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DES SOCIALISATION POLITIQUES INEGALES: ELEMENTS SUR LA « BONNE » POLITISATION PAR L’ECOLE

RÉSUMÉ

Basé sur des enquêtes ethnographiques auprès de parents de différents milieux sociaux en France, cet article contribue à une sociologie de la socialisation politique par l’institution scolaire. Prenant acte de la centralité de l’école dans le contexte français, cette recherche souligne comment l’institution façonne les schèmes de perception et les dispositions politiques des parents. Mais ces processus de socialisation institutionnelle, reposant sur les trajectoires scolaires comme sur les prescriptions de l’école, se révèlent très inégales. Alors que les parents les mieux dotés et les plus engagés dans l’institution tendent à se conformer à ses attentes, ceux des milieux populaires se révèlent davantage désajustés ce qui, en retour, alimente des comportements politiques de retrait.

Mots clés
Socialisation; Politisation; Education; Ecole; Parents d’élèves

RESUMO

Com base em levantamentos etnográficos de pais de diferentes origens sociais na França, este artigo contribui para uma sociologia de socialização política por parte da instituição escolar. Reconhecendo a centralidade da escola no contexto francês, esta pesquisa destaca como a instituição molda os padrões de percepção e as disposições políticas dos pais. Entretanto, esses processos de socialização institucional, baseados nas trajetórias escolares, bem como nas prescrições atuais da escola, são muito desiguais. Enquanto os pais com maiores recursos e mais envolvidos na instituição tendem a se adequar às suas expectativas, os dos meios populares se mostram mais desajustados, o que, por sua vez, alimenta comportamentos políticos que levam ao seu desengajamento.

Palavras-chave
Socialização; Politização; Educação; Escola; Pais

ABSTRACT

Based on ethnographic surveys of parents from different social backgrounds in France, this article contributes to a sociology of political socialization by the school institution. Acknowledging the centrality of school in the French context, this research highlights how the institution shapes the perception patterns and political dispositions of parents. However, these processes of institutional socialization, based on school trajectories as well as on the school’s present prescriptions, are very unequal. While the parents who are better endowed and more involved in the institution tend to conform to its expectations, those from working class backgrounds are more maladjusted, which in turn feeds political attitudes of withdrawal.

Keywords
Socialisation; Politicisation; Education; School; Parents

Introduction

Les démocraties contemporaines sont frappées par d’importantes transformations des comportements politiques des citoyens. Se développent des attitudes de retrait du jeu politique, de déclin de l’intérêt et de la participation (ROSENSTONE ; HANSEN, 1993ROSENSTONE, S.; HANSEN, J. M. Mobilization, participation and democracy in America. New York: Macmillan Publishing Company, 1993.). La hausse de l’abstention comme la croissance des soutiens apportés à l’extrême droite sont des phénomènes observables dans divers pays occidentaux et au-delà (STEWART ; BOBO ; HOCHSCHILD, 2017STEWART, C.; BOBO, L. D.; HOCHSCHILD, J. L. Populism and the future of American politics. American Academy of Arts and Sciences, Winter 2017 Bulletin, 2017. Disponible en: https://www.amacad.org/news/populism-and-future-american-politics. Acesso em: 21 Jul. 2020.
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). La France n’échappe pas à ces tendances structurelles (BARRAULT-STELLA ; LEHINGUE, 2020BARRAULT-STELLA, L.; LEHINGUE, P. Affinités électorales. Actes de la Recherche en Sciences Sociales. Paris: Le Seuil, 2020. n. 232-233.) : la non-inscription sur les listes électorales comme l’abstention y croissent régulièrement (y compris aux élections présidentielles auparavant préservées), les candidats du Rassemblement National (RN) agrègent des soutiens de plus en plus élargis comme en atteste l’accession au second tour de l’élection présidentielle de M. Le Pen en 2017. L’explication de telles mutations des comportements politiques est complexe, mais elle ne peut se limiter à des interprétations présentistes focalisées sur la seule conjoncture politique comme le font certains travaux politologiques (p. ex., PERRINEAU, 2017PERRINEAU, P. (dir.). Le vote disruptif. Paris: Presses de Sciences Po, 2017.). Ce serait en effet nier les logiques de la formation des comportements politiques et les divers processus éducatifs qui affectent la (dé)politisation des groupes sociaux. Cela reviendrait à occulter l’ensemble des phénomènes de socialisation politique, qui prennent appui sur diverses instances (à l’instar de la famille, de l’école, du travail, etc.) assurant la formation et la transmission des cadres de perception et d’évaluation du monde social.

Cet article ambitionne de contribuer à l’étude de ces processus de socialisation politique dans le cas de la France contemporaine. L’analyse prend le parti de questionner le rôle, singulier en France, de l’institution scolaire dans la formation des dispositions et des goûts politiques1 1 Ce texte constitue une introduction à l’un des axes d’analyse de l’Habilitation à Diriger des Recherches que je prépare au sein du Laboratoire CRESPPA-CSU du CNRS en France. . Pour ce faire, cette recherche porte une focale originale sur les comportements politiques des parents d’élèves qui sont aussi, pour une très large part, des citoyens. Il s’agit d’interroger la socialisation politique par l’institution, c’est-à-dire de se demander si l’école contribue à la (dé)politisation des parents et, si oui, comment et avec quels effets. Car s’il paraît désormais évident (aux vues des nombreuses recherches : HYMAN, 1972HYMAN, S. Youth and politics. Expectations and realities. New York: Basic Books, 1972. ; DOUNIES, 2019DOUNIES, T. Parler politique en classe: Ethnographie de la socialisation politique en contexte scolaire. Sociétés Contemporaines, Paris, n. 114, p. 151-179, 2019. https://doi.org/10.3917/soco.114.0151
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) que l’école façonne les dispositions politiques des élèves, son rôle socialisateur plus général sur les familles et notamment chez les parents, qui fréquentent aussi l’institution, constitue un angle mort de la littérature scientifique (BARRAULT-STELLA, 2017BARRAULT-STELLA, L. Sciences politiques et éducation. In : VAN ZANTEN, A.; RAYOU, P. (dir.). Le dictionnaire de l’éducation. Paris: PUF, 2017. p. 784-789.). L’entrée par l’institution présente en outre l’intérêt de permettre une observation relationnelle de familles très diversifiées socialement (BOURDIEU, 1979BOURDIEU, P. La distinction. Critique sociale du jugement. Paris : Minuit, 1979.) puisque, contrairement à la plupart des autres institutions d’Etat, l’école accueille en France tous les groupes sociaux du fait de l’instruction obligatoire. Par constate avec les années 1960–1970, l’institution scolaire est aujourd’hui fréquentée de manière prolongée par les enfants des milieux populaires (ce que certains travaux ont nommé la « démocratisation scolaire »). Diverses réformes, articulés aux politiques d’allongement des scolarités et plus largement aux mutations de l’Etat social, ont induit des transformations importantes de l’institution comme des modalités du façonnage politique de ses « usagers » ces dernières décennies. Le regard porté sur les parents dans cet article, notamment au niveau de l’école primaire, autorise aussi une réflexion sur le poids du cycle de vie sur la socialisation politique (PERCHERON, 1989PERCHERON, A. Âge, cycle de vie, génération, période et comportement électoral. In: GAXIE, D. (dir.). Explication du vote. Paris: Presses de Sciences Po, 1989. p. 228-262. ; METTLER ; WELSH, 2004METTLER, S.; WELCH, E. Civic generation: policy feedback effects of the GI Bill on political involvement over the life course. British Journal of Political Science, London, v. 34, n. 3, p. 497-518, 2004. https://doi.org/10.1017/S0007123404000158
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) : les parents d’élèves âgés entre 6 et 11 ans sont dans une étape comparable de leur de vie familiale qui peut avoir des implications durables sur leur rapport à la politique. Car la socialisation, dont ses dimensions politiques, est un processus continu (DARMON, 2007DARMON, M. La socialisation. Paris: Armand Colin, 2007.) qui ne se limite pas à la prime enfance et à l’univers familial mais laisse place à d’autres instances telles que l’institution scolaire lorsque les individus deviennent des parents.

