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Resenha & Resposta Resenha de Flores-Júnior, O. La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin. (2021)

Review & Reply. Review of Flores-Júnior, O. La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin. (2021)

Flores-Júnior, O. (2021 FLORES-JUNIOR, O. (2021). La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin.) La vie facile. Une lecture du cynisme ancien. Paris, Librairie philosophique J. Vrin.

Souvent délaissées malgré l’impulsion initiée, dès les années 1980, par les travaux de Marie-Odile Goulet-Cazé (cf., entre autres, 1986GOULET-CAZÉ, M.-O. (1986). L’ascèse cynique : un commentaire de Diogène Laërce VI, 70-71. Paris, Vrin .), les études sur le cynisme connaissent depuis peu un nouvel élan (par exemple, Husson, 2011HUSSON, S. (2011). La République de Diogène. Paris, Vrin .), auquel l’ouvrage d’Olimar Flores-Júnior apporte une contribution neuve et fondamentale. L’ambition générale du livre, réalisé à partir de la thèse de doctorat de l’auteur soutenue en 2013, est de remettre en cause l’interprétation traditionnelle du cynisme comme mouvement antiprométhéen de retour à la nature (dont l’objectif serait une vie kata physin), pour en proposer une conception pragmatiste qui se donnerait comme fin une «vie facile (bios rhaidios ou kat’euteleian)».

La thèse de l’auteur touche juste: le cynisme ne constitue pas, à proprement parler, ni un naturalisme, ni un animalisme, ni un primitivisme. Il ne s’agit pas de retourner vivre dans la nature - les cyniques eux-mêmes vivent, d’ailleurs, en plein cœur des cités. Il ne s’agit pas non plus de rejeter la raison caractéristique de l’homme pour vivre comme des bêtes : Diogène « ne cessait de répéter que, si l’on veut être équipé pour vivre, il faut de la raison ou une corde » (D. L. VI, 24, trad. Goulet-Cazé). Il ne s’agit pas, enfin, de revenir à un état initial de l’homme avant l’invention de la technique et de la civilisation, le philosophe de Sinope n’hésitant pas à faire usage d’objets artificiels, issus de la technique, comme une besace ou un bâton. Pour réfuter ces trois lectures, l’auteur procède à une analyse précise, aussi bien lexicale et grammaticale que philosophique, de plusieurs extraits.

L’ouvrage est organisé selon la structure efficace des trois chapitres. L’avant-propos et l’introduction présentent, de manière claire, l’objectif du livre, l’introduction résumant également chacun des chapitres. L’auteur y explique, en outre, son choix original de concentrer son analyse, d’abord, sur deux textes moins régulièrement utilisés du corpus cynique, l’un de Dion Chrysostome, l’autre de Lucien de Samosate, pour mobiliser, ensuite, les compilations plus classiques comme les Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce : les premiers, par leur caractère « suivi » (Flores-Júnior, 2021 FLORES-JUNIOR, O. (2021). La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin., p. 19), auraient l’avantage de présenter de manière organisée les différents aspects du cynisme, permettant à rebours d’éclairer les secondes.

Le premier chapitre clarifie, de manière très pertinente, l’un des problèmes majeurs relatifs à l’étude du cynisme, à savoir celui des sources. Il est toujours nécessaire, en effet, de rappeler que nous ne disposons pas des textes écrits par les cyniques, notamment ceux de Diogène qui aurait, pourtant, eu une production conséquente, et que notre accès au cynisme est permis par des intermédiaires postérieurs de quelques siècles - des compilateurs (Stobée, Diogène Laërce), des lettres pseudépigraphes ou d’autres auteurs (Télès, Dion Chrysostome, Lucien de Samosate, l’empereur Julien, par exemple) qui se donnent le cynisme soit comme adversaire, soit comme modèle. Le corpus est donc composé de fragments, de témoignages, d’anecdotes et de chries. Passant en revue ces différents types, l’auteur montre que chercher à déterminer l’authenticité des textes revient à mal poser la question du point de vue philosophique et que le format de l’anecdote, loin d’être un défaut du corpus cynique, lui est, en réalité, fondamental dans la mesure où le cynisme est une « performance » (Flores-Júnior, 2021 FLORES-JUNIOR, O. (2021). La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin., p. 39), soit une philosophie qui s’expose publiquement par le corps et ses gestes :

[…] c’est par la voie d’une falsification que le cynisme a pris part à la tradition philosophique de l’Occident : en choisissant d’abandonner la parole raisonnante pour l’action raisonnée et souveraine, instantanée et éphémère, les cyniques ont revendiqué le droit de philosopher autrement. (Flores-Júnior, 2021, p. 32)

Le deuxième chapitre se veut critique, au sens où il récuse les différents piliers sur lesquels repose la conception naturaliste du cynisme. Ainsi propose-t-il, dans un premier temps, une lecture minutieuse du texte de Dion Chrysostome, le Discours VI, Diogène ou la tyrannie, afin de montrer comment s’est forgée l’interprétation du cynisme comme d’un mouvement antiprométhéen - interprétation qui a été notamment diffusée par les travaux de Marcel Detienne (Detienne 1998DETIENNE, M. (1998). Dionysos mis à mort, Paris, Gallimard (1ed. 1977)., Detienne et Vernant, 1979). Dans un deuxième temps, concentrant son attention sur le texte de Lucien de Samosate, Le cynique, Olimar Flores-Júnior remet en cause la vision animaliste et primitiviste de ce courant. Ainsi nous invite-t-il à comprendre autrement les relations entre le nomos et la physis, pour cesser d’y voir une simple opposition (au sens où le cynique aurait privilégié la physis contre le nomos) et lui substituer un usage de circonstance de l’un ou de l’autre, Diogène n’hésitant pas à avoir recours au nomos lorsque cela lui permet de rendre la vie plus facile.

Le troisième chapitre met, dès lors, l’accent sur la nécessaire réinterprétation, dans une perspective pragmatiste, du mot d’ordre du cynisme (« falsifier la monnaie ») et des trois grandes notions sur lesquelles repose cette philosophie pratique : la liberté (eleutheria), l’autarcie (autarkeia) et l’ascèse (askesis). L’objectif du cynisme serait donc, au moyen d’une « éthique du minimum » (Flores-Júnior, 2021 FLORES-JUNIOR, O. (2021). La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin., p. 21, pour la première occurrence de l’expression), de viser une « vie facile ». À cet égard, l’auteur réévalue très justement la pertinence de la thèse de Marcel Detienne (1998DETIENNE, M. (1998). Dionysos mis à mort, Paris, Gallimard (1ed. 1977).), qui associait le cynisme à une forme de contestation de la cité par la consommation de chair crue : un examen attentif des textes permet de montrer que la diététique cynique, loin de reposer sur la seule consommation carnée et crue, se veut davantage pragmatique que contestataire. Il ne s’agit pas tant de remettre en cause la civilisation que d’improviser (Flores-Júnior, 2021 FLORES-JUNIOR, O. (2021). La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin., p. 231), c’est-à-dire de se nourrir en fonction des situations et des possibilités. Ce qui vaut de la diététique peut être étendu à l’ensemble de la pratique philosophique du cynisme : il s’agirait toujours, dans l’objectif d’une vie facile, de savoir s’adapter aux circonstances.

L’ouvrage comporte une riche bibliographie de 18 pages et trois indices (locorum, nominum, rerum) qui sont de très utiles outils de travail. L’index rerum est composé de deux parties : l’une pour les termes en français ou transcrits (le grec étant indiqué pour les termes les plus importants), l’autre pour certains termes grecs non traduits ni transcrits. Cette dernière est très courte : peut-être aurait-elle pu être fusionnée avec la précédente, en indiquant la transcription. Ce n’est là, toutefois, qu’un détail tout à fait mineur, qui ne remet en rien en cause la grande qualité de l’ouvrage.

Discussion

Nous souhaiterions, désormais, interroger certains choix faits par l’auteur et nuancer certaines de ses propositions de lecture. Nous commencerons par des éléments qui parcourent l’ensemble du texte, avant que de concentrer plus particulièrement notre attention sur quelques points.

Nos deux premières remarques sont conjointes et portent sur l’orientation générale du travail d’Olimar Flores-Júnior. Le choix de traduire bios rhaidios et bios kat’euteleian par « vie facile » peut, en effet, être interrogé : cette expression évoque trop, en français, une idée contraire à l’ambition du cynisme, puisqu’elle est souvent employée pour désigner une vie menée dans une certaine opulence, voire une débauche de biens matériels et qu’elle peut laisser entendre qu’aucun effort ne soit nécessaire. Or le texte suivant, par exemple, nous rappelle les difficultés rencontrées par Diogène à ses débuts :

À propos de Diogène de Sinope, on raconte ce qui suit. Il en était encore à ses débuts dans la philosophie. Or, à Athènes, on faisait fête : repas magnifiques, spectacles, réunions d’amis où l’on s’adonnait aux parties de plaisir et aux fêtes nocturnes. Diogène, au contraire, s’était pelotonné comme pour dormir dans un coin du marché. Il s’y laissait aller à des pensées qui le broyaient et le retournaient fortement : sans aucune contrainte, pensait-il, il était parvenu à une vie (bion) difficile (epiponon), étrangère aux autres et il s’y était fixé tout seul en se privant de tous les biens. (Plutarque, Moralia, 77E-77F, trad. Paquet)

L’adjectif epiponon insiste bien sur les nombreux efforts requis par le mode de vie (bios) adopté par Diogène - efforts sur lesquels l’auteur insiste à juste titre.

Pourquoi, dès lors, ne pas traduire bios rhaidios par la « vie simple », voire - quitte à ne pas tout à fait respecter la grammaire grecque - la « vie simplifiée », permettant, ainsi, de faire apparaître l’idée d’une vie qui, au terme d’un effort ou d’un processus, a su se défaire du superflu ? Par ailleurs, l’expression kat’euteleian comporte davantage que rhaidios. Olimar Flores-Júnior indique, très justement, que le terme euteleia désigne « "la bonne fin", "le bon accomplissement", c’est-à-dire la façon la plus simple et la plus économe d’accomplir une action nécessaire et d’arriver à sa fin» (Flores-Júnior, 2021 FLORES-JUNIOR, O. (2021). La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin., p. 21). L’euteleia doit être saisie dans son opposition à la polyteleia (cf.Helmer, 2014HELMER, É. (2014). Les cyniques : une économie de la frugalité. Revue de philosophie économique 15, n. 2, p. 3-33., notamment p. 9-15), comme l’indique, par exemple, un extrait des Diatribes de Télès cité par Stobée :

[C’est Bion qui parle] Toi, tu es le maître d’une foule de gens, moi, je ne suis le maître que d’un seul, c’est-à-dire de moi-même ; tu es riche et donc tu peux donner avec libéralité, tandis que moi, je reçois de ta main avec confiance, sans avoir à m’abaisser, à m’avilir ou à me plaindre de mon sort. Tu disposes avec bonheur d’une masse de biens, tandis que moi, je me contente de peu : car le sage ne se gave pas de mets dispendieux (ta polytele). Qu’on ne dise pas qu’il est possible de tirer profit utilement des biens coûteux et impossible de tirer profit avec modération et humilité de ceux qui sont limités en nombre et peu coûteux (eutelesi). (Stobée, Flor., M, 5, 67 = W. H. III, 1, 98, trad. Paquet)

Si la polyteleia renvoie à la profusion des moyens déployés en vue d’une fin et insiste sur la quantité, l’euteleia, quant à elle, met l’accent sur l’achèvement et la qualité (eu). Le DictionnaireBailly (2000BAILLY, A. (2000). Dictionnaire Grec Français, Paris, Hachette. (1ed. 1894)) propose, entre autres, la traduction par « simplicité, frugalité, économie » et le Liddell-Scott (1925LIDDELL, H. G.; SCOTT, R. (1925). Greek-English Lexicon. [1ed. 1843]. Oxford, Clarendon Press.) par «cheapness, thrift, economy». Nous pourrions donc envisager de traduire l’expression bios kat’euteleian par « vie à peu de frais », ce qui permet de conserver l’idée de simplicité ainsi que le sens économique. Aussi le mode de vie cynique à la fois exigerait-il des efforts pour se défaire du superflu et permettrait-il, par là, d’atteindre ses fins de manière économe, c’est-à-dire par des moyens minimes.

Notre deuxième remarque générale porte sur la référence au pragmatisme : un « pragmatisme avant la lettre » (Flores-Júnior, 2021 FLORES-JUNIOR, O. (2021). La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin.,p. 119), ou encore qualifié de « novateur » (p. 20), de « libertaire » (p. 145, p. 268), d’« original » (p. 148), de « moral » (p. 261) ou d’« anticipé » (p. 303). Si certaines références philosophiques (W. James, J. Dewey, R. Rorty) sont indiquées en notes (p. 129, p. 158), on peut regretter qu’elles ne soient que mentionnées sans être développées (à l’exception d’une citation de James, p. 155) et que l’auteur ne précise ni la définition qu’il se donne du pragmatisme, ni les différents qualificatifs dont il accompagne le terme et que nous venons de relever. Il nous semblerait donc judicieux de clarifier ce que, des philosophes convoqués, il retient afin de qualifier le cynisme de pragmatisme.

