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Sélénographies

Selenography

Résumé

Cet article retrace la généalogie sélénite du « Désir de peindre » et des « Bienfaits de la lune », en explorant aussi la présence de la lune dans l’œuvre de Baudelaire. En s’écartant du cliché qui voudrait que la lune prodigue un repos salutaire, le poète l’allégorise pour alimenter sa féerie sinistre et mélancolique.

Mots-clés
romantisme; poésie; mélancolie; lune

Abstract

This article traces the Selenite genealogy of "The desire to paint" and "The moon’s benefits", while also exploring the presence of the moon in Baudelaire's work. By departing from the cliché that the moon is giving a salutary rest, the poet allegorizes it to feed his sinister and melancholic fairyland.

Keywords
romanticism; poetry; melancholy; moon

Resumo

O presente artigo esboça a genealogia selenita do “Desejo de pintor” e das “Beneficências da lua”, explorando igualmente a presença da lua na obra de Baudelaire. Ao se afastar do cliché que afirmaria que a lua prodiga um repouso salutar, o poeta a alegoriza para alimentar sua fantasia sinistra e melancólica.

Palavras-chave
Romantismo; Poesia; Melancolia; Lua

Rares sont les paysages dans l’œuvre de Baudelaire - ce qui tend à prouver la distance qu’il prend vis-à-vis de la Nature et du lyrisme. C’est peut-être d’abord sur ce point, relativement aux sujets traités, qu’il se distingue des poètes romantiques dont il est cependant l’héritier. Il s’en montre absolument conscient et revendique comme lieu favorable à sa pensée, à sa création, l’espace urbain, signifié fort tôt dans les contributions qu’il donne à l’Hommage à C. F. Denecourt. Fontainebleau. Paysages - Légendes - Souvenirs - Fantaisies (Hachette, 1855). Il aurait pu tout bonnement refuser d’y participer, mais il propose deux pièces, ses premiers poèmes en prose : « Le Crépuscule du soir » et « La Solitude », en les faisant précéder d’un avertissement à Fernand Desnoyers où il tient à préciser sa position :

vous me demandez des vers pour votre petit volume, des vers sur la Nature, n’est-ce pas ? sur le bois, les grands chênes, la verdure, les insectes, - le soleil sans doute ? […] Je ne croirai jamais que l’âme des Dieux habite dans les plantes […]. Dans le fond des bois, enfermé sous ces voûtes […] je pense à nos étonnantes villes […] (BAUDELAIRE, 1972BAUDELAIRE, Charles. Correspondance. Texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, avec la collaboration de Jean Ziegler. Paris : Gallimard , 1972. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade)., t. I, p. 248).

Le divorce est ainsi prononcé entre deux sujets d’inspiration correspondant à des visions du monde et des formes d’expression, l’une accueillant le lyrisme, l’autre attentive à évoquer la société, l’une proche d’une pureté primitive, l’autre entachée par le mal, l’ennui et marquée par le péché original (et, en cela, proprement humaine).

Ces remarques n’interdisent pas de considérer que Baudelaire n’écarte pas tout à fait la Nature de ses préoccupations, dominées cependant par la toute-puissance de l’art et de l’artifice qui l’emportent de beaucoup à ses yeux sur la Nature immanente et inconsciente, « insensible », aurait dit Vigny. L’adresse à Desnoyers résume assez négligemment ce qu’il entend par « Nature » (loin de toute Physis héraclitéenne), un milieu peuplé d’arbres, de plantes et - catégorie minorisante - d’« insectes » (les mammifères auront davantage droit à ses égards, non les éléphants et les panthères de Leconte de Lisle1 1 Voir Les Éléphants, La Panthère noire et Le Rêve du jaguar de Leconte de Lisle, dans Poèmes barbares (1862). , mais les chats « puissants et doux » accomplissant au mieux leur présence auprès des hommes). On comprend vite que la Nature emplie d’arbres divers - qu’ils soient chênes ou roseaux - n’a rien qui puisse le retenir et qu’il préfère à cette terrienne (nourrissant - il ne l’ignore pas - le blé et la vigne) le ciel avec ses « merveilleux nuages » ou la mer changeante, que l’homme chérira toujours.

