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Baudelaire et Rousseau : une nouvelle lecture du Gateau

Baudelaire and Rousseau: a new reading of The Cake

Résumé

Cet article propose une lecture du poème Le Gâteau en regard du Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes avec lequel Baudelaire discute. Il convoquera aussi un passage très significatif de l’Émile (qui n’a encore jamais retenu l’attention de la critique pour l’interprétation de ce poème) dans lequel Rousseau met en scène la même situation que Baudelaire imagine dans Le Gâteau. A quel point ce dernier sentit l’importance des thèses de Rousseau et en fut tributaire, c’est ce qui devrait empêcher de ne voir dans Le Gâteau qu’une critique superficielle et idéologique de l’auteur des Rêveries du promeneur solitaire. Baudelaire, et l’existence de ce grand poème suffit à l’attester, réfléchit avec Rousseau à la condition humaine, c’est dans son sillage qu’il s’interroge sur la nécessité et les possibles, à l’heure présente, d’une parole de poésie. De sorte qu’écouter ses objections autant que son approbation au père du romantisme permettra de prendre la mesure de son immense influence dans l’écriture du Spleen.

Mots-Clés
Baudelaire; Rousseau; Le Spleen de Paris; Le Gâteau

Abstract

This article offers a reading of the poem « The Cake » opposite the Discourse on the origin of inequality among men with which Baudelaire discusses. He will also present a very significant passage from Emile (who has never yet caught the attention of critics in the interpretation of this poem) in which Rousseau portrays the same situation as Baudelaire imagines in « The Cake ». To what extent he felt the importance of Rousseau's theses and was dependent on them, is what should prevent « The Cake » from seeing only a superficial and ideological criticism of the author of the Reveries of the Solitary Walker. Baudelaire, and the existence of this great poem is enough to attest, reflects with Rousseau on the human condition, it is in his wake that he wonders about the need and the possibilities, at the present time, of a word of poetry. So that listening to his objections as much as his approval to the father of romanticism will allow him to appreciate his immense influence in the writing of Spleen.

Keywords
Baudelaire; Rousseau; The Spleen of Paris; The Cake

Resumo

O presente artigo propõe uma leitura do poema “O Bolo” com base no Discurso sobre a origem da desigualdade entre os homens com o qual Baudelaire discute. Convocará igualmente uma passagem muito significativa do Emílio (que nunca chamou a atenção dos críticos para a interpretação desse poema) em que Rousseau retrata a mesma situação que Baudelaire imagina no “Bolo”. Até que ponto este sentiu a importância das teses Rousseau e dele foi tributário, é o que deveria impedir de ver no poema “O Bolo” apenas uma crítica ideológica superficial do autor dos Devaneios do caminhante solitário. Baudelaire, e a existência deste grande poema basta para atestá-lo, reflete com Rousseau sobre a condição humana, é na sua esteira que se questiona sobre a necessidade e as possibilidades, naquele momento, de uma palavra de poesia. De modo que ouvir suas objeções tanto quanto sua aprovação ao pai do romantismo permitirá tomar a medida de sua imensa influência na escrita do Spleen.

Palavras-chave
Baudelaire; Rousseau; O Spleen de Paris; O Bolo

Le Gâteau constitue généralement pour la critique le texte phare pour la compréhension du rapport entre Baudelaire et Rousseau. Par la passion déclarée de la marche en montagne du narrateur, et évoquée en des termes éminemment préromantiques et romantiques, puis par le renvoi explicite à la pensée de Rousseau, « l’homme est né bon », pivot du poème, il est en effet évident que Baudelaire s’adonne ici à une discussion avec l’auteur du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. À quel point toutefois Baudelaire sentit l’importance des thèses de Rousseau, c’est ce qui devrait empêcher de ne voir dans ce poème qu’une critique superficielle de celui-ci. Baudelaire, et l’existence de ce grand poème suffit à l’attester, réfléchit avec Rousseau à la condition humaine.

La plupart des commentaires dont Le Gâteau a fait l’objet situent Baudelaire en conflit ouvert avec Rousseau. Selon une lecture théologique, les deux petits êtres de la seconde partie du texte qui surgissent brutalement dans le calme de la nature sont des frères ennemis, deux Caïn, luttant à mort sous l’injonction fatale du péché originel qui rend caduques les illusions naïves du promeneur solitaire 1 1 Voir l’article de Jean Starobinski, « Sur Rousseau et Baudelaire. Le dédommagement et l’irréparable », dans Le Lieu et la formule, Hommage à Marc Eigeldinger, Neuchâtel, À la Baconnière, coll. « Langages », 1978, p. 47-59; ainsi que les commentaires de Jean-Luc Steinmetz dans son édition du Spleen de Paris, Paris, Le Livre de Poche, 2003, p. 103. Voir aussi sur « Le Gâteau »: Jean Starobinski, « Rousseau, Baudelaire, Huysmans (les pains d’épices, le gâteau, et l’immonde tartine) », dans Baudelaire, Mallarmé, Valéry. New Essays in Honour of Lloyd Austin, Edited by Malcolm Bowie, Alison Fairlie and Alison Finch, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 128-141; « Don fastueux et don pervers. Commentaire historique d’une rêverie de Rousseau » [Conférence Marc Bloch, 13 juin 1985], Annales. Économies, sociétés, civilisations, no 1, janvier-février 1986, p. 7-26; Marcel Gutwirth, « À propos du Gâteau: Baudelaire, Rousseau et le recours à l’Enfance », Romanic Review, vol. LXXX, 1989, p. 75-87. . L’extase rendue par la longue description au début du poème (et suscitée selon Melvin Zimmerman par la lettre XXIII de la première partie de La Nouvelle Héloïse (ZIMMERMAN, 1981ZIMMERMAN, Melvin. Trois études sur Baudelaire et Rousseau. Études baudelairiennes IX. Neuchâtel : À la Baconnière, 1981., p. 36-37) est annulée, en même temps que tout salut possible dans l’existence, et ce faisant le narrateur dit son éloignement du rousseauisme. Une lecture socio-économique fait davantage valoir le problème des inégalités sociales et des besoins premiers de tout être vivant. Ces besoins toutefois seraient évoqués à la seule fin de décrédibiliser les journaux humanitaires de l’époque qui véhiculaient un idéal démocratique et fraternitaire, alors que la dure réalité, telle que l’expérimente le narrateur du poème, en congédie en bloc la possibilité. Patrick Labarthe (2000, p. 87) LABARTHE, Patrick. Patrick Labarthe commente Petits poèmes en prose de Charles Baudelaire. Paris : Gallimard , 2000. (Coll. Folio). et Steve Murphy (2003, p. 324) MURPHY, Steve. Logiques du dernier Baudelaire. Paris : Honoré Champion, 2003. 2 2 « Le texte ne suggère aucunement, comme on a pu le penser, que les enfants sont naturellement criminels, vicieux, bestiaux. Plutôt suggère-t-il que ces enfants sont toujours-déjà socialisés, mais mal. » ont en effet souligné la violence socialement organisée de la faim et ont perçu sa critique dans le poème. Ces enfants seraient alors ceux de la civilisation corruptrice, et, comme l’a souligné Jean Starobinski (2007, p. 131) STAROBINSKI, Jean. Largesse. Paris : Gallimard , 2007. (Coll. Art et artistes)., Baudelaire, contrairement à Rousseau, ne distinguerait pas radicalement nature humaine et mal social ; ce qui permet, en l’absence d’une thèse manifeste, de maintenir côte à côte les deux interprétations conjointes.

