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Sur le discours et l'histoire en Foucault: entretien avec Jacques Guilhaumou

Sobre o discurso e a história em Michel Foucault: entrevista com Jacques Guilhaumou

Abstracts

Dans cet entretien inédit, Jaques Guilhaumou parle sur la question du discours et de l'histoire dans la pensée de Michel Foucault en regardant telles questions à partir du belvédère de l'Analyse du Discours selon la perception française. Il commence en présentant un panorama de ses travaux plus actuels et souligne ensuite le rôle décisif de Foucault dans le établissement de une nouvelle relation entre le discours et l'histoire. Dans cette direction, il donne des détails sur quelques influences épistémologiques de la pensée foucaultienne qui viennent surtout de Nietzsche et Koselleck. Comme un grand étudiant de la pensée marxiste, Guilhaumou parle aussi sur le concept de l'ideologie et ses plusières métamorphoses conceptuelles dans autres champs jusqu'au moment de parler sur la question du pouvoir. Il parle quand même sur la problématique de l'analyse des images dans l'Analyse du Discours, une question favorable pour beaucoup des analystes du discours qui s'occupent avec le syncrétisme sémiotique des ses objets dans l'actualité. Enfin, il indique l'existence de une théorie du discours diluée dans la pensée du philosophe.

analyse de discours; Épistémologie de la connaissance; Michel Foucault


Nessa entrevista inédita, Jacques Guilhaumou trata sobre a questão do discurso e da história no pensamento de Michel Foucault, observando tais questões a partir do mirante da Análise do Discurso de vertente francesa. Inicia apresentando um panorama de seus trabalhos mais recentes e destaca, na sequência, o papel decisivo de Foucault no estabelecimento de uma nova relação entre discurso e história. Nessa direção, explicita algumas influências epistemológicas sobre o pensamento foucaultiano, advindas de Nietzsche e Koselleck especialmente. Como profundo estudioso do pensamento marxista, Guilhaumou também discorre sobre o conceito de ideologia e suas inúmeras metamorfoses conceptuais em outros campos, até tocar na questão do poder. Ainda assim, toca na problemática da análise de imagens em Análise do Discurso, questão profícua para muitos analistas de discurso que lidam com o sincretismo semiótico de seus objetos na atualidade. Por fim, evidencia a existência de uma teoria do discurso diluída no pensamento do filósofo.

Análise do discurso; Epistemologia dos saberes; Michel Foucault


ENTREVISTA

Sur le discours et l'histoire en Foucault. Entretien avec Jacques Guilhaumou1 1 Professor e Diretor de pesquisas em história na Université de Provence (França). Seu percurso acadêmico inclui inúmeras publicações de obras e artigos no campo dos estudos da linguagem, em especial sobre discurso, filosofia e história.

Sobre o discurso e a história em Michel Foucault. Entrevista com Jacques Guilhaumou

Welisson Marques

Doutorando em Estudos Linguísticos. UFTM – Universidade Federal do Triângulo Mineiro. Pós-graduação em Estudos Lingüísticos na Universidade Federal de Uberlândia. Uberaba – MG – Brasil. 38100.000 – welissonmarques@yahoo.com.br

RÉSUMÉ

Dans cet entretien inédit, Jaques Guilhaumou parle sur la question du discours et de l'histoire dans la pensée de Michel Foucault en regardant telles questions à partir du belvédère de l'Analyse du Discours selon la perception française. Il commence en présentant un panorama de ses travaux plus actuels et souligne ensuite le rôle décisif de Foucault dans le établissement de une nouvelle relation entre le discours et l'histoire. Dans cette direction, il donne des détails sur quelques influences épistémologiques de la pensée foucaultienne qui viennent surtout de Nietzsche et Koselleck. Comme un grand étudiant de la pensée marxiste, Guilhaumou parle aussi sur le concept de l'ideologie et ses plusières métamorphoses conceptuelles dans autres champs jusqu'au moment de parler sur la question du pouvoir. Il parle quand même sur la problématique de l'analyse des images dans l'Analyse du Discours, une question favorable pour beaucoup des analystes du discours qui s'occupent avec le syncrétisme sémiotique des ses objets dans l'actualité. Enfin, il indique l'existence de une théorie du discours diluée dans la pensée du philosophe.

Mots-clés: analyse de discours. Épistémologie de la connaissance. Michel Foucault.

RESUMO

Nessa entrevista inédita, Jacques Guilhaumou trata sobre a questão do discurso e da história no pensamento de Michel Foucault, observando tais questões a partir do mirante da Análise do Discurso de vertente francesa. Inicia apresentando um panorama de seus trabalhos mais recentes e destaca, na sequência, o papel decisivo de Foucault no estabelecimento de uma nova relação entre discurso e história. Nessa direção, explicita algumas influências epistemológicas sobre o pensamento foucaultiano, advindas de Nietzsche e Koselleck especialmente. Como profundo estudioso do pensamento marxista, Guilhaumou também discorre sobre o conceito de ideologia e suas inúmeras metamorfoses conceptuais em outros campos, até tocar na questão do poder. Ainda assim, toca na problemática da análise de imagens em Análise do Discurso, questão profícua para muitos analistas de discurso que lidam com o sincretismo semiótico de seus objetos na atualidade. Por fim, evidencia a existência de uma teoria do discurso diluída no pensamento do filósofo.

Palavras-chave: Análise do discurso. Epistemologia dos saberes. Michel Foucault.

Welisson Marques: D'abord, je voudrais vous remercier pour l'entretien. Je suis très honoré de pouvoir avoir ce contact avec vous. Premièrement, je voudrais savoir quelles sont vos recherches plus récentes et les projets en cours ou sur le point d'être développé à l'avenir.

Jacques Guilhaumou: Je suis moi aussi très content de répondre aux questions de Welisson Marques, d'autant plus que mes interlocuteurs brésiliens ont toujours prêté une attention précise à mon travail, fruit de recherches publiées sur quarante ans, mais qui ont connues des fortunes diverses. Je m'en tiens à l'état présent de mes recherches, avec leur part d'achèvement en cours et leur part de projet.

Il importe d'abord de remarquer que je consacre une grande partie de mon temps actuel à lire des travaux de recherche d'autres collègues de disciplines assez différentes (histoire, linguistique, littérature, philosophie, sociologie, anthropologie principalement), pour en faire le compte-rendu dans des revues ou pour remplir d'autres objectifs scientifiques. Je reviens ainsi, en fin de carrière, à mes lectures nombreuses et variées de ma jeunesse. C'est vraiment un besoin à la base même de mon souci de renouveler mes travaux. Cependant, ayant consacré ma vie professionnelle à la recherche, mes projets demeurent très présents. Ils sont essentiellement de deux ordres.

D'une part, je continue d'avancer sur mes études en cours depuis trente ans, dans le champ conjoint de l'analyse de discours et de l'histoire des concepts, en appui sur les avancées des disciplines déjà citées. D'autre part, je participe, avec de jeunes chercheurs, à des programmes de recherche sur des thèmes précis, qu'il s'agisse de l'étude du récit de soi et de l'histoire du libéralisme politique. Je vais vous donner quelques précisions sans entrer dans les détails.

Reste ma grande affaire du moment, la publication des mes Mémoires d'étudiant à Nanterre en mai 1968, où j'ai été spectateur de l'événement, puis protagoniste, sans y jouer un rôle de premier plan. J'étais alors étudiant de première année en histoire et membre de l'Union des Etudiants Communistes, proche du PCF. Ces Mémoires sont rédigées, elles sont brèves. Je les ai mises dans les mains d'un éditeur. Leur lecture permet de comprendre à la fois mon engagement politique auprès des communistes, dès la fin de mes études secondaires, et mon intérêt pour le discours, autour tout particulièrement de la notion de formation discursive, très présente dans les ouvertures théoriques mises en place par un tel événement majeur. Nous allons y revenir dans la seconde question. Il ne s'agit pas de textes rédigés à l'époque, mais du résultat d'un travail mémoriel effectué à partir d'une connaissance précise de l'événémentiel de mai-juin 1968 et de la recherche de photos où j'ai retrouvé ce que j'ai vu. D'ailleurs, l'une de ces photos me montre dans le couloir de Nanterre, pris par le photographe emblématique de mai 1968, Gilles Caron. Ces photos, trop chères à la publication, ne seront pas reproduites comme telles dans l'édition à paraître. Mais un jeune dessinateur, Thoams Sthelin, par ailleurs jeune enseignant qui a l'âge que j'avais en 1968, les a redessinés une par une. Il s'agira donc d'une publication à quatre mains, et je m'en réjouis fort.