Pour étudier cette socialisation politique par l’école, cet article prend appui sur plusieurs enquêtes ethnographiques menées en France auprès de parents d’élèves depuis 2005 (BARRAULT-STELLA, 2013BARRAULT-STELLA, L. Gouverner par accommodements. Stratégies autour de la carte scolaire. Paris : Dalloz, 2013.). Je m’appuie sur une comparaison entre deux investigations entre deux territoires urbain et rural à partir de 2013. Ces recherches longitudinales approfondies ont porté sur les attitudes politiques des parents d’élèves à la fois en période routinière et face à des événements politiques singuliers, à l’instar de réformes scolaires (assouplissement de la carte scolaire en 2007, fermetures de classes en milieu rural, grande loi pour l’école en 2013, modifications des rythmes scolaires, instauration des 12 élèves par classes en 2017, etc.). L’objectif est de comprendre et d’expliquer les conditions, les modalités et les effets de la politisation et de diverses formes d’engagement (dans des associations, par la participation à des mouvements de contestation, par l’engagement dans des dispositifs participatifs, etc.) des parents au prisme de leur rapport à l’institution scolaire et aux réformes de l’Education nationale. Il s’agit de contribuer aux débats sur les inégalités sociales de politisation en portant le regard sur le rôle particulier de l’école en France comme instance de socialisation. Cela revient à approfondir une piste évoquée par Tocqueville (1835)TOCQUEVILLE, A. Democracy in America and two essays on America. New York: Penguin Books, 1835. qui considérait les associations et participations à des activités collectives comme des « écoles de la démocratie ». De tels processus ont déjà été identifié par des travaux ayant souligné combien la participation à des organisations collectives pouvait conduire au développement de dispositions plus larges à l’engagement civique et politique (par exemple VERBA ; LEHMAN ; BRADY, 1995VERBA, S.; LEHMAN, K.; BRADY, H. Voice and Equality: Civic Voluntarism in American Politics. Cambridge, MA: Harvard University Press, 1995. ; PUTNAM, 2000PUTNAM, R. Bowling alone: The Collapse and Revival of American Community. New York: Simon and Schuster, 2000. ; MCADAM ; TARROW ; TILLY, 2001MCADAM, D.; TARROW, S.; TILLY, C. Dynamics of contention. New York: Cambridge University Press, 2001.). Sur le plan empirique, l’analyse s’appuie sur le suivi qualitatif dans le temps de familles de différents milieux sociaux : diverses fractions de la bourgeoisie, des groupes professionnels variés des classes moyennes, des strates inégales des classes populaires. Le dispositif d’enquête, soucieux de ne pas se focaliser sur des groupes singulièrement mobilisés, visait à appréhender des rapports « ordinaires » aux institutions scolaire et étatiques : il faut donc préciser que la grande majorité des enquêtés ne sont pas des activistes politiques réguliers ou des militants syndicaux, même si, comme on le verra, ils peuvent aussi être politisés et engagés autour de l’école. Ces familles ont été observées dans deux contextes différents : un quartier hétérogène socialement du Nord de Paris où diverses minorités ethno-raciales côtoient des classes moyennes et supérieures ; et un village rural isolé d’une centaine d’habitants dans le Sud-Est de la France. Dans le cadre de ces deux enquêtes ethnographiques, les parents (mère et père le cas échéant) ont été interrogés en entretien à plusieurs reprises au fil de la carrière scolaire de leurs enfants (notamment lors des moments d’orientation scolaire) et observés dans l’espace local (sortie d’école, conseil d’école, réunion de parents d’élèves, etc.). L’enjeu de cette approche processuelle est de faire varier les situations d’observation des familles, en lien avec leurs dispositions : quelles sont leurs comportements scolaires et politiques lorsqu’il ne se passe rien de singulier, au moment de réformes affectant les écoles de leurs enfants, ou encore en période électorale ? En complément de ces matériaux qualitatifs, l’article s’appuie secondairement sur une enquête quantitative par questionnaire auprès d’un échantillon statistiquement représentatif de la population française (N = 2900) interrogé en 2016 et 2017 (Panel Elipss – Sciences Po, ANR Profet coordonné par Alexis Spire), portant sur les rapports à l’école, à la politique et aux administrations en France. Ces matériaux permettent de saisir la morphologie de certains des processus observés intensivement à travers les enquêtes ethnographiques.

Cet article défend la thèse qu’en France, où la scolarisation des enfants de 3 à 16 ans avoisine aujourd’hui 100% de la population, l’institution scolaire constitue l’une des principales instances de (dé)politisation des parents d’élèves. L’école française prévoit officiellement plusieurs canaux de « participation » des familles à la vie de l’institution : l’élection annuelle de représentants des parents dans chaque classe, leur participation aux « conseils d’école » de chaque établissement, l’association des parents à diverses réunions de concertation sur la mise en œuvre des politiques, etc. Mais au-delà de ces instruments politiques de participation aux débats autour des réformes scolaires, qui concernent dans les faits une étroite minorité de parents2 2 Voir les opportunités et les obstacles institutionnels analysés par (MAZEAUD, 2012) dans le cas des budgets participatifs des lycées. , c’est par le biais de leurs enfants et de leurs expériences plus ou moins directes de l’école, que les parents sont socialisés par l’institution scolaire et ses politiques réformatrices : de manière variable selon les milieux sociaux et leurs autres expériences politiques (diachroniques comme synchroniques), cette socialisation modèle les schèmes de perception et d’évaluation du monde social et façonne les représentations comme les pratiques politiques des familles. La démonstration adopte une entrée par cas (RAGIN ; BECKER, 1992RAGIN, C.; BECKER, H. What is a case ? Cambridge: Cambridge University Press, 1992.) et est organisée en quatre temps. 1) Le premier objective la centralité de l’institution scolaire pour la population française, centralité qui autorise à en faire une instance majeure (mais évidemment non exclusive) de socialisation politique pour l’ensemble des groupes sociaux. 2) Le second revient sur le poids du capital scolaire et des inégalités face à l’école sur la politisation dans ses formes légitimes. 3) Le troisième aborde les expériences singulières des parents les mieux dotés culturellement et les plus engagés dans l’institution scolaire, pour souligner la socialisation politique par les engagements politiques autour de l’école. 4) Le dernier temps porte en miroir sur la socialisation politique par l’école de parents des milieux populaires, dont les modes d’action apparaissent désajustés par rapport à l’institution comme aux attentes du champ politique. L’article donne au total à voir des socialisations politiques par l’école très inégales selon les milieux sociaux et les rapports à l’institution des familles qui sont aussi très variablement conformes aux attentes de l’Etat : on observe de ce point de vue de plus ou moins « bonnes » formes de politisation.