Cet un peu long préambule pour mieux observer deux « petits poèmes en prose » qui se suivent et prennent en compte la Lune, autant réelle qu’allégorique : « Le Désir de peindre » et « Les Bienfaits de la Lune ». Ils ont été publiés en 1863, le premier dans Le Boulevard du 14 juin, le deuxième dans la Revue nationale et étrangère du 10 octobre. Leur proximité dans Le Spleen de Paris peut s’expliquer chronologiquement : ils auraient été rédigés la même année, ou thématiquement : ils parlent d’une femme placée sous l’influence de la Lune, ces deux raisons pouvant n’en faire qu’une. « Les Bienfaits de la Lune » seront encore repris à titre posthume dans un ensemble lisible dans la Revue nationale et étrangère du 14 septembre 1867. La dédicace « à Mademoiselle B. », qui ne figurait pas sur la publication originale, apparaît alors.

La Lune et le Soleil sont présents inégalement dans l’œuvre de Baudelaire. On imagine mal les poètes lyriques de son temps s’en dispenser. L’astre souverain, s’il figure avec parcimonie dans le monde des Fleurs du Mal, y exerce cependant son emprise avec une autorité révoltante, comme le prouve, par exemple, la pièce homonyme placée en 1861 dans la nouvelle section des « Tableaux parisiens ». Le soleil y est certes présenté comme un père nourricier qui rend gai, rajeunit, ennoblit. Il n’empêche que Baudelaire le conçoit aussi comme un être impérieux et « cruel » frappant « à coups redoublés » la Terre (BAUDELAIRE, 1975, t. I, p. 83BAUDELAIRE, Charles. Œuvres complètes. Texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois. Paris : Gallimard, 1975. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade).). Il le compare, en outre, au poète mû par une curiosité insatiable qui lui révèle autant les misères que les richesses, les hôpitaux que les palais.

Ouvert aux réalités urbaines, le monde de Baudelaire reçoit, comme on sait, la lumière des crépuscules du soir et du matin. Ses prédécesseurs s’attachaient aux effets du soleil couchant contemplés, par certains, du haut des tours de Notre-Dame. Il en donnera plusieurs version, parfois déchirantes, parfois suaves et rassurantes, « hollandaises ». Pourtant la nuit lui offre préférablement ses mystères et ses vérités, comme si brusquement sortait du cœur de l’homme l’inacceptable qu’il contient. On ne s’étonnera donc pas que règne sur son monde sombre et interlope la Lune, réelle ou symbolique. Dans l’admirable dépliant du Spleen de Paris, une place lui est réservée où la poésie moderne (nouvelle) s’affiche, en opposition aux poncifs qui jusque-là l’avaient chargée de significations émollientes, heureuses, si l’on veut, ou plutôt béatifiquement somnifères.

« Le Désir de peindre », suivi des « Bienfaits de la Lune », forment, sans qu’il y aille de la part de Baudelaire d’une décision très nette, une sorte de diptyque, bien qu’aucune publication antérieure ne les ait significativement appariés, car « Les Bienfaits de la Lune » étaient présentés dans Le Boulevard avant « Laquelle et la vraie ? » et « Le Désir de peindre » ; suivait, chiffré II, « Une mort héroïque » dans la Revue nationale et étrangère. Mais sur la liste établie de la main de Baudelaire, ils se succèdent, désormais, comme si le poète avait retenu là ce qui les rapprochait. La Lune devient un astre, tutélaire en apparence, qui, objet d’une comparaison dans le premier texte, prend toute son importance, son inquiétante suprématie dans le second, où se trouve détaillée son influence astrale. Observer comment Baudelaire procède en cet endroit permet de mettre en valeur la révolution poétique qu’il initie, sous l’emprise d’une conscience accrue du stéréotype et l’exigence d’un nouveau à conquérir, un nouveau qui ne serait pas nécessairement modernité.