Pour revenir à mes chantiers de recherche, et d'abord dans le domaine de l'histoire langagière des concepts, j'essaye toujours de préciser l'apport de l'histoire des concepts, très peu présente en France, sous l'angle de l'analyse de discours. Je suis ainsi l'un des fondateurs parmi tant d'autres du réseau international «History of Political Concepts» qui dispose d'une revue, Contributions to the history of concepts et d'une collection d'ouvrages chez l'éditeur Brill. Ce réseau tient une réunion annuelle d'un pays à l'autre qui fait le point régulièrement sur ce champ de recherche. Mes publications en ce domaine se font essentiellement en langue étrangère, faute de trouver un public français intéressé. Je remercie d'ailleurs mes amis brésiliens, et d'autres de mes amis étrangers, de participer à leur diffusion. Dans ce cadre, je travaille actuellement sur la notion de généalogie du discours en regard de l'historicité de ce concept présent du texte le plus philosophique à la simple archive. Je m'intéresse aussi au concept d' individu/individuation en lien avec la question de la temporalité historique du récit de vie (voir ci-après). La dernière publication du réseau porte en effet sur la question du temps historique autour de l'œuvre d'un des fondateurs de l'histoire des concepts, Reinhard Koselleck. Il s'agit de l'ouvrage intitulé Political Concepts and Time. New Approaches ton Conceptual History (KOSELLECK, 2011) édité sous la direction de Javier Fernandez Sebastian à Cantabria University Press, et qui témoigne de la vitalité du réseau ibéro-américain dans ce champ de recherche.

Je continue également mes recherches en histoire des idées politiques, et tout particulièrement sur Sieyès. Je viens de co-publier un ouvrage collectif issu de mon laboratoire «Triangle» (ENS Lyon) sur Liberté et libéralismes. Formation et circulation des concepts (GUILHAUMOU, 2012). Je viens aussi de terminer un ouvrage sur Sieyès et l'ordre social, qui porte sur l'invention du mot de sociologie chez Sieyès, dans le contexte d'une mise en place spécifique du concept d'ordre (social). Mais je tarde à trouver un éditeur pour le publier, mon premier ouvrage sur Sieyès et l'ordre de la langue (GUILHAUMOU, 2002) ayant eu une très faible diffusion. Je m'intéresse donc aux origines du libéralisme politique, tout en conservant un point de vue marxiste, comme le montrent mes récentes publications sur Marx et les notions de mouvement populaire/révolutionnaire, langue populaire et extrême, en particulier dans l'ouvrage Matériaux philosophiques pour l'analyse de discours (GUILHAUMOU; SCHEPENS, 2011) aux Presses universitaires de Franche-Comté que j'ai co-dirigé avec Philippe Scheppens en 2011.

J'ai soutenu mes diplômes supérieurs (Thèse, Habilitation) à l'Université d'Aix-en-Provence sous la direction de Michel Vovelle. C'est à ce titre que je suis chercheur associé au sein de la Maison méditerranéenne des Sciences de l'homme (MMSH- Aix-en-Provence) et plus spécifiquement de l'UMR «Telemme». En ce lieu, je participe à deux groupes de recherche. Le premier groupe de recherche concerne Le récit de soi, il est dirigé par Isabelle Luciani, Randi Deguilhem et Catherine Atlan. Il implique mes recherches au titre du concept d'individuation et d'un travail discursif sur les Vies politiques pendant la Révolution française, pour l'essentiel manuscrites, ce qui maintient mon lien à l'archive très présent dans ma relation à Michel Foucault. Je participe donc, dans ce groupe, à une réflexion sur l'inscription de l'individuation dans l'expérience sociale et collective, en insistant notamment sur la notion de mérite de soi. Je participe également aux activités du groupe de recherche Femmes/Méditerranée, animé par Karine Lambert et Anne Montenach, en co-dirigeant des ouvrages collectifs, dont le prochain à paraître en 2012 concerne La place des femmes dans la cité. Là je m'intéressesur la base en particulier des archives des comités de surveillance pendant la Révolution française, à la manière dont les femmes révolutionnaires rendent compte de soi dans une forme d'individuation qui relève de la souffrance de soi.

La ligne directrice de mes recherches demeure cependant tout du long de mes chantiers et de mes projets dans le cadre d'une interrogation avec l'analyse de discours au centre d'une réflexion conjointe sur la formation des concepts d'une part et la formation de configurations discursives d'énoncés d'archive d'autre part. C'est à ce titre que l'on peut déterminer les conditions de possibilité d'un savoir politique porteur d'émancipation, donc qu'il convient de se rattacher à la tradition marxiste. La figure de Marx est bien au centre de tout mon parcours de recherche. J''y reviendrai de manière réitérative dans les réponses suivantes.

W.M.: Êtes-vous d'accord qu'il-y-a une theorie du discours chez Foucault ? Comment voyez- vous ce question ?

J. G.: La référence au discours est centrale dans l'œuvre de Michel Foucault, mais son élucidation nécessite, nous semble-t-il, un abord sous l'angle d'une biographie intellectuelle qui n'existe pas encore parmi les travaux publiés. Foucault est d'abord et demeure un philosophe épistémologue qui s'intéresse, en relation avec son maître Georges Canguilhem, aux conditions de possibilité du savoir scientifique dès les années 1960. Mais il déplace cet intérêt vers l'histoire: ces premiers ouvrages en témoignent. Cependant une attention précise à la progression de ses écrits sous forme d'articles et autres modes d'intervention, en particulier des entretiens, permet d'aller plus avant dans la compréhension de sa relation au discours. Traçons son évolution dans le champ du discours à grands traits.

En premier lieu, il se focalise sur la généalogie du discours, en lien avec sa lecture assidue de Nietzsche. En second lieu, il quitte, si l'on peut dire, Nietzsche, pour Spinoza et retrouve ainsi la tradition matérialiste. C'est là où se met en place au cours des années 1970 son dialogue quasi-permanent, mais discret, avec Marx et une nouvelle ouverture vers la matérialité du discours, dont Michel Pêcheux exploite les multiples opportunités au sein même de l'analyse de discours. Les années 1980 sont marquées, pour leur part, par le retour à Kant sous l'angle du jugement réfléchissant au sein même de l'événement, en l'occurrence les Lumières et la Révolution française. Nous y avons décelé, de notre côté, la notion d'événement discursif. La suite relève de la problématique de la gouvernementalité mise en place dans ses cours au Collège de France, qui sont actuellement publiés sous la responsabilité d'un chercheur de mon laboratoire, Michel Sennelart. Ici se déploie un lien complexe entre discours et libéralisme politique, précisé dans la publication collective de mon Laboratoire «Triangle» de Lyon que j'ai mentionnée dans la première réponse.

Une telle construction progressive autour de la notion de discours, dans l'œuvre de Foucault, peut être considérée comme une théorie. Cependant il nous semble qu'un tel enjeu théorique nécessite l'élucidation d'une notion centrale, que nous n'avons pas encore mentionnée, le concept de formation discursive. C'est à propos de la notion de «formation discursive» que l'originalité de Michel Foucault en matière d'analyse de discours est la plus forte, d'autant plus qu'elle a ouvert un échange très fructueux avec les chercheurs marxistes, en l'occurrence Michel Pêcheux et les chercheurs qui ont travaillé à ces côtés au tournant des années 1980, et dont je suis (voir la publications des textes de Michel Pêcheux par Denise Maldidier). Nos amis brésiliens ont su donné toute l'importance que requiert ce moment de l'analyse de discours. Je n'y reviens pas.

