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Échanges entre adultes et enfants et entre enfants: figures d’une activité responsive

RÉSUMÉ

La première partie de cette contribution retient certaines notions connues des travaux de Bakhtine et en expose d’autres inspirées par la perspective bakhtinienne. Dans une deuxième partie, l’étude proposée se centre sur les diverses figures de l’interaction verbale que la notion d’activité responsive de Bakhtine a permis de développer. En particulier, celles travaillées, entre autres par Jacques Brès, d’interdiscursivité, d’interlocution et d’intralocution, ainsi que les celles de mouvement et de déplacement que l’on doit à Frédéric François. Dans une troisième partie, cet ensemble notionnel sera mis à l’épreuve d’un corpus d’interactions verbales entre de jeunes enfants et des adultes, ainsi qu’entre enfants. L’étude met l’accent sur la diversité et la précocité d’usage de ces figures dans la pratique langagière enfantine. Elle montre aussi ce qu’une approche bakhtinienne peut apporter aux travaux sur l’acquisition du langage.

MOTS-CLÉS:
Bakhtine; Dialogisme; Activité responsive; Acquisition du langage; Interactions verbales

ABSTRACT

The first part of this article relies on a number of well-known notions drawn directly from Bakhtin's work, while bringing to bear others inspired by the Bakhtinian perspective. The second part proposes a study dealing with the diverse kinds of verbal interactions rooted in Bakhtin's notion of responsive act. These include interdiscursivity, interlocution, and intralocution, elaborated by Jacques Brès among others, as well as moves and shifts, which we owe to Frédéric François. In the third part, this body of notions is tested on a corpus of verbal interactions between young children and adults, and between two or more children. The study stresses the diversity and early use of these different kinds of dialogical relations in children's language practices. It also shows how a Bakhtinian approach can contribute to research on language acquisition.

KEYWORDS:
Bakhtin; Dialogism; Responsive act; Language acquisition; Verbal interactions

RESUMO

A primeira parte deste artigo traz algumas noções conhecidas dos trabalhos de Bakhtin e expõe outras inspiradas pela perspectiva bakhtiniana. Na segunda parte, o estudo proposto se centra sobre as diversas figuras da interação verbal que a noção de atividade responsiva de Bakhtin permitiu desenvolver. Em particular, as trabalhadas, entre outras, por Jacques Brès, de interdiscursividade, de interlocução e de intralocução, assim como as de movimento e de deslocamento que devemos a Frédéric François. Na terceira parte, esse conjunto nocional será testado em um corpus de interações verbais entre crianças pequenas e adultos, bem como entre apenas crianças. O estudo enfatiza a diversidade e o uso precoce dessas figuras na prática linguageira infantil. Ele mostra também o que uma abordagem bakhtiniana pode trazer aos trabalhos sobre a aquisição da linguagem.

PALAVRAS-CHAVE:
Dialogismo; Atividade responsiva; Aquisição da linguagem; Interações verbais

Introduction

Mikhaïl Bakhtine a été une source d’inspiration majeure de la pensée de Frédéric François (1992FRANÇOIS, F. Ébauche d’une dialogique. Connexions, 38, p.61-87, 1992. ) qui lui a consacré un ouvrage (FRANÇOIS, 2012FRANÇOIS, F. Bakhtine tout nu. Une lecture de Bakhtine en dialogue avec Volochinov, Medvedev et Vygotski. Limoges: Éditions Lambert-Lucas, 2012. ). Dans cet ouvrage, il revient amplement sur la notion de dialogisme dont il reconnaît “les malheurs d'un concept quand il devient trop gros”. Cependant, il conclut: “mais dialogisme quand même!” Ce concept sera au cœur de la présente contribution.

La véritable substance de la langue n’est pas constituée par un système abstrait de formes linguistiques, ni par l’énonciation-monologue isolée, ni par l’acte psycho-physiologique de sa production mais par le phénomène social de l’interaction verbale, réalisée à travers l’énonciation et les énonciations. L’interaction verbale constitue ainsi la réalité fondamentale de la langue.

