 15-25., nombreux sont les travaux qui mettent en avant les bénéfices d’une prise en charge groupale des enfants autistes s’appuyant sur le média sensoriel qui aide à la restauration des liens primaires. Ces ateliers participent de l’importance du dispositif institutionnel soulignée par P. Delion (2011)Delion, P. (2011). Psychanalyse, autisme et institution. Journal de la psychanalyse de l’enfant, 1(2), 27-43., qui facilite le portage de la symptomatologie autistique. La continuité des soins, à travers la ’fonction phorique” favorise l’expression de la souffrance et des défenses, permet l’apparition secondaire de la “fonction sémaphorique” qui porte la souffrance de l’individu autiste. La sensorialité qui s’exprime dans cet espace est dans l’attente de “boucles réflexives institutionnelles” (Brun & Grondin, 2020Brun, A., & Grondin, P. (2020). Destin de la sensori-motricité et symbolisation institutionnelle dans des dispositifs de soin pour enfants psychotiques et autistes. Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 75(2), 37-50.) favorisant la liaison des sensations. Dans cet espace, Simon est au départ centré sur ses propres sensations et tend à se retirer du lien avec l’environnement. Peu à peu, il se met à considérer son environnement. Dans cet atelier, Simon expérimente la rencontre rythmée avec les regards des autres, de même que les contacts tactiles permettent l’élaboration d’une première ébauche d’enveloppe contenante et favorise le processus de différenciation ainsi qu’une possible expérience d’auto-érotisme. Lors d’une séance, l’agitation spatiale et sonore est intense, provoquée par les bruitages et les chants de Simon. Un autre enfant présent manifeste une sensibilité auditive qui l’amène à un état de saturation. Il sort de la salle avec un éducateur qui co-anime la séance. Simon interrompt alors ses auto-stimulations et me prend le bras en me disant: “Il est où, il va revenir?”, ce qui témoigne de la possible prise en compte de la séparation et de l’absence de l’objet, et de ses éventuelles retrouvailles.

Conclusion

D’emblée la désorganisation de Simon lors de notre première rencontre m’a amenée à interroger ma capacité à résister, à supporter le chaos sensoriel. La mise en scène du tourbillon, de la tornade m’a fait craindre d’être aspirée dans un trou sans fond, avec des vécus énigmatiques de confusion, de pensée engluée et de fragilité. On a développé comment la mise en sens de ces vécus de déliaison et d’agonie amène le thérapeute à adopter un rôle de pare-excitant. Il peut alors accueillir les expériences corporelles traumatiques et accompagner les processus de représentation et de symbolisation. Pour H. Durmanova, (2010)Durmanova, H. (2010). La sensorialité dans le transfert. Le Carnet PSY, 147(7), 33-39., la sensorialité est un outil d’analyse du transfert.

Devant la désorganisation de Simon, mes éprouvés contre-transférentiels sont souvent ceux de la confusion, du chaos, de la perte de mon intégrité. Lors de nos premières séances, il m’est très difficile de maintenir une position d’écoute. Face au bruit et aux mouvements effrénés, je perçois l’espace comme réduit, écrasant, suscitant en moi des vécus d’envahissement et de perte de repères. Peu à peu, le regard de Simon qui est au départ de nos rencontres très fugace, périphérique, devient plus adressé. Il oscille entre un regard évanescent et pénétrant qui me fait traverser un état de fatigue intense où je dois m’efforcer de maintenir mes yeux ouverts. Régulièrement une image m’envahit, celle de mon corps qui fond en une flaque et qui s’évapore après avoir été piétinée par Simon. Le transfert de Simon me fait vivre les états de déliaison et le démantèlement mis en œuvre pour tenter de faire barrage au vécu d’effondrement. Au fil de nos échanges, l’écoute de ses sensations me permet de leur donner une forme, d’éprouver son besoin d’être contenu et d’aider à la métabolisation des éprouvés catastrophiques. Ses expériences de persécution des objets lui permettent de ne pas vivre passivement le débordement sensoriel vécu comme une intrusion. Le partage d’un rythme consensuel ouvre la voie à l’émergence de représentations, et la possibilité pour Simon de symboliser ces éprouvés au service de l’instauration d’une relation.