«Formation discursive» désigne, avec Michel Foucault (1994, p.705-708), l'individuation de telle ou telle configuration d'énoncés dans le champ des événements discursifs en liaison avec l'archive définie comme «le jeu des règles qui déterminent dans une culture l'apparition et la disparition des énoncés, leur rémanence et leur effacement, leur existence paradoxale d'événements et de choses.» Ainsi s'ouvre, à l'analyse discursive, par l'accent mis sur la corrélation à la formation discursive, «un domaine immense [...] constitué par l'ensemble de tous les énoncés effectifs dans leur dispersion d'événements et dans l'instance qui est propre à chacun».

Au-delà de la différence entre une approche herméneutique qui privilégie «le mouvement de l'interprétation» au sein de «l'unité divisée» de toute formation discursive historiquement attestée, et une approche plus «dialectique» qui met l'accent sur «l'interdiscours» (Michel Pêcheux), c'est-à-dire sur des formations discursives interreliées par ce qui peut et doit être dit dans une conjoncture donnée, une théorie du discours, donc une approche unitaire de la théorisation des faits de discours, se doit de marquer le caractère «transvaluateur», d'un moment historique à l'autre, de la notion-concept de formation discursive. Nous avons retracé l'histoire de cette transvaluation au sein même de l'histoire de l'analyse de discours dans un article disponible seulement sur le Web en français («Où va l'analyse de discours ? Autour de la notion de formation discursive», Marges.linguistiques, n.9, 2005. http://marges-linguistiques.com), que nos amis brésiliens nous ont fait l'honneur de le traduire (GUILHAUMOU, 2005).

Nous pensons donc que cette catégorie majeure de la connaissance des pratiques discursives s'avère la plus apte à fonder une théorie du discours sur la base des problématiques proposés par Michel Foucault. La notion de formation discursive fédère au mieux les autres notions de l'analyse de discours, et en premier lieu les notions de matérialité discursive et d'événement discursif sur lesquelles nous sommes revenues récemment avec Francine Mazière dans une revue qui prend de plus en plus en charge nombre de débats en France dans le champ de l'analyse de discours, la revue Semen («Ainsi nous sommes qui nous sommes dans le Mississipi», en coll. avec Francine Mazière (GUILHAUMOU; MAZIÈRE, 2010, p.69-88).

W. M. : Quelle est la relation de son travail sur la « généalogie du discours » avec l'archéologie (l'arche-généalogie ?) foucauldienne ?

J. G. : Dans son ouvrage de 1969 sur L'archéologie du savoir, Michel Foucault (1969) précise ce qu'il est de la différence, au plan méthodologique, entre l'histoire des idées et sa perspective méthodologique sur le discours. Deux ans plus tard, il publie son célèbre article sur «Nietzsche, la généalogie et l'histoire» (FOUCAULT, 1984, p.136-157). Y-a-t-un lien entre son approche archéologique du discours et sa vision généalogique de l'histoire ?

Dans L'archéologie du savoir, il précise que l'analyse archéologique se différencie de l'histoire des idées par l'attention portée à l'innovation, aux contradictions, aux comparaisons et aux transformations, le tout selon des types et des règles propres aux pratiques discursives, donc selon des formations discursives réglées. Le point de vue de l'épistémologue orienté vers l'histoire demeure au premier plan: il s'agit alors de faire l'histoire d'un savoir implicite, d'un savoir commun sans démarquer les théories des pratiques, l'histoire des fondements de la conscience moderne.

Foucault passe alors de son intérêt majeur pour l'archéologie d'œuvres littéraires à la marge, essentiellement celles de Bataille, Blanchot, Klossowski, à une perspective généalogique sur la base de sa lecture de Nietzsche. La continuité de ses préoccupations est présente dans le refus de rechercher une profondeur de la conscience, démarche qui masque ce qui est vraiment dit et qui plus est introduit un temps linéaire. Mais nous passons d'un versant méthodologique de l'analyse de discours à une approche plus historique, généalogique donc. Nietzsche est ici présent pour assumer, par son apparente monstruosité philosophique, une double interrogation sur notre rapport à l'être et les limites de notre savoir.

Pour sa part, la perspective généalogique en histoire fait alors appel aux catégories de provenance, d'émergence et d'invention. Par provenance, il faut entendre le repérage des marques singulières qui s'entrecroisent et font réseau, là où le Moi s'invente une identité, une cohérence, ce qui permet de maintenir le passé dans la dispersion qui lui est propre. La provenance relève de la surface d'inscription des événements dans les corps. Quant à l'émergence, elle renvoie au point de surgissement dans l'histoire, donc prend appui sur le principe de la loi singulière d'apparition. Elle permet de repérer des lieux d'affrontement dans les interstices de la relation dominants/dominés. Nous entrons ainsi dans un retravail sur le sens historique avec la généalogie comme histoire non close, esprit en devenir. C'est enfin l'invention qui fait synthèse: au départ un petit commencement, dans les lieux mêmes de fabrication des passions, des relations de pouvoir; à l'arrivée un désir de vérité, qui n'est pas apaisement des passions, mais un ensemble de stratégies discursives déployées dans l'événement.

En conclusion, nous pouvons dire que l'archéologie est le versant méthodologique d'une analyse de discours qui dispose aussi d'un versant historique, qualifiée au départ de généalogique. Même si l'apparition de ces deux termes n'est pas concomitante, ils forment un ensemble tout à fait significatif d'un effort de synthèse au profit d'une théorie du discours ouverte aux possibles de l'histoire, donc à l'émancipation humaine. Il conviendrait aussi de reconstituer, dans le même temps, le dialogue souterrain et indirect avec Marx qui nous confronterait aux mêmes notions autour du thème de la répétition de l'histoire. Mais il s'agit d'un travail en soi sur l'œuvre de Foucault qui n'a jamais voulu, et sans doute de façon volontaire, aller au-delà d'allusions sur son rapport étroit à Marx.

W.M. : Vous êtes, avec Denise Maldidier, un des pionniers dans la mise en place des réflexions entre la linguistique et l'histoire dans les années 1970. Comment voyez-vous cette relation aujourd'hui dans les travaux sur l'analyse du discours en France ? En général, vous ne croyez pas que l'histoire a été laissée de côté au profit d'un formalisme structuraliste ?

J.G.: Tout d'abord, il convient de rappeler que c'est l'ouvrage de Régine Robin (1973), Histoire et linguistique, auquel j'ai collaboré pour une part limitée, qui a fait connaître ce nouveau chantier de recherche. Mais déjà, à cette date, nous étions trois chercheurs, Régine Robin, Denise Maldidier et moi-même à ouvrir ce champ d'investigation. Deux historiens et une linguiste donc. Mais c'est surtout avec Denise Maldidier que j'ai travaillé et publié de nombreuses années. J'ai beaucoup appris à son contact, surtout en linguistique. C'est sans doute aussi, dans nos publications, que le meilleur du lien entre histoire et linguistique a été mis en œuvre. Sa disparition, à l'égale de celle de Michel Pêcheux, a été un choc très dur pour moi et ses proches.

Bien sûr Michel Foucault a joué alors un rôle décisif dans l'établissement de cette nouvelle relation entre discours et histoire, comme je l'ai montré dans ma réponse précédente à vos questions. Mais l'apport des nouvelles méthodes issues de la linguistique, pratiquées en particulier au sein du Laboratoire de lexicologie politique de l'ENS-St Cloud (Maurice Tournier) et du Centre de recherches linguistiques de Paris X (Denise Maldidier), ont aussi beaucoup compté. Nous avions aussi un rapport plus affirmé, plus explicite à Marx que Foucault. Moi-même je prenais déjà en compte, dès mes premiers travaux sur la langue politique de la Révolution française, l'impact des catégories marxistes de mouvement révolutionnaire/ mouvement populaire, langue populaire/porte-parole de la masse.

Pour répondre à votre question sur le formalisme structuraliste, il faut revenir d'abord au lien entre linguistique et structuralisme, très présent dans les années 1960. Un auteur joue ici un rôle majeur, Saussure. La lecture de ses travaux alors connus, en partie grâce à Claudine Normand linguiste très proche de Denise Maldidier, mettait l'accent sur le fait qu'un signe n'est limité que négativement, par la présence même d'autres signes. Ainsi si le signe existe d'une part hors de l'historicité des formes, par association faite par l'esprit avec une idée, d'autre part, appréhendé dans son déploiement historique, il est tout autant dénué de signification a priori parce qu'il n'est pas délimité en soi. C'est dire que la présentation des signes est purement négative : il n'y a pas d' " êtres linguistiques donnés en soi ", donc de termes positifs, mais que des différences entre les signes issus de la combinaison de la forme et du sens perçu. C'était déjà une porte grande ouverte au champ de l'histoire et de la linguistique construit à partir de la description des rapports entre énoncés dans des conditions historiques précises et sans a priori.