Le dialogue, au sens étroit du terme, ne constitue, bien entendu, qu’une des formes, des plus importantes il est vrai, d’interaction verbale. Mais on peut comprendre le mot “dialogue” dans un sens élargi, c’est-à-dire non seulement comme l’échange à haute voix et impliquant des individus placés en face à face, mais tout échange verbal, de quelque type qu’il soit (BAKHTINE /VOLOCHINOV, 1986BAKHTINE, M. (VOLOCHINOV, V, N). Le marxisme et la philosophie du langage: Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique. Traduit du russe et presenté par Marina Yaguello. Préface de Roman Jakobson. Paris: Minuit, 1986. [1929], p.94-95).

Bakhtine a d’abord été connu pour ses travaux sur le roman (Rabelais) et sur la culture populaire (le carnaval). Une grande partie de son œuvre se trouve dans ces domaines. Puis il s’est distingué comme sociolinguiste et phénoménologue, s’intéressant au fonctionnement des discours, en particulier à l’échange verbal. Passons sur la difficulté pour les spécialistes de distinguer parmi les publications celles dont il est effectivement l’auteur et celles qui relèvent plutôt d’un cercle d’intellectuels proches, tels que Valentin Nikolaïevitch Volochinov ou Pavel Nikolaevič Medvedev.

Des travaux de Bakhtine depuis 1929, on retiendra ici, deux principes. D’abord, que la communication humaine doit être étudiée en tant qu’interaction verbale, ensuite, que la recherche doit faire passer l’analyse des interactions “spontanées” avant celle des échanges “formalisés”. La présente contribution se situe dans cette perspective.

D’après la perspective bakhtinienne, le discours est toujours “le produit de l’interaction de deux individus socialement organisés” (BAKHTINE/VOLOCHINOV, 1986BAKHTINE, M. (VOLOCHINOV, V, N). Le marxisme et la philosophie du langage: Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique. Traduit du russe et presenté par Marina Yaguello. Préface de Roman Jakobson. Paris: Minuit, 1986. [1929], p.85). Cette affirmation présente un corollaire dont les conséquences analytiques n’ont pas échappé aux chercheurs: tout discours est par nature dialogique dans tous les aspects de la production verbale. Bien évidemment, dans le cas du dialogue où toute réplique s’articule à ce que l’interlocuteur précédent vient de dire et va dire. Mais aussi dans celui du monologue, qu’il soit oral ou écrit, car une telle production elle aussi “répond à quelque chose, réfute, confirme, anticipe sur les réponses et objections potentielles, cherche un soutien, etc.” (BAKHTINE/VOLOCHINOV, 1986BAKHTINE, M. (VOLOCHINOV, V, N). Le marxisme et la philosophie du langage: Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique. Traduit du russe et presenté par Marina Yaguello. Préface de Roman Jakobson. Paris: Minuit, 1986. [1929], p.95). On peut rappeler d’autres niveaux du fonctionnement langagier souvent cités, comme celui des actes de langage, véritable action langagière dont la réalisation “est modelée par le frottement de la parole contre la parole d’autrui” (BAKHTINE/VOLOCHINOV, 1986BAKHTINE, M. (VOLOCHINOV, V, N). Le marxisme et la philosophie du langage: Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique. Traduit du russe et presenté par Marina Yaguello. Préface de Roman Jakobson. Paris: Minuit, 1986. [1929], p.96). Ou encore, le niveau du mot lui-même dont la signification est le “produit de l’interaction du locuteur et de l’auditeur” (BAKHTINE/VOLOCHINOV, 1986BAKHTINE, M. (VOLOCHINOV, V, N). Le marxisme et la philosophie du langage: Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique. Traduit du russe et presenté par Marina Yaguello. Préface de Roman Jakobson. Paris: Minuit, 1986. [1929], p.86).