Toutefois, s’en tenir à l’interprétation catholique communément admise tend à enfermer le poète dans la doctrine du péché originel et à abuser de son christianisme. Et bien plutôt faut-il constater qu’à cette date l’intuition d’une malédiction humaine est présente chez Baudelaire sous la forme exclusive d’une violence ontologique, d’un état humain fatalement voué à la lutte pour la vie, sans plus de justification par le péché : telle est une des caractéristiques majeures du Spleen de Paris par rapport aux Fleurs du Mal. En 1860, Baudelaire s’enthousiasme pour la pensée de Giuseppe Ferrari qu’il vient de découvrir : « Je viens de chiper chez Michel La Raison d’État. […] La préface surtout (il faut absolument que vous lisiez cela) est d’une certaine éloquence éthéréenne, fataliste, résignée, qui fait penser aux meilleurs morceaux de la plus pure beauté classique française. […] c’est partout le Génie qui pactise avec le Destin3 3 Lettre à Auguste Poulet-Malassis du 20 avril 1860. » (BAUDELAIRE, 1973, v. 2, p. 26) BAUDELAIRE, Charles. Correspondance. Texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois avec la collaboration de Jean Ziegler. Paris : Gallimard, 1973 2v. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade).. Dans la préface en question, le tragique d’une nature vouée aux impulsions antagonistes n’est plus tempéré par une autorité transcendante comme chez Joseph de Maistre, mais la nature « également indifférente à Dieu et à Satan explique seule les libertés, les servitudes, les partis, les guerres, les révolutions, les sectes qui les enfantent et celles qui les résolvent » (FERRARI, 1992, p. 7) FERRARI, Joseph. Histoire de la raison d’État. Paris : Kimé, 1992.. Cette indifférence à Dieu et à Satan sera explicitement exprimée dans Le Voyage (1859) ainsi que dans Hymne à la beauté (1860), avant d’innerver entièrement les Petits poèmes en prose, ce qui permet d’envisager une strate plus profonde de la pensée de Baudelaire, plus essentielle peut-être, que ses formulations catholiques, dès lors que son expérience poétique le conduit à penser non le « mal » mais la violence originaire, non le « péché » mais la vie créatrice de conflits.

Dans Le Gâteau, paru dans La Presse le 24 septembre 1862, Baudelaire certes dialogue avec Rousseau, mais sur ce sol évident où l’a conduit son travail poétique, sur ce sol lavé comme une grève de ses idées passées. De telle sorte que, comme Rousseau revendiquant sans cesse un état de nature préservé des dogmes, des préjugés et des savoirs constitués, il faut toujours rappeler cette intuition poétique de Baudelaire, déprise des circonstances historiques et des emprunts idéologiques. Il convient, dans cette perspective, de relire entièrement ce grand poème.

Le premier paragraphe, le plus long des quatre qui informent le poème, constitue une très longue description du paysage montagneux à la faveur duquel le narrateur se sent élevé dans des régions toujours plus hautes qui occasionnent en lui un bien-être insoupçonné. L’amour et la haine, liés encore ici, sont aussi loin que les bestiaux : le comportement humain vulgaire apparenté à la bestialité est éloigné, nous sommes à l’opposé d’un poème comme Duellum. De cette expérience de la béatitude, le narrateur nous dit dès la troisième phrase : « Il en passa sans doute en ce moment quelque chose dans mon âme. » Ainsi, quelle que soit la suite du poème, et aussi décevante qu’apparaîtra l’irruption de la violence, il faut d’ores et déjà insister sur le fait que quelque chose est passé dans l’âme du poète que rien (« sans doute »), sans aucun doute et résistant au doute, ne pourra invalider. Quelle que soit la suite des circonstances, une certitude subsiste, qui est celle d’un instant vécu, qui a eu lieu indéniablement et dont le souvenir heureux reste attaché à la conscience, et résiste au doute. Vers la fin du paragraphe, il est dit de nouveau : « dans mon total oubli de tout le mal terrestre, j’en étais venu à ne plus trouver si ridicules les journaux qui prétendent que l‘homme est né bon. » La seconde partie du poème ne peut abroger l’épreuve de cet oubli et du réveil de cette vie bonne. Car en effet, à cet oubli des catégories mondaines (le mal), suit immédiatement l’évocation des besoins du narrateur. « La matière », selon les termes de ce dernier, n’est pas tout de suite perçue négativement comme moyen de justifier une critique de la misère sociale ou superficiellement pour tourner en dérision le lyrisme du voyageur, mais elle est le lieu de l’évincement d’une abstraction langagière, « le mal terrestre », au profit d’une auto-évidence : l’affect matériel, qui, lui, ne s’oublie pas, et se manifeste sous la forme de la fatigue et de la faim : « Je découpais tranquillement mon pain. » L’affect ici est avant tout le lieu d’une vie bonne, du bonheur d’un besoin assouvi. Loin de démentir la croyance en l’homme bon, loin du constat que tout serait pulsion violente et absurde, la « matière4 4 Voir Michel Henry, Phénoménologie matérielle, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1990, dont nous nous inspirons pour ce développement et qui redéfinit ce concept de matière qui devient l’essence de la phénoménalité, le fond de la vie hors représentation et hors temps. » est d’abord le lieu d’une donation originelle, d’une adhésion de la sorte de celle des petits aux mamelles pendantes des Bohémiens en voyage. Et c’est le pathos qui donne naissance au récit puisqu’il suscite l’arrivée du « petit être ». Seulement, il est évident qu’à ce moment de rupture dans le poème, l’affect devient celui de la souffrance de la vie. La vie et la violence vont finir par se révéler intimement liées. D’où vient ce retournement de la vie contre elle-même ? C’est ce que Baudelaire, avec l’aide de Rousseau, cherche à exprimer dans ce poème.

Parmi les récits traditionnels de lutte fratricide, celui d’Abel et Caïn dans la Genèse, celui de Romulus et Rémus dans l’Histoire romaine de Tite-Live ne sont pas pleinement satisfaisants pour comprendre le texte de Baudelaire. Dans le premier, une phrase laconique relate le combat qui se solde par la mort d’Abel : « Cain se jeta sur son frère Abel et le tua » (La Genèse, 4,8). Dans le second, voici ce qui est dit de l’affrontement : « On discute ; on en vient aux mains ; les colères s’exaspèrent et dégénèrent en lutte meurtrière. C’est alors que, dans la bagarre, Remus tomba frappé à mort » (TITE-LIVE, 1940, p. 13TITE-LIVE, -. Histoire romaine. Traduction de Gaston Baillet. Paris : Les Belles Lettres , 1940.). Dans les deux cas, un des deux frères est le vaincu et l’autre est le vainqueur. Et c’est cette dissemblance par rapport au texte de Baudelaire qui oblige à songer sérieusement à un autre épisode de lutte fratricide, celle d’Étéocle et Polynice, relaté par Euripide dans sa tragédie des Phéniciennes par le biais d’un messager qui commence son récit en ces termes : « d’un élan terrible ils coururent l’un sur l’autre » (1985EURIPIDE, -. Tragédies. Traduction de Fernand Chapouthier, Henri Grégoire, Louis Méridier. Paris : Les Belles Lettres, 1985, t. V., p. 210). Ce vers qui initie le combat n’est bien sûr pas sans rappeler le vers qui ouvre Duellum: « Deux guerriers ont couru l’un sur l’autre. » En outre, l’évocation des « héros » et des « glaives […] brisés » va dans le sens d’un rapprochement fructueux entre les deux récits de sorte qu’il est probable que Baudelaire dans toute cette réflexion sur la violence fratricide ait eu en esprit ce grand texte d’Euripide. Le récit du messager est long, détaillé, les deux frères combattent en une exacte réciprocité et la mort ne résolvant rien ; la violence est dénuée de sens, aucunement édifiante, et s’apparente à la fatalité d’une lutte universelle et immémoriale entre semblables (EURIPIDE, 1985, p. 210EURIPIDE, -. Tragédies. Traduction de Fernand Chapouthier, Henri Grégoire, Louis Méridier. Paris : Les Belles Lettres, 1985, t. V.): « C’est ainsi que, mordant la poussière, tous deux sont abattus côte à côte, sans avoir décidé de la victoire » (EURIPIDE, 1985, p. 212EURIPIDE, -. Tragédies. Traduction de Fernand Chapouthier, Henri Grégoire, Louis Méridier. Paris : Les Belles Lettres, 1985, t. V.). Cette absence de victoire renvoie au gâteau, en miettes parmi le sable, et aux deux enfants pareillement exténués, sinon morts. Ainsi, ce combat tragique s’ancre plus volontiers dans l’héritage de la Grèce ancienne que dans celui de l’Ancien Testament, il remonte aux origines mêmes de la tradition occidentale, à la naissance de l’Occident dans la voie de la grécité.