Une autre formule de Saussure, connue certes plus tardivement, «la langue court entre les hommes, elle est sociale» (le linguiste parle alors de «langue discursive») met l'accent sur le fait que dans la langue, le discursif et le social ne sont pas des réalités distinctes : ils sont deux manières de caractériser la même chose, le système de signes constitutif de la langue. Le signe existe à la fois dans notre esprit et par le lien social du fait même de la constitution de la langue. Le fait social de la langue existe, un donné linguistique est attesté dans la combinaison sociale de la diversité mécanique des idées et de la diversité organique des signes. C'est ainsi que nous avons perçu le structuralisme linguistique, à travers l'image forte de Saussure et son apport à la question du signe, à tort ou à raison.

Nous n'avons donc pas été gêné, en tant qu'historien du discours, par la part de formalisme linguistique - ce qu'on appelle l'analyse d'énoncé - dans les travaux en analyse de discours, comme en témoignent nos études communes avec Denise Maldidier, par exemple autour la formule «Du pain et X» pendant la Révolution française.

Aujourd'hui le formalisme linguistique concerne un vaste éventail de méthodes, de l'approche pragmatique aux considérations sémiotiques en passant par l'analyse syntaxique. Il est au centre d'un dispositif méthodologique de plus en plus complexe, ne serait-ce que par le biais de la pragmatique textuelle et de la théorie des actes de langage, mais aussi par l'apport de nouvelles théorisations en matière d'histoire des idées linguistiques (voir les travaux de Sylvain Auroux). Nous ne pouvons présentement les énumérer de manière exhaustive. Il en est de même de l'apport de la textométrie à l'étude formelle des discours, comme le montre les travaux de Damon Mayaffre sur les discours politiques contemporains sous le label de logométrie. En fin de compte, le formalisme linguistique est un temps nécessaire dans la description des énoncés, d'autant qu'il se complexifie sans cesse. L'apport historique intervient alors dans l'analyse des conditions de production de tels énoncés désormais connus dans la systématisation de leurs formes, donc dans leurs rapports. Le lien entre le formalisme linguistique et l'analyse historique des énoncés permet, sur la base de la linguistique saussurienne, de contourner les a priori, qu'il s'agisse de la répétition d'une signification a priori, ou d'une considération historique également a priori. Notre part du travail commun, avec Béatrice Mésini et Jean-Noël Pelen sur le discours des exclus, paru dans l'ouvrage Résistances à l'exclusion (2004) montre, nous semble-t-il, toute la fécondité d'une approche des énoncés sur la base de fonctionnements linguistiques clairement identifiés. Il s'agit en l'occurrence, dans le parcours d'individus dits exclus, de l'hétérogénéité montrée dans l'usage des mots, de la thématisation à l'effet définitoire de la marge et de l'usage de l'indéfini contre toute norme énonciative. Le formalisme linguistique, certes de la manière où je l'entends, n'a rien d'un obstacle pour historien du discours, bien au contraire.

Reste à préciser par où passe, dans mon cas, le lien entre histoire et linguistique. Précisons d'abord qu'il n'est pas circonscrit à l'espace français, dans la mesure où il relève d'une histoire langagière des concepts et d'une histoire des idées linguistiques en débat au niveau international. C'est aussi là où se s'approfondit la perspective généalogique ouverte par Michel Foucault, comme le montre par exemple les travaux de notre collègue américain, le politiste Mark Bevir. Mon livre de 2006 sur Discours et événement porte précisément sur un tel renouvellement des approches dans le champ des relations entre histoire et linguistique par une ouverture au débat international. Certes je ne prétends pas ainsi couvrir la totalité du champ conjoint entre histoire et linguistique, d'autres recherches sont disponibles sur la langue et l'histoire à l'initiative par exemple de chercheurs de l'Université de Paris I -Sorbonne (Jean-Philippe Genêt). Mais je maintiens, sur ce champ, le lien conjoint à la notion de «formation discursive» chez Foucault et au questionnement marxiste sur les catégories de l'histoire, tout en prenant en compte les avancées de l'histoire politique des concepts tant en France qu'à l'étranger.

W.M. : Comment concevez-vous l'apport de la linguistique post-structurale, donc plus proche de la réalité langagière et plus apte à appréhender le sujet d'énonciation que la linguistique structurale, à l'analyse de discours du côté de l'histoire, en particulier dans votre propre recherche ?

J.G. : Si j'ai mis l'accent sur le lien maintenu, via Saussure, entre la linguistique structuraliste et l'analyse de discours, et tout particulièrement dans le champ de l'histoire du discours, il existe en sûr une linguistique post-structuraliste, incarnée en l'occurrence par Benveniste et sa théorie de l'énonciation, qui joue un rôle essentiel en analyse du discours du côté de l'histoire.

Dans ses Problèmes de linguistique générale, Benveniste (1974) opère la distinction entre «deux plans d'énonciation», le discours et l'histoire. Il utilise l'expression d' instance de discours associée au mode d'énonciation. Il définit ainsi l'énonciation comme un acte individuel d'utilisation et un procès d'appropriation de la langue. Il en vient ensuite à l'élucidation du procès d'individuation de l'énonciation, en passant d'abord par l'énoncé du lien entre l'acte et l'énonciation qui désigne alors «un acte référentiel à la réalité du discours», «l'acte de conversion de la réalité en discours». Et c'est alors qu'il en vient à énoncer que «l'ordre sémantique s'identifie au monde de l'énonciation et à l'univers du discours» (BENVENISTE, 1974, p.64) sous couvert de la phrase, distincte du signe en tant que segment linguistique actualité par un locuteur. C'est là où se précise aussi ce qu'il en est de la communication en tant qu'interaction de locuteurs et de la temporalité spécifique de l'instance de discours, avec l'actualisation de la phrase dans le temps historique : «la phrase est donc chaque fois un événement différent» précise Benveniste (BENVENISTE, 1974, p.227), sous forme d'un énoncé performatif qui a la valeur d' « un acte unique et singulier » (BENVENISTE, 1966, p.273).

La convergence entre acte de langage, énoncé performatif et événement discursif dans le domaine même de la linguistique a eu d'importantes répercussions dans le champ de l'histoire et de la linguistique. Cette convergence a contribué à son extension, ainsi que le montre les travaux sur les discours politiques contemporains au sein du Laboratoire de lexicologie politique dans les années 1970-1980. L'Institut d'Histoire du Temps Présent, également laboratoire du CNRS français, a maintenu cette tradition d'analyse du discours politique contemporain sur une base à la fois lexicologique et énonciative. J'ai également déjà cité les travaux de Damon Mayaffre, chercheur dans l'unité CNRS de Nice, «Bases, Corpus et Langage». Autour d'une élaboration de plus en plus complexe de la notion de corpus (voir notre article à ce sujet disponible sur le Web via la revue Corpus), de nombreux travaux historiques sur les discours politiques contemporains se sont donc intéressés à des sujets d'énonciation et à leur production écrite dans un moment historique précis et en tant que d'une activité de reformulation incessante par laquelle un scripteur inscrit son vouloir-dire dans le discours par l'usage d'opérations énonciatives diverses, telles que les catégories de la personne, la situation d'énonciation, et ainsi de suite.