Je souhaite pour cette contribution revenir sur certaines notions bakhtiniènnes et sur celles qui s’en sont par la suite inspirées. Mon objectif est de les confronter des échanges dans lesquels de jeunes enfants sont en interaction entre eux ou avec des adultes. Il ne s’agit pas de travailler les usages enfantins du dialogue à un âge donné et encore moins de présenter une étude développementale. Il s’agit simplement d’exemplifier la précocité de la capacité chez de jeunes enfants à reprendre et à modifier dans des mouvements responsifs le langage de l’autre.

1 Le dialogisme bakhtinien: rappel de quelques notions

La notion de “dialogisme”, au sens bakhtinien, renvoie donc au primat de l’interaction verbale dans le langage et plus généralement dans la nature humaine. Reprise dans les travaux en science du langage, elle correspond au fait qu’il n’existe pas de discours conçus et produits par une instance énonciative qui soit isolée de la circulation des discours, présents, passés, futurs. Au niveau des échanges langagiers, un énoncé reçu s’interprète non littéralement mais de manière “responsive”, positionnant toute prise de parole en référence aux autres, réelles ou supposées.

L’orientation dialogique du discours est, naturellement, un phénomène propre à tout discours. C’est la fixation naturelle de toute parole vivante. Sur toutes ses voies vers l’objet, dans toutes les directions, le discours en rencontre un autre “étranger” et ne peut éviter une action vive et intense avec lui (BAKHTINE, 1978BAKHTINE, M. Esthétique et théorie du roman. Traduit du russe par Daria Olivier. Préface de Michel Aucouturier. Paris: Éditions Gallimard, 1978. [1975], p.102).

Le premier et le plus important des critères d’achèvement de l’énoncé, c’est la possibilité de répondre, plus exactement d’adopter une attitude responsive (BAKHTINE, 1984BAKHTINE, M. Esthétique de la création verbale. Traduit du russe par Alfreda Aucouturier. Préface Tzvetan Todorov. Paris: Éditions Gallimard, 1984. [1979]., p.282).

Un énoncé quelconque est ainsi traversé de différentes voix. Les notions de dialogisme et de “polyphonie” se trouvent donc étroitement liées et orientent à leur manière les travaux portant sur les interactions verbales (NOWAKOWSKA, 2005NOWAKOWSKA, A. Dialogisme, polyphonie: des textes russes de M. Bakhtine à la linguistique contemporaine. In: Dialogisme et polyphonie: approches linguistiques. J. BRES et al (éds). Bruxelles: De Boeck Duculot, 2005. p.19-32.). En particulier, ceux en acquisition du langage. De nouveaux outils descriptifs s’avèrent utiles pour analyser les échanges produits entre enfants et adultes et entre enfants. Au-delà de nouveaux éclairages sur le fonctionnement des dialogues, les analyses montrent ce qui dans l’appropriation langagière relève du social (de la socialisation), du cognitif (des apprentissages), de l’affectif (de la construction de soi).

La notion de dialogisme est aussi liée à celle de “genre” que Bakhtine (1984BAKHTINE, M. Esthétique de la création verbale. Traduit du russe par Alfreda Aucouturier. Préface Tzvetan Todorov. Paris: Éditions Gallimard, 1984. [1979].) a fait passer du domaine de la littérature à celui de la vie quotidienne. On le sait, l’utilisation de cette notion s’est largement répandue pour catégoriser les discours ordinaires. Les différents genres étant liés à l’activité humaine au sein des sociétés, certains apparaissent et d’autres sont amenés à disparaître. On a pu le constater, en un temps relativement court, avec l’arrivée des nouvelles technologies et leur usage massif qui ont, entre autres, brouillé les frontières entre usages oraux et écrits. Les genres sont donc mouvants, évolutifs, créatifs d’autant plus qu’ils se présentent généralement de manière hybride. Qu’ils soient écrits, oraux, gestués, monologués, dialogués, plurisémiotiques, les genres mélangent aux organisateurs génériques dominants des séquences autres et sont à l’origine de multiples sous-genres. Ces sous-genres ne sont pas non plus sans hétérogénéité comme on peut le voir, par exemple, dans l’entretien clinique (GROSSEN; SALAZAR ORVIG, 2006GROSSEN, M.; SALAZAR ORVIG, A. (dirs.). L’entretien clinique en pratiques. Analyse des interactions verbales d’un genre hétérogène. Paris: Belin, 2006.).