La description sanglante progressant, les deux petits êtres deviennent « le légitime propriétaire » et « l’usurpateur ». Selon Steve Murphy, Baudelaire « déconstruit surtout la perception du narrateur » (MURPHY, 2003, p. 320) MURPHY, Steve. Logiques du dernier Baudelaire. Paris : Honoré Champion, 2003., il ironise sur ce dernier qui perçoit les pauvres d’une manière socialement déterminée et lacunaire à travers sa moralité bourgeoise fondée sur la propriété. La déshumanisation ne serait pas naturelle mais causée par le bourgeois qui peut se permettre de lire Rousseau et Lamartine pendant que ses semblables subissent la paupérisation. Mais il faut, avec Baudelaire, aller plus loin. Car ce poème ne doit pas être réduit à une critique de la violence des inégalités sociales entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas : il entame une remontée, et seule la discussion avec Rousseau permet de le déceler, jusqu’à l’origine du mal dans la civilisation.

En effet, ces termes de propriétaire, d’usurpateur sont aussi ceux de Rousseau, et non d’un rousseauisme vulgaire : Baudelaire n’était pas sans savoir que le désastre du commencement de l’histoire selon Rousseau se produit avec la propriété. Dans le Second discours, elle constitue le « dernier terme de l’état de Nature » (ROUSSEAU, 1964, p. 164) ROUSSEAU, Jean-Jacques. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes; Œuvres complètes III. Édition publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond. Paris : Gallimard , 1964. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade)., autrement dit, elle se situe au seuil entre état de nature et état civil et signe l’entrée dans la civilisation : « Le premier qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile » (ROUSSEAU, 1964, p. 164ROUSSEAU, Jean-Jacques. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes; Œuvres complètes III. Édition publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond. Paris : Gallimard , 1964. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade).).

L’idée fondamentale que contient une telle phrase est la suivante : c’est le discours qui rend effective la prise de possession et fonde la société civile. Le langage se fait performatif - « Ceci est à moi » - conférant un rôle essentiel à la parole dans cette usurpation, de sorte qu’il faut dire avec Jérôme Thélot que Rousseau « pense le commencement de l’histoire non pas seulement comme une rupture d’avec la bonté originelle, mais […] comme un événement sacrificiel dont la teneur est langagière. La critique de l’histoire dans le rousseauisme […] est une critique de son commencement comme discursif » (THELOT, 2015, p. 66THELOT, Jérôme. Les Avantages de la vieillesse et de l’adversité. Paris : Les Belles Lettres , 2015. (Coll. Encre marine).). Le langage prenant possession (le premier occupant) éveille le désir d’autrui (qui invoque le droit du plus fort) et conduit à la guerre :

En un mot, concurrence et rivalité d’une part, de l’autre opposition d’intérêt, et toujours le désir caché de faire son profit aux dépends d’autrui ; Tous ces maux sont le premier effet de la propriété et le cortège inséparable de l’inégalité naissante. […] C’est ainsi que les plus puissants ou les plus misérables, se faisant de leur force ou de leurs besoins une sorte de droit au bien d’autrui, équivalent, selon eux, à celui de propriété, l’égalité rompue fut suivie du plus affreux désordre : c’est ainsi que les usurpations des riches, les Brigandages des Pauvres, les passions effrénées de tous étouffant la pitié naturelle, et la voix encore faible de la justice, rendirent les hommes avares, ambitieux et méchants. Il s’élevait entre le droit du plus fort et le droit du premier occupant un conflit perpétuel qui ne se terminait que par des combats et des meurtres. La Société naissante fit place au plus horrible état de guerre5 5 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. (ROUSSEAU, 1964ROUSSEAU, Jean-Jacques. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes; Œuvres complètes III. Édition publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond. Paris : Gallimard , 1964. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade)., p. 175-176).

Il convient d’ajouter qu’à partir de cette première velléité de propriété qui conduit à l’état de guerre, s’instaure une seconde propriété, encore fondée sur le langage, et encore énoncée en discours direct, ce qui signifie bien que pour Rousseau le langage est lié d’un lien insécable à la naissance de l’état civil :

Le riche pressé par la nécessité, conçut enfin le projet le plus réfléchi qui soit jamais entré dans l’esprit humain ; ce fut d’employer en sa faveur les forces mêmes de ceux qui l’attaquaient, de faire ses défenseurs de ses adversaires, de leur inspirer d’autres maximes, et de leur donner d’autres institutions qui lui fussent aussi favorables que le droit naturel lui était contraire. […] il inventa aisément des raisons spécieuses pour les amener à son but. « Unissons-nous », leur dit-il… (ROUSSEAU, 1964, p. 177) ROUSSEAU, Jean-Jacques. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes; Œuvres complètes III. Édition publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond. Paris : Gallimard , 1964. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade)..

L’établissement du droit de propriété pour Rousseau s’entame par une mystification, par une fiction langagière trompeuse : l’appui sur le dernier terme de l’état de nature est un mauvais appui puisque fondé sur la violence et sur un mensonge qui s’exprime en ces mots : « Unissons-nous ». Ainsi, le droit, plutôt que d’y remédier, réitère la violence du langage. À deux reprises6 6 Mais déjà dès le Premier discours: « Avant que ces mots affreux de tien et de mien fussent inventés ; avant qu’il y eût de cette espèce d’hommes cruels et brutaux qu’on appelle maîtres, et de cette autre espèce d’hommes fripons et menteurs qu’on appelle esclaves ; avant qu’il y eût des hommes assez abominables pour oser avoir du superflu pendant que d’autres hommes meurent de faim ; avant qu’une dépendance mutuelle les eût tous forcés à devenir fourbes, jaloux et traîtres ; je voudrais bien qu’on m’expliquât en quoi pouvaient consister ces vices, ces crimes qu’on leur reproche avec tant d’emphase. On m’assure qu’on est depuis longtemps désabusés de la chimère de l’Age d’or. Que n’ajoute-on encore qu’il y a longtemps qu’on est désabusé de la chimère de la vertu ? » Discours sur les sciences et les arts (ROUSSEAU, 1964, p. 80). , le langage se fait violence en ce qu’il prive autrui de biens terrestres et instaure entre les humains des rapports biaisés. La violence de tous contre tous, engendrée par le « ceci est à moi », est remplacée par la violence des conventions, profitable au puissant et qui reste adossée sur ce « ceci est à moi ». Le droit peut désormais inventer des termes tels que « légitime propriétaire » et « usurpateur ».

Baudelaire, employant de manière inopportune ces termes de la propriété, n’indique-t-il pas qu’il s’agit dans son poème d’une situation analogue dans laquelle se trouvent les enfants ? L’un ayant pris possession d’un objet désigné par le langage (« gâteau ») comme désirable, se transforme en « légitime propriétaire » et attise automatiquement le désir de l’autre qui devient l’« usurpateur » et engendre l’état de guerre. Comme Rousseau, Baudelaire mêle la propriété et son vocabulaire à la violence, la faisant intervenir au point le plus élevé de l’animosité la plus primaire, et surtout il mêle cette violence au langage. Un article fondamental de Georges Formentelli consacré au Gâteau et dans lequel il entreprend une exégèse girardienne du poème est d’un grand apport dans l’approfondissement de la lecture de celui-ci :

Le désir de l’enfant […] masque le pain réel sous une vision d’ordre exactement mythique qui lui fait dire, extatique : gâteau! Dès que ce pain est perçu comme déjà possédé par un autre, cela suffit à transformer le démuni en dépossédé, à le dresser en rival du possédant et à lui montrer en ce dernier un rival qui interdit la possession (1985FORMENTELLI, Georges. Une guerre parfaitement fratricide. Les Saisons de Saint Jean, Lectoure, été 1985., p. 73).