De même, le rapprochement de l’éthique du minimum du cynisme avec une forme de « "socialisme" radical » (Flores-Júnior, 2021 FLORES-JUNIOR, O. (2021). La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin., p. 119) demande de préciser ce qui est entendu par le terme « socialisme », par rapport auquel l’auteur lui-même, en faisant usage des guillemets, semble prendre ses distances. S’agit-il du socialisme tel qu’il est défini par Marx dans la Critique du programme de Gotha (recevoir en fonction de son travail) ? La comparaison peut être intéressante, mais demande à être approfondie.

Enfin, dans le deuxième chapitre (et, dans une moindre mesure, dans le troisième), pour disqualifier la lecture naturaliste, animaliste et primitiviste du cynisme, l’auteur a tendance à réduire certaines démarches cyniques, notamment celles liées aux animaux, à une simple rhétorique (par exemple : Flores-Júnior, 2021 FLORES-JUNIOR, O. (2021). La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin., p. 73 à propos de la référence aux animaux ; p. 83 pour dire que « Diogène organise rhétoriquement la vie qu’il propose » ; p. 91 au sujet de la référence au limaçon ; p. 99 pour qualifier la théorie de l’histoire de l’humanité ; p. 111 ; trois occurrences p. 112 ; p. 134 ; p. 140-144). Il donne, ainsi, le sentiment d’adopter parfois une solution de facilité pour éviter de traiter philosophiquement les difficultés soulevées par les passages évoqués. Puisque le cynisme se veut adaptation aux circonstances, on peut, certes, comprendre les références animales comme un moyen rhétorique adopté en fonction de l’interlocuteur. Si nous partageons avec l’auteur l’idée que le cynisme n’est pas, en tant que tel, un animalisme, nous ne saurions, cependant, complètement évacuer le fait que, dans certaines circonstances, la référence à l’animal est présentée comme un modèle duquel il est possible de s’inspirer et qu’elle ne relève pas que d’une stratégie rhétorique (comme le montre l’exemple de la souris, chez Plutarque, Moralia, 77E-78A).

Abordons, désormais, des analyses particulières qui, à nos yeux, peuvent être nuancées ou approfondies.

L’auteur voit dans une anecdote tirée de Diogène Laërce VI, 104 (évoquée à deux reprises dans son ouvrage: Flores-Júnior, 2021 FLORES-JUNIOR, O. (2021). La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin., p. 86 et p. 226) une preuve que Diogène de Sinope ne refuse pas nécessairement la culture et la technique : « Diogène en tout cas (goun) dit à quelqu’un qui lui montrait une horloge (oroskopeion) : "L’instrument est utile pour ne pas être en retard aux repas" » (trad. Goulet-Cazé). Diogène aurait, ainsi, reconnu une certaine utilité à cet instrument. Or cette interprétation peut être contestée, comme nous l’avons montré ailleurs (Chapuis, 2022CHAPUIS, M. (2022). Figures de la marginalité dans la pensée grecque. Autour de la tradition cynique. Paris, Classiques Garnier., p. 326-329) :

Il faut, d’abord, replacer l’anecdote dans le passage de D. L., qui nous indique que Diogène considère la géométrie, la musique et les autres disciplines du même type comme n’étant pas utiles. L’affirmation sur l’utilité de l’horloge semble donc bien plutôt ironique.

Dès lors, on peut comprendre goun non pas au sens de « en tout cas », comme le fait la traduction de M.-O. Goulet-Cazé, mais de « par exemple ». Le propos de Diogène sur l’horloge est, ainsi, une illustration de son rejet des disciplines de l’ordre et de l’harmonie.

En effet, le terme oroskopeion, traduit par « horloge », désigne d’abord le fait de veiller ou de guetter l’heure. L’ironie de Diogène vise celui qui consulte en permanence l’heure dans l’attente impatiente du repas, c’est-à-dire celui qui se soumet à la division ordinaire du temps de la journée en différents repas.

Sans cela, en effet, l’on ne saurait comprendre que Diogène, en réponse à qui lui reproche de manger sur l’agora, affirme que c’est là-même, sur l’agora, qu’il a ressenti la faim (D. L. VI, 58), ou encore le fait qu’il explique qu’il faut dîner quand on veut lorsque l’on est riche et quand on a de quoi lorsque l’on est pauvre (D. L. VI, 40).

Cet extrait sur l’horloge s’inscrit dans un passage évoquant le rejet (periairein) par Diogène de différentes disciplines comme « la géométrie, la musique et toutes les disciplines de ce type » (D. L. VI, 104). Si l’auteur reconnaît la correction grammaticale de la traduction du verbe par « rejeter », il y voit comme une contradiction avec l’usage que, par ailleurs, Diogène peut faire des syllogismes ou des théories physiques. Il propose, dès lors, de comprendre le verbe au sens de « dépouiller » ou de « débarrasser » afin de ne retenir que l’essentiel de ces disciplines (Flores-Júnior, 2021 FLORES-JUNIOR, O. (2021). La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin., p. 205 sq.). Aussi écrit-il :

Il ne s’agit pas de rejeter inconditionnellement ces disciplines, mais plus précisément de les ramener à un bon usage, et puisque les cyniques ne s’appliquaient vraiment qu’au seul lieu éthique […], il faut comprendre que ramener la logique et la physique à un bon usage ne serait pas autre chose que de leur trouver une application éthique (et pratique). (Flores-Júnior, 2021 FLORES-JUNIOR, O. (2021). La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin., p. 211)

Nous pourrions rapprocher de ce passage un autre extrait : « Ce dernier [Diogène] négligeait (amelein) la musique, la géométrie, l’astronomie et les autres sciences du même ordre, qu’il jugeait inutiles et non nécessaires » (D. L. VI, 73, trad. Goulet-Cazé). Or l’usage du verbe amelein nous incite à envisager un abandon de ces disciplines plutôt qu’une réutilisation à bon escient. Quant à l’usage des syllogismes ou des théories physiques, il faut d’abord observer qu’il est très rare et que, pour les syllogismes, il constitue essentiellement un détournement ironique (comme l’a montré Gugliermina, 2006GUGLIERMINA, I. (2006). Diogène Laërce et le cynisme, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion.) et que, pour les théories physiques, on peut légitimement estimer que la seule référence qui y est faite, inspirée d’Anaxagore et d’Empédocle, et au vocabulaire si peu diogénien, est un usage détourné et ironique consistant à reprendre des armes disponibles sans pour autant y croire. Diogène peut, en effet, avoir recours à ce type de pratique (par exemple, en D. L. VI, 37 pour s’en prendre à la piété superstitieuse d’une femme), qui ne dit rien sur la croyance de Diogène (VI, 37 ne permet d’affirmer ni un athéisme ni une croyance en l’existence des dieux de la part de Diogène). S’il est un usage de la rhétorique, c’est peut-être bien plutôt ici qu’il faudrait le chercher.

Diogène ne subvertit pas seulement la division du temps, mais encore celle de l’espace qui partage entre les lieux profanes et les lieux sacrés. Ainsi, lorsque Diogène décide d’occuper une jarre au Metroon (D. L. VI, 23), c’est-à-dire l’ancien Bouleuterion (où le Conseil se rassemblait) proche de l’agora et devenu le sanctuaire de la mère des dieux, Cybèle, cela signifie, comme l’écrit l’auteur, que « Diogène choisit d’occuper, à l’intérieur de la civilisation, le cœur même de la cité » (Flores-Júnior, 2021 FLORES-JUNIOR, O. (2021). La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin., p. 89). Toutefois, nous pouvons approfondir l’interprétation de ce geste : d’une part, la jarre (pithos) fait office de maison (oikia), laquelle était au cœur de la société athénienne (l’oikia était tout à la fois la cellule familiale, la maison et la propriété foncière) - c’est donc celle-ci qui est tournée en dérision ; d’autre part, il s’agit, pour Diogène, de remettre en cause une conception hétérogène de l’espace, qui distingue des lieux autorisés et des lieux interdits, des lieux profanes et des lieux sacrés, des lieux de la vie quotidienne et des lieux exclusifs, réservés à la vie politique ou à la vie religieuse, afin de procéder à une homogénéisation de l’espace - tout lieu devenant bon pour être temporairement habité ou occupé par la vie dans la simplicité des besoins. C’est en ce sens que l’on peut comprendre, par exemple, le passage suivant auquel nous avons déjà fait brièvement référence : « Un jour qu’on lui reprochait d’avoir mangé sur la place publique (agora), il dit : "De fait, c’est sur la place publique que j’ai ressenti la faim" » (D. L. VI, 58, trad. Goulet-Cazé). La survie remet en cause les fonctions politique, religieuse et économique des lieux publics et s’expose sur la place publique, abolissant toute distinction entre le privé et le public : le corps s’affiche dans son dénuement en tous lieux.

Olimar Flores-Júnior consacre l’ensemble de la douzième sous-division du chapitre III à ce qu’il appelle « l’éloge cynique de l’hésitation » (2021 FLORES-JUNIOR, O. (2021). La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin., p. 247-261), à partir de l’analyse du passage suivant :

Il louait les gens qui, sur le point de (tous mellontas) se marier, (kai) ne se mariaient point ; qui, sur le point de faire une traversée (kataplein), ne la faisaient point ; qui, sur le point de s’occuper de politique, ne s’en occupaient point et d’élever des enfants n’en élevaient point ; il louait également ceux qui s’apprêtaient à vivre en compagnie des princes et qui ne s’en approchaient point. (D. L. VI, 29, trad. Goulet-Cazé)

L’auteur analyse, entre autres éléments, l’usage de la particule kai (« et »), au lieu d’alla (« mais ») ou du couple men/de (« d’un côté/de l’autre »), réfutant l’idée qu’elle puisse être comprise comme une conjonction adversative. Il en tire la conclusion suivante :

Le cynique loue ceux qui hésitent, ceux qui se laissent prendre pour un moment entre deux actions contradictoires et antithétiques, l’une qui remplit l’expectative de la coutume instituée, c’est-à-dire celle qui répond positivement à l’injonction du nomos, et l’autre qui la refuse. (Flores-Júnior, 2021 FLORES-JUNIOR, O. (2021). La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin., p. 259)

Nous pouvons comprendre différemment ce passage : d’une part, au lieu de l’éloge de l’indécision, on peut y voir un élargissement du cadre normatif, c’est-à-dire la formulation d’autres possibilités de vie que celles déjà tracées (Chapuis, 2022CHAPUIS, M. (2022). Figures de la marginalité dans la pensée grecque. Autour de la tradition cynique. Paris, Classiques Garnier., p. 263-264) ; d’autre part, le verbe mello, sur lequel l’auteur ne s’attarde pas, ne signifie pas seulement « être sur le point de », mais encore « être destiné à ». En faveur de cette interprétation, nous pouvons dans l’extrait cité relever la référence au voyage en bateau (kataplein, faire une traversée), qui était largement redouté par les Grecs (cf.Corvisier, 2008CORVISIER, J.-N. (2008). Les Grecs et la mer. Paris, Les Belles Lettres.) : la navigation n’étant pratiquée que par nécessité, que celle-ci fût militaire ou commerciale, elle constituait donc une fonction sociale, non un véritable choix de vie ou un plaisir. Dès lors, on pourrait comprendre que Diogène fait bientôt plutôt l’éloge de ceux qui brisent les normes sociales les prédestinant à remplir telle ou telle fonction, que de ceux qui hésitent. On ne voit, d’ailleurs, presque jamais Diogène lui-même hésiter, mais bien plutôt faire preuve de résolution. Le passage de Plutarque cité supra n’y contredit pas : si Diogène hésite à propos de son choix d’une manière de vivre, ce n’est, d’une part, que lorsqu’il en est encore à ses débuts dans la philosophie et c’est, d’autre part, pour aussitôt se ressaisir et se faire reproche de ses lamentations.

Conclusion

Comme on le voit, la plus grande partie de nos observations ne portent que sur des points de détail ou sur d’autres possibilités d’interpréter certains passages. C’est que, par la force de la plupart de ses arguments, par sa capacité à anticiper et résoudre nombre d’objections possibles et par la minutie de ses analyses philologiques, l’ouvrage d’Olimar Flores-Júnior propose non seulement une lecture stimulante, mais encore constitue une interprétation forte du cynisme par rapport à laquelle il sera, dorénavant, nécessaire de prendre position : autrement dit, il est, d’ores et déjà, une référence obligée.

Réponse

Toute réaction digne que l’on peut avoir face à un compte rendu d’un ouvrage que l’on a publié doit d’abord procéder d’un sentiment de gratitude à l’égard de celui ou celle qui a pris la peine d’écrire ce compte rendu. Le seul privilège d’avoir quelqu’un qui se penche sur le travail qu’on a accompli pour le faire connaître à d’autres justifie et réclame ce geste. D’autant plus vive sera la reconnaissance que ce compte rendu est attentif et généreux, et que celui qui l’écrit, sans fustiger ni devenir débonnaire, et sans transiger avec la rigueur de la critique, se place en tant que lecteur aux côtés de l’auteur du livre qu’il a lu et qu’il commente, au nom d’un effort partagé de réflexion autour d’un thème qui intéresse l’un et l’autre. C’est précisément le cas du compte rendu de mon livre qu’a fait Maxime Chapuis, lui-même un spécialiste du cynisme ancien, qui vient juste de publier une étude importante à ce sujet, étude qui a été très positivement accueillie.1 1 Chapuis (2022). Voir à propos la chronique de Roger-Pol Droit (2022). Outre Maxime Chapuis, je tiens à remercier Gabriele Cornelli et Celso Vieira, respectivement le directeur et l’assistant-éditeur de la revue Archai, pour l’initiative de publier des comptes rendus d’ouvrages récents accompagnés de la réponse des auteurs, une démarche novatrice qui va sans doute enrichir les débats et à laquelle j’ai l’honneur d’être le premier à contribuer.

