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Entretien avec Henry Rousso

Résumé:

Entretien avec l’historien français Henry Rousso.

Mots-clé:
histoire du temps présent; usages publics de l’histoire; memoire.

Resumo:

Trata-se de entrevista com o historiador francês Henry Rousso.

Palavras chave:
história do tempo presente; usos públicos da história; memória

L’historien français Henry Rousso est Directeur de recherche de classe exceptionnelle au CNRS, Chevalier de l’Ordre national du Mérite et Docteur Honoris Causa de l’Universidad Nacional de la Plata (Argentine). Ses travaux les plus connus ont pour thématique l’histoire de la Seconde guerre mondiale, en particulier le régime de Vichy. Dernièrement, il s’est orienté vers l’histoire de la mémoire collective et des usages du passé, un champ qu’il a contribué à créer.

Pourriez-vous nous parler des transformations dans le champ des recherches sur l’histoire du temps présent au cours des dix dernières années? Comment les historiens écrivaient-ils l’histoire du temps présent et comment l’écrivent-ils aujourd’hui ?

Tout d’abord, l’histoire du temps présent s’est maintenue comme une partie importante de la discipline historique en général. Elle attire toujours un nombre important d’étudiants et, fait significatif, de nombreux historiens venus d’autres périodes s’y intéressent également - alors qu’il y a peu de “contemporanéistes” qui font de l’histoire moderne ou médiévale. Ensuite, cette histoire est de plus en plus identifiée comme une « histoire publique », une forme de connaissance qui s’inscrit dans la sphère publique et pas seulement dans la sphère universitaire. Cela est dû sans doute à l’importance politique, culturelle ou sociale de certaines thématiques liées à l’étude du passé récent : les phénomènes de transition démocratique, la sortie des conflits et des dictatures, les questions de la mémoire, la place respective des identités nationales, locales, ethniques ou religieuses, autant de sujets qui concernent directement l’écriture de l’histoire, et tout particulièrement les usages du passé dans le présent, ce qui est l’une des composantes majeures de l’histoire du temps présent actuelle. Parmi les changements, je noterais également une plus grande attention des historiens à la dimension anthropologique de phénomènes qu’ils étudiaient auparavant presque exclusivement avec une grille de lecture politique, économique ou sociale. Je pense ici aux études sur la violence, en particulier les études sur la violence de guerre, avec une attention portée aux manières de se battre plus qu’aux causes de la guerre, ou encore une préoccupation grandissante pour les victimes civiles. Cette approche a entièrement renouvelé l’histoire de la Première Guerre mondiale, celle du nazisme et de la Shoah, ou encore celle des guerres coloniales. Enfin, l’une des évolutions récentes de la discipline dans son ensemble tient moins à l’importance accordée à telle ou telle période de l’histoire, récente ou ancienne, qu’au changement d’échelle de l’analyse historique avec une attention portée à une approche mondialisée ou connectée. Elle permet d’envisager une histoire que l’on peut qualifier de “ multipolaire” ou encore de limiter les effets de l’européocentrisme, ce que j’ai essayé de faire dans mon dernier ouvrage en avançant l’idée d’une “mondialisation de la mémoire”.

2. Vous commencez La dernière catastrophe (2012) en reprenant une phrase prononcée par François Bédarida au moment de l’organisation d’un colloque sur le régime de Vichy en 1989 : “Vous n’avez pas vécu cette période, vous ne pouvez pas comprendre.” Au long du livre, on apprend que, avec l’apparition de l’histoire du temps présent, émerge la figure du témoin, qui est à la fois concurrent et complice de l’historien dans la tâche d’écrire l’histoire. Quelles sont les limites de la collaboration entre les historiens et les protagonistes de l’histoire ? Et quels sont les principaux défis pour l’historien, lui-même dans une relation de proximité mais qui doit maintenir un regard éloigné?