Les genres discursifs demeurent cependant des types relativement stables de discours. Et, cela, des points de vue conjugués de leur composition (configurations linguistiques générales), de leur contenu (thématiques privilégiées) et de leur style (mises en mots spécifiques). Ils répondent ainsi à des normes et sont reconnaissables et reconnus par les usagers qui, dans l’utilisation qu’ils en font, les perpétuent et les transforment.

Si le dialogisme est inhérent à toute activité langagière, on peut réserver le terme de dialogue pour un genre de discours particulier qui désigne tout échange verbal entre deux ou plusieurs interlocuteurs (dilogue, triloge, quadrilogue, plurilogue, etc.), ainsi que tous types d’échanges (conversations ordinaires, entretiens, négociations, confidences, interrogatoires, etc.). Cependant, pour rester dans une perspective bakhtinienne, le dialogue ordinaire est considéré comme un genre premier, comme le prototype de tous les genres de production verbale et, pour ce qui nous intéresse ici, comme la toute première figure discursive de l’appropriation du langage par les enfants. Bakhtine parle de genres seconds pour les formes modifiées du genre premier que l’on va retrouver dans tous les productions langagières formalisées.

2 Le dialogisme bakhtinien, point de départ d’un appareillage descriptif

2.1 Un constat: la diversité du genre

On ne peut que le constater et le rappeler, la diversité du genre est en lien avec les paramètres du contexte, les statuts et les rôles des interlocuteurs: échanges fortuits ou prévus, formels ou informels, finalisés ou non, etc. Les dialogues peuvent se dérouler de façon symétrique quand les interlocuteurs ont la possibilité d’intervenir de la même façon (tous posent des questions, répondent, racontent à tour de rôle, etc.); de façon complémentaire quand on assiste à une nette distribution des places énonciatives (l’un pose des questions, l’autre répond; l’un raconte, l’autre commente). Dans tous les cas, ils peuvent s’avérer compétitifs ou coopératifs, consensuels ou conflictuels.

2.2 Procédés externes et internes: dialogal et dialogique

Le concept de dialogisme implique que toute mise en mots est fondamentalement liée aux mises en mots d’autrui dans le dialogue immédiat (qui a lieu), mais aussi à distance (qui a eu lieu). Le recours aux deux est d’autant plus repérable qu’une histoire conversationnelle existe entre des interlocuteurs. L’analyse des dialogues doit ainsi tenir compte de la familiarité entre les personnes qui échangent que ce soit à l’oral ou à l’écrit et qui est source d’un implicite plus ou moins grand.

Quelques notions sont à rappeler (BRÈS, 1999BRÈS, J. “Vous les entendez?” Analyse du discours et dialogisme. Modèles linguistiques, Association Modèles linguistiques/Editions des dauphins, 1999, XX (2), p.71-86., 2005BRÈS, J. “Savoir de quoi on parle: dialogue, dialogal, dialogique, polyphonie”. In: BRÈS et al. (éds). Dialogisme et polyphonie: approches linguistiques. Actes du Colloque de Cérisy-la-Salle. Bruxelles: De Boeck Duculot, 2005. p.47-62.). On qualifie de “dialogale” la dimension des relations entre énoncés dans le dialogue immédiat et de “dialogique” dans le dialogue à distance. L’intérêt de cette distinction est de noter que, s’il n’y a pas de dialogal dans le dialogue à distance (in abstentia), il y a toujours du dialogique dans le dialogue immédiat (in praesentia). Le dialogique est partout présent, mais, contrairement au dialogal, il ne se voit pas forcément, sauf marquage explicite (citation, discours rapporté).

Le dialogue, de fait, a une certaine matérialité: on “voit” les paroles qui s’échangent; lorsqu’on dit qu’un monologue reprend à distance la parole d’un autre indéterminé, n’est-on pas dans l’invérifiable? (FRANÇOIS, 1988FRANÇOIS, F. Continuité et mouvements discursifs: un exemple chez des enfants de trois ans. Modèles linguistiques. tome X (fasc 2), p.17-36, 1988. , p.18).