Par souci d’objectivité, étant donné que la première partie du compte rendu de Maxime Chapuis offre un aperçu général de mon ouvrage, j’essaierai de répondre une à une aux questions qu’il a posées en suivant l’ordre dans lequel il les a posées dans la deuxième partie de sa recension (section ‘Discussion’). Avant d’entamer mes réponses proprement dites, je lui redis ma reconnaissance, cette fois pour avoir présenté ses remarques sous la forme bienveillante des suggestions, et j’estime qu’il a particulièrement raison lorsqu’il suggère de nuancer certaines de mes affirmations et de mes propositions de lecture. En effet, il n'est pas rare qu’à force de vouloir démontrer une hypothèse quelconque qui va à contre-courant de l’interprétation dominante, on tombe dans le piège des affirmations trop péremptoires et dans le manque de subtilité. Ce risque est d’autant plus grave que le sujet concerné est difficile et nous oblige à évoluer sur un terrain peu éclairé où les points de repère sûrs n’abondent pas, comme c’est le cas du cynisme ancien, une tradition littéraire et philosophique constituée d’un ensemble hétéroclite de textes très délicats à manier et, à plus forte raison, à traduire. Pour ma défense, je me permets d’évoquer cum grano salis l’hyperbole comme stratégie argumentative. En ce sens, si j’ose espérer avoir apporté une petite contribution aux études cyniques, j’ose également compter sur la bonne volonté de mes lecteurs éventuels qui, à l’exemple de Maxime Chapuis lui-même, sauront faire la part des choses et ramener à un plus sage équilibre mes opinions trop tranchées pour en faire le meilleur usage.

Présentées conjointement les deux premières remarques du recenseur visent l’orientation générale de mon ouvrage, l’une portant sur l’expression même qui en donne le titre, « vie facile », et l’autre portant sur le rapprochement que je propose entre cynisme (ancien) et pragmatisme.

Maxime Chapuis signale à juste titre la contradiction apparente entre l’expression ‘vie facile’ et l’interprétation du cynisme qu’elle est conviée à illustrer, car cette expression rappelle au premier abord tout ce que les cyniques semblent refuser et combattre, leur programme éthique étant très exigeant. En effet, en français - tout comme en portugais, langue qui a même créé la tournure, teintée d’injustice et de préjugé ironique, ‘femme de vie facile’ [mulher de vida fácil] pour désigner les prostituées -, elle évoque un train de vie à la fois luxueux et indolent, voire paresseux, où l’idée d’opulence surgit mélangée à une certaine dégradation morale. Mais c’était à bon escient que je pensais avoir choisi ce titre, car mon intention était précisément de rehausser le caractère paradoxal du cynisme, qui touche à l’ambiguïté et qui s’exprime déjà dans la perspective d’une « voie courte » ou d’un « raccourci vers la vertu » (σύντομον ἐπ᾽ἀρετὴν ὁδόν), selon la définition bien connue d’Apollodore de Séleucie dans son Éthique (cf. D. L. VI 104 ; VII 121) : par rapport à une voie longue, celle qui est courte devrait être en principe plus facile, et pourtant ce que le cynisme demande à ses adeptes en termes d’endurance et de dépouillement la rend au contraire très difficile. Cette notion qui définit le cynisme et qui était non seulement conflictuelle, mais en soi problématique, comme l’a démontré récemment Marie-Odile Goulet-Cazé (2021 FLORES-JUNIOR, O. (2021). La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin.), a d’ailleurs été reprise par Lucien de Samosate qui l’a détournée dans le sens de ce que l’on peut légitiment considérer comme une caricature du cynisme : tout en imposant, à ceux qui décident d’emprunter ce chemin, des comportements très difficiles à tenir et qui sont, aux yeux d’un homme ordinaire, condamnables et inhumains (μιαρὰ καὶ οὐκ ἀνθρώπινα), le programme cynique est défini comme « très facile et accessible à tout un chacun (ῥᾷστὰ καὶ πᾶσιν εὐχερῆ) ; nul besoin d’instruction, de discours, de bavardage ; tu as là le raccourci vers la renommée (ἐπίτομος πρὸς δόξαν ἡ ὁδός) » (Lucien, Les vies des philosophes à l’encan 11 ; trad. Bompaire 2008BOMPAIRE, J. (2008). Lucien. Œuvres, t. IV, opuscules 26-29, texte établi et traduit par Jacques Bompaire. Paris : Les Belles Lettres.; je souligne). Le propre d’une caricature, on le sait, est de déformer et d’exagérer les traits de son objet sans rien y ajouter qui lui soit étranger.

Ainsi, il me semble que le passage de Plutarque (Moralia 77E-F) cité par Maxime Chapuis dévoile les origines de cette vie facile paradoxale - et non la doctrine accomplie - plutôt qu’il ne la contredit. Plutarque transmet en réalité ce que l’on raconte (cf. le verbe ἱστοροῦσιν) à propos des débuts de Diogène en philosophie (περὶ Διογένους τοῦ Σινωπέως ἀρχομένου φιλοσοφεῖν), lorsque ce dernier cherchait encore la voie à suivre. Certes, le texte rappelle la vie difficile (ἐπίπονον) que Diogène endure, mais cette vie, en plus de difficile, est aussi étrange, d’une nature inhabituelle (ἀλλόκοτον) ou, dans la traduction de Léonce Paquet (1988PAQUET, L. (ed.) (1988). Les Cyniques grecs, fragments et témoignages. Ottawa, Presses Universitaires. (1ed. 1975)), « étrangère aux autres » ; cela veut dire que les difficultés qui rendent la vie difficile et qui peuvent accabler n’importe qui n’accablent pas Diogène de la même manière, car il s’y expose volontairement, sans qu’il y ait contrainte (ἀπ᾽οὐδεμιᾶς ἀνάγκης), et il se prive de tous les biens par sa propre décision (αὐτὸς ὑφ᾽ἑαυτοῦ κάθηται τῶν ἀγαθῶν ἁπάντων ἐστερημένος). Or, puisque le cynique n’est ni un chrétien qui accepte toutes les peines de ce monde dans l’espoir de retrouver le bonheur dans un autre monde au-delà de la mort, ni un mystique qui croit à l’élévation de l’esprit par la souffrance et par la mortification de la chair, encore moins un masochiste, force est de conclure que les difficultés et les malheurs qu’il s’impose, lesquels pour la plupart - c’est la leçon même du cynisme - ne sont des malheurs qu’aux yeux de la foule trop attachée à la doxa, font partie de sa méthode pour vivre dans le bonheur paradoxal d’une vie facile.

Concernant le vocabulaire, l’expression ‘vie facile’ prend appui principalement sur l’emploi, par les sources cyniques, du substantif grec euteleia et de l’adjectif correspondant euteles. Ainsi, dans le célèbre épisode où Diogène, après avoir vu un enfant boire dans ses mains, jette son gobelet, Diogène Laërce attribue au cynique la phrase suivante : « Un enfant m’a vaincu en matière de facilité (εὐτελείᾳ) » (D. L. VI 37 ; cf. également D. L. VI 21). Selon mon interprétation, le cynisme proposerait un mode de vie kat’euteleian, c’est-à-dire un mode de vie selon la facilité. Je rapproche donc ce concept d’autres termes qui transmettent peut-être mieux la notion de ‘facilité’, tels que rhaidios ou rhaistos et eucheres qui figurent dans le passage de Lucien mentionné ci-dessus. Maxime Chapuis a sans doute raison de rappeler que pour rendre euteleia les dictionnaires préfèrent, avec des nuances différentes selon le cas, le champ sémantique de la simplicité, de la frugalité et de l’économie, dont la ‘facilité’ fait sans doute partie sans être pourtant la notion principale. Alors, si je prends le risque de traduire ce mot d’ordre du mouvement cynique un peu en marge des correspondances lexicales plus courantes, étant en tout cas cautionné par l’étymologie, c’est pour mieux faire ressortir la démarche cynique, dont l’idéal de ‘facilité’ ne peut être assimilé aux idéaux de simplicité et de frugalité que jusqu’à un certain point et selon un mode particulier. Certes, on peut comprendre l’euteleia à partir de son opposition à la polyteleia, mais il me semble douteux que l’on puisse en déduire une symétrie stricte, car, comme l’a fait justement remarquer Maxime Chapuis, « si la polyteleia renvoie à la profusion des moyens déployés en vue d’une fin et insiste sur la quantité, l’euteleia, quant à elle, met l’accent sur l’achèvement et la qualité (eu) ». En effet, dans la composition des deux termes, l’opposition se fait entre poly- et eu-, et non entre poly- et un improbable olig-. Ces détails ont toute leur importance dans la compréhension de la pensée cynique et ils invitent à réorienter la lecture de certains textes, comme celui-ci transmis par Diogène Laërce (notons que le terme qui y figure n’est pas euteleia, mais rhaidios, ce qui ne change rien à la donne) :

Il [scil. Diogène] répétait à cor et à cri (ἐβόα πολλάκις λέγων) que la vie accordée aux hommes par les dieux est une vie facile (βίον ῥᾴδιον), mais que cette facilité leur échappe, car ils recherchent (ζητούντων) gâteaux de miel, parfums et raffinements du même genre. (D. L. VI 44 ; trad. Goulet-Cazé 1999).

Le message de Diogène, dont l’importance est attestée par la manière et par l’insistance avec lesquelles il l’annonçait - « il répétait à cor et à cri (ἐβόα πολλάκις λέγων) » -, est assez clair : il s’agit d’exhorter les hommes à retrouver la vie facile que les dieux leur ont donnée et qu’ils ont perdue de vue. On a peut-être trop braqué notre attention sur la ‘typologie’ des objets - tous sortis de la ‘civilisation’, tous de l’ordre de la polyteleia - que Diogène évoque comme exemple des ‘distractions’ qui peuvent, au contraire de ce que l’on croit d’habitude, faire dévier l’homme du vrai bonheur ; mais, en ce faisant, nous voilà étonnés face à un Diogène qui se sert - autrement certes - d’huiles parfumées (cf. D. L. VI 38 ; 81), et qui mange des gâteaux en expliquant qu’ils ne sont interdits ni aux sages ni aux philosophes (cf. D. L. VI 56 ; Gnomologium Vaticanum 743, no 188 [SSR V B 189]). Erreur ou incongruité des sources ? Contradiction et hypocrisie de Diogène ? Ce n’est pas sûr. Je dirais pour ma part que le ‘centre de gravité’ de ce passage (dans D. L. VI 44) n’est pas le refus des ‘raffinements’, mais plutôt la critique de l’effort fourni pour les chercher : c’est parce que les hommes se donnent du mal en recherchant (ζητούντων) des choses trop éloignées d’eux-mêmes que la vie facile venue des dieux leur est cachée (ἀποκεκρύφθαι). Et c’est pourquoi « Diogène se moquait des gens qui, quand ils ont soif, passent à côté des sources sans s’arrêter (παρερχομένων) et cherchent par tous les moyens (ζητούντων πάντως) l’endroit où ils pourront acheter du vin de Chios ou de Lesbos » (Dion Chrysostome, Discours VI, Diogène ou De la tyrannie 13 ; trad. Goulet-Cazé 1986GOULET-CAZÉ, M.-O. (1986). L’ascèse cynique : un commentaire de Diogène Laërce VI, 70-71. Paris, Vrin ., p. 64). Le cynisme refuse donc ce qui est recherché, au sens étymologique du terme. Il faut donc conclure qu’en principe le critère que le cynique adopte pour choisir ce qui comblera ses besoins (concernant notamment la faim, la soif et le besoin d’abri, que ce soit vêtement ou maison) ne repose pas sur les objets eux-mêmes, qui lui sont extérieurs, mais sur la facilité ou la difficulté de leur obtention, ce que détermine son autarcie obtenue par l’ascèse agissant sur les circonstances réelles de sa vie.