Nous avons tenu compte de telles avancées de la linguistique dans nos travaux, en particulier dans notre étude sur les porte-parole pendant la Révolution française qui a fait l'objet de la publication d'un livre de synthèse en 1998 (GUILHAUMOU, 1998). Mais nous avons toujours maintenu une relation forte au premier formalisme linguistique issu de la pensée de Saussure, comme en témoignent nos comptes-rendus récents des Ecrits de linguistique générale (SAUSSURE, 2003), texte établi et édité par Simon Bouquet et Rudolf Engle et du livre de Pierre-André Huglo (2002), Approche nominaliste de Saussure. Nous y avons trouvé notre approche nominaliste de la langue et de la société, si souvent invoqués dans nos recherches. Il faut entendre par là que espace/temps de l'intercommunication humaine, marqué par le caractère empirique de la langue, consiste en la présence sans son sein de singularités événementielles sous la double conjonction de l'existence de quelque chose, la langue, et du dit de quelqu'un, le sujet parlant. Cette événementialisation «originaire» de la langue relève d'un «ensemble vide» de significations, mais qui désigne ce qui peut être dit dans le discours, donc pose ses conditions de possibilité. Nous sommes ici une fois de plus très proche de Foucault et son épistémologie (nous revenons sur ce rapprochement central dans la réponse suivante). Ainsi il convient de particulariser «les événements de langue», qui n'ont d'autre effet que de modifier un état de langue - nous disons plutôt un état d'hyperlangue (Sylvain Auroux) en référence à l'espace/temps de communication - et non «les systèmes de la langue» élaborés par le linguiste. Ces événements ont la particularité constitue bien les éléments de la langue empirique dans un espace/temps de communication, mais pour autant, ils ne réalisent que des éléments «isolés» de la langue, des singularités distinctes des actes de discours qu'elles engendrent. Si la théorie de l'énonciation a ouvert des perspectives nouvelles à l'analyse formelle. Elle demeure dans le cadre saussurien: Saussure et Benveniste marchent de pair. Je pense tout particulièrement aux travaux de Jacqueline Autier sur le discours rapporté et l'hétérogénéité discursive bien connus de nos amis brésiliens. Ainsi l'analyse de discours demeure ancrée sur un formalisme linguistique qui permet de mettre au centre de la matérialité discursive la matérialité des énoncés.

W.M. : Jean-Jacques Courtine est responsable por apporter Michel Foucault dans l'Analyse de Discours, particulierment dans sa thèse – Le Discours Communiste addressé aux Chrétiens, especialement en utilisant le concept de formation discursif, quand Il essaye comprendre le facteurs discursifs sur le decliné du communisme à France en regardant le domaine de la mémoire. Comment percevez- vous la relation des analistes du discours français d'aujourd'hui avec Michel Foucault?

J.G : Dans son ouvrage le plus récent sur Déchiffrer le corps: penses avec Foucault (COURTINE, 2011) Jean-Jacques Courtine (propose de différencier les études sur Foucault des travaux avec Foucault liés à des thématiques proches de certains des aspects de la pensée foucaldienne, par exemple, avec Jean-Jacques Courtine, le visage, le corps et la virilité. Les travaux avec Foucault sont ainsi caractéristiques de la manière dont Jean-Jacques Courtine opère ses recherches dès son premier travail sur le discours communiste adressé aux chrétiens à l'aide de la notion de «domaine de mémoire» (FOUCAULT, 1969). Cependant nous avons montré que l'analyse de discours prend d'abord appui sur Foucault pour constituer une théorie du discours dans sa diversité même. C'est dire que la notion de domaine de mémoire prend un sens différend selon que l'on travaille en analyse de discours sur Foucault ou avec Foucault. En effet, comme nous l'avons déjà dit, l'analyse de discours propre à Foucault a pour domaine de mémoire, dans le domaine de la langue, l'auteur majeur du structuralisme linguistique, Saussure. C'est la manière dont les énoncés saussuriens sont toujours admis et constamment explicités, précisés qui fournit une base épistémologique à la théorie du discours au sein même de la science du langage. En se situant à distance de toute approche substantialiste du sujet de la langue, de toute considération dualiste sur le lien entre la pensée et le langage et de tout lien représentationnel entre la langue comme système de signes et «les rapports véritables entre les choses». Saussure explicite les conditions de possibilité d'une science de la langue. Il situe ainsi le surgissement individuel dans le circuit de la parole, du fait que «toute la langue entre d'abord dans notre esprit par le discursif». Il parle alors de «langue discursive», donc de ce qui la caractérise, le discursif (SAUSSURE, 2003, p.117-118).

C'est ainsi que Foucault critique la thèse selon laquelle Saussure et la linguistique structurale auraient atteint un seuil de scientificité en passant, par le formalisme, du côté de la science exacte. Il considère plutôt que Saussure apporte de nouvelles possibilités épistémologiques dans la compréhension du savoir social, en particulier en termes de rapports, de relations au sein d'une logique du réel. Découvrir un champ de relations devient, avec l'apport, de Saussure un problème central. Cette découverte assigne aussi à Marx une position stratégique dans cette nouvelle épistémologie qui récuse toute explication par la causalité. Nous sommes là la source de l'analyse de discours chez Foucault, et plus largement de l'analyse de discours du côté de l'histoire qui est la nôtre.

On comprend pourquoi travailler avec Foucault est une toute autre affaire. Cela suppose déjà un lien à la linguistique plus distant, donc qui n'a pas nécessairement pour base la linguistique de l'énoncé et de l'énonciation, de Saussure à Benveniste. Quant aux thèmes de recherche, ils ne sont pas non plus nécessairement ancrés dans une historicité propre à l'émancipation humaine, où la tradition marxiste occupe une position centrale. C'est une perspective plus archéologique, plus orientée par des méthodes d'analyse propres à Foucault, que généalogique, différence que nous avons déjà précisée. Cette perspective construite avec Foucault est très ouverte sur le plan thématique, élargit son œuvre à l'infini. Jean-Jacques Courtine note ainsi que l'on peut avec Foucault prendre les images comme objets de recherches, et non seulement les textes, qu'on peut étendre la notion de formation discursive au rapport singulier entre le regard et le discours par une classification des visages, des physionomies et des expressions, qu'il est possible d'amplifier la généralité du processus historique, mis en valeur par Foucault, qui mène de la monstruosité à l'anormal, et ainsi de suite.

Le travail avec Foucault est un travail en extension qui ne pose pas de limites aux potentialités de son œuvre. C'est un véritable paradigme de recherche dans de très nombreuses espaces de réflexion, l'histoire, l'anthropologie, la sociologie, la critique littéraire, les sciences de la communication, le management, l'économie, le droit et que sais-je encore. Le récent numéro de L'Herne (2011)2 2 L'Herne (2011). Disponible en: < http://www.editionsdelherne.com>. sur les chercheurs qui tr availlent avec Foucault rend compte d'une telle diversité. En toute honnêteté, nous l'avons peu pratiqué, préférant travailler avec Marx et la tradition marxiste. Nous avons toujours conservé un rapport étroit à l'œuvre de Foucault.

W. M. : Vous qui est un érudit de Marx et d'idéologie, surtout de siècles XVIIIe et XIXe, comment voyez- vous la notion d'idéologie marxiste au XXIe siècle ? (i.e, à la fois qu'il n'y a pas plus des luttes de classe comme à l'époque). De plus, comment vous percevez la notion de « pouvoir » chez Foucault, en particulier, lors nous pensons sur les complexes matérialités médiatiques modernes ?

J.G. : J'ai toujours publié peu ou prou sur Marx et la tradition marxiste (Gramsci en particulier), au fil des besoins de mes recherches. J'ai ainsi un souvenir ému de la publication en 1975 de mon article «marxiste» dans la jeune revue althusserienne Dialectiques sous le titre «Idéologies, discours et conjoncture en 1793. Quelques réflexions sur le jacobinisme», (GUILHAUMOU, 1975). Et le suis membre de la revue Actuel Marx. Et de fait, j'ai publié conjointement, ces dernières années, des travaux sur la généalogie des notions d'idéologie et de sociologie avant Marx et sur la formation des concepts en matière d'idéologie révolutionnaire par le jeune Marx, en lien avec une telle généalogie.