La Lune, comme il se doit et selon un prototype romantique remontant à la poésie gréco-latine, est, en réalité (la réalité du texte), une personne. Elle correspond à une divinité, cette Phébé que les Anciens voyaient au ciel et qui appartenait à leur mythologie. Baudelaire, poète moderne dans ses Petits poèmes en prose, ne rompt pas avec cette tradition que Rimbaud, en revanche, dénoncera presque avec désinvolture dans un poème dont beaucoup n’ont retenu que l’apparente insignifiance :

Dans sa vapeur nette, vers Phébé ! tu vois s’agiter la tête de saints d’autrefois2 2 « Entends comme brame… ». … (RIMBAUD, 2018, p. 228RIMBAUD, Arthur. Œuvres complètes . Édition présentée, établie et annotée par André Guyaux. Paris : Gallimard , 2018. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade).)

Posons, pour l’instant, cette simple référence.

Le principal intérêt du « Désir de peindre » concerne le processus de la création artistique. Il y est question, en effet, d’un modèle privilégié, le sujet de l’œuvre, qui entre dans la série des femmes baudelairiennes, beautés brunes ou blondes, souvent restées à l’état de souvenirs et que l’art souhaite restituer. L’art ici évoqué est plutôt celui de la peinture. Peindre est à prendre au sens premier, même si, dans le contenu du poème, la couleur ne peut s’exprimer que par des mots. Le noir, comme il s’en voyait sur les toiles de Manet, le « nocturne », domine. Il apparaît comme la matière même dont est faite la femme en question. Il aboutit cependant au fameux oxymore du « soleil noir », celui de la Mélancolie, lieu commun depuis l’eau-forte de Dürer, Gautier, Hugo et Nerval. Baudelaire s’en empare pour aussitôt en souligner l’insuffisance (« si l’on pouvait concevoir ») et produire, au-delà de l’astre noir, et par contraste, la blancheur de la Lune. Quoique se risquant à mentionner auparavant le « bonheur » (qu’il ne confond pas avec le désir), il en vient vite à l’impression essentielle qu’il tient à produire, et il inverse les qualités habituelles attribuées à la lune. Il congédie avec conviction l’image qu’elle répand sur les idylles nocturnes. Son poème en prose contredit les visions béatifiques d’un astre rassérénant, tel que Du Bellay avait su les évoquer dans le tableau des Muses ballant au clair de lune3 3 « Las, où est maintenant ce mépris de Fortune ? », sonnet VI des Regrets. (DU BELLAY, 1558DU BELLAY, Joachim. Las, où est maintenant ce mépris de Fortune ? Sonnet VI. Regrets. 1558.). « Le Désir de peindre », suscité par une femme maléfique, appelle comparaisons et analogies. La peinture (le portrait) ne montre plus une « froide mariée ». Les références se pressent dans notre esprit pour identifier, puis remettre en cause une vision harmonique par trop convenue. Pour mémoire et pour aller au plus court, citons quelques passages de l’Atala de Chateaubriand : « La lune brillait au milieu d’un azur sans tache, et sa lumière gris de perle descendait sur la cime indéterminée des forêts » (CHATEAUBRIAND, 1969, t. I, p. 110CHATEAUBRIAND, François-René de. Œuvres romanesques et voyages. Texte établi, présenté et annoté par Maurice Regard. Paris : Gallimard , 1969. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade).). Autre scène où la lune veille sur les funérailles de l’héroïne : « La lune prêta son pâle flambeau [cliché très xviii e , hérité des élégiaques latins], à cette veillée funèbre. Elle se leva au milieu de la nuit, comme une blanche vestale qui vient pleurer sur le cercueil d’une vierge. Bientôt elle répandit sur les bois ce grand secret de mélancolie » (CHATEAUBRIAND, 1969, t. I, , p. 156CHATEAUBRIAND, François-René de. Œuvres romanesques et voyages. Texte établi, présenté et annoté par Maurice Regard. Paris : Gallimard , 1969. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade).).