L’objet est convoité parce que médiatisé par autrui, l’obstacle désigne comme on ne peut plus désirable l’objet, et de ce fait le transfigure. Le pain concret se retrouve aboli sous l’ardeur désirante par la métaphore « gâteau ». C’est à cette métaphore que nous invite à prêter attention Formentelli, car, conférant au poème son titre, elle désigne le lieu précis de la réflexion baudelairienne. Il poursuit :

La motivation sociale est réelle, bien sûr, mais elle est comprise dans une motivation plus profonde qu’elle révèle, véritablement originelle, dont le conflit des classes n’est qu’une conséquence qui reste mythique, puisque ce conflit répartit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et demeure aveugle à l’universel partage de la violence, à la responsabilité de tous7 7 Ainsi nous ne retenons pas les interprétations sociales qui manquent la teneur véritable du poème, comme celle de Pierre Laforgue : « qu’est-ce donc que ce pays où la nourriture la plus élémentaire, la nourriture de base, le pain, peut être considérée comme un gâteau ? Où le pain est un luxe ? C’est de la part de Baudelaire dénoncer une situation sociale insupportable et adhérer à l’une des revendications élémentaires de 1848 : donner du pain aux affamés. », « Baudelaire/Hugo. Sur les misérables dans Le Spleen de Paris. L’exemple du Gâteau» (GUYAUX ; SCEPI, 2014, p. 91). Ou encore celle de Dolf Oehler : « l’idée fondamentale du texte, la confusion de noms entre « pain » et « gâteau », déforme certains slogans des républicains de 1848 jusqu’à les rendre méconnaissables en même temps qu’elle les fait mieux connaître » (2017, p. 298). (FORMENTELLI, 1985, p. 74) FORMENTELLI, Georges. Une guerre parfaitement fratricide. Les Saisons de Saint Jean, Lectoure, été 1985..

Chez Baudelaire, la violence du désir est ce qui conditionne par la suite le langage des formes culturelles (mythe, religion, droit…) que le mot « gâteau » symbolise et que le « ceci est à moi » disait avant lui. Le langage de ces formes ne peut qu’être violent puisqu’il s’énonce, autrement dit il vient à l’existence, sous l’influence d’une rivalité qui par définition vide les êtres et les choses de leur réalité propre. Le langage est ce qui émerge d’une distorsion imposée au réel, et, s’énonçant, édifie le futur système social.

Ces deux fables de Baudelaire et de Rousseau (Le Gâteau, la naissance de la propriété dans le Second discours) illustrent les commencements de l’humanité occidentale, vouée au langage conceptuel qui naît en Grèce. Jean-Pierre Vernant confirme cette intrication du langage et du politique en expliquant que la naissance de la communauté grecque coïncide avec la naissance du logos comme arme de persuasion et instrument du pouvoir : « Entre la politique et le logos, il y a ainsi rapport étroit, lien réciproque. L’art politique est, pour l’essentiel, maniement du langage ; et le logos, à l’origine, prend conscience de lui-même, de ses règles, de son efficacité, à travers sa fonction politique » (VERNANT, 2004VERNANT, Jean-Pierre. Les Origines de la pensée grecque. Paris : PUF, 2004., p. 57). Le langage, dans la joute oratoire rappelant un combat invétéré, fonde la communauté, et chaque individu hérite de ce logos fondateur.

Mais ce qui apparaît avec Le Gâteau, c’est que la violence des rapports humains n’est pas seulement celle que provoquent la société et la propriété (elle-même déjà relation entre deux êtres) : elle n’est pas l’origine ultime du malaise social. Baudelaire fait remonter ce dernier jusque dans les passions, et en particulier le désir déjà analysé, où il prend sa source. À l’instar de Rousseau, il recherche l’origine du mal mais se refuse à imputer la culpabilité du langage uniquement à la société civile et à la propriété qui l’instaure, il ne veut pas préserver les passions vitales de toute tache, ce qui lui permet de conférer à son narrateur une réticence aux théories qui avaient clamé que l’homme pût être né bon. Cependant, la pensée de Rousseau demande à être approfondie à son tour puisque la propriété, et partant le langage qui naît avec elle, sont le « dernier terme » d’un processus entamé avant tout par l’amour-propre, autrement dit par une passion. Et l’Essai sur l’origine des langues confirme une telle origine : les langues sont filles de la passion, elle-même fille de la rencontre des hommes entre eux au sortir de l’état de nature et de l’ordre animal du besoin. C’est donc la passion, le désir, les affects caractérisant tout individu humain en rapport avec d’autres qui sont premiers. Et comme l’a remarqué Jean Starobinski, il s’agit dans Le Gâteau du même mécanisme que dans l’épisode du « géant » de l’Essai sur l’origine des langues8 8 « Un homme sauvage en rencontrant d’autres se sera d’abord effrayé. Sa frayeur lui aura fait voir ces hommes plus grands et plus forts que lui-même ; il leur aura donné le nom de Géants. »  (ROUSSEAU, 1964, p. 381) ROUSSEAU, Jean-Jacques. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes; Œuvres complètes III. Édition publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond. Paris : Gallimard , 1964. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade).: sous l’emprise de la passion, ici de la crainte, un langage est fondé qui opère un écart entre l’individu exposé et le réel.

De même, dans l’Émile, il faut bien constater que Rousseau, lui aussi, a su que le fond de la réalité humaine se trouvait dans le mimétisme : « L’homme est imitateur, l’animal même l’est ; le goût de l’imitation est de la nature bien ordonnée, mais il dégénère en vice dans la société » (p. 340). Les enfants pareillement sont de « grands imitateurs » (p. 397), mais pour éviter que ce goût dégénère chez son élève, il va tenter de le conjurer : « Le fondement de l’imitation parmi nous vient du désir de se transporter toujours hors de soi. Si je réussis dans mon entreprise Émile n’aura sûrement pas ce désir » (p. 340). L’imitation, bien qu’originaire, menace de devenir dangereuse car elle revient à sortir de soi pour considérer autrui jusqu’au point de cesser d’être soi ; elle déploie l’amour-propre qui se préfère et dans le même temps ne se satisfait jamais de son avidité. Dans ce sillage, un passage du même livre, extrêmement frappant dans sa ressemblance avec la situation que relate Baudelaire dans son poème, et qui n’a pas encore été relevé par la critique, confirme le rapprochement du Discours et du Gâteau. Il convient à présent de regarder d’un peu plus près ces deux textes.

Rousseau, tout méfiant à l’égard des comportements mimétiques qu’il soit, et dans son souci de prévenir ceux-ci chez son élève, relate longuement au livre II de l’Émile une histoire qu’il maintient d’emblée à distance de lui : « Voici comment je m’y pris : moi, c’est-à-dire celui qui parle dans cet exemple ». Celui qui parle, un éducateur, entend exercer son élève à la course : « Il s’agissait d’exercer à la course un enfant indolent et paresseux ». Pour ce faire, le seul truchement à sa disposition, le seul moyen qu’il trouve pour le mouvoir, est le désir, qu’il sait mimétique. Il refuse évasivement de courir lui-même : « Courir moi-même eut été un moyen peu sûr et sujet à inconvénient », et se place alors en spectateur et organisateur d’une lutte entre deux enfants. Il fait disputer - et c’est aussi pourquoi le rapprochement avec le texte de Baudelaire est justifié - un gâteau que son élève convoitait par deux garçons de passage. L’élève est par conséquent dans un premier temps spectateur, il contemplera d’autres enfants luttant et mangeant le gâteau, ce qui excitera son désir d’agir pareillement. C’est ainsi qu’au lieu de satisfaire son besoin immédiatement, l’éducateur passe par une représentation mettant en scène, pour le susciter, le désir.