Nul doute qu’un mets simple et frugal - pour rester dans le domaine de la nourriture qui revient à plusieurs reprises dans le corpus cynique - est plus facile à obtenir (et souvent plus facile à digérer) qu’un plat sophistiqué et trop dispendieux, mais l’opposition entre polyteleia et euteleia n’est pas opérationnelle dans le cynisme de façon absolue, car le cynique ne choisit pas à tous les coups et automatiquement celle-ci au détriment de celle-là (cf. par exemple D. L. VI 55 ; Stobée III 17, 15 ; Grégoire de Nazianze, Discours IV 72 [= Contre Julien I, PG 35, p. 593] ; ces textes sont rassemblés dans SSR V B 494). En ce sens, le passage des Diatribes de Télès (Stobée III 1, 98) transmettant la pensée de Bion, que cite Maxime Chapuis, ne me semble pas dirimant ; plus encore, je dirais qu’il soutient mon point de vue dans la mesure où l’on y retrouve une certaine indistinction morale objective entre la polyteleia et l’euteleia, la différence résidant dans l’usage que l’on peut faire de l’une et de l’autre et qui dépend entièrement de la personne qui agit face à l’une ou à l’autre. Bion lui-même, toujours d’après Télès, l’explique : « Beaucoup de gens en revanche, manquant de bons sens, rapportent la cause [des malheurs] non à eux-mêmes, mais aux choses » (Stobée III 1, 98, 47-48 ; trad. Fuentes González 1998FUENTES GONZÁLEZ, P. P. (1998). Les diatribes de Télès. Paris, Vrin., p. 137) ; et il n’exclut pas que l’on puisse faire un bon usage de l’opulence, quand il dit à son interlocuteur : « toi, tu te sers convenablement de beaucoup (σὺ κέχρησαι τοῖς πολλοῖς καλῶς), moi de peu (ὀλίγοις) » (Stobée III 1, 98, 14-15). La leçon n’est donc pas de dire que mieux vaut l’euteleia que la polyteleia, mais plutôt de les ramener au même plan d’indifférenciation morale, pour démontrer que la pauvreté n’empêche pas plus le bonheur que la richesse ne le garantit.

En réalité, tout l’argumentaire de Bion dans cet extrait (Sur l’autarcie), transmis par Télès et préservé par Stobée, se développe à partir de la métaphore du sage comme un bon acteur qui sait remplir parfaitement le rôle que la Fortune lui a attribué, quel que soit ce rôle. Sur ce point, une question s’impose, qui mérite une petite digression : peut-on considérer sans réserve que la métaphore du bon acteur convient entièrement au cynisme diogénien ? Même si, en la présentant, Bion évoque Diogène et Cratès (mais aussi Socrate et Xénophon, parmi d’autres), j’incline à penser, sans en être sûr, que cette métaphore (à la différence de celle du marin, évoquée également par Bion) a des implications qui semblent incompatibles avec le cynisme plus ‘orthodoxe’ de la première phase, celui précisément de Diogène et de Cratès : d’une part, si l’on parle d’un sage agissant dans la vie comme un acteur qui joue son rôle dans une pièce de théâtre, il faut supposer - du moins dans une conception traditionnelle du théâtre - qu’il y a pour la vie un ‘scénario’ qui a été conçu d’avance et que les acteurs qui le joueront sur scène l’auront aussi connu préalablement. Or, l’idée de la prévisibilité de la vie est étrangère aux cyniques, puisqu’à leurs yeux il n’y a pour les hommes rien qui ne soit plus incertain que le futur, celui-ci « reposant sur les genoux des dieux » (cf. D. L. VI 67 ; Pseudo-Diogène, Lettre XXII, à Agésilas). D’autre part, la métaphore du bon acteur implique une sorte de ‘quiétisme’ éthique, ou un conformisme assez plat, qui ne rejoint pas tout à fait l’adaptation active aux circonstances prônée par les cyniques à partir de l’ascèse. En fait, si l’on accepte sans réserve cette métaphore comme illustration fidèle de la démarche cynique, on voit mal, par exemple, pourquoi Cratès, que le sort a fait naître dans une famille aisée, s’est volontairement débarrassé de son héritage (cf. D. L. VI 87) ou, d’après la version de Démétrios Magnès, pourquoi il a conditionné l’obligation de rendre cet héritage au choix de ses enfants, selon qu’ils deviennent des philosophes ou des gens ordinaires (D. L. VI 88). En tout cas, si l’on s’accorde pour dire que cet aspect de l’enseignement de Bion dévie du cynisme mainstream, on pourrait tout de même expliquer cette ‘déviance’ en évoquant sa formation philosophique qui, en incluant une phase cynique, fut plutôt plurielle (cf. D. L. IV 51-52).

Pour revenir à la démarche générale des cyniques, je dirais que si on la caractérisait comme la proposition d’une « vie à peu de frais », comme le suggère Maxime Chapuis, on ne serait absolument pas loin de l’esprit de ce mouvement. Néanmoins, si je persiste à y voir une « vie selon la facilité », c’est parce que je crois que l’intention des cyniques, toujours méfiants à l’égard des idées reçues et des dichotomies toutes prêtes, était de dépasser les injonctions purement économiques mises au service des choix moraux des hommes qui classent les objets sur lesquels ils agissent dans des catégories figées - par rapport auxquelles, sous effet de la doxa, ils se méprennent souvent (cf. D. L. VI 35) -, comme le ‘bon marché’ et le ‘cher’, le ‘simple’ et le ‘recherché’, le ‘frugal’ et le ‘dispendieux’, le ‘nécessaire’ et le ‘superflu’ et, avant toutes, le ‘naturel’ et le ‘normatif par convention’ ou, pour récupérer les mots grecs d’usage, la physis et le nomos. La facilité de la voie cynique à laquelle conduit l’ascèse passe certes par la simplicité et par la frugalité, sans forcément s’y attacher, car l’opposition entre le ‘facile’ et le ‘difficile’ dépend effectivement de la personne qui agit moralement et des circonstances dans lesquelles elle se trouve au moment d’agir. Autrement dit, la ‘frugalité’ des cyniques n’est pas celle des épicuriens, aussi bien en ‘intensité’ qu’en substance.

En guise de conclusion sur cette remarque, je me permets d’indiquer très brièvement pour défendre mon choix un dernier argument que je n’ai pas développé dans le livre, bien que ce ne soit pas ici non plus le lieu de le faire en profondeur : la ‘facilité’, terme qui dans ce contexte surgit comme chargé d’ambiguïté, donne à voir le point tournant sur lequel le cynisme antique bascule dans le cynisme moderne, ‘antique’ et ‘moderne’ définissant dans ce cas moins une démarcation historique que le fond d’un phénomène, car en réalité bien des traits du cynisme ‘moderne’ sont attribués à des cyniques antiques déjà chez certains auteurs également antiques, comme Lucien de Samosate. En un mot, le cynisme moderne s’est investi de la vie facile de Diogène, divorcée cependant de l’ascèse qui la légitimait.

La deuxième remarque générale de Maxime Chapuis porte sur ma référence au pragmatisme, un courant philosophique moderne qui s’est constitué historiquement à partir de la fin du siècle XIXe, et que je rapproche du cynisme ancien. Sur ce point, je comprends sa déception, car ceux de mes lecteurs qui, comme lui, chercheront dans mes pages une démonstration approfondie et appuyée sur une riche bibliographie du rapprochement que je propose resteront forcément sur leur faim. Sans doute naïve, mon intention au départ n’était que d’indiquer simplement, de façon non systématique et au fur et à mesure de mon exposé, certaines similitudes troublantes entre les deux mouvements. Ces similitudes me paraissaient évidentes, mais à ma connaissance elles n’avaient pas jusqu’alors vraiment attiré l’attention des spécialistes, que ce soit ceux du cynisme ou ceux du pragmatisme, à une exception près consistant dans une brève réflexion de R. Bracht Branham qui cite William James d’après l’ouvrage Consequences of Pragmatisme (1982) de Richard Rorty :

Diogenes would have agreed with William James : ‘The true is what is good in the way of belief - if we take this to mean ‘the truth is what works’ » (Branham 1996BRANHAM, R. B. (1996). Defacing the Currency : Diogenes’ Rhetoric and the Invention of Cynicism. Dans: BRACHT BRANHAM, R.; GOULET-CAZE, M.-O. (édits.) The Cynics. The Cynic Movement in Antiquity and Its Legacy. Berkeley, University of California Press, p. 81-104., p. 89).

Pour ma part, après avoir constaté ces similitudes ou, si l’on veut, ces coïncidences entre les deux mouvements, j’ai pris à cœur la phrase qui donne le titre à une série de conférences donnée par William James au Lowell Institut à Boston en 1906 et publiée sur papier pour la première fois l’année suivante : Pragmatism. A new name for some old ways of thinking (James, 1922JAMES, W. (1922) Pragmatism. A new name for some old ways of thinking. [1ère ed. 1907] New York, Longmans, Green and Co.). Je souhaitais alors tirer au clair la pertinence de cette affirmation dans mon domaine de travail. Ainsi, séduit d’une part par un chantier de recherche qui me semblait prometteur - et qui me semble l’être encore d’avantage aujourd’hui -, et d’autre part tenu par les contraintes scientifiques et matérielles d’un travail dont l’objet affiché préalablement était une ‘école’ précise de la tradition philosophique de l’Antiquité, j’ai fini malheureusement par laisser mon intention initiale se délayer à mi-chemin entre la simple suggestion et la prise de notes en vue d’une étude ultérieure. Sans espérer m’en disculper, je tiens tout de même à suggérer l’intérêt d’une telle approche en citant le début du texte de présentation de l’ouvrage Qu’est-ce que le pragmatisme ? de Jean-Pierre Cometti (2010COMETTI, J.-P. (2010). Qu’est-ce que le pragmatisme ? Paris, Gallimard.), qu’on lit sur sa quatrième de couverture :

Longtemps, le pragmatisme, philosophie née à la fin du XIXe siècle aux États-Unis, n’a pas eu bonne presse, tant est fort son refus de faire système, de poser des postulats, d’écrire de grands récits. Sa volonté est de reconnaître à chacun la capacité, par l’expérience, d’approcher le vrai, dans une quête ouverte à tout homme ordinaire, sans qualité ni appartenance à une élite philosophique.

Les affinités avec le cynisme ancien sont flagrantes. Si l’on s’amusait à changer quelques repères de temps et lieu, cette description conviendrait point par point au cynisme de Diogène2 2 Comme illustration des réactions contemporaines à l’émergence du pragmatisme, qui vaudraient tout autant pour le cynisme - car dans les deux cas la méfiance ‘académique’ va main dans la main avec une certaine popularité, sans que l’on puisse être sûr si l’une, et laquelle, entraîne l’autre -, voici la question que se pose Albert Schinz dans un article de 1908: « Il doit y avoir autre chose à la base du succès étonnant du pragmatisme que des principes philosophiques. Au point de vue de la pensée sa valeur étant faible, comment s’explique son triomphe ? » (Schinz 1908, p. 225). . Il va de soi qu’un parallèle sérieux entre deux courants philosophiques ne peut pas se contenter du signalement de quelques convergences superficielles et trop vagues, d’autant plus lorsque les différences qui séparent les termes comparés ne sont absolument pas négligeables et qu’elles sont tellement évidentes que l’on peut se dispenser de les rappeler.3 3 Il faut dès lors se garder du risque que dénonçait Gérard Deledalle il y a plus de quarante ans : « William James lança le mouvement avec fracas en 1907 et avec tant de succès que l’étiquette pragmatiste finit bientôt par recouvrir tout et n’importe quoi » (Deledalle 1979, p. 471). Après ce succès, Dewey renonce à l’appellation, et Peirce, qui l’avait créée à la fin des années 1880, invente pour s’en désolidariser le terme - pas très beau, il faut le dire - pragmaticisme. En revanche, pour ce qui est de l’histoire constitutive du mouvement, ce sont les adeptes du pragmatisme eux-mêmes, ou ceux qui en étaient des proches (critiques ou sympathisants), qui dès l’origine ont reconnu, du moins au niveau d’un élan fondateur, les racines grecques de cette méthode philosophique. Josiah Royce, par exemple, dont l’ensemble de l’œuvre est pour le moins ‘controversé’ (cf. Curry 2018CURRY, T. J. (2018) Another White Man’s Burden. Josiah Royce’s Quest for a Philosophy of White Racial Empire. Albany, State University of New York Press.), n’hésitait pas à identifier l’essor de certains éléments du pragmatisme - ne serait-ce que pour les diluer dans d’autres traditions, comme celle des upanishad de l’Inde - chez les sophistes, chez Socrate et ensuite chez les stoïciens et chez les épicuriens (cf. Royce 1911ROYCE, J. (1911). William James and other essays on the Philosophy of Life. New York, Macmillan., p. 194-195). De même, la défense résolue de Protagoras contre Platon proposée par F. C. S. Schiller va vers la même reconnaissance de l’origine ancienne du mouvement (cf. Schiller 1907SCHILLER, F. C. S. (1907). Studies in Humanism. New York, MacMillan., p. 69-70 ; 302-348), qui n’est pas non plus tellement éloignée de l’affirmation de James lui-même, selon laquelle il n’y a absolument rien de nouveau dans la méthode pragmatique, si bien que Socrate et Aristote en étaient eux aussi des adeptes, fût-ce à titre de preluders (cf. James 1922JAMES, W. (1922) Pragmatism. A new name for some old ways of thinking. [1ère ed. 1907] New York, Longmans, Green and Co., p. 50).