La lune du « Désir de peindre » est un astre digne des frénétiques. Elle s’oppose à toute image conciliatrice, comme s’il y avait en elle deux aspects contraires, deux visages. Voici celle qui est blanche, paisible, discrète et l’autre, comme striée de sang, offusquée d’ombres, infernale comme la triple Hécate des carrefours, « sinistre », « enivrante », hôtesse des vieilles magies et des heures de sabbat. Un tel astre prend place dans un cadre intertextuel riche de souvenirs archaïques, et Baudelaire s’empresse de la rendre au monde fictionnel et magique sur lequel elle apparaît selon la tradition, sur fond d’orage au cœur d’une nuit où agissent les femmes de Thessalie dont on disait que, par leurs chants, elles faisaient descendre la Lune sur la terre. La référence la plus admise pour ce passage se prend de la Pharsale de Lucain, cette épopée que Baudelaire envisagea de traduire et dont est opportun de redonner ici quelques hexamètres provenant du sixième chant (traduction d’Abel Bourgery) :

Elles [les sorcières] font alors descendre les astres des hauteurs de la voûte céleste, et Phébé, sereine, pâlit et brûle de feux sombres et souterrains, tout comme si la terre lui voilait l’image de son frère et interposait ses ombres entre elle et les flammes célestes ; abaissée par les incantations elle souffre des mêmes éclipses jusqu’à ce qu’approchée du sol, elle jette son écume sur l’herbe où elle se pose (LUCAIN, 1948LUCAIN, -. La Pharsale. Texte établi et traduit par Abel Bourgery et Max Ponchon. Les Belles Lettres, CUF, 1948., t. II, p. 26).

On voit comment Baudelaire, par des prélèvements précis, s’est servi de ce passage qui s’accorde avec toute une série de textes anciens enregistrant la réalité archaïque de pareilles scènes. Les noms de Lucien et d’Apulée viennent à l’esprit et, contemporain de Baudelaire, celui de Nodier dont la Smarra se déroule à Larisse, ville de Thessalie. La plupart du temps, Baudelaire pense les femmes soumises au mal. Il les considère comme des êtres maléficieux proies du péché originel. On connaît le poème où il met au nombre des beautés (modernes, cette fois) la sanglante lady Macbeth. Or la tragédie de Macbeth est inaugurée par les incantations de trois sorcières qui vont dévoiler au seigneur son avenir. La Lune du « Désir de peindre » lui offre donc l’occasion de composer, à partir d’une comparaison, un alinéa qui transforme la femme évoquée en être plus ou moins surnaturel, face à quoi le geste de la fiction, le « désir de peindre », s’arrête, se suspend, l’acte se trouvant dépassé par le sujet qu’il tente en vain de saisir.

Le poème suivant est assurément lié au précédent quand on considère l’économie d’ensemble des textes du Spleen de Paris. Sur cinquante titres choisis, en effet, il est le seul qui mentionne la Lune. Reste à savoir à quels « bienfaits » nous avons affaire. « Le Désir de peindre » en appelait à la mythologie. Celui-là se situe davantage dans le milieu des contes des fées, puisque l’astre fait ici office de fée marraine veillant sur la destinée de « cette enfant » (BAUDELAIRE, 1975, t. I, p. 341) BAUDELAIRE, Charles. Œuvres complètes. Texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois. Paris : Gallimard, 1975. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade)., une femme, par conséquent, dont l’identité assumée ne sera dévoilée qu’en 1867 dans la publication posthume.