De L’emprise de L’institution Scolaire en France à ses Implications en Matière de Socialisation Politique

Dans une acceptation foucaldienne, « l’État, ce n’est rien d’autre que l’effet, le profil, la découpe mobile d’une perpétuelle étatisation, ou de perpétuelles étatisations, de transactions incessantes qui modifient, qui déplacent, qui bouleversent, qui font glisser insidieusement, peu importe, les sources de financement, les modalités d’investissement, les centres de décision, les formes et les types de contrôle, les rapports entre pouvoirs locaux, autorité centrale, etc. » (FOUCAULT, 2004aFOUCAULT, M. Naissance de la biopolitique. Paris: Gallimard/Seuil, 2004a., p. 79). Aussi, en France, l’école et les politiques scolaires sont partie prenantes des institutions de contrôle de la population par l’Etat (FOUCAULT, 2004bFOUCAULT, M. Sécurité, territoire, population Cours au Collège de France 1977-1978, Paris: Seuil, 2004b.). A dominante publique ou contrôlée par l’Etat (dans le cas de l’enseignement privé qui est « sous contrat » à plus de 99%), l’institution scolaire française y touche très massivement tous les groupes sociaux. Si l’école a cette centralité, c’est lié à la trajectoire historique de l’Etat social en France, qui intègre des composantes éducatives du fait des liens singuliers qui s’y sont établis entre les familles, le marché et les services publics (ESPING-ANDERSEN, 1990ESPING-ANDERSEN, G. The Three Worlds of Western Capitalism. Princeton: Princeton University Press, 1990.). Aussi, l’instruction est obligatoire en France et garantie par l’Etat. On estime que seuls 0,3% des enfants âgés de 6 à 16 ans suivent une instruction en dehors de l’institution scolaire. Et même dans ces cas résiduels, l’Éducation nationale exerce une forme de contrôle sur les parents (BONGRAND, 2018BONGRAND, P. (dir.). Instructions en famille: Explorations sociologiques d’un phénomène émergent. Revue Française de Pédagogie, Paris, n. 205, 2018. https://doi.org/10.4000/rfp.8581
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). La quasi-totalité des enfants sont donc scolarisés avant 6 ans et même dès 3 ans depuis les réformes engagées par E. Macron en 2019. En France, ce sont donc 99 % des parents et des responsables légaux des 8,3 millions d’enfants soumis à l’instruction obligatoire qui sont en contact avec l’école publique ou privée sous contrat avec l’Etat. Par contraste avec l’école, seuls 42,8% des ménages sont imposables sur le revenu en 2016 et doivent donc pratiquer l’institution fiscale. Alors que l’impôt est souvent décrit comme l’une des institutions de contrôle des populations parmi les plus centrales en France et plus généralement en Europe occidentale, ces données attestent que l’emprise comme la portée sociale de l’institution scolaire sont bien plus grandes.

Une des conséquences de cette centralité de l’école dans l’économie des institutions étatiques en France a trait à son rôle socialisateur, non seulement sur les enfants comme de nombreux travaux l’ont souligné, mais aussi sur leurs parents. Modelant les schèmes de perception et d’évaluation du monde social et susceptible de façonner les représentations comme les pratiques politiques, cette socialisation politique par l’institution, liée au rôle de « parents d’élèves » dans l’école, n’est pas univoque et épouse différentes dimensions. L’une d’elle correspond à un volet civique et politique qui conduit tendanciellement les parents les plus investis dans l’institution à être, dans le même temps, parmi les plus conformes à l’idéal du « bon citoyen », intéressé par la politique et participant régulièrement (sur le plan électoral comme à diverses activités scolaires). Car la fréquentation prolongée de l’institution par les parents d’élèves (notamment dans les milieux sociaux les mieux dotés), leurs expériences de l’école et des réformes des politiques scolaires favorisent la transmission, souvent tacite, de normes de citoyenneté et de comportements prescrits par l’institution qui peuvent avoir des prolongements proprement politiques. Un tel processus opère évidemment de manières variables selon les milieux sociaux, leurs expériences antérieures des institutions d’Etat (dont celles politiques) et les contextes géographiques (par exemple en milieu urbain ou rural). Mais les enquêtes ethnographiques dans la durée auprès de familles très variées socialement suggèrent que cette socialisation politique par l’école passe des expériences convergentes au sein de l’institution scolaire et en tant que « parents d’élèves ». L’ordinaire du politique se joue aussi à l’école pour les parents (BUTON et al., 2016BUTON, F. et al. L’Ordinaire du Politique. Enquêtes sur les rapports profanes au politique. Villeneuve d’Ascq: Presses Universitaires du Septentrion, 2016.). C’est la forte emprise sociale de cette institution en France qui justifie que l’on s’y intéresse aussi comme une instance de (dé)politisation des parents d’élèves. Pareille socialisation politique par l’école repose sur trois processus entremêlés.

Le Poids du Diplôme et de la Socialisation Scolaire sur la Politisation Légitime

Un premier processus concourant à la socialisation politique par l’école en France, peut-être le plus attendu depuis les travaux de Pierre Bourdieu (1979)BOURDIEU, P. La distinction. Critique sociale du jugement. Paris : Minuit, 1979. et de Daniel Gaxie (1978)GAXIE, D. Le cens caché. Paris: Seuil, 1978. en France, a trait aux dispositions incorporées par les parents au cours de leur propre trajectoire scolaire. Encore aujourd’hui dans le contexte français, le diplôme et plus généralement le capital culturel (dont une large part est constitué de composantes scolaires acquises dans l’institution) sont centrales pour expliquer l’intérêt déclaré pour la politique, le suivi de l’actualité politique et la participation politique conventionnelle (à l’instar du vote ou de l’engagement partisan). Indépendamment des contextes étudiés, les parents d’élèves les plus diplômés sont aussi ceux qui disent le plus suivre les activités politiques, s’intéresser aux compagnes électorales, être compétents sur les transformations des politiques publiques etc. Une mère de famille élevant seule sa fille, juge, non syndiquée, titulaire d’un Master 2 et ayant été formée à l’Ecole Nationale de la Magistrature, explique :

« La politique c’est très important. Je suis ce que je peux. C’est le temps qui manque un peu parfois, mais je lis Le monde tous les jours dans les transports en commun […] Je pense que c’est très important de se tenir au courant, de suivre un minimum.

Parce qu’il y a quand même beaucoup de choses qui concernent tous les citoyens et il faut être prêt […] évidemment l’école c’est un sujet hyper politique ». Par contraste, quand on descend dans la hiérarchie sociale pour s’intéresser à des parents moins diplômés, on se rend compte qu’en tendance le rapport à la politique légitime est bien plus distant. Les formules comme « ça ne m’intéresse pas », « en vrai on s’en fout de tout ça, c’est du blabla », « qu’ils fassent ce qu’ils veulent, ma vie de change pas », « je ne vote jamais, c’est une mascarade pour les gens de la ville », etc. sont très nombreuses, voire croissantes, dans les entretiens avec des parents d’élèves non diplômés et ayant des trajectoires scolaires moins longues et moins heureuses (voir aussi LOMBA, ٢٠١٨). L’enquête confirme ainsi que les dispositions à l’égard de la politique officielle sont fortement déterminées, sans exclusive, par les expériences scolaires et les ressources culturelles. La socialisation par l’école au cours de la trajectoire scolaire des parents a ainsi des effets de plus long terme sur leur rapport à la politique.