Les cyniques ne sont jamais mentionnés par ces auteurs - sans doute en raison du peu d’intérêt qu’ils ont suscité dans les milieux philosophiques au tournant du XIXe au XXe siècle, notamment ceux de la tradition analytique -, mais un examen attentif des sources anciennes qui nous ont fait connaître le cynisme aurait certainement permis de repérer des analogies plus solides dévoilant, derrière les différences déposées dans l’écart des temps et des cultures, une sorte d’intelligence tournée vers l’existence humaine, une intelligence partagée par les deux mouvements grâce à laquelle ils se sont finalement acquis une réception marquée par la méfiance. En effet, les pragmatistes, catégorie de genre qui, comme celle des cyniques, ne gomme pas la diversité de ses multiples ‘espèces’, se sont généralement détournés de l’idéalisme et du dogmatisme au nom d’une philosophie de la vie (la même expression figure dans le titre de l’ouvrage de Royce que l’on vient de mentionner) centrée sur l’expérience individuelle qui ne peut pas être pensée en dehors des accidents et des événements particuliers, et qui tend à dépasser les clivages conceptuels servant normalement à caractériser et à orienter l’action morale de l’homme. Il s’agit donc d’une véritable méthode philosophique - James parle précisément d’une pragmatic method (cf. James 1922JAMES, W. (1922) Pragmatism. A new name for some old ways of thinking. [1ère ed. 1907] New York, Longmans, Green and Co., p. 45) - fondée sur la reconnaissance dans les sociétés humaines d’une habitude ou règle d’action liée à un certain système de croyances. Selon cette méthode, lorsqu’elle est appliquée à l’éthique, la ‘vérité’ d’une action ne peut être évaluée qu’à la lumière de ses effets sur la réalité de l’individu en situation qui, pour boucler le processus à sa faveur, est invité à appliquer, sous la forme d’une enquête (inquiry), sa volonté et sa raison sur ce lien associant le fait d’agir et le fait de croire. Il n’est pas difficile d’établir une correspondance, qui me semble légitime, entre le ‘mécanisme’ de cette méthode et la démarche cynique qui, pour sa part, recommande contre la doxa un type d’ascèse très rigoureux engageant l’âme et le corps de la personne, et dont l’objectif est l’adaptation active aux circonstances. Cette ascèse, comme j’ai essayé de le démontrer (cf. Flores-Júnior 2021 FLORES-JUNIOR, O. (2021). La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin., n. 8, p. 98-99 ; p. 278-279), présente une portée ‘exploratoire’ qui la rapproche de l’idée de recherche ou d’enquête (inquiry) pragmatique (cf. Cometti 2010COMETTI, J.-P. (2010). Qu’est-ce que le pragmatisme ? Paris, Gallimard., p. 19-23). Selon James, « il n’y a, bien entendu, rien qui ne soit nécessairement déterminé ; mais il est bien entendu aussi que notre volonté est libre : ce qui sera vraiment philosophique (the true philosophy), ce sera d’adopter une sorte de déterminisme de la volonté libre (free-will determinism) » (Le Brun (trad.), 1911LE BRUN, E. (trad.) (1911) William James. Le pragmatisme. Avec une introduction par H. Bergson. Paris, Flammarion., p. 31 ; James 1922JAMES, W. (1922) Pragmatism. A new name for some old ways of thinking. [1ère ed. 1907] New York, Longmans, Green and Co., p. 14). Tout comme l’enquête pour le pragmatiste, l’ascèse, en tant que volonté mise en acte, est pour le cynique la méthode qui permet à l’homme d’appliquer sa liberté sur un monde dont le déterminisme lui échappe.

Même s’ils ne sont probablement pas suffisants pour étayer sur tous les points le rapprochement que je propose, d’autres passages concernant le credo pragmatiste - lequel comme celui des cyniques, il faut y insister, n’est pas monolithique -, tel que l’ont perçu ses premiers partisans (ici, par souci de brièveté, je me concentre sur le principal essai de William James qui, à la suite de Peirce, a lancé les bases de la ‘version’ la plus influente du pragmatisme), sont éloquents en tant que symptômes de cette intelligence commune aux deux mouvements. Celui-ci, par exemple, dont le coloris quelque peu apologétique n’enlève rien à sa pertinence :

L’attitude que représente le pragmatisme est une attitude depuis longtemps bien connue, puisque c’est l’attitude des empiristes ; mais il la représente, me semble-t-il, sous une forme tout à la fois plus radicale, et qui soulève pourtant moins d’objections, qu’aucune des formes jamais prises par l’empirisme jusqu’à présent. Le pragmatiste tourne le dos, résolument et une fois pour toutes, à une foule d’habitudes invétérées chères aux philosophes de profession. Il se détourne de l’abstraction ; de tout ce qui rend la pensée inadéquate, - solutions toutes verbales, mauvaises raisons a priori, systèmes clos et fermés ; - de tout ce qui est un soi-disant absolu ou une prétendue origine, pour se tourner vers la pensée concrète et adéquate, vers les faits, vers l’action efficace. Le pragmatisme rompt ainsi avec le tempérament qui fait l’empirisme courant, comme avec le tempérament rationaliste. Le grand air, la nature avec tout le possible qu’elle renferme, voilà ce que signifie le pragmatisme prenant position contre le dogme, contre les théories artificielles, contre le faux semblant d’un caractère téléologique qu’on prétend voir dans la vérité (...). Avec le pragmatisme, donc, une théorie devient un instrument de recherche au lieu d’être la réponse à une énigme et la cessation de toute recherche. Elle nous sert, non pas à nous reposer, mais à nous porter en avant, et nous permet, à l’occasion, de refaire le monde. Nos théories étaient toutes figées : le pragmatisme leur donne une souplesse qu’elles n’avaient jamais eue, et les met en mouvement. Comme il n’a rien de nouveau en soi il s’accorde avec un grand nombre des anciennes tendances de la philosophie.

(trad. Le Brun, 1911, p. 61 ; 63 ; italiques de l’auteur)

De même, l’affirmation selon laquelle « les plus violentes révolutions qui s’accomplissent dans les croyances d’un homme laissent debout, sur la plupart des points, l’ordre de choses précédemment établi en lui » (ibid., p. 70) n’est pas sans rappeler le principe cynique de la falsification de la monnaie, dès lors qu’on comprend qu’en l’occurrence ‘falsifier’ (παραχαράττειν) ne signifie pas exactement fabriquer une fausse monnaie dans le but de la faire passer pour vraie, ni en bâtir une nouvelle que l’on veut substituer à l’autre ; il s’agit plutôt de frapper d’une nouvelle effigie la monnaie courante qui aura toujours cours. Notons en passant que la métaphore de l’argent n’est pas étrangère à la rhétorique des pragmatistes, qui s’engage parfois sur le mode des diatribes : « il faut que vous dégagiez de chaque mot la valeur qu’il peut avoir en argent comptant [pratical cash-value] ; il faut lui faire remplir son office dans le champ même de votre expérience » (ibid., p. 63). Certes, nous sommes ici probablement face à une simple coïncidence dans l’usage des métaphores, mais la valeur symbolique de celle-ci n’est pas des moindres puisque chez les pragmatistes elle ramène n’importe quel discours à l’aune de l’expérience individuelle, ce qui n’est pas loin du « décapage » que l’ascèse cynique permet d’imposer aux phénomènes qui subissent eux aussi, tout comme le discours, l’emprise de la doxa (cf. Flores-Júnior 2021 FLORES-JUNIOR, O. (2021). La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin., p. 240-241 ; 282-283). En outre, comme le cynique, généralement réfractaire à la métaphysique et aux transcendances de tout poil, « le pragmatiste s’attache étroitement aux faits, à la réalité concrète ; il étudie la vérité à l’œuvre, sur des cas particuliers qu’il généralise ensuite. La vérité pour lui devient un nom générique résumant les idées de toute sorte, mais d’une valeur pratique définie, qui sont à l’œuvre dans l’expérience» (trad. Le Brun, 1911LE BRUN, E. (trad.) (1911) William James. Le pragmatisme. Avec une introduction par H. Bergson. Paris, Flammarion., p. 76 ; italiques de l’auteur). Même l’idée de cosmopolitisme, qui déjà dans l’Antiquité n’était pas une exclusivité du cynisme - encore que Diogène de Sinope ait vraisemblablement forgé le terme ‘cosmopolite’ (κοσμοπολίτης: cf. D. L. VI 63) -, mais qui en constitue un point de doctrine très important, trouve son expression sur le miroir des pragmatistes sous la forme d’un monde conçu à la fois comme unité et comme multiplicité : « considéré au point de vue pragmatique, le monde est un de plus d’une manière (pragmatically considered, the world is one in many ways) », voilà le thème indiqué d’une des sections de la quatrième leçon de Pragmatisme (cf. James 1922JAMES, W. (1922) Pragmatism. A new name for some old ways of thinking. [1ère ed. 1907] New York, Longmans, Green and Co., p. 127-162 ; comparer avec Flores-Júnior 2021 FLORES-JUNIOR, O. (2021). La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin., p. 125-130 ; 158-165). Enfin, la teneur de la maxime pragmatiste par excellence, qui d’ailleurs amplifie la citation de Branham mentionnée ci-dessus, selon laquelle « ce qui pour nous est le meilleur à croire, voilà ce qui est vrai pour nous (…), pourvu que notre croyance ne se trouve pas en désaccord avec quelque autre avantage vital» (James 1911JAMES, W. (1922) Pragmatism. A new name for some old ways of thinking. [1ère ed. 1907] New York, Longmans, Green and Co., p. 84 ; les italiques sont de l’auteur), évoque non seulement l’usage des représentations (χρῆσις φαντασιῶν : cf. Épictète III 24, 67-69 ; D. L. VI 70 ; voir Flores-Júnior 2021 FLORES-JUNIOR, O. (2021). La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin., p. 261-276), qui associé à l’ascèse donne le cœur à la vie facile des cyniques, mais évoque aussi leur philanthropie paradoxale, dont l’individualisme apparemment acerbe n’est que le masque le plus saillant.

On pourrait certainement pousser plus loin cette sunkrisis et multiplier les parallèles, même si probablement ce qui importe le plus ce n’est pas d’établir que le pragmatisme ressemble au cynisme, mais bien plutôt que le pragmatisme peut expliquer en termes théoriques plus élaborés certains traits essentiels du cynisme révélés par les témoignages antiques. Ainsi, il se peut qu’un lecteur sévère n’y trouve toujours pas son compte pour ce qui est du pragmatisme des cyniques. Comme je ne peux pas faire beaucoup mieux ici que je ne l’avais fait dans mon ouvrage, il me reste à dire que, même si l’on ne retrouve pas chez les pragmatistes modernes des évidences textuelles précises, des renvois clairs ou même des allusions plus ou moins consistantes au cynisme ancien, je persiste à croire à la sympathie - non, bien sûr, à la ‘filiation’ - entre ces deux mouvements, qui tient à une pensée dépassant les cadres historiques et dont la permanence n’est pas le fait d’une transmission ‘apostolique’. Concernant les différences entre eux, qui m’ont amené à adjectiver peut-être excessivement le pragmatisme des cyniques, comme l’a souligné Maxime Chapuis, je dirais qu’elles se jouent plutôt sur la forme que sur le fond, la forme et le fond s’impactant mutuellement. Ainsi, tout en remettant en cause les « grands récits », les pragmatistes en ont quand même écrits, et beaucoup - un peu comme Antisthène, au dire de Timon qui le qualifiait de ‘bavard prolixe’ (παντοφυῆ φλέδονα : cf. D. L. VI 18) -, alors que les cyniques à partir de Diogène, eux, se sont attachés à traduire leur pensée prioritairement dans des actes. Au risque d’un assez mauvais jeu de mots, on pourrait dire que les cyniques ont mis plusieurs éléments du pragmatisme en pratique bien avant que les pragmatistes attitrés n’en aient fait la théorie. De toute façon, à la fin de cette défense, le même lecteur sévère pourra encore arguer que tout ce que je propose de faire est d’interpréter le cynisme en clé pragmatiste, ce qui, faute d’éléments historiques avérés, n’est pas la même chose que de prouver que le cynisme est une forme de pragmatisme, ou l’ancêtre de celui-ci. Je rétorquerais : est-ce illégitime ? Si la clé est bonne c’est qu’elle a été faite, par science ou par accident, à l’image de la serrure.

À la suite du problème du pragmatisme, Maxime Chapuis attire l’attention sur le terme ‘socialisme’ que j’utilise pour qualifier l’‘éthique du minimum’ des cyniques. Il a raison de réclamer une définition plus juste de ce concept, mais puisque je l’ai utilisé entre guillemets, ce que Maxime Chapuis lui-même attentivement observe, je comptais ne pas laisser planer le doute sur le fait que je le prenais à partir d’un sens commun dépouillé de toute rigueur scientifique. Il s’agissait tout simplement de faire référence à une société idéalement égalitaire fondée sur la solidarité et l’austérité de ses membres, à laquelle on pourrait songer à partir de la ‘parabole de l’hôte généreux’ élaboré par Le Cynique, personnage de Lucien (ou du Pseudo-Lucien, selon la plupart des spécialistes ; cf. Le Cynique 6-7). Le récit étant presque ‘mythique’, puisque sa valeur réside exclusivement dans la force imagée qui illustre les conséquences collectives du comportement individuel, la société qu’il évoque se passe des ‘conditions de possibilité’ plus détaillées, c’est-à-dire, de sa ‘planification d’État’, comprenant, par exemple, les formes de production de la richesse, la division du travail ou le partage des droits et des obligations parmi les citoyens. Enfin, à la différence de celle concernant le pragmatisme, la référence au ‘socialisme’ n’a aucune prétention scientifique particulière et ne cache pas d’allusion au socialisme marxiste. Comme le dit Maxime Chapuis lui-même, la comparaison peut être intéressante, mais il n’était pas dans mon intention de la développer au-delà du simples usage ‘rhétorique’.