Alors que lors de nos premières séances, Simon détériorait ses productions et ne parvenait pas à laisser, inscrire, une trace, il a pu écrire mon nom près du sien sur une ardoise magique à plusieurs reprises en prenant le soin de l’effacer avant que nous nous séparions. Enfin, il a récemment représenté sur un dessin deux personnages traversant une zone piétonne qu’il a nommés par nos deux prénoms. Il a accepté d’en conserver une trace en rangeant lui-même ce dessin dans un dossier. M. Dessons (2009)Dessons, M. (2009). L’effondrement et les agonies primitives dans la clinique des psychoses infantiles. Psychologie clinique, 28, 26-38. souligne l’intérêt pour le patient de revivre sous transfert, cet effondrement tant redouté qui a eu lieu dans la petite enfance mais qui n’a pas pu être éprouvé. Elle écrit: “Ceci permet une autre réponse que l’objet originaire défaillant. Le transfert est vu ici, et utilisé, comme une répétition de ce qui n’a pas eu lieu” (Dessons, 2009, p. 35Dessons, M. (2009). L’effondrement et les agonies primitives dans la clinique des psychoses infantiles. Psychologie clinique, 28, 26-38.). L’analyse du contre-transfert suppose une écoute régrédiente et corporelle, où le thérapeute se fait “médium malléable” (Milner, 1977/1979Milner, M. (1979). Le rôle de l’illusion dans la formation du symbole. Revue de psychanalyse, 5-6, 844-874. (Travail originel publié en 1977).; Roussillon, 1999Roussillon, R. (1999). Agonie, clivage et symbolisation. PUF.) et se laisse transformer par les “sensations de formes” (Tustin). Selon P. Fédida, le corps du thérapeute est à la fois lieu de réception de la sensorialité d’images et “production d’une membrane de résonance visuelle et sonore”. Il se constitue en “lieu polyscénique d’engendrement de formes plastiques” (Fédida, 2000, p. 109Fédida, P. (2000). Par où commence le corps humain. Retour sur la régression. PUF.). L’enjeu thérapeutique se situe dans la possibilité d’accueil et de transformation des vécus sensoriels du patient afin de rendre possible une restauration de cette enveloppe facilitant ainsi les différenciations entre le moi et le non-moi aboutissant à de nouvelles perspectives psychiques.

A partir de la rencontre rendue possible par le travail thérapeutique avec l’enfant autiste, nous avons constaté et éprouvé que le recours à la sensorialité peut être utilisé comme barrière afin de ne pas entrer en lien et de se protéger contre le danger de la rencontre avec l’autre (perçue comme une effraction incontrôlable et générant de fortes angoisses persécutrices). Les barrières autistiques empêchent la reconnaissance de l’objet en tant qu’autre-sujet, tout en maintenant un sentiment d’exister corporellement, même en surface, “hors moi” et “hors relation”. Ce mode de survivance psychique dans et par l’agrippement sensoriel privilégie les flux sensoriels au détriment des échanges relationnels. Au-delà de la pathologie, et de l’autisme, nous postulons qu’un certain usage de la sensorialité, malgré le retrait de la vie relationnelle, peut être aussi le moyen de réaliser des identifications intracorporelles, restées défaillantes, dont le rôle est essentiel dans l’édification du Moi corporel et des premières enveloppes. Cette fonction découverte dans la sensorialité utilisée au sein du transfert permet aussi une différenciation subjectivante entre le vécu interne et le corps de l’autre, qui voit émerger dès lors un travail de représentation et de symbolisation. C’est en effet ce qui fait point de rebond dans la rencontre qui permet l’émergence d’une position subjective (Simon écrit son nom et peut laisser et conserver une trace) et la reconnaissance de l’autre comme autre-sujet. En nommant sa mère, Simon la reconnaît et témoigne ainsi d’une première séparation permettant l’acte de nomination dans le langage.