La question de la distance en histoire du temps présent est à la fois banale et centrale. Banale, parce qu’elle concerne par définition toutes les sciences sociales qui ont à faire avec de la matière vivante, avec de la “chair humaine” pour citer Marc Bloch. Elle concerne au demeurant toute la discipline historique : en France, les débats sur la Révolution française vieille de plus de deux siècles peuvent être aussi vifs que ceux sur la Seconde guerre mondiale ou sur la Guerre d’Algérie. Les passions envers le passé ne sont que peu dépendantes du temps écoulé : il m’a été plus difficile de travailler sur le régime de Vichy au milieu des années 1990, alors que cette période suscitait de très vives polémiques dans l’espace public français, que vingt ans auparavant, dans le milieu des années 1970, alors que le sujet était encore plus ou moins tabou. Pour autant, si l’historien des périodes anciennes doit faire l’effort de s’y projeter et de les rendre intelligibles pour ses contemporains, l’historien du temps présent, lui, doit faire l’effort inverse, mettre à distance son propre temps, se départir du sentiment de proximité, notamment avec les acteurs de l’Histoire qu’il croise et interroge. La relation avec le témoin est fondamentale ici car c’est d’abord une ressource décisive pour les historiens, un moyen d’avoir accès à une connaissance que les sources écrites ne permettent pas toujours. C’est aussi une forme d’obligation morale pour l’historien du temps présent que de permettre à ces témoins, qu’ils fassent partie des élites, notamment politiques, ou qu’ils soient des gens ordinaires de toute condition, de s’exprimer, de figurer comme acteurs dans les récits qu’il va produire. Cela ne va pas sans heurts, surtout à une époque où la place du témoin et plus encore celle de la victime a pris une dimension considérable dans la sensibilité publique. Cela pose en définitive une question épistémologique que reflète mon échange avec François Bédarida, qui fut mon maître : comment trouver le bon équilibre dans l’écriture de l’histoire du temps présent entre expérience et connaissance, entre ce que le témoin peut dire et transmettre de son propre vécu, et ce que l’historien va construire à partir des traces d’un passé qui lui est malgré tout en grande partie étranger. Cette différence de nature est fondamentale pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui dans les conflits mémoriels, ou encore pour saisir pourquoi on continue d’opposer histoire et mémoire, comme si l’une représentait la raison et l’autre l’émotion. En réalité, l’histoire se nourrit de la mémoire et l’historien se nourrit de la parole des témoins. Quant à la mémoire collective ou individuelle, elle intègre la connaissance historique, un témoin, même s’il évoque sa propre expérience, lit lui aussi des livres d’histoire.

3. Dans votre dernier livre, Face au passé (2016ROUSSO, Henry. Face au passé: essais sur la mémoire contemporaine. Paris: Belin, 2016), vous affirmez que la mémoire est devenue une valeur cardinale de notre temps, en proposant une lecture sur les formes de mondialisation de la mémoire. Comment voyez-vous la spécificité du temps présent brésilien, avec la dictature militaire qui a pris fin en 1985 et la création, près de 30 ans plus tard, d’une Commission nationale de la vérité sans effet pratique important?

Je ne connais pas assez le cas brésilien pour en parler, mais le modèle de l’amnistie et du silence a visiblement longtemps prévalu après la chute de la dictature avant que le besoin de vérité sur la nature et l’ampleur des crimes commis, le désir de justice pour punir les coupables et la nécessité d’une reconnaissance des victimes se traduisent par la création de la Commission nationale de la vérité. Vérité, justice et reconnaissance, c’est le triptyque contemporain qui caractérise la plupart des politiques de mémoire. Au regard d’autres expériences similaires, en Amérique latine ou ailleurs, de commissions de “vérité et réconciliation”, il y a semble-t-il ici un décalage très important entre la fin de la dictature et la traduction d’une volonté politique de regarder le passé en face. L’esquisse de modèle que j’ai proposé ne signifie pas que partout, au même moment, le « devoir de mémoire » s’impose comme un nouveau droit de l’homme. Il constitue cependant un horizon démocratique, un élément important des processus de démocratisation, qui évolue en fonction des contextes politiques ou culturels propre à chaque pays. C’est en ce sens que l’histoire de la mémoire, des usages et des représentations du passé, à l’échelle des discours et actions politiques comme à l’échelle des différentes couches de la société, constitue un champ essentiel de l’histoire du temps présent. D’un côté, les études sur la mémoire ont en partie permis de fonder cette discipline, mais la mémoire constitue aussi, et en même temps, un problème historique contemporain de toute première importance que l’histoire du temps présent doit étudier comme le font d’autres disciplines (la sociologie, la science politique, l’anthropologie, etc.)