En lien, les parents rencontrés à la trajectoire scolaire la plus longue et disposant du plus de capital culturel sont aussi ceux qui associent le plus l’école à un enjeu politique, par contraste avec les familles les moins diplômées. Ainsi, dans l’enquête quantitative « Preface » menée en France métropolitaine en 2017, les plus diplômés placent plus souvent que les autres l’Éducation nationale parmi les trois fonctions les plus importantes de l’État3 3 La question était posée : « Quelles sont les trois fonctions de l’État que vous considérez les plus importantes ? » Je remercie Cédric Hugrée pour ces analyses statistiques. . Qu’ils soient hommes ou femmes, ce sont les plus diplômés qui considèrent le plus l’école comme une fonction étatique : cette association concerne la moitié des personnes ayant au moins un bac +2 (49 %, + 11 points par rapport à la moyenne) et même 54 % des personnes ayant au moins un bac + 3, contre 29 % des sans diplôme ou titulaire de CAP/BEP. Les enquêtés qui se déclarent « à gauche » placent aussi le plus l’école parmi les fonctions étatiques. 58 % des enquêtés qui se positionnent le plus à gauche (0,1 sur l’échelle) et 46 % de ceux qui se déclarent à gauche (2,3,4) font de l’Éducation nationale une fonction importante de l’État, contre 29 % des enquêtés qui se placent à droite. L’école est plus fréquemment incluse dans le périmètre de l’État par les plus diplômés et, secondairement, dans les milieux faisant état de préférences à gauche. L’enquête ethnographique auprès de parents des classes populaires, notamment parmi les moins diplômés, donnent à voir par contraste combien le lien entre l’école, l’État et la politique est beaucoup plus ténu, voire inexistant, dans ces milieux comme l’illustre le cas de Maimouna. Agée de 32 ans, sans emploi depuis plusieurs années, elle vit de minima sociaux et réside dans un hôtel social à Paris. Fille d’immigrés sénégalais, musulmane, elle est non diplômée et élève seule ses deux enfants, depuis le départ de son ancien conjoint pour le Sénégal. Elle n’est pas militante. Rencontrée par l’intermédiaire d’une association de parents d’élèves, Maimouna est fortement impliquée dans le parcours scolaire de ses enfants, notamment de l’aîné en CM1. C’est à l’occasion d’un échange informel qu’elle raconte :

Maimouna : [Lors d’une réunion de rentrée deux jours auparavant] La maîtresse nous a parlé de comment elle allait fonctionner cette année. Parce que chaque professeur fait à sa manière. Bon, ça je le sais, on a l’habitude. Et au bout d’un moment, elle a expliqué que les petits du CP allait avoir besoin de plus de place dans l’école parce qu’on leur avait donné de petites classes avec pas beaucoup d’enfants4 4 Elle fait allusion à la réforme du dédoublement des classes de CP en zone d’éducation prioritaire introduite en 2017. , et qu’en fait les CM2 comme Assane [son fils] ils étaient plus nombreux dans sa classe. A cause d’une loi nationale ou quelque chose comme ça. Franchement j’ai pas bien compris, je vois pas ce que la loi vient faire là-dedans… on dirait qu’elle disait ça pour pas assumer qu’avec la directrice ils ont mis beaucoup de monde dans sa classe et ça s’est pas bien …

Enquêteur : C’est politique quoi… ?

Maimouna : Je sais pas bien. Mais franchement ça m’a choqué, j’ai pas trop compris. Là, à l’école, on parle de l’école, des enfants, de leur avenir. Et je vois pas ce que la loi ou la politique ça vient faire là-dedans. C’est une excuse je pense.

Enquêteur : Tu penses que l’école est extérieure à la politique, la loi, tout ça ?

Maimouna : Oui oui.

Enquêteur : L’école du quartier, est-ce que tu penses que c’est un peu l’État et les services publics aussi ?

Maimouna : Le service public si on veut, mais l’État c’est pas ça pour moi.

Ainsi, le premier processus de socialisation politique par l’école renvoie à la trajectoire scolaire des parents d’élèves qui, sous la forme de dispositions relativement stables, constitue une des principales sources d’inégalités politiques en France, au désavantage des classes populaires (BARRAULT-STELLA ; PUDAL, 2019BARRAULT-STELLA, L.; PUDAL, B. Retour sur la politisation des classes populaires. Propositions pour une analyse des états de matière du politique et de leur convertibilité. In: BARRAULT-STELLA, L.; GAITI, B.; LEHINGUE, P. (dir.). La politique désenchantée ? Rennes: PUR, 2019. p. 105-128.). La capacité à s’intéresser à la politique (dans sa définition officielle), à s’engager politiquement, mais aussi à militer dans des associations de parents d’élèves ou à s’organiser collectivement pour résister aux réformes scolaires y fluctuent fortement selon les groupes sociaux et leurs ressources scolaires, à l’avantage des groupes sociaux les plus diplômées. Les inégalités sociales se réfractent ici dans l’ordre politique sous le rapport du suivi des activités politiques et des chances de mobilisation. Mais outre cette forme de socialisation politique par l’école issue des expériences passées de l’institution, c’est aussi à travers les activités routinières de l’école française expérimentées au quotidien par les parents d’élèves que l’institution produit, selon les cas, de la (dé)politisation.

De « Bons Parents » ou de « Bons Citoyens » ? La Socialisation des Parents Mobilisés dans l’école comme Conformation Politique

Un second processus contribue à la socialisation politique des parents par l’institution scolaire en France : les prescriptions de rôle faites de manière routinière aux « usagers » de l’institution, c’est-à-dire aux mères (et aux pères dans une moindre mesure)5 5 Ainsi, alors qu’en France le taux d’adhésion à une association de ce type est de 7 % des parents en moyenne, ce taux est de 10 % pour les femmes contre 5 % pour les hommes. et singulièrement les plus présents quotidiennement à l’école. Cette socialisation contribue au façonnement des comportements politiques des parents, en particulier ceux élus, militants dans des associations reconnues ou très engagés dans l’établissement de leurs enfants. Or, ces parents d’élèves se situent généralement dans des milieux du haut de l’espace social, notamment parmi les plus dotés culturellement. A travers les normes véhiculées de manière diffuse par l’école, cette socialisation peu pensée oriente ces parents (qui sont aussi des citoyens) dans le sens de la modération politique et vers des modes d’expression politiques acceptables et canalisables. Ainsi, les enquêtes ethnographiques de long terme auprès de parents montrent qu’en France l’engagement politique autour de l’école produit tendanciellement de la conformité à l’ordre institutionnel. C’est le travail de conformation politique par l’institution scolaire qui est ici mis en avant et celui-ci est d’autant plus efficace qu’il affecte des parents « bien » disposés à l’égard de l’institution comme on en observe dans les milieux sociaux dominants et parmi les plus diplômés.