Et en effet, le gâteau est déposé sur « une grande pierre qui servit de but », tel un autel sacré dont la pierre servait à recevoir l’animal sur le point d’être sacrifié. Autrement dit le gâteau, l’objet réel, est déjà déréalisé par la place même qu’il acquiert et l’attraction exagérée qu’il exerce. Le gâteau est désigné comme un « prix », exactement comme dans le poème de Baudelaire : « le prix du combat ». Et déjà, « le victorieux se saisit du gâteau et le mangea sans miséricorde aux yeux des spectateurs et du vaincu. Cet amusement valait mieux que le gâteau ». Non seulement la précision « sans miséricorde » dit l’âpreté du jeu et l’absence de considération pour autrui, le sacrifice assumé jusqu’au bout - comme dans cette autre précision : « Cependant les concurrents usaient quelquefois de supercheries ; ils se retenaient mutuellement ou se faisaient tomber, ou poussaient des cailloux au passage l’un de l’autre » - mais, comme dans Le Gâteau, l’objet concret n’est pas l’enjeu véritable du combat : dans un cas le pain finit par disparaître, dans l’autre l’« amusement valait mieux que le gâteau ». Ainsi le désir compromet l’accès au monde et aux personnes en leur être propre, conduit à autant de victimes réduites à l’objectivité et à la possession. Cette dernière phrase décisive montre que Rousseau, lui aussi, savait que le désir transfigurait l’objet même, et de surcroît que la foule excitait, redoublait les passions humaines. Déjà chez Euripide, ce furent des discours, des mots proférés par leurs amis de part et d’autre qui excitèrent Etéocle et Polynice à se battre : « C’est ainsi que leurs discours les exhortaient au combat » (EURIPIDE, 1985, p. 205EURIPIDE, -. Tragédies. Traduction de Fernand Chapouthier, Henri Grégoire, Louis Méridier. Paris : Les Belles Lettres, 1985, t. V.). Ici, le narrateur indique : « À peine étaient-ils dans la lice que tous les passants s’arrêtaient pour les voir ; les acclamations, les cris, les battements de mains les animaient… ». Rousseau esquisse le tableau d’un phénomène d’engouement, de mimétisme collectif que la foule détient le pouvoir de provoquer. La comparaison avec les jeux olympiques invite à se croire ici au cirque, au spectacle de gladiateurs, comme l’assure le vocabulaire de la lutte organisée : « carrière », « lice », « concurrents ». Cette course entre deux enfants pour un gâteau et sous le vocabulaire omniprésent de la lutte est exactement la situation qu’imagine Baudelaire, à ceci près que chez Rousseau les deux enfants sont des acteurs obéissant au rôle que leur a attribué de manière détournée un véritable metteur en scène usant d’un « stratagème ». Le combat n’est donc pas réel ici, au sens où il n’est pas provoqué spontanément par les deux enfants sous l’influence d’une pulsion comme dans le Gâteau, beaucoup plus tragique, mais il obéit à une provocation extérieure, artificielle. Cependant, cette distance théâtrale et ce calcul sont amenuisés par le vocabulaire du cirque qui laisse bien entendre que les enfants courent réellement, luttent avec acharnement, et mangent effectivement le gâteau. Les comportements ne sont pas mimés, ce n’est pas au théâtre que nous avons affaire mais bien à la réalité d’une lutte.

Un autre texte de Baudelaire, où deux enfants encore se trouvent à lutter, se double d’une réflexion sur la représentation, et doit venir parachever le rapprochement entre les préoccupations communes de Rousseau et de Baudelaire. Dans Une mort héroïque, paru pour la première fois le 10 octobre 1863 dans la Revue nationale et étrangère, un enfant en tue un autre sous l’ardeur des exclamations de la foule et sous l’ordre d’un tiers, le prince, sorte d’Hérode qui pour se désennuyer avait conçu cette représentation théâtrale qui se révéla source, pour lui, de jalousie9 9 Rousseau savait lui aussi, comme Baudelaire dans Spleen LXXVII, que les plus opulents étaient les plus sujets à l’ennui et au malheur : « D’où il suit que tout Prince qui aspire au despotisme, aspire à l’honneur de mourir d’ennui. Dans tous les Royaumes du monde cherchez-vous l’homme le plus ennuyé du pays ? allez toujours directement au souverain ; surtout s’il est très absolu. C’est bien la peine de faire tant de misérables ! ne saurait-il s’ennuyer à moindres frais ? » La Nouvelle Héloïse (ZIMMERMAN, 1981, p. 694). . Il s’agit bien d’un théâtre dans ce poème ; mais plusieurs indications textuelles le rapprochent davantage, lui aussi, d’un cirque : le sifflet meurtrier est « rapide comme un glaive » et son effet assassin ressemble à l’achèvement du gladiateur vaincu. Comme le signale Steve Murphy (p. 140), Diderot dans son Paradoxe sur le comédien avait comparé l’acteur au gladiateur, et Baudelaire semble avoir retenu cette analogie. Enfin, la mort n’est pas mimée mais survient réellement, la distance n’opère pas entre l’acteur et l’homme, entre théâtre et réalité. La mise à mort de Fancioulle (fanciullo veut dire « enfant » en italien) requiert la médiation d’un autre enfant (désigné par ces termes : le « petit page », le « joli enfant ») : il s’agit bien, ici encore, de deux frères ennemis.

Revenons alors à Rousseau. Son horreur des fictions, sa critique véhémente des duels (que l’on voit se déployer dans la lettre LVII de La Nouvelle Héloïse (p. 152-160), sa méfiance vis-à-vis de l’imitation, le font mettre à distance de lui cette histoire de course, comme il a été souligné, et surtout le conduisent à énoncer un peu plus loin dans son ouvrage une règle catégorique d’éducation : « jamais de comparaisons avec d’autres enfants, point de rivaux, point de concurrents même à la course aussitôt qu’il commence à raisonner10 10 Émile ou de l’éducation. (ROUSSEAU, 1964, p. 453-54) ROUSSEAU, Jean-Jacques. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes; Œuvres complètes III. Édition publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond. Paris : Gallimard , 1964. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade).. » La contradiction, à quelques pages d’écart, est retentissante, d’autant que Rousseau avait beaucoup insisté avant de relater l’épisode de la course sur l’importance de ce dernier : « Je dois traiter cette importante affaire dans un grand détail. » Pourquoi s’attarde-t-il à ce point à cette histoire alors qu’il finira par la contredire de manière si intransigeante ?

Voici ce qu’il faut articuler à présent : l’éducateur dans le récit de Rousseau occupe le même statut que le prince d’Une mort héroïque de Baudelaire. L’un et l’autre mettent dangereusement en scène une lutte entre deux enfants, rendant inopérant l’écart entre représentation et réel. Dans cette perspective, Rousseau occupe le même statut que le narrateur d’Une mort héroïque, narrateur extérieur, témoin du jeu des passions des hommes, et les jugeant. Ce qui permet de conclure à une méfiance commune pour le mimétisme collectif, méfiance qui était déjà celle d’Augustin, et dont Baudelaire connaissait bien le texte11 11 Voir Augustin, Les Confessions, livre VI ; Œuvres complètes, édition publiée sous la direction de Lucien Jerphagnon, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, 1998, p. 888-891, et Baudelaire, L’École païenne (OC II, 49). , méfiance témoignant d’une crainte de la guerre de chacun contre tous et des rapports factices entre les hommes. Rousseau est donc, comme Baudelaire12 12 Voir le commentaire des Petits poèmes en prose de Patrick Labarthe (2000, p. 76-78). , le poète qui juge les comportements des hommes envoutés par le spectacle de la violence et subjugués par la foule qui annule les différences et fait perdre contact avec les événements réels, ce qui lui fera dire ensuite : « Apprenez-lui donc premièrement ce que sont les choses en elles-mêmes13 13 Émile ou de l’éducation. » (ROUSSEAU, 1964, p. 458) ROUSSEAU, Jean-Jacques. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes; Œuvres complètes III. Édition publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond. Paris : Gallimard , 1964. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade).. Les choses en elles-mêmes, autrement dit la poésie, qui congédie les représentations néfastes.