Mon commentaire ne se fixera pas outre mesure sur ce personnage, à la fois connu et méconnu, caractérisé surtout dans le texte par ses yeux verts, qui coïncident avec le regard de deux maîtresses du poète, Marie Daubrun et Berthe (« B… »), la dernière liaison qu’il eut en Belgique. Ce deuxième « portrait de femme » ne comble pas un « désir de peindre ». Il se développe selon une histoire et par le moyen d’un tutoiement impliquant directement la femme concernée. Baudelaire raconte une féerie progressive. Mais « le désir de peindre » n’est pas oublié, puisque les dons de la fée consistent d’abord en des couleurs, le vert et le pâle, unis dans le qualificatif de « phosphorique » (BAUDELAIRE, 1975BAUDELAIRE, Charles. Œuvres complètes. Texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois. Paris : Gallimard, 1975. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade)., t. I, p. 341) (dont Rimbaud gardera le souvenir dans son Bateau ivre: « les phosphores chanteurs4 4 Le Bateau ivre. ») (RIMBAUD, 2018, p. 163RIMBAUD, Arthur. Œuvres complètes . Édition présentée, établie et annotée par André Guyaux. Paris : Gallimard , 2018. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade).). Le poème en son cœur livre voix à une prosopopée de la Lune s’adressant à la femme et, pour un temps, prenant place de l’auteur. De tels procédés introduisent dans la réalité du texte un système d’échos, de variations, de récurrences. Les propos de la Lune se répondent d’un alinéa sur l’autre, et le futur est le temps de leur énonciation. Une sorte de poème interne se dit, aux allures de prophétie, et marqué par des répétitions, un rythme oraculaire. On pense, bien entendu, dans le même livre, au poème désillusionnant intitulé « Les Dons des fées ». Point de déception, toutefois : les promesses seront tenues, si inquiétantes soient-elles. Car, que permet de comprendre l’une des phrases conclusives, quand elle parle de la « maudite chère enfant gâtée », sinon que de tels « bienfaits » confinent à la malédiction chère à Baudelaire (pensons à la paradoxale « Bénédiction » ouvrant ses Fleurs du Mal) ?

Question d’influence astrale, ensuite, comme on le croyait depuis la Renaissance, selon l’expression courante, « être né sous une bonne (ou une mauvaise) étoile ». Si Baudelaire ne croit guère en l’astrologie, il est familier néanmoins des « correspondances » et concède aux pernicieuses influences, lorsqu’il écrit dans « Épigraphe pour un livre condamné » : « Jette ce livre saturnien » (BAUDELAIRE, 1975BAUDELAIRE, Charles. Œuvres complètes. Texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois. Paris : Gallimard, 1975. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade)., t. I, p. 137). L’adjectif est promis à un bel avenir, et Verlaine saura le reprendre pour intituler sa première œuvre (VERLAINE, 1866VERLAINE, Paul. Poèmes saturniens. Paris : Lemerre, 1866.). Apollinaire n’oubliera pas qu’il est né « au Chef du Signe de l’Automne » (Signe, dans Alcools). L’influence de la Lune est unanimement reconnue. Elle préside aux marées, aux menstrues, et toute femme en procède. Mais Baudelaire excède cette réalité au point d’établir une véritable communauté (bien avérée, d’ailleurs) d’amants et de servants de l’astre sélénite. La fin du texte leur donne la dénomination spécifique qui leur convient : des « lunatiques5 5 Les Bienfaits de la lune. » (BAUDELAIRE, 1975, t. I, p. 342BAUDELAIRE, Charles. Œuvres complètes. Texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois. Paris : Gallimard, 1975. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade).).