Les phénomènes dialogaux affectent la structure externe, manifeste de la surface de l’énoncé; les phénomènes dialogiques sa structure interne, profonde, secrète (BRÈS, 2005BRÈS, J. “Savoir de quoi on parle: dialogue, dialogal, dialogique, polyphonie”. In: BRÈS et al. (éds). Dialogisme et polyphonie: approches linguistiques. Actes du Colloque de Cérisy-la-Salle. Bruxelles: De Boeck Duculot, 2005. p.47-62., p.55).

L’analyste peut identifier sans grande difficulté la dimension dialogale des procédés externes qui renvoie les discours les uns aux autres. En revanche, la tâche est plus complexe s’agissant des procédés internes. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils soient indépendants de ce qui est en œuvre du point de vue du dialogisme dans le dialogue effectif. Intériorité et extériorité des rapports entre discours se combinent, témoignant d’une activité responsive à des niveaux de temporalité divers.

2.3 Figures de l’activité responsive: interdiscursif, interlocutif, intralocutif

On peut développer l’idée de procédés internes et externes en précisant la nature de l’orientation d’un discours vers d’autres discours (BRÈS, 1999BRÈS, J. “Vous les entendez?” Analyse du discours et dialogisme. Modèles linguistiques, Association Modèles linguistiques/Editions des dauphins, 1999, XX (2), p.71-86., 2005BRÈS, J. “Savoir de quoi on parle: dialogue, dialogal, dialogique, polyphonie”. In: BRÈS et al. (éds). Dialogisme et polyphonie: approches linguistiques. Actes du Colloque de Cérisy-la-Salle. Bruxelles: De Boeck Duculot, 2005. p.47-62.). Le “dialogisme interdiscursif”, d’abord, le plus généralisé, renvoie vers des discours réalisés antérieurement par des tiers, le plus souvent sur des contenus proches. L’activité responsive vise ainsi une circulation des discours dont le locuteur n’est pas forcément conscient. Le “dialogisme interlocutif”, ensuite, réfère aux tours de parole antérieurs de l'allocutaire dans le dialogue effectif. L’activité responsive du locuteur s’appuie dans ce cas sur les mises en mots de l’allocutaire, mais aussi selon les représentations que le locuteur se fait de lui. L’activité responsive peut alors avoir pour objet les réponses potentielles prêtées par le locuteur à son interlocuteur. Ce que l’on peut qualifier de dialogisme interlocutif anticipatif. Le “dialogisme intralocutif”, enfin, renvoie le discours vers lui-même, le locuteur étant son premier allocutaire. Lors de la mise en mot de son discours, le locuteur interagit avec ce qu’il a dit antérieurement, ce qu’il est en train de dire et ce qu’il va dire. Le dialogisme intralocutif insiste sur la dimension réflexive du discours en se focalisant sur le rapport entre le sujet parlant et sa propre parole.

2.4 Dynamique de l’activité responsive: mouvement et déplacement discursifs

L’expression d’un énoncé est toujours, à des degrés divers, une réponse, autrement dit : elle manifeste non seulement son propre rapport à l’objet de l’énoncé, mais aussi le rapport du locuteur aux énoncés d’autrui. Les formes de réactions-réponses qui remplissent un énoncé sont extraordinairement variées et, jusqu’à présent, elles n’ont jamais été étudiées. (BAKHTINE;VOLOCHINOV, 1986BAKHTINE, M. (VOLOCHINOV, V, N). Le marxisme et la philosophie du langage: Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique. Traduit du russe et presenté par Marina Yaguello. Préface de Roman Jakobson. Paris: Minuit, 1986. [1929], p.92).

La question du dialogisme telle que l’a pensée François à partir des idées de Bakhtine l’a conduit travailler le problème des formes de réactions-réponses et à proposer pour avancer la réflexion la notion de mouvement et, plus précisément, celle de déplacement. Le problème est de saisir comment dans la dynamique d’un échange comme dans toute prise de parole toute mise en mots se situe en position de réponse.