En premier lieu, il s'agit d'un travail en apparence néologique, surtout avec la découverte du néologisme de sociologie chez Sieyès, mais dont la portée se veut plus vaste. Au départ, il est question de l'invention du terme de sociologie par Sieyès dans les années 1780, à l'arrivée de l'invention du terme d'idéologie à la fin de la Révolution française, plus précisément pendant la période directoriale avec les Idéologues. La formulation conceptuelle de la sociologie marque l'ouverture de l'opinion publique, déjà en place pendant les Lumières classiques, à un espace de reconnaissance sociale au cours des Lumières tardives. L'observation sociale est mise au premier plan, en particulier chez les penseurs matérialistes, de Condillac à D'Holbach. Le monde de la société propre aux lumières devient, au cours des Lumières tardives, un monde de l'esprit en réalisation : le monde de la sociabilité prend valeur de monde de la socialité avec le déploiement d'un art social en son sein3 3 Je m'en suis expliqué plus longuement sur le site revolution-francaise.net. < http://revolution-francaise.net/2011/06/30/443-le-travail-de-lesprit-politique-essai-dinterpretation-reflexion-historique-sur-la-metaphysique-politique-des-annees-1770-1780>. .

À l'inverse la formulation de l'idéologie, une fois passé le temps démocratique de la Révolution française, clôt ce processus par une approche pragmatiste de la réalité sur la base des notions de causalité et de représentation. Il n'est plus question que de mécanismes idéologiques liés aux circonstances. L'art social et son socle sociologique sont révoqués au profit d'un art du compromis où l'idéologie est incluse dans une science expérimentale.

Le travail du jeune Marx, de concert avec Engels dans L'idéologie allemande (MAX; ENGELS, 1952), consiste alors à critiquer une telle vision de l'idéologie en revenant à sa manière au moment nominaliste des années 1770-1780. La notion même de critique y trouve sa formulation dans la critique des idéologues et dans un intérêt marqué pour les penseurs des Lumières tardives, c'est-à-dire des années 1770-1780. Ainsi se met en place une approche autre de l'idéologie au plus près de la notion de sociologie. Les héritiers actuels, au sein de la tradition marxiste, de cette forme de pensée critique se trouvent en Allemagne autour du philosophe Honneth, et en France autour de la revue Actuel Marx. Ils qualifient ce courant marxiste de philosophie sociale. A proximité de la notion de critique se trouve une notion centrale de la sociologie actuelle, celle de réflexivité du discours, en particulier au niveau des acteurs. Il s'agit de prendre en compte la manière dont ces acteurs construisent eux-mêmes les arguments qui rendent compréhensibles leurs actions. Et la notion d'idéologie subit un déplacement notable. S'il convient de l'utiliser, comme le fait Marx contre le consensus des idéologues pragmatistes, pour identifier des intérêts de classe (idéologie dominante/idéologie dominée), donc pour identifier le politique dans sa forme émancipatrice, il convient encore plus d'y intégrer une réflexion critique, donc la reconnaissance d'autres perspectives idéologiques.

Pour notre part, nous restons, comme vous le soulignez dans votre question, dans le moment révolutionnaire, étendu en aval au moment nominaliste, ces années 1770-1780 qui mettent en place un regard nouveau sur l'individu social, et en amont un moment politique pré-démocratique avec l'émergence de la classe ouvrière, les années 1820-1830. Nous nous intéressons donc à cette période que Koselleck appelle le Satellzeit (1750-1850) ce qui n'est pas étonnant puisque nous sommes membre fondateur du réseau international History of Political Concepts dont Reinhart Koselleck et Quentin Skinner sont les inspirateurs.

C'est dans ce cadre que nous avons proposé, dans le volume collectif, en co-direction avec Philippe Schepens, Matériaux philosophiques pour l'analyse de discours (GUILHAUMOU; SCHEPENS, 2011), une étude sur «Marx et la langue jacobine. Un espace de traduisibilité politique» où la notion d'idéologie révolutionnaire est repensée, dans la textualité même de Marx, à partir de la notion générale, présente dans Gramsci, de traduisibilité des langages et des cultures. C'est déjà une porte ouverte, nous semble-t-il, vers le XXIème siècle.

Sans cesse changeante par souci de la faire sortir de sa gangue pragmatiste initiale, la notion d'idéologie se renouvelle dans le fait même de la variation des «concepts de base» explicatifs des expérimentations historiques d'une époque et des attentes qui leur sont liées. La nouvelle traduction par Patrick Sériot et Inna Tylkowski-Ageeva du célèbre texte du russe Valentin Nikolaevic Voloshinov, Marxisme et philosophie du langage. Les problèmes fondamentaux de la méthode sociologique dans la science du langage (VOLOSHINOV, 2010) le montre bien en ouvrant justement un débat sur la signification du terme d'idéologie chez ce linguiste marxiste. Je sais que les travaux de Patrick Sériot sont bien connus au Brésil. Je n'insiste donc pas.

Un autre débat en cours, plus précisément au sein de l'histoire des concepts, et à l'initiative des spécialistes du tournant du XXème siècle au XXIème siècle permet, nous semble-t-il, de saisir aussi un tel enjeu actuel de l'usage du concept d'idéologie. Reinhart Koselleck avait proposé, dans la lignée de la tradition marxiste, de repenser la dimension critique de la notion d'idéologie autour du critère de temporalité, ce qui a donné lieu à de nombreux travaux dont nous avons déjà cité les plus récents. Les historiens du XXIème siècle, si l'on peut dire, en particulier les historiens allemands, sous la plume de Christian Geulen, récusent cette approche de l'idéologie. Ils proposent une série de concepts rendant compte d'une idéologie globale et transnational, donc située au niveau planétaire. Considérant des espaces de translation et d'interconnection, ils déclinent les concepts de base différemment des concepts usuels de l'histoire langagière des concepts. Là où Koselleck parle de démocratisation, temporalisation, politisation et idéologie, ils parlent de scientification, popularisation, spatialisationet liquéfaction. Où se situe alors la notion d'idéologie, sous quelle autre forme ? Sans doute autour du terme de liquéfaction, puisqu'il suppose un processus de dé-idéologisation concomitant aux mécanismes de médiatisation. Le débat est largement ouvert. Et j'ai moi-même contribué, de manière modeste, à ce débat en introduisant dans mes Mémoires de mai 1968 un moment fort de médiatisation, qui brouille les idéologies et ouvre la porte à la manipulation, la nuit des barricades perçue alors dans mon vécu immédiat.

Vous me demandez enfin si on peut penser les complexités médiatiques actuelles, donc dans leurs matérialités propres, avec Foucault. Certes, si l'on se situe dans un optique qui met en valeur le déploiement des pouvoirs dans un espace transculturel. Mais hormis ce nouveau débat en histoire des concepts que je viens de signaler, je ne crois pas être le mieux placé pour en parler, d'autant que, je l'ai dit et répété, Foucault m'intéresse dans un champ, l'analyse de discours, où les concepts sont basée sur son œuvre. Là encore c'est un travail sur Foucault, certes limité au Foucault épistémologue et historien, que j'ai pratiqué, avec l'idée cependant d'un lien plus étroit avec Marx que dans les approches avec Foucault dont la pertinence pour le XXIème siècle est une question ouverte.

Pour être franc, je connais mal la question du pouvoir chez Foucault. Du côté du libéralisme, je me situe avant tout dans le lien de la nature à l'artifice, dont l'expérience du gouvernement révolutionnaire en l'an II, donc à l'initiative des Montagnards pendant la Révolution française est le prototype, comme nous l'avons montré dans notre travail commun avec l'historienne Françoise Brunel. De ce fait, je suis assez éloigné de la problématique du lien entre nature et gouvernementalité, que les derniers écrits de Foucault explore avec succès. Cependant, dans le livre que nous avons édité dans mon laboratoire sur Libertés et libéralismes, et que j'ai déjà signalé, Michel Sennelart, qui édite les cours de Foucault, précise bien ce qu'il en est du second lien : il montre que Foucault refuse de porte la question du pouvoir en terme de droit et récuse donc la problématique de l'Etat de droit. J'y renvoie le lecteur qui y trouvera des considérations décisives, par rapport à la formulation foucaldienne que vous me suggérez, en matière de vigilance des gouvernés, et de leur capacité de résistance face aux pouvoirs, et en particulier face aux contraintes des idéologies médiatiques.

W. M.: Je voudrais que vous fissiez une bref contextualisation/historique sur l'émergence/début de la presse et sur la généalogie de la média, spécialement des médias «impresses» (journaux et revues). Et comment voyez vous la necessité de nouveaux dispositifs face à la complexité des materiels signifiants dans l'ere digital/numérique (hipertextes, digital médias, télévision, etc.) ?