Il nous reste à souligner que chez Rousseau, c’est l’enfant, figure privilégiée de l’état de nature, qui va déjouer la fiction, ce qui n’était aucunement prévu par l’éducateur : « Cet avantage obtenu [que l’élève coure] en produisit un autre auquel je n’avais pas songé ». De même le prince, avant tout en quête de plaisirs, ne songe pas à faire cesser sa représentation par le moindre sentiment altruiste : « existait-il dans son âme une intention plus ou moins arrêtée de clémence ? C’est un point qui n’a jamais pu être éclairci. » C’est donc l’enfant rousseauiste qui fait éclore cet avantage qui consiste en la générosité : « en s’accoutumant à la victoire il devint généreux et partageait souvent avec les vaincus. » Ainsi, quand plus loin dans le texte il s’agira d’Émile (« À propos de gâteaux, je parle à Émile de ses anciennes courses […] Pour mieux imiter les anciens jeux, on met un gâteau sur le but » (p. 806-807) - et bien que Rousseau oublie que les courses précédentes ne concernaient pas Émile mais un petit chevalier inconnu -, celui-ci « fait des présents à tous les vaincus ». Ici, comme dans la comparaison du Gâteau et de la fête de la Chevrette par Starobinski (2007, p. 47-59)STAROBINSKI, Jean. Largesse. Paris : Gallimard , 2007. (Coll. Art et artistes)., Rousseau trouve un dédommagement à une situation qui demeurerait sinon intolérable. L’amour-propre parvient à laisser place à l’amour de soi et à l’identification à autrui, Rousseau prend la place du bienfaiteur qui remet dans l’ordre naturel et sain les comportements humains dévoyés :

En comparant cet amusement avec ceux que je venais de quitter je sentais avec satisfaction la différence qu’il y a des goûts sains et des plaisirs naturels à ceux que fait naître l’opulence et qui ne sont guère que des plaisirs de moquerie et des goûts exclusifs engendrés par le mépris. Car quelle sorte de plaisir pouvait-on prendre à voir des troupeaux d’hommes avilis par la misère, s’entasser, s’étouffer, s’estropier brutalement, pour s’arracher avidement quelques morceaux de pain d’épice foulés aux pieds et couverts de boue14 14 Les Rêveries du promeneur solitaire. ? (ROUSSEAU, 1964, p. 1093) ROUSSEAU, Jean-Jacques. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes; Œuvres complètes III. Édition publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond. Paris : Gallimard , 1964. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade)..

Et lorsqu’il s’agira de courir contre Sophie, le désir amoureux s’en mêlera (Sophie retroussant à dessein ses jupes), et confinera presque à ce que redoute Rousseau, à savoir à un rapport de possession avide entre deux êtres faits pour s’aimer. Le but de la course en effet, n’est plus le gâteau, mais Sophie elle-même qui devient la « proie », terme par lequel était désigné le gâteau chez Baudelaire. De plus, elle est comparée à Atalante, ce qui renvoie bien sûr au mythe d’Ovide et à la femme impitoyable et guerrière. Par bonheur, Émile porte Sophie, lui fait atteindre le but la première et se reconnaît le vaincu. Le sacrifice de soi fonde l’amour et non plus les institutions mondaines abusives. Le renversement véritablement opère ici, l’éthique triomphe, et le primat de l’autre sur soi va plus loin encore que dans le dédommagement de la fête de la Chevrette puisque le narcissisme est dépassé dans l’amour. Rousseau est parvenu à « donner le change [aux] passions15 15 Discours sur les sciences et les arts. » (ROUSSEAU, 1964, p. 50) ROUSSEAU, Jean-Jacques. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes; Œuvres complètes III. Édition publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond. Paris : Gallimard , 1964. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade).. Tandis que chez Baudelaire, l’enfant est bien celui qui fait cesser la fiction, mais il le fait par la plus extrême violence, puisqu’il tue l’acteur, et aucune compensation ne fait suite à ce sacrifice qui emporte l’adhésion de la foule. L’enfant n’apparaît pas ici comme le témoin d’une bonté originelle, mais comme un être à jamais assujetti aux pulsions destructrices.

De tous ces éclaircissements réciproques découlent de notables différences de point de vue au sein même des préoccupations que Baudelaire et Rousseau avaient en partage. Tous deux détiennent le savoir d’une violence du langage, son origine dans les passions, puis sa réitération catastrophique dans les formes culturelles. Seulement, Rousseau parvient toujours à se saisir d’un remède heureux aux pires comportements de l’être humain, quand Baudelaire sombre dans le désespoir, bute sur l’ennui et sur la férocité infinie d’une vie affamée. Si Rousseau parvient le plus souvent à trouver une « diversion sage » (p. 55) c’est qu’il maintient un dualisme entre une vie bonne qu’il s’emploie à préserver malgré sa conscience douloureuse d’une rétrogradation impossible pour le genre humain, et le malheur social. Il ne consent jamais à critiquer l’homme originaire, l’homme en propre, ce qui fait la grandeur de certaines de ces pages les plus révoltées16 16 Voir pour ce qui concerne notre sujet les Fragments sur la guerre (ROUSSEAU, 1964, p. 601-616). . L’amour-propre, l’imitation, le langage ne sont pas pour lui mauvais en soi, puisque dans l’Essai sur l’origine des langues il explique que leur arrivée est d’abord heureuse :

Là se formèrent les premiers liens des familles, là furent les premiers rendez-vous des deux sexes. Les jeunes filles venaient chercher de l’eau pour le ménage, les jeunes hommes venaient abreuver leurs troupeaux. Là des yeux accoutumés aux mêmes objets dès l’enfance commencèrent d’en voir de plus doux. Le cœur s’émut à ces nouveaux objets, un attrait inconnu le rendit moins sauvage, il sentit le plaisir de n’être pas seul (p. 405-406).

Les premiers sentiments de l’humanité sont bons à l’aune de leur éclosion et de leur développement, et ne dégénèreront que par la suite : « C’est une erreur de distinguer les passions en permises et défendues, pour se livrer aux premières et se refuser aux autres. Toutes sont bonnes quand on en reste le maître, toutes sont mauvaises quand on s’y laisse assujettir17 17 Émile ou de l’éducation. » (ROUSSEAU, 1964, p. 819) ROUSSEAU, Jean-Jacques. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes; Œuvres complètes III. Édition publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond. Paris : Gallimard , 1964. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade).. Ainsi, le langage, la propriété, s’originent bien dans les passions, mais des passions essentiellement bonnes et dont on ne saisit pas très bien le passage à la perversion laissé au « funeste hasard » (ROUSSEAU, 1964, p. 171ROUSSEAU, Jean-Jacques. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes; Œuvres complètes III. Édition publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond. Paris : Gallimard , 1964. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade).)18 18 Discours sur les sciences et les arts. . Si la vie est irréductiblement bonne, comment en devient-elle mauvaise en société ? Pourquoi, dès lors que l’homme naturel se trouve en contact avec ses semblables, cette vie se transforme-elle, petit à petit, en violence ?