La dernière remarque générale que fait Maxime Chapuis s’inscrit aussi dans le domaine de la rhétorique, mais sur un tout autre plan. Il conteste notamment ma perception de l’usage que les cyniques font de l’exemple animal, que je qualifie généralement de rhétorique. À son avis, si je le suis bien, puisque les animaux sont censés offrir un modèle de conduite dont l’homme peut effectivement s’inspirer, il serait abusif de considérer le recours à ce modèle comme étant simplement ‘rhétorique’. En effet, l’importance de l’exemple animal chez les cyniques est bien attestée. J’ai consacré moi-même, il y a bien des années, une étude à ce sujet, dont certaines conclusions, avec le recul du temps, ne me semblent plus tenables, ce que d’ailleurs j’ai essayé de mettre au clair dans le présent ouvrage (cf. Flores-Júnior 2005 ; Flores-Júnior 2021 FLORES-JUNIOR, O. (2021). La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin., p. 297, n.1). Néanmoins, pour ce qui est de la portée rhétorique de l’exemple animal dans le cynisme, ma position est restée pour l’ensemble la même, et c’est elle qui a éveillé le doute.

En laissant de côté la distinction entre ce qui, à l’intérieur d’un discours, relève et ce qui ne relève pas de la rhétorique - une distinction qui en tout cas est à la base même du débat -, je poserais la question suivante : peut-on vraiment, en dehors du domaine de la rhétorique, donner à l’homme, comme modèle de conduite, ne serait-ce que de façon épisodique, des êtres vivants qui agissant par instinct échappent à tout jugement moral ?4 4 Si l’on considère le développement des sciences contemporaines, l’affirmation implicite dans cette question est contestable. Certains primatologues soutiennent par exemple que les singes et d’autres espèces font preuve d’un véritable ‘souci de l’autre’ analogue à celui de l’homme (voir à ce sujet, parmi d’autres, les études de Frans de Waal et de Dominique Lestel). Restons-en pourtant aux représentations classiques du comportement animal. De toute façon, je ne crois pas que l’argument que je soutiens ici, circonscrit au domaine exclusif de la philosophie antique, puisse être invalidé par l’actualisation des savoirs biologiques. Certes, les animaux, comme tous les êtres - la pomme de Newton, par exemple - peuvent éventuellement rappeler, illustrer ou suggérer à l’homme des façons nouvelles d’interpréter le monde et, par conséquent, des manières également nouvelles d’agir, mais je ne suis pas sûr que l’on puisse les prendre dans tous les cas comme une véritable inspiration ou comme un modèle moral en soi. Il me semble que ce qui est en cause, ce n’est pas non plus uniquement un problème de vocabulaire. Prenons l’exemple du limaçon que l’on dit avoir inspiré à Diogène l’usage d’un pithos comme maison (cf. Flores-Júnior 2021 FLORES-JUNIOR, O. (2021). La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin., p. 91). Diogène Laërce parle de ce pithos-maison de Diogène, sans pourtant mentionner le limaçon ou un autre animal quelconque (cf. D. L. VI 23), tandis que chez le Pseudo-Diogène, dans sa Lettre XVI, à Apolexis - et il faut rappeler que les lettres pseudépigraphes, même si elles ne sont pas que des exercices rhétoriques, ont souvent une charpente rhétorique assez remarquable -, on comprend que ce n’est qu’après qu’il a constaté que la maisonnette qu’on lui avait promise tardait à être mise à sa disposition que le cynique a contemplé (θεασάμενος) son limaçon. Combien de fois, pouvons-nous alors nous demander, Diogène a-t-il pu observer des limaçons dans les jardins d’Athènes ou de Corinthe, ou même dans sa Sinope natale ? On pourrait certes expliquer que c’était son urgence à trouver une maison qui l’a amené à regarder autrement ce qu’il a toujours connu, et qui, dans cette situation particulière, lui a permis de découvrir la nature (cf. la locution ἡμῖν τὴν φύσιν ἀνευρίσκουσιν ; pour la ‘nature’ dans ce passage, voir Flores-Júnior 2021 FLORES-JUNIOR, O. (2021). La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin., p. 92). Cependant, la trouvaille de Diogène n’est même pas originale, car on sait que les pauvres gens d’Athènes prenaient avant lui des pithoi pour s’en servir comme des maisons (cf. Aristophane, Les cavaliers 792). Cela veut dire que le geste cynique qui facilite la vie précède paradoxalement le phénomène qui l’a ‘inspiré’, le rapport de l’un à l’autre se tissant de façon rétrospective dans un cadre rhétorique.

Il me semble que dans le cas de la souris la démarche est rigoureusement la même. Le passage de Plutarque (Moralia 77E-78A), évoqué par Maxime Chapuis (le même passage que l’on a vu plus haut), présente de toute évidence le développement d’une anecdote qui remonte au Mégarique de Théophraste (cf. D. L. VI 22), et qui rapporte l’initiation philosophique de Diogène lorsqu’il arrive à Athènes comme un exilé de Sinope. On sait, au moins depuis Socrate, combien les récits des conversions à la philosophie pouvaient être déployés rhétoriquement par les biographes afin de présenter, par anticipation, l’esprit condensé de ce qui allait postérieurement animer la doctrine des philosophes. En ce sens, il faut noter que chez Plutarque l’exemple de la souris n’intervient qu’après la mention du choix de Diogène qui s’était volontairement, sans contrainte et par sa propre décision, détaché de tout ce qui faisait le bonheur des Athéniens. La souris n’est donc pas, à proprement parler, l’‘inspiration’ de Diogène ; elle ne sert qu’à illustrer ou, à la limite, à confirmer la vie qu’il avait déjà embrassée. Par ailleurs, si l’on considère que la souris est un ‘animal modèle’ pour Diogène, on s’étonnera qu’elle soit présentée par le même Diogène, et dans des circonstances pareilles à celles de la scène brossée par Plutarque, comme un simple parasite (cf. D. L. VI 40), ou encore qu’elle soit comparée, avec la fouine, aux maladies qui affaiblissent un corps trop gavé de nourriture (cf. Stobée III 6, 37). L’objection à ce raisonnement serait la suivante : certains comportements de certains animaux sont des modèles ou une source d’inspiration pour le cynique à certains moments, non ‘intégralement’, à tous les moments, ce qui veut dire qu’ils sont pris comme exemples de façon épisodique. Mais en réalité cette objection n’en est pas une, car dans ce contexte c’est la raison de l’homme, orientée philosophiquement, qui opère le critère pour sélectionner parmi les comportements des animaux ceux qui sont à imiter et ceux qu’il faut refuser, ainsi que pour décider de la manière dont il faut les intégrer dans le discours : la même souris qui se nourrit des miettes qui tombent de la table de Diogène est tour à tour un modèle d’insouciance et d’autarcie, et un exemple de parasitisme.

Cette remarque de Maxime Chapuis m’invite enfin à apporter une correction, ou plutôt un ‘ajustement d’expression’ dans mon interprétation. En effet, en relisant quelques pages de mon livre, je constate que bien des affirmations que j’y tiens mériteraient d’être reformulées, car dans leurs constructions actuelles, sans autres précisions, elles risquent de paraître contradictoires par rapport à la thèse que je soutiens (cf. par exemple Flores-Júnior 2021 FLORES-JUNIOR, O. (2021). La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin., p. 194). Disons-le clairement : la démarche de Diogène dépend dans une large mesure de l’observation des êtres et des phénomènes qui se présentent à lui (cf. la fréquence avec laquelle les anecdotes sont introduites par la forme verbale θεασάμενος, ayant vu ou ayant contemplé). Cela ne veut pourtant pas dire que les objets de cette contemplation ont tous le même statut en dehors du discours, c’est-à-dire en dehors du domaine de la rhétorique. Certes, le cynique contemple au hasard le limaçon, la souris, un enfant qui boit dans ses mains, mais lorsqu’il s’agit de chercher délibérément la sagesse, il ne part pas dans la forêt auprès des animaux sauvages et il ne regarde pas non plus du côté des animaux qui vivent dans la cité ; il fait « irruption sur l’agora, là où beaucoup d’hommes passent leur temps (ἵνα πολλοὶ διατρίβουσιν ἄνθρωποι) » (Pseudo-Diogène, Lettre VI, à Cratès 2). Néanmoins, une dernière question subsiste : quel serait le rôle de cette rhétorique à rebours, qui peut donner au fait accompli une motivation qui lui est postérieure ? Je dirais provisoirement qu’en rapprochant - positivement ou négativement - son geste raisonné du comportement instinctif des animaux (ou même de leur constitution naturelle, comme c’est le cas du limaçon), le cynique tisse dans son discours une communauté universelle et dynamique de tous les êtres, avec une sorte de complicité éthique, qui permet à l’homme d’annuler en sa faveur - c’est-à-dire en faveur de sa liberté - les préjugés moraux venus de catégories figées censées déterminer son action. L’usage systématique et récurrent de l’exemple animal (et aussi celui des dieux, dans une moindre mesure) constitue au fond un effort pour ramener à l’unité du monde la multiplicité de ses phénomènes possibles. La rhétorique cynique, en élargissant les horizons de la raison humaine et en effaçant les fausses barrières entre ceux qui agissent dans l’univers, dévoile la réelle ambition de son cosmopolitisme.

Je passe maintenant aux remarques plus ciblées, en essayant de les commenter plus brièvement. La première d’entre elles porte sur l’anecdote qui raconte la réaction de Diogène lorsque quelqu’un lui a montré une horloge : « L’instrument est utile pour ne pas être en retard aux repas » (D. L. VI 104 ; trad. Goulet-Cazé 1999GOULET-CAZÉ, M.-O. (ed.) (1999). Diogène Laërce. Vies et doctrines des philosophes illustres. Paris, Librairie Générale Française.). Je propose de voir dans cette phrase de Diogène la confirmation de sa part d’un jugement plus nuancé - et non d’un refus absolu, selon la traduction plus courante du verbe periairein par ‘rejeter’ - à l’égard des disciplines telles que la géométrie et la musique. Maxime Chapuis, dans son compte rendu et dans son ouvrage récent (Chapuis 2022CHAPUIS, M. (2022). Figures de la marginalité dans la pensée grecque. Autour de la tradition cynique. Paris, Classiques Garnier., p. 326-329), conteste cette interprétation, considérant au contraire que la phrase de Diogène est une réponse ironique qui réaffirme l’inutilité des savoirs en question. Or, que la phrase comporte une ironie, cela me semble incontestable ; il reste à voir comment il faut comprendre cette ironie. Selon Quintilien, l’ironie est la figure de langage par laquelle « il faut entendre le contraire de ce qui est dit », (Institution oratoire IX 2, 44). Si l’on applique cette définition à l’affirmation de Diogène, il faut en conclure que, selon le cynique, l’instrument n’est pas utile (ou qu’il est inutile) pour ne pas être en retard aux repas, ce qui dans tous les cas est faux, car l’horloge est effectivement utile pour être à l’heure à n’importe quel rendez-vous. L’effet de la phrase demeure donc dans la précision ‘aux repas’ (au singulier dans l’original : δείπνου). Par conséquent, nous devons admettre que l’ironie de Diogène n’est pas une ironie ‘classique’ - et pour nous mettre en garde contre la complexité de ce trope, je rappelle, sans pouvoir m’y arrêter, le concept d’ironie complexe, controversé certes, à partir duquel Gregory Vlastos interprétait l’ironie socratique (cf. Vlastos 1994VLASTOS, G. (1994). Socrate. Ironie et philosophie morale, traduit de l’anglais par Catherine Dalimier. Paris, Aubier., p. 37-68). Quoi qu’il en soit, nous pouvons considérer que l’ironie de Diogène déjoue le binarisme tranché qui oppose l’utile à l’inutile. Il faut alors recadrer cette ironie dans son contexte.