J.G : Je vais répondre à ces deux questions de façon concomitante et laconique, dans la mesure où je n'ai pas grand chose à dire sur ces sujets au delà de que ce qui se dit usuellement dans le sens commun actuel. Je suis très distant des médias. Je n'ai aucun contact avec elles, et je n'interviens sur le Web que dans un cadre scientifique, par exemple au sein du site revolutionfrancaise.net. Cependant, je réfléchis actuellement, avec d'autres chercheurs, sur la notion de sens commun, sur son histoire et son archéologie, ce qui peut aider à répondre partiellement à votre question.

Pour la petite histoire du chercheur, j'ai utilisé ponctuellement des corpus de presse, en particulier de la période révolutionnaire, pour mes travaux en analyse de discours. Mais je n'ai jamais mené une réflexion spécifique sur le genre des premières médias, les journaux en l'occurrence. Ce qui m'a intéressé un temps, à travers l'exemple de la mort de Marat et avec mes amis littéraires, c'est la part de l'événement révolutionnaire dans la narration de presse, et la manière dont d'y fabrique un sens commun. Et, avec le Père Duchesne d'Hébert, j'ai travaillé sur les mots d'ordre de l'idéologie jacobine, ce qui nous situe également du côté d'un sens commun en direction du peuple.

À vrai dire, sur la généalogie de la presse, les travaux sont fort nombreux depuis les études sur les «journaux savants» du début des temps modernes jusqu'à la presse actuelle en passant par le développement de la presse d'opinion pendant les Lumières, et surtout la Révolution française, sans parler de la presse ouvrière, et puis de la «grande presse» au XIXème siècle. Usuellement, les chercheurs considèrent que le développement de la presse est liée à la formation de l'opinion publique, donc avec une forte accélération au 18ème siècle (voir l'ouvrage d'Antoine Lilti Le Monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle) (LILTI, 2005). L'abord, propre à Sophia Rosenfeld dans ses ouvrages sur A Revolution in Language. The Problem of Signs in Late Eighteenth-Century France (ROSENFELD, 2001) et, Common Sense. A Political History, (ROSENFELD, 2011) corrige quelque peu une telle vision linéaire de l'opinion publique. Cette chercheure américaine montre en quoi le concept de sens commun tient à nos possibilités et à nos limites intérieures en matière d'esprit libéral et républicain. Appréhendé dans ses effets pratiques, il devient au cours des temps modernes un des moyens privilégiés en politique de fonder la démocratie. Ainsi l'histoire de ce concept permet alors de mieux comprendre la revification actuelle de la tradition critique des Lumières et des Révolutions et de son potentiel explicatif, maintient donc son actualité au sein des nouveaux dispositifs discursifs.

Je n'ai rien de plus à ajouter sur ce sujet, puisque ce n'est pas le lieu ici de fournir une bibliographie de travaux. Quant aux médias de l'ère numérique, je suis presque toujours dans la situation de l'utilisateur. Je ne mène pas une réflexion spécifique à leur sujet, d'autant que je me garde de bien là aussi d'intervenir dans les médias. Il reste cependant que je suis intervenu récemment sur le Web, au-delà des publications scientifiques, dans l'ordre de la critique littéraire. Ce n'est que le témoignage ponctuel d'un moment d'écriture dans mon trajet intellectuel. Cette intervention a porté sur un roman publié sur le Web, un Roman du réseau de Véronique Taquin, roman et commentaire disponibles sur le site de Mediapart. Ce roman vient d'être publié chez Hermann (2012), ce qui m'a permis aussi de mesurer la différence entre une intervention écrite et un commentaire sur le Web. Dans la publication papier, mon commentaire devient anonyme, se confond en quelque sorte avec les propos du préfacier Laurent Loty. Le Web contribue ainsi à faire passer une partie de ses analyses, sans en avoir le «bénéfice de la personne» si l'on peut dire, hors des sites scientifiques bien sûr. C'est une voie ouverte à l'innovation dans des secteurs hors-normes.

Cependant, dans mon texte de critique littéraire sur le Web, je défends l'idée que les personnages n'en sont pas, qu'ils ne sont que des pseudo-personnages, à vrai dire à l'égal des personnages de nombreuses séries américaines comme Lost, Heroes ou d'autres. Nous sommes ainsi confrontés à la mise en visibilité d'intrigues sans personnages réels, mais à la présence de pseudo-personnages qui incarnent la part du possible advenue, donc un ordre du réel guère comptable de la réalité en cours, un ordre du réel sans advenir. La réalité n'est alors plus, par le fait des médias, que quelque chose de manœuvrable, de l'ordre de l'intrigue, une affaire de réseau donc. Sauf à recherche le ton de l'univers shakespearien, et c'est le cas dans les récentes séries «western» américaines, et à pister ainsi le fil de l'intrigue sur les bords de la pensée authentique, pour finir sur une île loin des médias, à l'exemple de Rousseau, il n' y a guère d'autre alternative, dans le courant de la vie, que l'imposture des médias.

On peut donc dire que la complexité toujours plus grande des matériels signifiants dans l'ère numérique actuelle est, au-delà de leur support technique au développement de l'intelligence, une immense machine désirante, avec certes sa part d'intrigue, de manipulation, de pseudo-actions, mais aussi de devenir ce qui suppose l'invention en son sein de dispositifs émancipateurs. L'œuvre de Gilles Deleuze, que nous n'avons jamais cessée de lire, y compris dans son dialogue avec Foucault, en témoigne: elle dit mille fois plus que nous pourrions en dire sur ce sujet. On y trouve l'idée centrale que la machine n'est ni mécanique, ni organique, mais qu'elle relève d'un système de liaisons entre termes voisins certes, mais hétérogènes et indépendants. Cette machine actuelle a un centre de gravité mais toujours déployé sur une ligne particulièrement abstraite où l'homme déploie son intelligence propre. Le Web en tant qu'outil ne serait rien de plus qu'une technique supplémentaire, s'il ne répondait pas à un agencement humain apte à rendre compte à l'infinité des régimes possibles. Que dire de moins général, de plus particulier sur les apports positifs de l'ère numérique ? Je n'en sais rien, à vrai dire, faute d'une expérience en ce domaine.

W. M. : Je sais que tes travaux ne sont pas sur l'image, mais c'est un thème constante aujourd'hui dans l'AD. Pouvez-vous parler un peu sur votre vision sur la place de l'image dans l'analyse de discours :

J.G. La place de l'image dans l'analyse de discours... Jusqu'à une date récente, nous avons pris en compte l'image dans nos travaux en analyse de discours de manière occasionnelle, en particulier dans notre travail sur la mort de Marat. Mais avec nos récentes Mémoires de mai 1968 déjà citées, nous y avons été confronté de manière globale. En effet, comme nous l'avons déjà dit, nos Mémoires sont basées sur la lecture de photographies de l'époque où se trouvent des scènes que nous avons vécues.

Relisant ces Mémoires à l'occasion du présent entretien, j'ai constaté que la présence de la question du discours est constante, dans une relation étroite à l'image. C'est d'abord une présence attestée au début de l'événement, avec le mot grève associé à l'expression «fin du métalangage» inscrit, sous forme de graffitis, à l'entrée de la fac de Nanterre. Le mot grève renvoie, dans son étymologie discursive, aux cayes, récifs ou bancs de sable où l'on échoue et où l'on reste immobilisé. L'Université de Nanterre n'échappait pas à cette image d'enlisement dans un lieu vide, un ancien terrain militaire au milieu d'un bidonville, toute première impression pour les étudiants nouvellement arrivés et que l'on retrouve sur les photos de l'époque. Mais la grève c'est aussi l'image d'un bord de rivière, à la fois si proche du flux de l'eau mais encore bien ancré dans le grenu d'un sol, d'une surface plane. Le mot idéal donc pour annoncer, une fois sorti de l'immobilisme, à la fois le flux des mots et leur inscription sur le grain des murs.