Il ne s’agit pas de construire un système mais de montrer ce qui se passe quand on parle, plus spécifiquement, ce qui se passe en position seconde par rapport à quelque chose qui vient d’être dit, donc de décrire un mouvement discursif (FRANÇOIS, 1990FRANÇOIS, F. (éd.). La communication inégale, heurs et malheurs de l’interaction verbale. Neuchâtel: Delachaux et Niestlé, 1990., p.93).

Un point de vue s’oppose à d’autres points de vue. Il reprend-modifie le discours d’autrui et, en cela, sa façon de se manifester n’est pas indifférente, puisque justement ce qui va faire sens, ce n’est pas l’énoncé en tant que tel, mais son mouvement par rapport à ce qui précède dans le cas d’un enchaînement in situ à un interlocuteur réel comme dans le cas du rapport à une tradition culturelle et à des lecteurs absents (FRANÇOIS, 2005FRANÇOIS, F. Interprétation et dialogue chez des enfants et quelques autres. Lyon: ENS Éditions, 2005., p.65).

La notion de déplacement discursif précise celle de mouvement dans la mesure où elle identifie les modalités de production de sens (FRANÇOIS, 1988FRANÇOIS, F. Continuité et mouvements discursifs: un exemple chez des enfants de trois ans. Modèles linguistiques. tome X (fasc 2), p.17-36, 1988. , 1989FRANÇOIS, F. De quelques aspects du dialogue psychiatre-patient. Place, genres, mondes et compagnie. Cahiers d’acquisition et de pathologie du langage, 5, p.39-89, 1989.). A noter que l’absence de production de sens peut exister dans les échanges: une succession de prises de parole sans continus partagés ou, à l’inverse, à une totale connivence de contenus, dans laquelle l’intervenant suivant n’apporte rien à ce qu’a dit l’intervenant précédant. En revanche, du sens est produit lorsque le discours reprend du déjà dit, immédiatement ou plus loin dans le temps, en le modifiant de diverses manières par mouvement discursif. L’activité responsive qui en résulte peut constituer une reprise ou une contre-parole. En effet, tout mouvement peut être en continuité ou en discontinuité avec ce qui précède (localement ou globalement), en convergence ou en divergence (selon les points de vue). La continuité porte sur ce qui est repris, plus ou moins modifié (par exemple, la paraphrase). La discontinuité sur ce qui est déplacé (par exemple, les changements de monde).

Cela dit, on peut supposer qu’il n’y a pas un nombre infini de procédures qui permettent à un discours de s’accrocher sur un autre discours et de produire des effets de sens, dans la reprise comme dans le déplacement (ajout, paraphrase, justification, explication, réglage métadiscursif, prise en charge énonciative, changement de monde, etc.).

Mon propos maintenant est de voir ce qu’il en est s’agissant de quelques jeunes enfants.

3 Des dialogues dont les enfants sont des interlocuteurs

Revenons au dialogue comme genre premier. La première chose qui attire l’attention du nouveau-né, vers laquelle il s’oriente, est le visage humain, celui d’un être qui lui parle dès les premiers instants de son existence. L’adulte, médiateur entre l’enfant et le monde, est entre autres choses un interlocuteur. Le dialogue se trouve donc au début de l’expérience langagière, le monologue, lui, vient ensuite comme intériorisation d’interactions vécues.