C’est Baudelaire, dans Le Gâteau, qui fournit sa propre réponse à ce mystère chez Rousseau : les deux jeunes lutteurs démontrent que la vie est toujours déjà violente et trouve à s’exprimer, à sortir d’elle-même dans le rapport avec l’autre. Dans cette perspective, Le Gâteau peut être lu comme une réfutation de cette phrase de l’Essai sur l’origine des langues: « Le premier gâteau qui fut mangé fut la communion du genre humain. (p. 398)» Car le moins que l’on puisse dire est que le premier gâteau mangé chez Baudelaire, loin d’apporter une fondation heureuse de la société et du langage, apporte la guerre. Baudelaire n’envisage jamais un état où la société eût été heureuse, ni un état antérieur dans lequel l’homme eût été absolument auto-suffisant, comblé d’abondance, pacifique et paresseux. Et pourtant il faut se souvenir que le narrateur, en cela d’accord avec Rousseau, faisait l’épreuve au début du poème, d’une vie bonne. En effet, celle-ci surgit lors d’instants privilégiés, comme Baudelaire l’écrit dans le Salon de 1859: « Dans la tristesse de ce paysage, qui porte la livrée obscurément blanche et rose des beaux jours d’hiver à leur déclin, il y a une volupté élégiaque irrésistible que connaissent tous les amateurs de promenades solitaires » (1976, v. 2, p. 664BAUDELAIRE, Charles. Œuvres complètes. Texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois. Paris : Gallimard, 1975-1976 2v. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade).), en se réclamant sans doute de Rousseau, mais ne ressortit pas à un état durable et c’est alors l’expérience de deux postulations possibles chez le même individu que donne à entendre le narrateur. Si la vie qu’il éprouve bonne au début du poème peut se retourner en douleur extrême et en insuffisance devant ce spectacle du mal qui s’intériorise, c’est que cette vie est complexe, qu’elle est jouissance autant que souffrance, comme il a pu l’écrire dans Mon cœur mis à nu: « Tout enfant, j’ai senti dans mon cœur deux sentiments contradictoires, l’horreur de la vie et l’extase de la vie » (1975, v. 1, p. 703). L’affect est lieu de jouissance et de vérité puisqu’il donne accès, comme chez Rousseau, aux réalités comme telles, mais il menace sans cesse de se détourner en pulsion :

Car c’est précisément dans la vie et en elle seulement que s’enracine la pulsion, pour autant qu’elle n’est rien d’autre originellement que la pure subjectivité de cette vie, l’épreuve qu’elle fait de soi, se supportant elle-même et se chargeant de son propre poids jusqu’à ce que celui-ci devienne insupportable. Se décharger de ce poids trop lourd, entreprendre de se délivrer de son malaise ou de sa souffrance, ce mouvement qui naît dans la vie de sa propre essence, c’est cela en effet la pulsion. C’est parce que la vie s’affecte constamment elle-même sans pouvoir d’aucune façon se mettre à distance ni échapper à soi, c’est parce qu’elle est pour elle-même le plus grand danger, que, se faisant pulsion et s’engageant en celle-ci, elle s’efforce d’une façon ou de l’autre de la maîtriser (HENRY, 1992, p. 157-158).

Ce détournement ne témoigne pas chez Baudelaire d’une dépravation de l’humanité, mais d’une autre vérité toute aussi puissante et évidente, celle de la souffrance, qu’il éprouva dans la relation érotique, mais plus en-deçà encore, dans deux affects nécessitant de se soulager dans le monde et risquant par conséquent de violenter autrui : la faim, tout d’abord, inassouvie et réclamant sans cesse dans Le Gâteau; l’ennui ensuite, toujours latent et menaçant d’une indifférence grandissante et d’un repli sur soi qui nécessiterait alors pour sortir de sa torpeur un obstacle, ou un médiateur lui désignant le désirable, comme dans Une mort héroïque19 19 Relevons une indication remarquable qui se trouve dans la quatrième partie de La Nouvelle Héloïse: dans la lettre III de Saint-Preux à Mme d’Orbe - qui pourrait faire l’objet d’une comparaison avec Le Voyage de Baudelaire -, l’amant malheureux relate son long périple autour du monde et loue l’honneur et la liberté de ses compagnons qui ne craignent au monde « que la faim et l’ennui. » La Nouvelle Héloïse (ZIMMERMAN, 1981, p. 415). .

Dans ces années 1860, nous comprenons par sa correspondance que Baudelaire craignait terriblement cette douleur de tout vivant. S’endettant davantage chaque jour, il se tourmentait de sa faiblesse grandissante et développait une hantise de la pauvreté dans la vieillesse qu’il ne cessa de répéter : « J’ai une peur horrible de la misère » (1973BAUDELAIRE, Charles. Correspondance. Texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois avec la collaboration de Jean Ziegler. Paris : Gallimard, 1973 2v. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade)., v. 2, p. 249). Cette misère qui est celle du Gâteau et qui conduirait à des souffrances et des impuissances plus grandes encore que celles qu’il connaissait déjà, s’accompagnait d’un ennui qui jamais auparavant n’avait été si récurrent dans ses lettres : « la peur de l’ennui ne me poussera pas plus à Honfleur qu’à Paris, où je m’ennuie depuis plusieurs mois, comme jamais personne au monde ne s’est ennuyé » (p. 301). Baudelaire dans Le Gâteau est ce narrateur-personnage qui aspire à la vie : « Et cependant, j’ai envie de vivre, et je voudrais connaître un peu la sécurité, la gloire, le contentement de moi-même. Quelque chose de terrible me dit : jamais, et quelque autre chose me dit cependant : essaye» (v. 2, p. 139). Il est exactement cet enfant rousseauiste « fait pour vivre » (v. 1, p. 55), qui essaye de se discipliner, désire le travail soutenu et le bonheur, et cependant toujours rechute dans l’« horreur de la vie » (v. 2, p. 150).

Nous avions comparé la béatitude du narrateur à celui des enfants des Bohémiens en voyage, nous pouvons maintenant remarquer que Le Gâteau commence par : « Je voyageais », qui rappelle le titre du poème des Fleurs du Mal. La progression de ces deux poèmes est semblable : derrière l’expérience du bonheur et l’aspiration à la vie transparaissent toujours les ténèbres proches. Davantage qu’une entrée dans la civilisation, Baudelaire dit dans Le Gâteau, dans les Bohémiens, que l’horreur et l’extase sont concomitantes. Baudelaire n’éprouve pas seulement l’horreur des existences dans le monde, mais l’horreur de la vie elle-même, d’où le monde émane. C’est par la violence que la vie porte toujours déjà en elle que vont pouvoir s’établir toutes les violences du monde, à savoir le langage, la propriété, la représentation. La vie et le monde ont en commun la violence, et c’est par et comme violence qu’ils trouvent à coïncider. La violence de la faim, de « l’ennui de vivre » (v. 2, p. 97), et la violence politique de l’histoire sont les mêmes. Que la violence remonte au plus loin de notre être, c’est ce que confirme Le Gâteau, qui gagne à être lu comme une généalogie de la violence. Rousseau quant à lui place le désastre de la propriété dans le passage entre état de nature et état civil et de même l’épreuve de la course survient au deuxième livre de l’Émile, en charge de relater le second terme de la vie, celui auquel proprement finit l’enfance. Sa conception est chronologique et sa généalogie celle de l’inégalité sociale entre les hommes.