Sur le plan sémiologique, tout se présenta alors sous l'angle du discours, donc immédiatement connoté, lu dans un sens second par un jeu de signes propre à ce monde étudiant construit si soudainement et si artificiellement, donc incompréhensible vu de l'extérieur, en particulier par les autorités de tutelle. Le langage y devint ainsi roi. Nous étions donc très loin de l'univocité et de la détermination de l'idéologie, comme ont voulu le faire croire ceux qui n'y voyaient qu'une manipulation gauchiste. On comprend alors le souci, des étudiants de mai 68, de se démarquer du métalangage. FIN DU METALANGAGE, en capitales donc inscrit sur les murs. Et entre la grève et la fin du métalangage, des mots valises détournés, si l'on peut dire: beau-jeu, beau-jonc, beau-niment, beau-druche. Par le jeu des signes à double sens, le discours de l'idéologie dominante n'est plus alors que boniment, et se dégonfle comme une baudruche, face à la beauté même de la grève. Mai 68 pose d'emblée, par le fait de l'image, un lien inversé entre discours et idéologie,

Par ailleurs, dans mes Mémoires, d'image en image, pour ne pas dire de photo et photo, un concept se déploie, une notion centrale de l'analyse de discours, celle de formation discursive. Elle se compose sur différents plans.

En premier lieu, sur un plan d''immanence qui relève d'un mouvement d'indétermination de soi-même, de retrait par rapport à ses propres certitudes par l'expérience vécue, et son effet, la créativité. Le concept prend alors consistance dans des connexions qui donnent toute sa puissance créative à l'expérimentation historique de mai 68. Ainsi l'esprit de mai 68 peut se déployer pleinement dans toutes sortes d'images et de slogans.

En second lieu, dans le fait même d'un intérêt émancipatoire, il s'agit ici d'appréhender les interprétations de la réalité sous le point de vue de l'intersubjectivité d'une compréhension entre individus dans le but d'orienter l'action. Un tel intérêt n'existe que là où surgissent dans l'événement les conditions de possibilité d'un tel intérêt, tels les événements de mai 68 où se posent des problèmes analogues dans un cadre d'action déterminé. Je pense en particulier aux images révélatrices de parcours d'action, des assemblées générales aux manifestations de rues.

Enfin, la perspective matérialiste, métaphorisée par Althusser comme un ensemble de piquets plantés dans le fleuve ininterrompu d'un tout au devenir encore inaccessible, permet à la marge de devenir le centre. Nombre de photos montrent ainsi des spectateurs des événements de mai 68 qui en deviennent les protagonistes, qu'il s'agisse du flâneur le long des manifestations ou du flâneur autour des barricades.

En fin, de compte notre récent trajet dans l'image, qui, par ailleurs, jouxte mon récit de mes premiers pas d'étudiant communiste, n'enlève rien, bien au contraire à notre engagement en faveur d'une analyse de discours du côté de l'histoire inscrite dans une perspective marxiste, bien au contraire.

W.M. : Je perçois que Koselleck a une très forte influence sur les travaux de Foucault. Partagez-vous la même opinion? Comment voyez- vous ce question?

J.G. : Le point de rapprochement entre Foucault et Koselleck porte sur une période et sa lecture philosophique qui passionne Foucault, le moment des Lumières et de la Révolution, disons la période 1750-1850. Foucault y trouve, à l'égal de Koselleck, une forme de réflexion dans laquelle s'inscrit l'ensemble de sa réflexion épistémologique et historique. C'est à ce titre qu'il puise beaucoup dans une pensée franco-allemande mise en place par Kant et Humboldt lecteurs de la Révolution française et maintenue présente au XXème siècle par l'École de Francfort d'Adorno à Honneth en passant par Habermas.

Il désigne, dans sa lecture de ce moment historique, l'avènement d'une analytique de la vérité avec la Révolution française en son centre par l'expression d' «ontologie historique de nous-mêmes» (1984). Plus largement, Foucault et Koselleck partagent le point de vue selon lequel l'histoire se comprend, se formule dans des concepts inscrits dans les pratiques de soi d'une époque donnée. À ce titre le rapport à soi n'est pas réduit ici à sa forme authentique, il est structuré comme une pratique qui permet d'agir les uns sur les autres à condition que les acteurs endossent le rôle d'agents éthiques, comme dit Foucault, et que les concepts d'histoire et d'attente structurent, selon Koselleck, leur rapport à la temporalité historique. C'est là où de tels «pratiques de soi», par exemple les récits de vie, produisent des actions analysables historiquement, donc subsumables sous des concepts.

En s'intéressant aux «concepts de base» du mouvement historique, Koselleck et la Begriffgeschichte rejoignent la préoccupation épistémologique qui consiste à prendre en compte les pratiques réflexives de soi. Le point de contact avec Foucault passe ici par Nietzsche et la Généalogie de la morale sur une donnée incontournable: seul ce qui est historique est définissable. Ce qui induit la prise en compte de l'hétérogénéité des pratiques discursives - Koselleck parle plutôt de pratiques sémantiques - au sein même de la constitution historique du soi. D'ailleurs c'est pourquoi nous avons mis l'accent, dans nos récentes publications en histoire des concepts, sur les formes historiques d'individuation (voir en particulier «The Temporality of Historical Forms of Individualization in Modern Times», in Political Concepts and Time. New Approaches to Conceptual History, Edited by Javier Fernàndez Sebastiàn, Santander, Canatabria University Press, 2011, p. 345-368 - ouvrage déjà cité). S'intéresser aux modes d'objectivation du sujet consiste, pour ces deux penseurs majeurs du XXème siècle, à considérer l'histoire des savoirs et des concepts comme un matériau historique et non exclusivement philosophique.

Au-delà d'une telle évidente parenté épistémologique, Foucault a-t-il rencontré Koselleck ? Je n'en sans sais rien. Ce que je sais, c'est que les rencontres de Foucault de son vivant avec les historiens, qui ne l'aimaient guère, étaient le fruit des hasards. Il en parle dans ses entretiens avec l'historienne Arlette Farge, en 1984 tout particulièrement. De toute façon, l'étude de cette parenté intellectuelle demeure un chantier ouvert, en particulier du côté des questions liés au marxisme qui les préoccupent conjointement.

Reprenons le cas du concept d'idéologie déjà évoqué, en histoire des concepts (voir Michael Freeden (2003), Idéology, a very short introduction) et en histoire des savoirs. La question posée n'est pas, selon une conception étroite de l'idéologie, comment les acteurs disent ce qu'ils font, au titre d'une stratégie visible de tous, mais pourquoi le font-ils, pour quelles raisons particulières exprimées dans des croyances sincères, rationnelles et consistantes. Nous retrouvons là une préoccupation constante de Foucault, le souci de vérité exprimé dans l'aptitude des acteurs à produire des discours aux significations historiques particulières. Nous revenons ici au problème déjà évoqué de la réflexivité du discours. Nous sommes là au cœur du débat sur l'intentionnalité, que nous avons abordé dans les Mélanges Sylvain Auroux, chercheur français très connu chez vous, et qui doivent paraître très prochainement. Dans ce cadre de réflexion, nous pouvons affirmer, de Koselleck à Foucault, que toutes nos expériences - de l'expression de croyances à la production de concepts - sont porteuses de théories liés à un état de choses du monde. A ce titre elles relèvent d'états intentionnels, associés à des croyances plus qu'à des représentations, qui constituent autant de référents du discours à partir desquels sont produites les significations. Une telle approche de l'idéologie en terme de continuum sémantique rompt avec la réduction de l'idéologie à une représentation, et la rattache bien à une histoire des concepts et des savoirs.

Au terme de cet entretien, exercice intellectuel que je pratique fort rarement, je remercie très vivement mon ami Welisson Marques de ses questionset de leurs orientations. Grâce à lui, j'ai pu me resituer au cœur de mes préoccupations de chercheur depuis quarante ans, sans que j'en sois tout à fait conscient au départ de l'entretien.

Recebido em julho de 2012

Aprovado em novembro de 2012

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    Professor e Diretor de pesquisas em história na Université de Provence (França). Seu percurso acadêmico inclui inúmeras publicações de obras e artigos no campo dos estudos da linguagem, em especial sobre discurso, filosofia e história.
  • 2
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    (2011). Disponible en: <
  • 3
    Je m'en suis expliqué plus longuement sur le site revolution-francaise.net. <
  • Publication Dates

    • Publication in this collection
      12 Sept 2013
    • Date of issue
      2013

    History

    • Received
      July 2012
    • Accepted
      Nov 2012
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