La socialisation au dispositif électoral, par analogie entre les univers scolaire et politique, constitue un exemple de cette « bonne » politisation encouragée par l’institution. Ainsi, une première expérience en tant qu’ « usager » de l’école, qui contribue à la diffusion de normes politiques, a trait aux élections de parents d’élèves organisées chaque année par le Ministère de l’Education nationale. Chaque mois de juin, le ministère adresse aux Rectorats et aux Inspections académiques des instructions concernant l’organisation de ces élections de parents, qui ont lieu au sein de tous les établissements scolaires au cours du mois d’octobre. La participation générale à ces élections a baissé en France ces dernières décennies, notamment au collège. Dans l’enseignement primaire, la participation était de 51% en 1977 contre 47% en 2018. Dans le secondaire, 45% en 1977 pour 22% en 2018. Cette croissance différentielle de l’abstention est articulée à l’arrivée massive des milieux populaires dans le second degré à compter de la fin des années 1970 (BARTHÉLÉMY, 1995BARTHÉLÉMY, M. Des militants à l’école. Les associations de parents d’élèves en France. Revue Française de Sociologie, Paris, v. 26, n. 3, p. 439-472, 1995. https://doi.org/10.2307/3322164
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). L’acculturation à l’institution électorale au sein de l’école varie ainsi fortement selon les milieux sociaux des familles, au désavantage des classes populaires et des minorités ethno-raciales. Mais cela réfracte plus globalement la structure de la participation aux scrutins politiques dans la France contemporaine (BRACONNIER ; COULMONT ; DORMAGEN, 2017BRACONNIER, C.; COULMONT, B.; DORMAGEN, J. Y. Toujours pas de chrysanthèmes pour les variables lourdes de la participation. Revue Française de Science Politique, v. 67, n. 6, p. 1023-1040, 2017.). Comme l’explique une mère de famille de 34 ans, non militante, sans emploi et d’origine maghrébine, à la sortie d’une école parisienne la semaine des élections de parents de 2018 : « Je vote pas à ça moi. Je sais que ça existe, on le sait tous, mais on s’en moque un peu… On laisse ça aux autres. Mais moi les vraies élections je vote ! » Même en cas d’abstention lors des élections de l’Education nationale, les parents connaissent l’existence du dispositif et tendent à le naturaliser : « c’est normal que la directrice de l’école elle fasse élire des parents pour être dans l’école » ajoute la même mère. Un père, architecte, par ailleurs militant politique au Parti socialiste (PS) et élu au sein de la même école surenchérit : « c’est la démocratie scolaire ! chaque année, on repasse devant les électeurs pour rendre des comptes et c’est très bien comme ça ! ». Les parents les plus présents à l’école estiment tous « tout à fait normal » d’avoir des représentants élus qui portent leurs demandes et doléances auprès de la direction : « ça sert à ça des élus ». En dépit des variations selon les milieux sociaux et même lorsque les familles ne pratiquent pas le vote, le fait même d’organiser des élections, de déléguer sa voie à des représentants et la valorisation d’une norme participative apparaissent aller de soi pour nombre de parents d’élèves. La socialisation des parents par l’institution scolaire a ainsi des composantes directement politiques.

Outre le vote, les prescriptions quotidiennes de rôle aux parents d’élèves par les professionnels de l’école contribuent à façonner leurs manières de se mobiliser politiquement autour de l’institution, voire parfois au-delà. En tendance, les routines de fonctionnement de l’institution scolaire française, non seulement les relations avec ses professionnels (en premier lieu les enseignants) mais aussi celles avec d’autres parents par des mécanismes bien connus de socialisation par conformisme (LITT, 1963LITT, E. Civic education, community norms, and political indoctrination. American Sociological Review, v. 28, n. 1, p. 69-75, 1963. ; ADLER ; ADLER 1998ADLER, P. A.; ADLER P. Peer power. New Brunswick: Rutgers University Press, 1998.), tendent à favoriser l’apprentissage d’une forme de docilité politique chez les parents d’élèves les plus mobilisés autour des enjeux scolaires. Il y a de « bonnes » manières de se mobiliser, et donc des « mauvaises » comme on le verra dans la dernière partie. Un tel résultat nécessite néanmoins des précisions et on aurait tort d’interpréter ces processus de manière univoque. Si elle implique une certaine docilité et de la conformité, la socialisation politique liée au rôle que jouent les parents, généralement bien dotés socialement, les plus présents quotidiennement dans l’école ne les empêche pas de critiquer l’institution, de s’opposer aux politiques menées ou de résister de diverses manières aux réformes. En attestent de nombreuses mobilisations observées, aussi bien en ville qu’en milieu rural, depuis les années 2000 (p. ex., BARRAULT-STELLA, 2015BARRAULT-STELLA, L. Des groupes d’intérêt à l’École. Les collectifs locaux de parents d’élèves dans la fabrique de l’action publique éducative. In: CADIOU, S. (dir.). Gouverner sous pression ? La participation des groupes d’intérêts aux affaires territoriales, Paris: Lextenso-LGDJ, 2015. p. 205-218.). Toutefois, dans les systèmes politiques démocratiques comme la France, l’institution scolaire accepte les mobilisations de parents d’élèves et tolère les protestations... pour peu qu’elles épousent certaines formes valorisées ou tolérées. Aussi, la socialisation institutionnelle des parents d’élèves les conduit à valoriser certains modes d’action, mêmes contestataires, au détriment d’autres qui sont considérés comme illégitimes. Bien que l’école française ne constitue pas une institution totale, on peut mobiliser par analogie les analyses d’Erving Goffman au sujet des « adaptations secondaires » : « les adaptations « intégrées » […] acceptent les structures institutionnelles existantes sans faire pression pour un changement radical, et […] peuvent avoir pour fonction évidente d’infléchir des forces qui seraient, autrement, désintégrantes » (GOFFMAN, 1986aGOFFMAN, E. Asiles. Etudes sur la condition sociale des malades mentaux. Paris: Minuit, 1986a., p. 255). Tandis que celles « désintégrantes » sont celles « dont les auteurs ont la ferme intention d’abandonner l’organisation ou de modifier radicalement sa structure et qui conduisent, dans les deux cas, à briser la bonne marche de l’organisation » (GOFFMAN, 1986aGOFFMAN, E. Asiles. Etudes sur la condition sociale des malades mentaux. Paris: Minuit, 1986a., p. 255). En ce sens, suivre les parents de différentes écoles pendant plusieurs années a permis d’identifier non seulement les modes d’actions qu’ils mobilisent, mais aussi ceux qu’ils évoquent sans mettre en œuvre ou encore ceux qu’ils n’envisagent aucunement. En prenant en compte les contraintes institutionnelles qui pèsent sur les parents, on peut reconstituer leur espace du possible et du pensable en matière d’expression des mécontentements. En la matière, les modes d’action « intégrés » à l’ordre institutionnel, qui acceptent les structures existantes sans faire pression pour un changement radical selon la formule d’E. Goffman, sont de loin les plus valorisés et les plus mobilisés par les parents les « mieux » socialisés par l’institution comme on en trouve dans les classes moyennes et supérieures.

L’institution scolaire façonne jusqu’aux comportements protestataires des parents d’élèves, en valorisant des modes d’action (y compris critiques) qui s’orientent vers des canaux maîtrisables par les détenteurs du pouvoir sur l’institution. La critique a ses conditions de conformité. L’enquête montre que lorsque des parents s’opposent collectivement à une réforme (comme une fermeture de classe, le changement des rythmes scolaires, le non remplacement d’un enseignant, etc.), le rapport de force avec l’institution et les modalités des négociations conduisent toujours les familles à épouser des modes d’action routiniers, circonscrits et non « désintégrants » pour l’institution. Le cadre institutionnel et les interactions avec les professionnels conduisent largement les parents d’élèves protestataires à valoriser certaines pratiques contestataires, à limiter les actions radicales et in fine à modérer les protestations. On observe tout d’abord une modération générale des conflits avec l’institution scolaire en France. Permettant de comparer les conflits avec l’école et ceux relatifs à d’autres institutions publiques, l’enquête quantitative PREFACE montre d’abord que les parents d’élèves vivent leur relation à l’école de manière moins conflictuelle qu’avec d’autres administrations d’Etat. La police et la justice sont deux institutions particulièrement décriées en France et les conflits déclarés avec des agents du fisc (environ 45% des répondants) sont beaucoup plus nombreux que ceux avec des professionnels de l’école. Seuls 23% des parents d’élèves déclarent avoir eu un désaccord avec une décision des enseignants.