Les paragraphes correspondant au discours de la Lune énoncent le contenu de sa fatale influence. Ils se développent au long de phrases destinées à se répondre et à se renforcer. Apparaissent alors divers composants du monde, et d’abord un quatuor : eau, nuages, silence et nuit, spécifiés par la suite : les éléments, eau et mer, le genre humain, les fleurs, les parfums, les chats. Même celui qui ne connaît que de loin l’œuvre de Baudelaire retrouve là son univers constitué et célébré par certains de ses poèmes, la prégnance des fleurs et des parfums porteurs de volupté, la présence des chats, toute différente des « bons chiens » par lesquels s’achèveront ses Petits poèmes en prose. Ces mots-clés, ces mots-thèmes énumérés par le poème sont toutefois pénétrés par la négation. Un univers chimérique, voué à l’insatisfaction, inatteignable et atopique, se révèle. Le poème, comme beaucoup de ceux du Spleen de Paris, exhibe son équivoque et signale sa perversité. Car si la femme, vouée à subir l’influence lunaire, concentre en elle le goût des lunatiques pour tout ce qui relève d’une sorte de folie, on pense bien davantage que c’est l’amant en puissance (celui qu’exprime au dernier moment un je) qui ne souhaite rien tant que partager cette étrange folie. Représentante de l’astre qui se projette en elle et la doue de ses prestiges, elle permet d’accéder à la quintessence lunaire, et l’on devine sans peine que les prétendus « bienfaits » dont elle jouit et qu’elle transmet, entrent dans l’ordre du maléfice, comme celui que propageaient les sorcières thessaliennes. Subjugué, l’amant, plus qu’il ne se reconnaît dans celle qu’il aime, perçoit en elle les caractères d’une mystérieuse aura. L’atmosphère idyllique est révoquée. L’accès s’offre aux dangers qui émanent de la triple Hécate, « redoutable Divinité », « fatidique marraine », « nourrice empoisonneuse »6 6 Les Bienfaits de la lune. (BAUDELAIRE, 1975, t. I, p. 342) BAUDELAIRE, Charles. Œuvres complètes. Texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois. Paris : Gallimard, 1975. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade).. Les qualificatifs transforment le substantif positif par leur angoissante magie, et l’attitude de l’amant soumis trouve une entière volupté à s’exposer aux périls présumables, comme on marcherait sur un nid de serpents.

Les Petits poèmes en prose proposent rarement l’élévation que l’on attend de la poésie, même lorsque les thèmes abordés l’impliquent. Il s’agit presque toujours de défaire l’euphorie, de troubler les « minutes heureuses7 7 Le Balcon. » (BAUDELAIRE, 1975, t. I, p. 37) BAUDELAIRE, Charles. Œuvres complètes. Texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois. Paris : Gallimard, 1975. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade)., puisque le monde moderne ne permet plus de les signifier en toute évidence, à moins de céder à une douteuse hypocrisie. Dans cette démarche générale, la lune n’a pas lieu d’être épargnée et Baudelaire ne s’en prive pas. Il est remarquable que sa démarche critique l’incite à utiliser des références anciennes. Ainsi tel passage de la Pharsale de Lucain lui a servi à corrompre des paysages lunaires lisibles sous la plume d’un Lamartine ou d’un Chateaubriand, et la Lune répandant son éclat sur les bois et s’unissant au bel Endymion devient par sa volonté dégrisante réserve de « l’informe », du « tumultueux », du « sinistre » et du « sauvage »8 8 Les Bienfaits de la lune. (BAUDELAIRE, 1975, t. I, p. 342-343BAUDELAIRE, Charles. Œuvres complètes. Texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois. Paris : Gallimard, 1975. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade).). La folie spéciale qu’elle absorbe et dont elle contamine l’amant, Baudelaire se plaît à en nommer les fervents, les adeptes ou les malades. Ses lunatiques ont droit à l’italique. Serait-il excessif de penser qu’il fut informé de leurs symptômes par les médecins aliénistes de ses amis ? Mais il paraît encore plus probable que l’œuvre de Poe, par l’usage du mot anglais lui-même, l’informa de ce genre de folie et de ceux qui peuplaient les lunatic asylum (les asiles) de l’époque. Il est non moins certain qu’il a lu La Fée aux miettes de Charles Nodier (Nodier que l’on retrouve ici, comme faisait écho à la Thessalie de sa Smarra « Le Désir de peindre »), surprenant conte où s’entend l’histoire du plus fameux des « lunatiques », Michel le charpentier. On en citera quelques lignes, justifiant et défendant la folie, au point de lui conférer une excellence et de tracer, bon gré mal gré, la voie pour Nerval (mais Baudelaire, quant à lui, malgré les pages de ses Paradis artificiels et son intérêt pour Meryon, se tiendra toujours à distance des égarements de l’esprit, qui à ses yeux ne valent ni la fantaisie ni le supernaturalisme):

Les lunatiques […] occuperaient selon moi [c’est le narrateur de La Fée aux miettes qui parle] le degré le plus élevé de l’échelle qui sépare notre planète de son satellite, et comme ils communiquent nécessairement de ce degré avec les intelligences d’un monde qui ne nous est pas connu, il est assez naturel que nous ne les entendions point, et il est absurde d’en conclure que leurs idées manquent de sens et de lucidité parce qu’elles appartiennent à un ordre de sensations et de raisonnements qui est tout à fait inaccessible à notre éducation et à nos habitudes (NODIER, 1968, p. 175NODIER, -. Romans, contes et nouvelles. La Fée aux miettes. Genève : Slatkine reprints, 1968.).