La personne qui montre l’horloge à Diogène est évoquée grammaticalement par le participe du verbe epideiknynai (à l’accusatif dans le texte : ἐπιδεικνύντα), que l’on peut traduire par ‘montrer’, mais qui a aussi le sens plus spécifique d’exhiber ou de montrer en faisant étalage.5 5 Ce sens plus spécifique, même s’il n’est pas absent du verbe à la voix active (qui figure dans le passage) est renforcé à la voix moyenne. Il est intéressant d’observer que ce même verbe, sous une forme identique, revient dans la phrase suivante, lorsque quelqu’un fait étalage de ses talents musicaux devant Diogène (ἐπιδεικνύντα αὐτῷ μουσικὴν), et que Cobet propose de corriger ce verbe, dans cette deuxième occurrence, substituant à sa forme active la forme moyenne correspondante (ἐπιδεικνύμενον; cf. l’apparat critique dans Dorandi 2013). Tout comme, dans cette deuxième occurrence, l’intention de l’interlocuteur de Diogène est vraisemblablement celle de s’exhiber ou de faire étalage de soi-même à travers sa musique, dans la première, l’horloge, l’instrument qui permet de maîtriser le temps, est présentée ou exhibée comme un objet ayant de la valeur propre, comme une fin en soi-même, non comme un instrument destiné à être utilisé dans un but déterminé, mais il devait quand même donner à son propriétaire l’illusion du pouvoir. D’ailleurs, le substantif lié à ce verbe, epideixis, désigne souvent les discours d’apparat ou d’exhibition rhétorique, prisés surtout par la tradition sophistique, dans lesquels le discours lui-même, plus que son objet, prend le devant de la scène. Le propriétaire de cette horloge semble donc faire devant Diogène l’étalage de son objet, et il est probable que Diogène ait perçu dans son geste le parfum du typhos. Diogène n’était pas une brute et il n’était pas insensible à la beauté des choses ‘inutiles’, même s’il s’en souciait peu (cf. Dion Chrysostome, Discours VI, Diogène ou la tyrannie 3-5), mais il était allergique à la vantardise et aux faux-semblants. Ainsi, sa réponse cache en réalité un défi qui vise à débarrasser son interlocuteur des vapeurs de son orgueil en le ramenant au monde des réalités palpables, et pour ce faire rien de mieux que lui rappeler la plus élémentaire des nécessités humaines, la nourriture : « à quoi bon ton machin pour la vie ? Trouve-lui un usage. Moi, j’en ai déjà trouvé un qui me sert ! ».

Si l’on considéré l’ensemble de ce passage dans tous ses détails, nous sommes en droit de nous demander au nom de quoi nous devrions méconnaître, derrière l’ironie ‘complexe’ de Diogène, le côté positif de son message. À mon avis, l’ironie de Diogène consiste précisément dans son intention d’intégrer le hôroskopeion dans une démarche pragmatique. Cela permet, il me semble, de comprendre les deux autres passages chez Diogène Laërce évoqués par Maxime Chapuis pour appuyer son point de vue : en sachant que le temps de vie d’un homme, quoi qu’il fasse, est irrémédiablement scandé par le besoin de manger, qui peut d’ailleurs survenir n’importe où - sur l’agora par exemple (cf. D. L. VI 58) -, le cynique met ce ‘guetteur de l’heure’ à son service, car en tant que mendiant il sait pertinemment, par sa propre expérience, que les riches dînent quand ils veulent, mais que les pauvres, eux, quand ils en ont l’occasion (cf. D. L. VI 40). Il serait donc bien dommage - et surtout à éviter - qu’étant pauvre, on rate un bon repas auquel on aurait pu assister tout simplement parce qu’on est en retard. Dès lors, puisque la ‘marginalité’ de Diogène, comme celle du couple Cratès-Hipparchia et d’autres cyniques, ne l’empêchait pas de se rendre souvent aux dîners (cf. D. L. VI 25 et 46, pour Diogène ; D. L. VI 97, pour Cratès et Hipparchia) - sur invitation (cf. D. L. VI 34, pour Diogène) ou sans invitation (c’est le cas d’Alcidamas, personnage de Lucien, Le banquet ou les lapithes 12), peu importe -, le travail utile (τὸ ἔργον χρήσιμον) de l’horloge était bien démontré. La réponse de Diogène, à travers l’exemple de cet outil, pose le critère qui à ses yeux permet de juger de l’intérêt de certaines connaissances, telles que la géométrie et la musique : pour les mettre à profit de la juste manière, il faudra les débarrasser, les dépouiller (περιαιρεῖν) de ce qui les encombre à cause de mauvaises usages, et de ce qui pervertit leur travail utile (τὸ ἔργον χρήσιμον) ; c’est exactement ce qu’a fait Diogène lorsqu’il apprend au propriétaire de l’horloge, en le débarrassant de sa vanité, la réelle valeur de son instrument. En ce sens, que l’on comprenne goun au sens de ‘en tout cas’ ou de ‘par exemple’, ne change pas grand-chose à l’interprétation du passage, car cette particule ne fait que présenter la consécution du raisonnement en donnant un exemple de la façon dont on doit prendre les connaissances mentionnées.

La deuxième remarque plus spécifique de Maxime Chapuis se rattache directement à la précédente, dont elle constitue en réalité un argument supplémentaire. Elle porte sur le verbe amelein, ‘négliger’, ‘ne pas se consacrer à (quelque chose)’, qui dans D. L. VI 73 exprimerait le jugement du cynique à l’égard de certaines disciplines comme la musique, la géométrie et l’astronomie. Ce passage, si on le comprend uniquement comme un point de doctrine, c’est-à-dire comme un aspect de la pédagogie de Diogène qui aurait donc recommandé de négliger ces savoirs, pourrait en effet constituer une difficulté pour mon interprétation d’ensemble du rapport des cyniques à la paideia. Néanmoins, la syntaxe du texte, qui fait de Diogène le sujet grammatical du verbe amelein, invite à comprendre qu’il s’agit plutôt d’une information biographique, même si chez les cyniques biographie et philosophie ne peuvent jamais être dissociées l’une de l’autre. Quoi qu’il en soit, je pense que c’est à titre personnel que Diogène négligeait ces disciplines. Cette première constatation, qui suppose l’existence d’un philosophe réfractaire aux connaissances, n’est pas sans étonner. Pour essayer d’expliquer ce point, que l’on me pardonne le détour par un exemple banal qui a des limites obvies : nous connaissons tous des gens qui négligent leur santé, sans pour autant aller jusqu’à nier l’importance ou l’utilité de la santé. Moi-même, je connais un très bon cardiologue qui, obèse et sédentaire, fume trois paquets par jour, ne refuse pas l’alcool dans ses loisirs et ne fait aucune attention à ce qu’il mange, tout en préférant les charcuteries et les mets les plus riches. L’exemple est extrême, bien que réel. Si l’on exclut une psychologie suicidaire, les raisons qui peuvent expliquer cette contradiction apparente sont multiples et certaines parfaitement légitimes, dès que l’on admet que ce qui est en cause n’est rien d’autre que la liberté de la personne. Mutatis mutandis, ce que je veux dire par là, c’est que l’on ne peut pas conclure, à partir de la négligence personnelle de Diogène, à un jugement valant pour tous comme un point de doctrine. Certes, à la différence de notre cardiologue téméraire, qui n’affirme pas l’inutilité de la santé, Diogène, d’après ce que lui attribue le biographe, jugeait les disciplines en question « inutiles et non nécessaires (ὡς ἀχρήστων καὶ οὐκ ἀναγκαίων) », mais il est possible qu’il les ait jugées ainsi pour lui en particulier, car rien ne nous oblige à dégager du génitif absolu une affirmation d’ordre général. On notera par ailleurs, même si ce détail n’est pas conclusif, que la locution ‘et non nécessaires’ ne figure pas dans le manuscrit F de Diogène Laërce (cf. l’apparat critique dans Dorandi 2013DORANDI, T. (ed.) (2013) Diogenes Laertius. Lives of Eminent Philosophers. Cambridge, Cambridge University Press., p. 450). On reste alors avec un Diogène qui négligeait la musique, la géométrie et l’astronomie parce qu’il les jugeait inutiles pour lui, pour sa vie ou pour son exercice de la philosophie. Mais il n’en allait pas de même pour un joueur de cithare costaud, dont Diogène faisait l’éloge, et pour qui la musique était de toute évidence très utile (cf. D. L. VI 47 ; Flores-Júnior 2021 FLORES-JUNIOR, O. (2021). La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin., p. 197 et suiv.).

À mon avis, ce qui au fond motive la position de Diogène est sa méfiance vis-à-vis des disciplines du cursus général (τὰ ἐγκύκλια μαθήματα : cf. D. L. VI 103 ; appliquée aux cyniques cette notion est probablement anachronique ; voir à ce sujet Hadot, 2005HADOT, I. (2005). Arts libéraux et philosophie dans la pensée antique. Contribution à l’histoire de l’éducation dans l’Antiquité. Paris, Vrin ., p. 263-293). J’ai écrit à ce sujet : « Ce qui semble en fait gêner Diogène, c’est le caractère ‘circulaire’ - les enkuklia - de la formation traditionnelle qui se voulait appliquée, à chaque fois de la même façon, à tous les jeunes sans distinction et sans reconnaître la réalité de leur ‘nature’ individuelle, comme si l’acquisition de la vertu devait passer toujours par le même chemin » (Flores-Júnior 2021 FLORES-JUNIOR, O. (2021). La vie facile. Une lecture du cynisme ancien, Paris, Librairie philosophique J. Vrin., p. 205). C’est pourquoi il faut comprendre que l’exemple personnel du maître, très important chez les cyniques, ne peut en aucun cas être réduit à la figure d’un modèle dont la pensée et le mode de vie seraient à reproduire à l’identique. Parce que le cynisme n’est pas une philosophie dogmatique et qu’il est en revanche une philosophie de la volonté et de l’adaptation, on comprend mieux l’empreinte personnelle que ses adeptes ont laissé sur le fil de la tradition et qui, malgré les particularités de chacun et les différences de tempérament entre eux, nous permet d’y reconnaître un mouvement libertaire organisé autour d’un certain nombre d’idées suffisamment cohérentes.

Pour revenir à Diogène, je ne pense pas que l’on puisse dégager de D. L. VI 73 une condamnation péremptoire des disciplines mentionnées. L’information du biographe est tout simplement de dire que Diogène, lui, ne s’y exerçait pas. On notera d’ailleurs que la phrase en question vient juste après une discussion qui engage Favorinus, et où figurent les noms de Philiscos d’Égine et de Pasiphon, autour de l’authenticité des tragédies attribuées à Diogène. Le placement de l’information concernant sa négligence à l’égard de certains savoirs s’explique alors fort bien, surtout si l’on s’en tient au fait que le premier des savoirs mentionnés par Diogène Laërce est la musique, c’est-à-dire l’art des Muses. En effet, on devrait s’étonner que quelqu’un qui négligeait la musique ait pu composer des tragédies. Puisqu’on s’accorde aujourd’hui pour dire que Diogène a vraisemblablement développé une activité poétique (voir à ce sujet Lopez Cruces 2003 LÓPEZ CRUCES, J. L., (2003). Diogenes y sus tragedias a la luz de la comedia. Ítaca. Quaderns Catalans de Cultura Classica 19, p. 47-69.et Husson 2011HUSSON, S. (2011). La République de Diogène. Paris, Vrin ., p. 185-189 ; Flores-Júnior 2020FLORES-JÚNIOR, O. (2020). Lire et écrire dans les marges. Activité littéraire et mendicité chez les cyniques grecs . Dans : HELMER, É. (édit.), Mendiants et mendicité en Grèce ancienne. Paris, Garnier, p. 235-273.), à laquelle il faut ajouter son travail de pédagogue auprès des enfants de Xéniade, qui n’excluait pas l’œuvre des poètes (cf. D. L. VI 30-31), la façon de concilier la plupart des témoignages est justement d’attribuer à Diogène un avis critique concernant les arts et les savoirs, mais qui ne les excluait pas a priori. On peut d’ailleurs imaginer que les tragédies de Diogène - quelqu’un qui ne poussait pas très loin sa formation musicale, mais qui ne méconnaissait pas non plus la force communicative du théâtre, jusqu’au point de s’y lancer - devaient être assez sobres, voire rudimentaires dans ses éléments musicaux, ce qui aux yeux du cynique n’était sans doute pas un défaut, étant donné que toute virtuosité formelle risquait d’ensevelir le message philosophique que l’on voulait faire passer (cf. Plutarque, De recta ratione audiendi 7, 41c-d, apudHusson 2011HUSSON, S. (2011). La République de Diogène. Paris, Vrin ., p. 189). En ce sens, on pourrait faire découler la disposition de Diogène envers la géométrie et l’astronomie, ainsi que les autres disciplines du même type, de son rapport à la musique que, finalement, il semble utiliser à bon escient. Sur le chapitre des arts et des sciences, Diogène n’était pas trop éloigné du Socrate de Xénophon (cf. Xénophon, Mémorables IV 7).