Outre cette euphémisation des conflits vis-à-vis de l’école, l’enquête montre que leur contestation épouse le plus souvent des formes valorisées par l’institution scolaire : des rendez-vous avec des enseignants ou la direction, une préférence pour l’écrit (courriers officiels, des demandes de soutien à des élus locaux, qu’ils soient municipaux, départementaux ou parlementaires), quelques modes de publicisation nécessitant une euphémisation des doléances (articles de presses, pétitions, messages sur les réseaux sociaux, etc.). Et lorsqu’il s’agit pour les familles de s’opposer frontalement à des acteurs de l’institution scolaire, le mode de contestation par excellence est le recours au tribunal administrative (d’où la forte croissance en France depuis une vingtaine d’années du « droit scolaire »). Cette forme d’expression des mécontentements des parents est même favorisée par les agents de l’administration scolaire : « si les associations de parents sont opposées à une décision qu’ils estiment importante et ne comprennent pas nos arguments, ils peuvent toujours faire un recours. Parfois, on leur dit » raconte un directeur de l’administration scolaire en 2013. De même, lorsque des parents contestant la décision de l’administration de ne pas ouvrir une classe dans un établissement surchargé, un responsable de service termine ainsi son interview dans la presse locale : « Les raisons sont claires je crois. Si les parents ne les entendent pas, ils peuvent faire un recours au tribunal. Il n’y a pas de problème, qu’ils le fassent ». Ce type d’injonctions à recourir au droit pour faire valoir son mécontentement, ou encore à contacter le supérieur hiérarchique, est légion au sein des territoires étudiés. C’est un mode de protestation valorisé par l’institution scolaire et qui s’intègre parfaitement dans l’ordre institutionnel. Le mode d’action contestataire le plus « radical » autorisé par les acteurs de l’Education nationale est sans doute l’occupation symbolique du secrétariat d’une école, sans violence et sans perturber excessivement son fonctionnement. Par exemple, lorsque des familles du pôle culturel des classes moyennes se mobilisent contre la fermeture de leur école de village, l’enseignant les incite à occuper l’établissement. Mais il va de soi que ce type d’action, presque routinier dans l’institution, est pacifique. Cette conformation tendancielle passe parfois par des tensions mais le rapport de force avec l’institution et les modalités des négociations conduisent presque systématiquement les familles à épouser des modes d’action non « désintégrants » pour l’institution.

Ainsi, tout se passe comme si l’école française concourait au façonnage des formes de mobilisation politique des parents, notamment dans les groupes sociaux les plus diplômés, dans l’institution, dans le sens de la modération et de la canalisation de leurs mécontentements. L’institution scolaire contribue en ce sens à la « bonne » politisation des parents d’élèves. Mais cette socialisation institutionnelle produisant de la conformité ne rencontre pas ses conditions de félicité (GOFFMAN, 1986bGOFFMAN, E. La condition de félicité. Actes de la Recherche en Sciences Sociales. Paris: Le Seuil, 1986b. n. 64, p. 63-78.) dans tous les groupes sociaux et, dans certains milieux populaires notamment, sa portée se révèle plus faible.

Le Désajustement des Formes Populaires de Mobilisation et ses Effets Retours de Socialisation Politique

Un troisième processus alimente plus indirectement la socialisation politique par l’institution scolaire de certains parents d’élèves en France. En effet, si l’école fait des prescriptions de rôle et que celles-ci s’imposent avec succès dans les milieux sociaux les mieux dotés, elles apparaissent moins opérantes chez des parents entretenant une relation de plus grande extériorité avec l’institution comme on en trouve dans certains milieux populaires. Et ceci parce que nombre de familles populaires, particulièrement celles appartenant à des minorités ethno-raciales (ICHOU, 2018ICHOU, M. Les enfants d’immigrés à l’école. Paris: PUF, 2018.), ont moins été socialisées par l’institution scolaire, non seulement du fait de trajectoires scolaires plus courtes mais aussi parce qu’elles prennent généralement moins part en tant que parents d’élèves aux activités valorisées par l’institution (responsabilité élective dans les écoles, rendez-vous avec la direction, animation des associations, etc.). Il ne s’agit aucunement d’alimenter un mythe bien connu en France et politiquement réducteur de « la demission des familles populaires » (LAHIRE, 1995LAHIRE, B. Tableaux de famille. Paris: Gallimard/Seuil, 1995., p. 270-273). L’enjeu est plutôt d’éclairer les désajustements potentiels entre les attentes de l’institution scolaire comme du champ politique sur les formes du « bon » engagement des parents et citoyens. Car les milieux populaires ne sont passifs ni en matière éducative, ni dans le domaine politique, mais les formes de leurs mobilisations sont souvent occultées par les approches les plus légitimistes (GRIGNON ; PASSERON, 1989GRIGNON, C.; PASSERON, J. C. Le savant et le populaire. Paris: Hautes Études/Gallimard/Seuil, 1989.). Néanmoins, les enquêtes menées dans la durée auprès de familles populaires attestent que, indépendamment des contextes locaux, les classes populaires dans leur diversité, notamment les strates les moins stables (SCHWARTZ, 1998SCHWARTZ, O. La notion de classes populaires. 1998. Thèse (HDR en Sociologie) – Licence Sociologie, Université de Saint-Quentin-en-Yvelines, Versailles, 1998.), apparaissent en France peu à même de se mobiliser dans des formes politiquement acceptables pour l’institution scolaire. Les formes de leurs mobilisations et, le cas échéant, de l’expression de leur mécontentement face aux réformes scolaires sont le plus souvent délégitimées et jugées irrecevables par les acteurs de l’institution et, plus généralement, par les autorités politiques6 6 Cela n’exclut pas que puisse dans certains cas exister des mobilisations populaires autour de l’école reçues favorablement par l’administration, voir par exemple (VAN ZANTEN, 2001). .

En effet, on a vu dans la partie précédente que les parents les mieux dotés et les plus engagés dans les écoles au quotidien parvenaient généralement à mieux se faire entendre parce qu’ils adoptent des modes d’action politiques jugés recevables tel que le recours à l’écrit, l’accent porté sur la modération voire le recours au droit comme forme ultime de contestation, intégrée à l’ordre institutionnel. Or, par contraste, les modes d’action moins ajustés aux routines de l’institution scolaire et jugés plus « radicaux » sont largement délégitimés par les acteurs institutionnels comme par d’autres parents qui ont, pour nombre d’entre eux, intériorisés les limites de l’acceptable pour protester dans l’institution. Une mobilisation de familles populaires inégalement stables des minorités ethno-raciales revendiquant l’ouverture d’une classe dans un quartier du Nord de Paris en 2018 en donne une illustration. Alors que les parents mobilisés, qui ne disposent guère d’expériences militantes antérieures, se battent depuis plusieurs semaines, un père d’origine malienne s’emporte lors d’une réunion avec la directrice, des représentants de la hiérarchie de l’Education nationale et des élus locaux :

Le chef de service de l’administration scolaire : La conclusion de tout cela, c’est qu’on ne va pas pouvoir le faire cette année, parce qu’on n’en a pas les moyens, vraiment. Mais l’an prochain, on sera vigilants et on regardera la situation de très près. En priorité assurément.

Un élu municipal: Oui il faut comprendre que nos partenaires de l’Education nationale font ce qu’ils peuvent avec leurs contraintes… la Mairie vous accompagnera toute l’année….

La directrice de l’école: En effet, je vois qu’il n’y a pas d’autres options pour la rentrée. Et là on est un peu dans l’urgence…

Un père, ouvrier, d’origine malienne: Pff.... vous n’êtes qu’une bande de menteurs. Je ne crois pas du tout que vous réglerez ça (se levant et s’emportant…). Sur ma vie, c’est encore une arnaque de plus, j’en peux plus là. Allez vous faire foutre.