La Lune éclaire parfois Les Fleurs du Mal, où deux poèmes lui sont consacrés : « Tristesses de la lune » et « La Lune offensée ». Le premier remonte à la jeunesse du poète. Il se lit, avec peu de variantes, dans les trois éditions (1857, 1861, 1868). La Lune y apparaît classiquement comme une femme, une « beauté », dit le texte, plutôt moderne si l’on tient compte des « coussins », « molles avalanches », sur lesquels elle s’appuie9 9 Tristesses de la lune. (BAUDELAIRE, 1975, t. I, p. 65) BAUDELAIRE, Charles. Œuvres complètes. Texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois. Paris : Gallimard, 1975. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade).. Vision picturale ou sculpturale, animée toutefois, puisqu’elle touche ses seins et laisse échapper une larme que recueille un poète anonyme qui la vénère, comme autrefois les poètes alexandrins et ceux que désignerait, sans risque de se tromper, le terme de lunatiques. Le tableau séduit. Il est digne des poètes « renaissants » et pourrait rivaliser avec les futurs Parnassiens lecteurs de Baudelaire, n’était l’abandon par trop langoureux de cette odalisque. Quant à recueillir soigneusement le pleur d’opale que la Lune verse, on en retiendra le baroque de l’image, non sans penser que Baudelaire dut faire quelque effort pour en conserver, en tant que poème de jeunesse, la préciosité au sein de ses Fleurs du Mal.

En comparaison, « La Lune offensée » semble de beaucoup plus inavouable, et Baudelaire, sans aucun doute, prit soin de ne pas republier ce texte du vivant de sa mère, pour qu’elle n’en prenne pas ombrage. C’est elle, en effet, dont la Lune dénonce, dans le deuxième tercet, la coquetterie indigne de son âge. Le sonnet engage avec l’astre des nuits un propos qui n’admettra qu’une réplique. L’adresse toute classique énoncée par le poète n’a rien d’une invocation. Elle fuit le sublime, et la description du ciel nocturne se réduit au « sérail » des astres accompagnant un Roi Soleil10 10 La Lune offensée. (BAUDELAIRE, 1975, t. I, p. 142) BAUDELAIRE, Charles. Œuvres complètes. Texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois. Paris : Gallimard, 1975. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade). (qui n’est pas nommé). Baudelaire sait que le thème qu’il traite renvoie à des situations anciennes bien connues de « nos pères ». Une forte irrévérence raille Phébé ou Séléné personnifiée, quand il l’appelle bien familièrement « Ma vieille Cynthia11 11 La Lune offensée. » (BAUDELAIRE, 1975, t. I, p. 142BAUDELAIRE, Charles. Œuvres complètes. Texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois. Paris : Gallimard, 1975. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade).). La mise en scène reprend des tableaux de l’Anthologie grecque, plus tard traités satiriquement par les auteurs de la Pléiade, où la Lune indiscrète découvre des secrets d’alcôve. Qu’entrevoit-elle, en l’occurrence ? des amants qui dorment après l’amour ; le poète insomniaque qui peine sur son travail (comme dans « Tristesses de la Lune ») ; des vipères qui s’accouplent. Encore une fois Baudelaire dispose d’un matériel traditionnel - mythe, attributs. Le « domino jaune » résonne cependant comme une trouvaille actuelle, redevable au Pierrot romantique, et l’embrassement d’Endymion, loin d’être admiré, est rangé au nombre des « grâces surannées »12 12 La Lune offensée. (BAUDELAIRE, 1975, t. I, p. 142BAUDELAIRE, Charles. Œuvres complètes. Texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois. Paris : Gallimard, 1975. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade).). Si la Lune de ce sonnet n’est pas malévole, elle révèle toutefois des scènes désobligeantes : l’émail des dents des amants n’a rien de la douceur de leurs lèvres ; l’inspiration espérée fuit le poète ; les vipères accomplissent pleinement leur union lubrique ; la mère indigne se farde comme une femme vénale. Aucun de ces tableaux pour apporter l’apaisement que l’on était en mesure d’espérer d’une simple nuit sur la terre.