Quant à l’usage par Diogène des syllogismes et des théories physiques, pour lequel Maxime Chapuis renvoie à la thèse d’Isabelle Gugliermina (2006GUGLIERMINA, I. (2006). Diogène Laërce et le cynisme, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion.), on retombe sur le problème de l’ironie : on considère que la démarche cynique serait un « détournement ironique » de certains dispositifs philosophiques étrangers au cynisme. À mon avis, le point faible de ce type d’interprétation est qu’il tend à vider l’ironie de tout sérieux. La logique du raisonnement serait alors : puisque Diogène est ironique, il ne croit pas à ce qu’il dit ; ou bien, dans certains cas : puisque Diogène provoque le rire, ce qu’il dit ne doit pas être pris au sérieux. Pour ma part, je dirais que Diogène est ironique, d’une ironie vouée à confondre les binarismes et à mettre les gens face à face avec leurs croyances (c’est le cas de la femme superstitieuse en D. L. VI 37), et que, en même temps, en bon cosmopolite ouvert au monde entier, il est prêt non seulement à s’essayer à de nouvelles pratiques qui puissent faciliter la vie, comme à en apprendre aux autres la méthode. Ainsi, pour la référence à la théorie physique d’Anaxagore, selon laquelle en ce qui concerne la matière tout est dans tout, et qui, par conséquent, pourrait appuyer la plus œcuménique des diètes (cf. D. L. 73 ; Anaxagore 59 B 4 DK), n’oublions pas que Diogène « entreprit même de manger de la viande crue, mais ne la digéra point » (D. L. VI 34 ; trad. Goulet-Cazé 1999GOULET-CAZÉ, M.-O. (ed.) (1999). Diogène Laërce. Vies et doctrines des philosophes illustres. Paris, Librairie Générale Française., p. 713). Selon Plutarque (De esu carnium I 6, 995d), au moment d’accomplir cet exploit, en l’occurrence avec un poulpe, Diogène aurait dit aux gens qui le regardaient : « c’est pour vous que je prends ce risque, que je relève le défi ». Certes, le témoignage de Plutarque est sarcastique, mais il ne démontre pas moins la détermination de Diogène à mettre en pratique les théories d’autrui dont il avait connaissance et qui pouvaient aider sa philosophie à lui. D’ailleurs, de même que la statistique des occurrences - si l’on considère que les syllogismes et les appropriations scientifiques sont réellement rares dans le corpus cynique - ne me semble pas une donnée dirimante, je ne vois pas pourquoi on doit prendre le vocabulaire « si peu diogénien » de ce passage comme le signe d’un simple détournement ironique au lieu de, sans méconnaître l’ironie, en faire une preuve du fait que Diogène était, à sa manière, quelqu’un de très cultivé. Cela, même Hegel (dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie) l’admettait, lui dont les réserves à l’égard de la valeur du cynisme comme philosophie sont bien connues.

Concernant le rapport des cyniques à l’espace de la cité, et particulièrement leur habitude de « faire lieu de tout lieu », pour évoquer la belle expression d’Étienne Helmer (cf. Helmer 2019HELMER, É. (2019). Ici et là. Une philosophie des lieux. Paris, Verdier.; 2021HELMER, É. (2021). Philosophie et géographie : lieu de la pensée et pensée du lieu en Grèce ancienne. Dialogues d’Histoire Ancienne 47, p. 91-112.), Maxime Chapuis suggère un approfondissement de mon interprétation du geste de Diogène lorsqu’il décide d’occuper une jarre (πίθος) au Metroion qui était non seulement le temple de Cybèle, la ‘mère des dieux’, mais aussi le lieu où les archives publiques étaient déposées, ce qui en l’occurrence a toute une valeur symbolique. Je ne peux qu’être d’accord avec un tel approfondissement. Toutefois, je ne suis pas absolument convaincu que le geste de Diogène, d’élire domicile dans cette jarre, ait pour finalité ou motivation première de tourner en dérision l’oikia en tant que maison, cellule familiale et propriété foncière, c’est-à-dire l’oikia en tant qu’institution politique. Rappelons que ce n’est qu’après qu’il n’a pas pu obtenir la maisonnette qu’il avait sollicitée que Diogène se tourne vers l’‘exemple’ du limaçon. Ce détail, qui n’est pas des moindres - Diogène sollicitant une maison -, à la différence de celui du limaçon que l’on ne retrouve pas chez Diogène Laërce, est mentionné aussi par le Pseudo-Diogène, dans la Lettre XVI, à Apolexis, ce qui atteste son importance dans le contexte de l’anecdote. Que Diogène sollicite quelque chose, cela n’étonne guère, car il considère que la mendicité est une pratique légitime pour le sage cynique qui sollicite d’habitude ce dont il a besoin pour vivre, comme par exemple de la nourriture. Or, avoir un abri est une nécessité pour l’homme, et pour combler cette nécessité, Diogène n’hésite pas à adhérer à ce qui permet au citoyen de s’inscrire convenablement dans le cadre normatif de la cité. Ce n’est qu’après l’échec de son effort qu’il ‘dépouille’ la notion de ‘maison’ de tout ce qui l’encombre - signe de position sociale et de pouvoir - pour la faire revenir à son seul usage objectif, en ‘découvrant’ ensuite la nature du limaçon. Ainsi, parce qu’il agit en bon pragmatiste, il fait converger raison et expérience pour retrouver dans « ce qui marche » sa vérité. Force est donc de conclure que la remise en cause de la conception hétérogène de l’espace n’est pas un ‘a priori’ pour la philosophie de Diogène ; c’est l’évolution même de son expérience alliée à son ascèse exploratoire qui en dicte les règles. Autrement dit, ce n’est pas avant d’avoir faim sur l’agora qu’il découvre que l’agora est aussi une cantine (cf. D. L. VI 58).

Le tout dernier point relevé par Maxime Chapuis dans son compte rendu concerne mon interprétation de D. L. VI 29 à partir de laquelle je propose d’identifier chez Diogène un ‘éloge de l’hésitation’ inusité qui pourrait être défini de façon résumée comme le temps de liberté qu’exerce l’individu à l’intérieur même des binarismes qui le tiraillent. En passant, j’oserais dire que l’interprétation alternative que Maxime Chapuis avance pour ce passage ne diverge pas beaucoup de la mienne, dès lors que l’on accepte que l’élargissement du cadre normatif qu’il attribue à la réflexion de Diogène remet en cause justement la façon dont ce cadre normatif est généralement compris et manié. Néanmoins quelques remarques s’imposent : (1) d’abord, sur le verbe mellein. Pour le comprendre au sens d’‘être destiné à’, on s’attendrait plutôt à un infinitif futur comme complément, alors que, à l’exception de gamein, verbe que du point de vue de sa forme grammaticale on peut lire soit comme futur soit comme présent, tous les autres verbes de la séquence, complément du participe mellontas, sont au présent (cf. LSJ, s.v. μέλλω, I c ; Bailly, s.v. μέλλω II). En plus, une autre signification possible pour ce verbe est précisément ‘hésiter, différer, tarder’, idée à laquelle se rapportent tous ses dérivés nominaux (cf. Chantraine 1999CHANTRAINE, P. (1999). Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots. [1a ed. 1968] Paris, Klincksieck., s.v. μέλλω, p. 682-683). Certes, Diogène n’hésite jamais, sauf au début de sa carrière, comme l’a justement remarqué Maxime Chapuis. Par la suite, après avoir embrassé (créé ?) le cynisme pour de bon, Diogène était toujours sûr de savoir « ce qu’il faut faire et ce qu’il faut dire dans la vie » (ἃ δεῖ πράττειν ἐν τῷ βίῳ καὶ ἃ δεῖ λέγειν : Élien, Histoire Variée X 11), mais cela ne l’empêchait pas de reconnaître chez les non cyniques la disposition pour le meilleur usage de leur raison. (2) Sur le verbe kataplein, ‘faire une traversée’, tel qu’il a été présenté par Maxime Chapuis à partir de l’étude de J.-N. Corvisier (2008CORVISIER, J.-N. (2008). Les Grecs et la mer. Paris, Les Belles Lettres.), j’hésite moi-même. En supposant que les Grecs redoutaient les voyages en bateau - ce qui me semble correct - et que la navigation n’était pratiquée que par nécessité militaire ou commerciale - ce qui me semble plus discutable (en effet, comment doit-on classer, par exemple, les voyages de Platon en Sicile ?) - on pourrait se demander ce que Diogène a pu bien vouloir faire à Égine, un voyage qui d’ailleurs a mal tourné et au cours duquel il a été fait prisonnier des pirates de la bande de Scirpalos, qui l’emmenèrent en Crète où ils le vendirent (cf. D.L. VI 74). Même la plus méthodique des hésitations ne sauve pas l’homme à tous les coups, car l’avenir reste toujours posé sur les genoux des dieux ; en revanche, la sagesse du cynique permet à l’esclave de garder sa liberté. L’histoire est bien connue, et se non è vera è ben trovata.

Au terme de ces pages, je tiens à redire ma gratitude à Maxime Chapuis qui, par son compte rendu précis et généreux, m’a poussé à revenir sur mon propre travail et à réfléchir encore sur mes propres hypothèses de lecture, afin de les rendre plus nettes, ou tout simplement afin de les corriger. De même, je le remercie d’avoir signalé aux lecteurs qui me donneront le privilège de leur attention ce qui, par la somme des efforts, pourra faire avancer la connaissance et la recherche sur cette tranche de la philosophie antique aussi difficile à comprendre que passionnante à explorer. Je me permets enfin de reprendre à mon compte - je l’ai déjà fait dans une semblable occasion - un mot de Gregory Vlastos tiré de la préface de son Socrate. Ironie et philosophie morale, un mot qui n’est pas plus socratique qu’il n’est cynique : « J’ai commis des erreurs dans le passé, j’en commettrai encore d’autres, sans aucun doute, dans le futur. Quiconque me les signalera est mon ami ».

Bibliographie

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  • VLASTOS, G. (1994). Socrate. Ironie et philosophie morale, traduit de l’anglais par Catherine Dalimier. Paris, Aubier.
  • 1
    Chapuis (2022CHAPUIS, M. (2022). Figures de la marginalité dans la pensée grecque. Autour de la tradition cynique. Paris, Classiques Garnier.). Voir à propos la chronique de Roger-Pol Droit (2022DROIT, R.-P. (2022). Marginaux de la Grèce antique. Le Monde, Paris, 1er juillet 2022.). Outre Maxime Chapuis, je tiens à remercier Gabriele Cornelli et Celso Vieira, respectivement le directeur et l’assistant-éditeur de la revue Archai, pour l’initiative de publier des comptes rendus d’ouvrages récents accompagnés de la réponse des auteurs, une démarche novatrice qui va sans doute enrichir les débats et à laquelle j’ai l’honneur d’être le premier à contribuer.
  • 2
    Comme illustration des réactions contemporaines à l’émergence du pragmatisme, qui vaudraient tout autant pour le cynisme - car dans les deux cas la méfiance ‘académique’ va main dans la main avec une certaine popularité, sans que l’on puisse être sûr si l’une, et laquelle, entraîne l’autre -, voici la question que se pose Albert Schinz dans un article de 1908SCHINZ, A. (1908). Anti-pragmatisme, Revue Philosophique de la France et de l’Étranger 66, p. 225-255.: « Il doit y avoir autre chose à la base du succès étonnant du pragmatisme que des principes philosophiques. Au point de vue de la pensée sa valeur étant faible, comment s’explique son triomphe ? » (Schinz 1908SCHINZ, A. (1908). Anti-pragmatisme, Revue Philosophique de la France et de l’Étranger 66, p. 225-255., p. 225).
  • 3
    Il faut dès lors se garder du risque que dénonçait Gérard Deledalle il y a plus de quarante ans : « William James lança le mouvement avec fracas en 1907 et avec tant de succès que l’étiquette pragmatiste finit bientôt par recouvrir tout et n’importe quoi » (Deledalle 1979DELEDALLE, G. (1979). Les pragmatistes et la nature du pragmatisme. Revue Philosophique de Louvain 36, p. 471-486., p. 471). Après ce succès, Dewey renonce à l’appellation, et Peirce, qui l’avait créée à la fin des années 1880, invente pour s’en désolidariser le terme - pas très beau, il faut le dire - pragmaticisme.
  • 4
    Si l’on considère le développement des sciences contemporaines, l’affirmation implicite dans cette question est contestable. Certains primatologues soutiennent par exemple que les singes et d’autres espèces font preuve d’un véritable ‘souci de l’autre’ analogue à celui de l’homme (voir à ce sujet, parmi d’autres, les études de Frans de Waal et de Dominique Lestel). Restons-en pourtant aux représentations classiques du comportement animal. De toute façon, je ne crois pas que l’argument que je soutiens ici, circonscrit au domaine exclusif de la philosophie antique, puisse être invalidé par l’actualisation des savoirs biologiques.
  • 5
    Ce sens plus spécifique, même s’il n’est pas absent du verbe à la voix active (qui figure dans le passage) est renforcé à la voix moyenne. Il est intéressant d’observer que ce même verbe, sous une forme identique, revient dans la phrase suivante, lorsque quelqu’un fait étalage de ses talents musicaux devant Diogène (ἐπιδεικνύντα αὐτῷ μουσικὴν), et que Cobet propose de corriger ce verbe, dans cette deuxième occurrence, substituant à sa forme active la forme moyenne correspondante (ἐπιδεικνύμενον; cf. l’apparat critique dans Dorandi 2013DORANDI, T. (ed.) (2013) Diogenes Laertius. Lives of Eminent Philosophers. Cambridge, Cambridge University Press.). Tout comme, dans cette deuxième occurrence, l’intention de l’interlocuteur de Diogène est vraisemblablement celle de s’exhiber ou de faire étalage de soi-même à travers sa musique, dans la première, l’horloge, l’instrument qui permet de maîtriser le temps, est présentée ou exhibée comme un objet ayant de la valeur propre, comme une fin en soi-même, non comme un instrument destiné à être utilisé dans un but déterminé, mais il devait quand même donner à son propriétaire l’illusion du pouvoir.

Publication Dates

  • Publication in this collection
    21 Apr 2023
  • Date of issue
    2023

History

  • Received
    07 Nov 2022
  • Accepted
    11 Nov 2022
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