3.1 Choix méthodologiques

Pour suivre François, je dirai que deux écueils sont à éviter pour décrire le développement du langage chez l’enfant. D’abord, celui de ne pas tenir compte de la diversité des sémiotiques mises en œuvre dans les échanges (les divers moyens non verbaux pour référer au monde et aux autres). Ensuite, celui de passer à côté de l’antériorité des compétences interactionnelles (pragmatiques surtout) sur des compétences linguistiques en tant que telles que l’on cherche trop vite à quantifier. Pour le dire vite, un enfant qui n’a pas conquis un statut d’interlocuteur et des ressources communicatives avant de maîtriser sa(ses) langues sera en grande difficulté pour la(les) acquérir. François identifie, par exemple, chez le très jeune enfant des capacités de métalangage et de commentaire hors de leurs habituelles formes linguistiques qui apparaîtront d’autant mieux qu’elles se seront manifestées dans une autre sémiotique. Je pense à un cas (FRANÇOIS, 1994FRANÇOIS, F. Quelques remarques sur l’entrée de l’enfant dans le langage. L’enfance du langage. Les cahiers de Fontenay, 75, ENS Fontenay-Saint-Cloud, p.55-67, 1994. ) que tout adulte ayant eu affaire à de petits enfants connaît bien: le mouvement répétitif des yeux qui va de l’objet à l’adulte et le sourire provocateur de l’enfant qui avance sa main vers un objet interdit! Les enfants entrent donc dans le langage, puis dans leur(s) langue(s) par des échanges dont la plurisémioticité évolue : visualité, vocalité,verbalité agencées de multiples façons. Ils le font, d’abord, avec des interlocuteurs privilégiés (parents, fratrie, proches), ensuite, avec des personnes plus lointaines, voire des inconnus, adultes et enfants.

Si la plupart des chercheurs sont d’accord pour reconnaître la nécessité d’enregistrer des interactions “naturelles” dans des situations variées d’échanges langagiers, ils adoptent des méthodologies d’analyse des données diverses. Pour faire vite et revenir à la question du dialogisme, on peut opposer une approche déductive qui applique aux données une modélisation construite hypothétiquement et une approche inductive qui part des données en identifiant des processus grâce aux régularités d’usage pour en construire ensuite une modélisation. Le modèle hiérarchique sous ses diverses versions (segmentation en unités de rangs différents: interaction, séquence, échange, intervention, acte) s’oppose ainsi au modèle dynamique qui vise la fonctionnalité des enchaînements. La différence essentielle est que, dans un cas, l’analyse porte sur un tout achevé, le “produit” de l’interaction, dans l’autre cas sur le “processus” que constitue le déroulement de l’échange. D’un côté, le fait, de l’autre l’en train de se faire. Cette seconde approche qui, finalement, tente de saisir la manière dont un énoncé s’accroche à un autre, “répond” à un autre, convient le mieux à une perspective bakhtinienne.

3.2 Diversité du dialogisme

Les exemples pris pour cette contribution sont tirés d’enregistrements dans des conditions les plus “naturelles” possibles de recueil1 1 En France, Règlement Général de Protection des Données (RGPD) (https://www.cnil.fr/fr/reglement-europeen-protection-donnees/chapitre1#Article4) est entré en vigueur le 25 mai 2018. Les données présentées dans cet article ont été recueillies et traitées avant l’entrée en vigueur de cette loi. Le corpus a été enregistré par mes soins auprès de familles dans un réseau amical et dans des classes de maternelle auxquelles j’ai eu accès dans mes recherches. La présentation des données est conforme, en outre, à l’article 4 du RGPD dans la mesure où ils ne fournissent aucune information permettant d’identifier directement ou indirectement les individus dont les discours sont présentés . Ce sont des échanges ordinaires liés au fait de vivre ensemble, saisis dans des situations verbales connues des enfants et pour lesquelles ils ont une expérience quotidienne. Soit ces enfants échangent avec un parent, soit entre eux et, dans ce cas, se connaissent déjà et ont bâti des habitudes conversationnelles. Les places de chacun dans ces interactions ont donc une histoire mais, comme on le sait, tout peut se rejouer dans la dynamique de l’échange.