Son attitude, jugée déplacée et violente, est condamnée fermement par l’ensemble des présents. Les autres parents mobilisés se disent aussi offusqués, craignant que leur mobilisation ne soit complètement délégitimée de fait de son comportement. Le lendemain, ce même père propose au collectif de parents « d’aller au rectorat foutre le bordel ». Considérant ce mode d’action comme désajusté et soucieux de rester crédibles dans les négociations avec l’administration scolaire comme les élus locaux, les autres leaders du collectif de parents, essentiellement des mères d’origines magrébines qui sont aussi les plus engagées dans l’école populaire du quartier ces dernières années, refusent catégoriquement. Les débats houleux durent une bonne demi-heure et le père en question quitte finalement le collectif, seul, jugeant les autres parents « trop mous ». Les luttes sur les formes de la mobilisation collective conduisent ainsi à un recadrage puis à une éviction du parent proposant des modes d’action trop radicaux, non seulement du fait de leur délégitimation par les acteurs politiques et administratifs, mais aussi et surtout parce que les autres parents ont été socialisés en amont à des manières acceptables pour se faire entendre dans l’institution. Ce clivage recoupe des divisions internes aux classes populaires du quartier, opposant des fractions stables attachées à des modes d’actions recevables auxquelles elles ont été acculturées (les autres parents évoqués) et d’autres moins stables caractérisées par davantage d’extériorité avec l’institution (le père en question). Même en cas de protestation appuyée, le choix des armes par les parents d’élèves reste structuré par leur socialisation institutionnelle. Et ce n’est pas un hasard si c’est ce père d’origine malienne, non diplômé et qui n’a pas été scolarisé lui-même en France, qui propose des modes d’action désajustés : il participe en effet pour la première fois à une mobilisation collective autour de l’école et n’a guère été socialisé à l’institution, laissant habituellement sa femme gérer toutes les démarches scolaires (SIBLOT, 2006SIBLOT, Y. La prise en charge féminine des tâches administratives entre subordination et ressource. Genèses, Paris, v. 64, n. 3, p. 46-66, 2006. https://doi.org/10.3917/gen.064.0046
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). La socialisation institutionnelle des parents d’élèves les affecte d’autant plus qu’ils pratiquent ou ont pratiqué l’école en première personne (BARRAULT-STELLA, WEILL, 2018BARRAULT-STELLA, L.; WEILL P. E. (eds.). Creating target publics for welfare policies. A comparative and multilevel approach. Cham: Springer, 2018. 208 p.). Plus celle-ci a été prolongée, plus les parents sont portés à exprimer leurs mécontentements dans des formes rendues possibles par l’ordre institutionnel. Et vice versa dans le cas de certaines familles populaires qui, par la même, sont plus souvent en situation de ne pas parvenir à se faire entendre et de voir leur intérêts sociaux déniés par les acteurs institutionnels.

La répétition de ce type d’expériences n’est en outre pas sans policy feedback (effet retour : PIERSON, 1993PIERSON, P. When effect becomes cause: policy feedback and political change. World Politics, v. 45, n. 4, p. 595-628, 1993.), non contrôlé et indirect, sur leur socialisation politique. Cela contribue même à forger leurs visions du monde et leurs dispositions à l’égard des institutions publiques, dont celles politiques. Car cette impossibilité tendancielle à se faire entendre et à infléchir les politiques scolaires à de fortes implications chez ces parents déjà précarisés des classes populaires qui, en retour, sont conduits à se distancier encore davantage de l’école et, plus généralement, à adopter des comportements d’exit (HIRSCHMAN, 1986HIRSCHMAN, A. O. Exit and voice: an expanding sphere of influence. In: Rival Views of Market Society and Other Recent Essays. New York: Viking, 1986. p. 87-103.) de nombre d’arènes institutionnelles. C’est le scepticisme politique qui croit largement dans ces familles populaires, exacerbant leur retrait tendanciel des activités politiques. Recontacté quelques mois après la dispute, le père ouvrier, d’origine malienne, précédemment évoqué fait état d’une distance accrue non seulement à l’école du quartier (« depuis cette histoire, je ne les calcule plus, je reste devant le portail [de l’école] et je ne vais plus à aucune réunion de la directrice ou des parents ») mais aussi face aux autres institutions politiques (« la politique c’est toujours la même histoire, y’a les gens qui comptent, les riches, les blancs qui ont le pouvoir, et les autres comme nous. Moi je ne rentre pas dans leurs affaires ». Et de fait ce père s’abstient systématiquement de voter et ne fait état d’aucune forme d’engagement citoyen, non pas par incompétence, mais par mise en retrait stratégique. Il ne s’agit pas d’un cas isolé et d’autres parents des milieux populaires, déçus de la non prise en compte de leur point de vue par les autorités scolaires, expérimentent des postures désabusées politiquement très similaires. Le cas de Nathalie, mère célibaraire de 27 ans, non militante, employée à mi-temps dans un supermarché en milieu rural dans le Sud de la France, dont l’école de village a été fermée l’année précédente malgré les protestations des parents raconte : « je n’y crois plus du tout à la politique. C’est pas que j’y ai trop cru avant. Mais des fois, on se dit que ça peut marcher, que ça peut être juste. Sauf que c’est que des beaux mots. La femeture de l’école l’année dernière, ça a été la goutte d’eau qui fait déborder le vase […] Malgré nos demandes, nos insistances, nos soufrrances, ils n’en ont rien eu à foutre et ils ont fermé… Qu’ils ne me demandent rien maintenant […] Même voter, je vais plus le faire ».

Sauf que ces policy feedback « négatifs » (FERNANDEZ, JAIME-CASTILLO 2013FERNANDEZ, J. J.; JAIME-CASTILLO, A. M. Positive or negative policy feedbacks ? European Sociological Review, Oxford, v. 29, n. 4, p. 803-815, 2013. https://doi.org/10.1093/esr/jcs059
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) ne se limitent pas à de la défiance et de la mise en retrait des affaires politiques. Plusieurs cas rencontrés au cours des enquêtes attestent qu’un autre effet potentiel de ces déceptions de parents populaires éconduits par l’institution scolaire est de les orienter vers des organisations politiques d’extrême droite. Une amie de Nathalie, vivant dans le meme village où la mobilisation des familles populaires n’a pas empêché l’école de fermer, fait en ce sens état de préférences accentuées au cours du temps pour le RN lors des élections nationales. Elle raconte : « ici on crève la gueule ouverte et tout le monde s’en fout. Ca fait 40 ans qu’on dit qu’on est des ploucs qui vivont dans le désert. Que y’a pas de boulot, y’a rien. Et eux ils trouvent le moyen de supprimer le peu qu’on a. La poste, l’école, les commerces. Le coup de l’école, c’était le dernier truc qu’il restait au village, ça m’a tué […] La seule qui parle de tout cela c’est Madame Le Pen [la présidente du RN, arrive au second tour de l’élection présidentielle de 2017]. Et ben moi je vais te dire, je n’ai pas honte, j’ai voté pour elle, et c’est pas la première fois et même je vais le refaire. Si elle passe, au moins ça mettra un grand coup de pied dans la fourmillière et ça va chauffer ». Ce n’est pas un cas unique et le RN réalise en France des scores particulièrement élevés dans les milieux populaires (MAUGER ; PELLETIER, 2017MAUGER, G.; PELLETIER, W. (dir.). Les classes populaires et le FN. Broissieux: Croquant, 2017.), notamment dans certains contextes ruraux (CLOTEAU et al., 2020CLOTEAU, A. et al. La banalisation du Front national au village. Actes de la Recherche en Sciences Sociales. Paris: Le Seuil, 2020. n. 232-233.) caractérisés par un retrait de l’Etat et des services publics comme un des territoires étudiés. S’il faut préciser que la puissance électorale de l’extreme droite française est loin d’être le fait des seules classes populaires7 7 L’ampleur des votes populaires pour le RN ne saurait être exagérée : « contrairement à une thèse désormais bien ancrée, le FN n’est donc pas le choix majoritaire des ouvriers et seule une petite minorité d’entre eux (moins d’un sur sept) a pu céder sur les derniers scrutins à la tentation frontiste, soit en réintégrant dans l’analyse les non-inscrits et les abstentionnistes, une propension finalement moindre que celle des indépendants » (LEHINGUE, 2017, p. 37). (COLLOVALD, 2004COLLOVALD, A, Le populisme du FN. Bellecombe en Bauges : Croquant, 2004.), les enquêtes menées auprès de familles populaires de milieu rural montrent aussi que le retrait de l’Etat dans ce type de contexte, caractéristique des réformes mises en oeuvre depuis plusieurs décennies, comme la non prise en compte des demandes populaires alimentent leur defiance générale à l’égard du système politique voire, dans certains cas, la croissance des soutiens à l’extrême droite.