Referências

  • Anzieu, D. (1995). Le Moi-peau. Dunod. (Travail originel publié en 1985).
  • Anzieu, D. (2013). Le penser Du Moi-peau au Moi-pensant Dunod. (Travail originel publié en 9485).
  • Aulagnier, P. (2003). La violence de l’interprétation: Du pictogramme à l’énoncé. PUF (le fil rouge). (Travail originel publié en 1975).
  • Bick, E. (1998). L’expérience de la peau dans les relations objectales précoces. In Dans Williams, M. H., Les écrits de Martha Harris et Esther Bick (traduit par J. & J. Pourrinet; pp. 135-139). Hublot. (Travail originel publié en 1967).
  • Bion, W. R. (2020). Aux sources de l’expérience (traduit par F. Robert). PUF. (Travail originel publié en 1962).
  • Brun, A., & Grondin, P. (2020). Destin de la sensori-motricité et symbolisation institutionnelle dans des dispositifs de soin pour enfants psychotiques et autistes. Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 75(2), 37-50.
  • Delion, P. (2011). Psychanalyse, autisme et institution. Journal de la psychanalyse de l’enfant, 1(2), 27-43.
  • Dessons, M. (2009). L’effondrement et les agonies primitives dans la clinique des psychoses infantiles. Psychologie clinique, 28, 26-38.
  • Durmanova, H. (2010). La sensorialité dans le transfert. Le Carnet PSY, 147(7), 33-39.
  • Fédida, P. (2000). Par où commence le corps humain. Retour sur la régression. PUF.
  • Freud, S. (1981). Le moi et le ça. In Essais de psychanalyse (pp. 243-305).Payot. (Travail originel publié en 1923).
  • Freud, S. (1992). Inhibition, symptôme et angoisse. In Œuvres complètes – Psychanalyse (vol. XVII, pp. 203-286). PUF. (Travail originel publié en 1923-1925).
  • Freud, S. (2006). Trois essais sur la théorie sexuelle. In Œuvres complètes – Psychanalyse (vol. VI, pp. 59-181). PUF. (Travail originel publié en 1901-1905).
  • Grostein, J. (1981). Primal Splitting, the Background Object of Primary Identification and other Self-objects. In Splitting and Projective Identification (pp. 77-89). Jason Aronson.
  • Haag, G. (1989). De quelques fonctions précoces du regard à travers l’observation directe et la clinique des états archaïques du psychisme. Cahiers de psychiatrie infantile, Echos du regard, p. 26-34.
  • Haag, G. (1996). Réflexions sur quelques particularités des émergences de langage chez les enfants autistes. Journal de pédiatrie et de puériculture, 9(5), 261-264.
  • Haag, G. (2000). Réflexions sur une forme de symbolisation primaire dans la constitution du moi corporel et les représentations spatiales, géométriques et architecturales corollaires. In B. Chouvier et al. (dir.), Matière à symbolisation: art, création et psychanalyse (pp. 75-88). Delachaux et Niestlé.
  • Haag, G. (2006). Clivages dans les premières organisations du moi: sensorialités, organisation perceptive et image du corps. Le Carnet PSY, 112(8), 40-42.
  • Haag, G. (2009). Place de la structuration de l’image du corps et grille de repérage clinique des étapes évolutives de l’autisme infantile. Enfance, 1, 121-132.
  • Haag, G. (2012). Clinique psychanalytique de l’autisme et structuration du moi corporel. Mt pédiatrie, 15(3), 241-248.
  • Haag, G. (2018). Le Moi corporel. Autisme et développement: A partir de la clinique psychanalytique de l’autisme et de l’observation du développement. PUF (Le fil rouge).
  • Houzel, D. (2002). Le monde tourbillonnaire de l’autisme. In D. Houzel (dir.), L’aube de la vie psychique (pp. 197-209). Esf éditeur. (Travail originel publié en 1985).
  • Jacquet, E. (2011). Dispositifs thérapeutiques de groupe pour jeunes enfants psychotiques et autistes. Psychothérapies, 31(1), 15-25.
  • Klein, M. (1975) Envy and Gratitude. In M. Klein, Envy and Gratitude and other works 1946-1963. The Writings of Melanie Klein (vol. III). The Hogarth Press and the Institute of Psycho-Analysis (reprinted [1993] London: Karnac). (Travail originel publié en 1957).
  • Klein, M. (2013). Notes sur quelques mécanismes schizoïdes. In M. Klein (dir.), Développements de la psychanalyse (traduit par W. Barange; pp. 274-300). PUF. (Travail originel publié en 1946).
  • Lheureux-Davidse, C. (2020). De la sensorialité à la représentation. Les Lettres de la SPF, 42(2), 17-32.
  • Maïello, S. (2007). Les états autistiques et les langages de l’absence. In B. Touati et al. (dir.), Langage, voix et parole dans l’autisme (pp. 85-119). PUF (Le fil rouge).
  • Meltzer, D. et al. (1980). Explorations dans le monde de l’autisme (traduit par G. et M. Haag). Payot (Travail originel publié en 1975).
  • Meltzer, D. (2006). Études pour une métapsychologie élargie Hublot. (Travail originel publié en 1986).
  • Milner, M. (1979). Le rôle de l’illusion dans la formation du symbole. Revue de psychanalyse, 5-6, 844-874. (Travail originel publié en 1977).
  • Poncelet, J. J. (2019). Les processus de symbolisation mis en jeu dans un groupe d’enfants autistes. In H. Chapellière (dir.), Groupes et symbolisations (pp. 111--122). Eres.
  • Roussillon, R. (1999). Agonie, clivage et symbolisation PUF.
  • Stern, D. N. (1977). Mère-enfant, les premières relations Mardaga.
  • Tustin, F. (1977). Autisme et psychose de l’enfant (traduit par M. Davidovici). Le Seuil. (Travail originel publié en 1972).
  • Tustin, F. (1989). Le trou noir de la psyché (traduit par P. Chemla). Le Seuil.
  • Winnicott, D. W. (1969). L’angoisse associée à l’insécurité. In D. W. Winnicott (dir.), De la pédiatrie à la psychanalyse (traduit par J. Kalmanovitch; pp. 198-202). Payot. (Travail originel publié en 1952).
  • Winnicott, D. W. (1956). La préoccupation maternelle primaire. In D. W. Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse (traduit par J. Kalmanovitch; pp. 168-174). Payot.
  • Winnicott, D. W. (1975). La crainte de l’effondrement. Nouvelle revue de Psychanalyse, 11, 35-44.

Publication Dates

  • Publication in this collection
    09 Oct 2023
  • Date of issue
    2023

History

  • Received
    07 Aug 2022
  • Reviewed
    21 Nov 2022
  • Accepted
    14 Feb 2023
Associação Universitária de Pesquisa em Psicopatologia Fundamental Av. Onze de Junho, 1070, conj. 804, 04041-004 São Paulo, SP - Brasil - São Paulo - SP - Brazil
E-mail: secretaria.auppf@gmail.com