4. Une histoire du temps présent peut être comprise comme un aspect d’une perspective présentiste ?

Je défends, en réalité, l’idée inverse. L’histoire du temps présent est d’abord une manière de faire de l’histoire tour court. Elle a donc pour objet de donner une perspective de moyenne ou de longue durée, d’insister sur le caractère changeant de notre rapport au passé, souvent de relativiser ce qui paraît nouveau aux contemporains ou au contraire de montrer la nouveauté là où l’on croit voir une permanence : la situation politique actuelle en France avec l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, une figure politique à la fois nouvelle par sa jeunesse, sa prise de pouvoir inattendue ou son mode de gouvernance, en même temps inscrite dans une tradition, celle du réformisme, offre de ce point de vue un cas d’école. L’historien du temps présent, comme d’autres, peut aussi, parfois, mettre en garde contre cette idée que notre présent, nos valeurs - qui sont après tout éphémères - peuvent réécrire une histoire dans le “bon sens” ou réparer les effets de processus vieux de plusieurs siècles. Tout récemment, à la suite de l’attentat de Charlottesville, lui-même conséquence de la décision de déboulonner une statue du général Lee, figure emblématique des suprémacistes américains, une association française, le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) demandait que l’on fasse de même avec les statues de Colbert, ministre de Louis XIV et figure emblématique de l’histoire de France, qui fut aussi l’un des inspirateurs du Code noir, le texte de référence de l’esclavage. C’est l’exemple même d’une forme de blanchiment de l’Histoire et d’une lecture exclusivement présentiste du passé qui réduit un personnage ou un événement historique à la seule dimension morale qui ne lit plus le passé qu’à travers les obsessions de notre présent, ici l’antiracisme, concept qui n’a pas grand sens appliqué au XVIIe siècle. L’histoire de la mémoire telle qu’elle a été développée par les historiens du temps présent permet de mettre en perspective de telles revendications fondées exclusivement sur des émotions identitaires.

5. Quel est votre nouveau projet éditorial ?

À l’heure actuelle, je m’intéresse à la question du ressentiment et de la vengeance des victimes de grands crimes de masse : le génocide des Arméniens, la Shoah et le génocide des Tutsi au Rwanda. C’est une manière d’aborder un aspect méconnu, parfois tabou, des questions liées aux “passés qui ne passent pas”. La vengeance est une forme de mémoire longue, une manière de perpétuer le souvenir ou d’exiger justice et réparation, mais dans des modalités qui sont en principe bannies des sociétés civilisées. Or ces formes de vengeance ont existé presque systématiquement dans toutes les sorties de conflit contemporaines et les historiens y ont prêté moins d’attention qu’à autres modalités, par exemple les commémorations ou les monuments. C’est une façon aussi pour moi de continuer d’observer mon époque avec un regard critique et donc non présentiste… Après une répression sanglante ou après un génocide, la réconciliation pacifiée, qui est devenue le modèle souhaitable un peu partout dans le monde dans les sorties de guerre ou de dictature, ne s’est pas imposée facilement. Elle s’est faite souvent grâce au refoulement, plus ou moins bien accepté, du ressentiment légitime des victimes, lequel s’est traduit de temps à autre par des manifestations de violence et de vengeance contre les bourreaux d’hier.

Referência bibliográfica

  • ROUSSO, Henry. A última catástrofe: a história, o presente, o contemporâneo. Rio de Janeiro: FGV, 2016.
  • ROUSSO, Henry. Face au passé: essais sur la mémoire contemporaine. Paris: Belin, 2016

Publication Dates

  • Publication in this collection
    May-Aug 2018

History

  • Received
    12 Sept 2017
  • Accepted
    13 Sept 2017
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