Conclusions

Au total, le croisement de plusieurs enquêtes ethnographiques menées sur le temps long années auprès de parents d’élèves permet de porter la focale sur les inégalités des processus de socialisation politique par l’école en France. Dans ce pays d’Europe occidentale, l’institution scolaire connaît une emprise sociale considérable du fait de l’obligation d’instruction et des modalités d’organisation du système d’enseignement qui est quasi-exclusivement sous la tutelle de l’Etat. Une telle particularité est évidemment liée à la trajectoire historique de l’Etat social en France (ALBER, 1988ALBER, J. Continuities and changes in the idea of the Welfare State, Politics & Society, California, v. 16, n. 4, p. 451-468, 1988. https://doi.org/10.1177/003232928801600403
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; DE SWAAM, 1998DE SWAAN, A, Sous l’aile protectrice de l’état. Paris: PUF, 1988. ; ESPING-ANDERSEN, 1990ESPING-ANDERSEN, G. The Three Worlds of Western Capitalism. Princeton: Princeton University Press, 1990.), mais elle fait de ce contexte national un « cas » intéressant pour observer la manière dont une institution comme l’école concourt à la socialisation politique de ses « usagers » que constituent les parents d’élèves.

L’éducation aux comportements politiques et les instances de socialisation générant des dispositions politiques ne se réduisent, ni en France, ni ailleurs, aux dynamiques de l’école. Mais cette recherche insiste sur le poids de cette instance singulière, attendue dans le cas des élèves, moins dans le cas des parents. Le déploiement de méthodes qualitatives auprès d’enquêtés qui ne sont pour la plupart pas des activistes politiques réguliers souligne, qu’en France au moins, l’école façonne les schèmes de perception du monde social et les dispositions politiques des parents d’élèves de manière structurellement inégalitaire selon les groups sociaux8 8 Mes recherches visent à documenter plus précisément l’intrication des inégalités sociales, de genre et de race dans ces processus de socialisation politique par l’école. . D’après les enquêtes ethnographiques mobilisées qui n’épuisent sans doute pas la diversité des cas observables, cette institution constitue une des principales instances du façonnage étatique des modalités de participation politique et de la définition des normes du « bon citoyen », actif politiquement (mais pas trop) et mobilisé dans des formes susceptibles d’être contrôlées par les détenteurs du pouvoir politique. En complément des apprentissages possibles dans le cadre d’instruments participatifs comme des formes de politisation potentiellement importées depuis l’engagement dans des mouvements sociaux ou autres organisations, cette socialisation politique par l’école au quotidien repose dans le contexte français sur trois processus entremêlés : les traces incorporées de la socialisation scolaire des parents au cours de leur propre trajectoire scolaire ; les prescriptions de rôle faites au quotidien aux parents d’élèves qui dressent les contours de ce que l’institution considère comme de « bons » parents et citoyens, affectant prioritairement les familles présentes dans l’école et relativement dociles comme on en trouve dans les milieux les plus dotés ; le conséquences politiques des échecs et déceptions expérimentées par les familles populaires autour de l’école, qui tendent à alimenter leur scepticisme politique voire parfois leur « radicalisation » à l’extrême droite.

On comprend qu’il s’agit de socialisations politiques très inégales selon les milieux sociaux et leur degré de conformité à l’ordre institutionnel. Certaines formes de politisation sont appréciées, alimentées et encouragées (comme le vote) par l’institution scolaire. Tandis que d’autres (à l’instar de la confrontation verbale), observables singulièrement dans les milieux modestes, jugées inacceptables, ne sont pas tolérés. Leur étouffement contribue en retour à la socialisation politique, incontrôlée et susceptible de bénéficier aux prétendants politiques d’extrême droite. Et il n’est pas du tout exclu que ce type de processus d’éducation politique par l’échec des mobilisations populaires se retrouve dans bien d’autres contextes que ceux observables en France.

Notes

  • 1
    Ce texte constitue une introduction à l’un des axes d’analyse de l’Habilitation à Diriger des Recherches que je prépare au sein du Laboratoire CRESPPA-CSU du CNRS en France.
  • 2
    Voir les opportunités et les obstacles institutionnels analysés par (MAZEAUD, 2012MAZEAUD, A. Allocation de l’argent public et budget participatif des lycées: règles du jeu et pratiques délibératives. Genèses, Paris, n. 88, p. 89-113, 2012. https://doi.org/10.3917/gen.088.0089
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    ) dans le cas des budgets participatifs des lycées.
  • 3
    La question était posée : « Quelles sont les trois fonctions de l’État que vous considérez les plus importantes ? » Je remercie Cédric Hugrée pour ces analyses statistiques.
  • 4
    Elle fait allusion à la réforme du dédoublement des classes de CP en zone d’éducation prioritaire introduite en 2017.
  • 5
    Ainsi, alors qu’en France le taux d’adhésion à une association de ce type est de 7 % des parents en moyenne, ce taux est de 10 % pour les femmes contre 5 % pour les hommes.
  • 6
    Cela n’exclut pas que puisse dans certains cas exister des mobilisations populaires autour de l’école reçues favorablement par l’administration, voir par exemple (VAN ZANTEN, 2001VAN ZANTEN, A., L’école de la périphérie. Paris: PUF, 2001.).
  • 7
    L’ampleur des votes populaires pour le RN ne saurait être exagérée : « contrairement à une thèse désormais bien ancrée, le FN n’est donc pas le choix majoritaire des ouvriers et seule une petite minorité d’entre eux (moins d’un sur sept) a pu céder sur les derniers scrutins à la tentation frontiste, soit en réintégrant dans l’analyse les non-inscrits et les abstentionnistes, une propension finalement moindre que celle des indépendants » (LEHINGUE, 2017LEHINGUE P. L’électorat du Front National. In: MAUGER, G.; PELLETIER, W. (dir.). Les classes populaires et le FN. Broissieux: Croquant, 2017. p. 19-42., p. 37).
  • 8
    Mes recherches visent à documenter plus précisément l’intrication des inégalités sociales, de genre et de race dans ces processus de socialisation politique par l’école.

Referências

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Edited by

Éditeur de Section: Adriana Dragone Silveira

Publication Dates

  • Publication in this collection
    03 Feb 2021
  • Date of issue
    2021

History

  • Received
    23 July 2020
  • Accepted
    24 Nov 2020
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