Le dualisme vie/monde est à maintenir avec Rousseau comme une promesse, un permis de confiance dans le sens de l’être, un espoir d’une destinée auguste de chacun derrière la tragédie du monde, mais il faut aussi y renoncer pour comprendre le désespoir de Baudelaire. Les « forces enfantines » des deux êtres luttant à mort dans Le Gâteau sous l’impulsion du désir de vivre, font écho aux « amours enfantines » du poème des Fleurs du Mal, Mœsta et errabunda, dans lequel le souvenir magnifique d’un paradis subsistait. L’expression du poème en prose ne tranche que plus douloureusement d’avec ce lieu préservé encore en 1855 dans l’esprit de Baudelaire ; et la grande musicalité du poème des Fleurs du Mal ne fait qu’accentuer l’horreur du réel dit dans la prose, par laquelle il faut bien constater que Baudelaire - qui écrit à sa mère le 3 juin 1863 : « je suis une misérable créature faite de paresse et de violence » (v. 2, p. 300) - renonce à tout paradis.

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  • ZIMMERMAN, Melvin. Trois études sur Baudelaire et Rousseau. Études baudelairiennes IX Neuchâtel : À la Baconnière, 1981.
  • 1
    Voir l’article de Jean Starobinski, « Sur Rousseau et Baudelaire. Le dédommagement et l’irréparable », dans Le Lieu et la formule, Hommage à Marc Eigeldinger, Neuchâtel, À la Baconnière, coll. « Langages », 1978, p. 47-59; ainsi que les commentaires de Jean-Luc Steinmetz dans son édition du Spleen de Paris, Paris, Le Livre de Poche, 2003, p. 103. Voir aussi sur « Le Gâteau »: Jean Starobinski, « Rousseau, Baudelaire, Huysmans (les pains d’épices, le gâteau, et l’immonde tartine) », dans Baudelaire, Mallarmé, Valéry. New Essays in Honour of Lloyd Austin, Edited by Malcolm Bowie, Alison Fairlie and Alison Finch, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 128-141; « Don fastueux et don pervers. Commentaire historique d’une rêverie de Rousseau » [Conférence Marc Bloch, 13 juin 1985], Annales. Économies, sociétés, civilisations, no 1, janvier-février 1986, p. 7-26; Marcel Gutwirth, « À propos du Gâteau: Baudelaire, Rousseau et le recours à l’Enfance », Romanic Review, vol. LXXX, 1989, p. 75-87.
  • 2
    « Le texte ne suggère aucunement, comme on a pu le penser, que les enfants sont naturellement criminels, vicieux, bestiaux. Plutôt suggère-t-il que ces enfants sont toujours-déjà socialisés, mais mal. »
  • 3
    Lettre à Auguste Poulet-Malassis du 20 avril 1860.
  • 4
    Voir Michel Henry, Phénoménologie matérielle, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1990, dont nous nous inspirons pour ce développement et qui redéfinit ce concept de matière qui devient l’essence de la phénoménalité, le fond de la vie hors représentation et hors temps.
  • 5
    Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
  • 6
    Mais déjà dès le Premier discours: « Avant que ces mots affreux de tien et de mien fussent inventés ; avant qu’il y eût de cette espèce d’hommes cruels et brutaux qu’on appelle maîtres, et de cette autre espèce d’hommes fripons et menteurs qu’on appelle esclaves ; avant qu’il y eût des hommes assez abominables pour oser avoir du superflu pendant que d’autres hommes meurent de faim ; avant qu’une dépendance mutuelle les eût tous forcés à devenir fourbes, jaloux et traîtres ; je voudrais bien qu’on m’expliquât en quoi pouvaient consister ces vices, ces crimes qu’on leur reproche avec tant d’emphase. On m’assure qu’on est depuis longtemps désabusés de la chimère de l’Age d’or. Que n’ajoute-on encore qu’il y a longtemps qu’on est désabusé de la chimère de la vertu ? » Discours sur les sciences et les arts (ROUSSEAU, 1964ROUSSEAU, Jean-Jacques. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes; Œuvres complètes III. Édition publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond. Paris : Gallimard , 1964. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade)., p. 80).
  • 7
    Ainsi nous ne retenons pas les interprétations sociales qui manquent la teneur véritable du poème, comme celle de Pierre Laforgue : « qu’est-ce donc que ce pays où la nourriture la plus élémentaire, la nourriture de base, le pain, peut être considérée comme un gâteau ? Où le pain est un luxe ? C’est de la part de Baudelaire dénoncer une situation sociale insupportable et adhérer à l’une des revendications élémentaires de 1848 : donner du pain aux affamés. », « Baudelaire/Hugo. Sur les misérables dans Le Spleen de Paris. L’exemple du Gâteau» (GUYAUX ; SCEPI, 2014GUYAUX, André ; SCEPI, Henri (dir.). Lire Le Spleen de Paris de Baudelaire. Paris : Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2014. , p. 91). Ou encore celle de Dolf Oehler : « l’idée fondamentale du texte, la confusion de noms entre « pain » et « gâteau », déforme certains slogans des républicains de 1848 jusqu’à les rendre méconnaissables en même temps qu’elle les fait mieux connaître » (2017OEHLER, Dolf.Le Spleen contre l’oubli. Juin 1848. Éditions La fabrique, 2017., p. 298).
  • 8
    « Un homme sauvage en rencontrant d’autres se sera d’abord effrayé. Sa frayeur lui aura fait voir ces hommes plus grands et plus forts que lui-même ; il leur aura donné le nom de Géants. »
  • 9
    Rousseau savait lui aussi, comme Baudelaire dans Spleen LXXVII, que les plus opulents étaient les plus sujets à l’ennui et au malheur : « D’où il suit que tout Prince qui aspire au despotisme, aspire à l’honneur de mourir d’ennui. Dans tous les Royaumes du monde cherchez-vous l’homme le plus ennuyé du pays ? allez toujours directement au souverain ; surtout s’il est très absolu. C’est bien la peine de faire tant de misérables ! ne saurait-il s’ennuyer à moindres frais ? » La Nouvelle Héloïse (ZIMMERMAN, 1981ZIMMERMAN, Melvin. Trois études sur Baudelaire et Rousseau. Études baudelairiennes IX. Neuchâtel : À la Baconnière, 1981., p. 694).
  • 10
    Émile ou de l’éducation.
  • 11
    Voir Augustin, Les Confessions, livre VI ; Œuvres complètes, édition publiée sous la direction de Lucien Jerphagnon, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, 1998, p. 888-891, et Baudelaire, L’École païenne (OC II, 49).
  • 12
    Voir le commentaire des Petits poèmes en prose de Patrick Labarthe (2000LABARTHE, Patrick. Patrick Labarthe commente Petits poèmes en prose de Charles Baudelaire. Paris : Gallimard , 2000. (Coll. Folio)., p. 76-78).
  • 13
    Émile ou de l’éducation.
  • 14
    Les Rêveries du promeneur solitaire.
  • 15
    Discours sur les sciences et les arts.
  • 16
    Voir pour ce qui concerne notre sujet les Fragments sur la guerre (ROUSSEAU, 1964ROUSSEAU, Jean-Jacques. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes; Œuvres complètes III. Édition publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond. Paris : Gallimard , 1964. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade)., p. 601-616).
  • 17
    Émile ou de l’éducation.
  • 18
    Discours sur les sciences et les arts.
  • 19
    Relevons une indication remarquable qui se trouve dans la quatrième partie de La Nouvelle Héloïse: dans la lettre III de Saint-Preux à Mme d’Orbe - qui pourrait faire l’objet d’une comparaison avec Le Voyage de Baudelaire -, l’amant malheureux relate son long périple autour du monde et loue l’honneur et la liberté de ses compagnons qui ne craignent au monde « que la faim et l’ennui. » La Nouvelle Héloïse (ZIMMERMAN, 1981ZIMMERMAN, Melvin. Trois études sur Baudelaire et Rousseau. Études baudelairiennes IX. Neuchâtel : À la Baconnière, 1981., p. 415).

Publication Dates

  • Publication in this collection
    29 July 2019
  • Date of issue
    May-Aug 2019

History

  • Received
    15 Jan 2019
  • Accepted
    01 Apr 2019
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