Qu’ils soient en vers ou en prose, anciens ou nouveaux, les poèmes sélénites de Baudelaire ne répondent pas à l’heureuse image d’une Lune prodiguant un repos salutaire. Dans les quatre exemples choisis, Baudelaire ne varie guère sa détermination. Seules les « Tristesses de la Lune » sont à l’heure de la beauté que l’on attend de ce que Georges Bataille a nommé avec une juste ironie la « belle poésie ». Dans les trois autres poèmes, en revanche, se constate l’effectif résultat d’une pensée allégorique déviant à plaisir l’archétype connu, au point de lui imposer une mutation des valeurs, celles dont les « poèmes en prose » (en raison de leur prose aussi) allaient s’appliquer à rigoureusement illustrer la formule. La « sorcellerie évocatoire » du « Désir de peindre », la fratrie des lunatiques des « Bienfaits de la Lune », inquiétants par leur spéciale folie, assurent à la poésie parvenue en ce milieu du xixe siècle un durable changement de signes, dont il n’est pas certain, toutefois, que la plupart des lecteurs (et je pense à nos contemporains) aient encore compris le sens, tant - sous prétexte d’harmonie et de beauté - on persiste à voir en Baudelaire celui qui serait encore le plus à même de satisfaire nos illusions, même les plus surfacées.

Referências

  • BAUDELAIRE, Charles. Œuvres complètes Texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois. Paris : Gallimard, 1975. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade).
  • BAUDELAIRE, Charles. Correspondance Texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, avec la collaboration de Jean Ziegler. Paris : Gallimard , 1972. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade).
  • CHATEAUBRIAND, François-René de. Œuvres romanesques et voyages Texte établi, présenté et annoté par Maurice Regard. Paris : Gallimard , 1969. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade).
  • DU BELLAY, Joachim. Las, où est maintenant ce mépris de Fortune ? Sonnet VI. Regrets 1558.
  • LUCAIN, -. La Pharsale Texte établi et traduit par Abel Bourgery et Max Ponchon. Les Belles Lettres, CUF, 1948.
  • NODIER, -. Romans, contes et nouvelles. La Fée aux miettes. Genève : Slatkine reprints, 1968.
  • RIMBAUD, Arthur. Œuvres complètes . Édition présentée, établie et annotée par André Guyaux. Paris : Gallimard , 2018. (Coll. Bibliothèque de la Pléiade).
  • VERLAINE, Paul. Poèmes saturniens Paris : Lemerre, 1866.
  • 1
    Voir Les Éléphants, La Panthère noire et Le Rêve du jaguar de Leconte de Lisle, dans Poèmes barbares (1862).
  • 2
    « Entends comme brame… ».
  • 3
    « Las, où est maintenant ce mépris de Fortune ? », sonnet VI des Regrets.
  • 4
    Le Bateau ivre.
  • 5
    Les Bienfaits de la lune.
  • 6
    Les Bienfaits de la lune.
  • 7
    Le Balcon.
  • 8
    Les Bienfaits de la lune.
  • 9
    Tristesses de la lune.
  • 10
    La Lune offensée.
  • 11
    La Lune offensée.
  • 12
    La Lune offensée.

Publication Dates

  • Publication in this collection
    29 July 2019
  • Date of issue
    May-Aug 2019

History

  • Received
    15 Jan 2019
  • Accepted
    01 Apr 2019
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