J’ai fait le choix de la diversité: en privilégiant les contextes non institutionnels (DELAMOTTE, 2004DELAMOTTE, R. Un oral au quotidien: narration et explication dans des conversations enfantines. In: Interactions orales en contexte didactique. A. Rabatel (dir.). Lyon: PUL, 2004. p.91-114.), en ne négligeant pas les échanges entre enfants (GARITTE, 1998GARITTE, C. Le développement de la conversation chez l’enfant. Paris Bruxelles: De Boeck Université, 1998.) et les trilogues (DELAMOTTE, 2009DELAMOTTE, R. Conduites explicatives dans des trilogues enfantins. In: A. SALAZAR ORVIG, E. VENEZZIANO (eds.). L’explication, enjeux communicationnels et cognitifs. Leuven, Belgium: Éditions Peters, 2009. p.28-42. , 2010DELAMOTTE, R. Interactions entre pairs dans des échanges ordinaires et développement du langage chez de jeunes enfants. Revue TRANEL, Interactions et Apprentissages, 44/45, Neuchâtel: Presses Universitaires, p.29-44, 2010. ), les uns comme les autres moins travaillés que les dilogues adulte/enfant. Mon objectif n’étant pas de comparer, dans les limites de cette contribution, ces différents contextes entre eux, mais de décrire quelques figures de l’activité responsive en acte chez de jeunes enfants. Les exemples donnés à lire n’ont pas de liens particuliers entre eux si ce n’est la présence des mouvements du discours théorisés précédemment.

Voici, d’abord, deux premiers exemples2 2 La transcription des extraits de corpus choisie vise une facilité de lecture. Pour l’enfant le plus jeune (23 mois), la prononciation et les figements ont été maintenus a minima, quand il n’est pas possible de faire autrement. de “dialogisme interlocutif” à même d’expliquer le choix méthodologique d’analyse.

Exemple n°1: Clément a 4 ans, il joue avec des voitures sur le tapis, sa mère assise dans le canapé lit une revue. L’interaction présente 8 interventions, 4 pour chaque interlocuteur.

1 - Clément: ma voiture elle est cassée

2 - Mère: faut demander à papa

3 - Clément: mais je lui ai dit

4 - Mère: et ben c’est bien

5 - Clément: oui mais il a dit /on verra/

6 - Mère: et ben tu vois!

7 - Clément: oui mais / quand il dit ça / c’est qu’il fait pas!

8 - Mère: donne / je vais la réparer!

Si l’on s’en tient au tout du produit fini, on peut nettement isoler une séquence de négociation à l’intérieur d’un échange: Clément montre sa voiture et fait constater son état (en 1), sa mère accepte la réparation (en 8). La séquence, insérée, est constituée d’une suite de trois échanges construits sur le même modèle, chaque tentative de la mère étant contrée par Clément (“mais”, “oui mais”). L’analyse des actes de langage indique qu’il s’agit bien d’une négociation. Voilà donc un échange équilibré et parfaitement structuré.

L’analyse en mouvements/déplacements nous dit autre chose. La mère interprète le constat de Clément comme une demande (déplacement d’acte langagier) qu’elle transfert vers le père (déplacement d’acteur), étant bien entendu que l’objet voiture est culturellement plus du ressort du père que de la mère. L’enchaînement “voiture” - “papa” comporte un fort implicite social. Le déplacement est donc double: discursif (constat/demande) et mondain (mère/père). La réponse de Clément enchaîne sur les deux aspects du discours (“dit”) et de la personne (“lui”). La conjonction “mais” dont la fonction coordinatrice n’est possible en début d’intervention qu’en “position responsive” constitue à la fois un renchérissement (l’enfant avait bien anticipé l’implicite social formulé par la mère) et une objection. La mère enchaîne ensuite en continuité (“et ben”), la prosodie du “c’est bien” tentant de clore l’interaction. La relance responsive de Clément présente plusieurs mouvements: un enchaînement en continuité (“oui”), suivi d’une objection (“mais”) et un déplacement de temporalité du passé vers le futur (“il a dit”, “on verra”). Ce déplacement ajoute un sens fort au propos: rien n’est encore fait. La mère enchaîne en gardant le même procédé de continuité par cette répétition de “et ben”, marqueur spécifique de prise en compte de ce qui vient d’être dit. Elle redouble cette marque de continuité par une seconde (“tu vois”) qui, à nouveau, invite à une fermeture. Nouvelle intervention de Clément dont les deux premiers mouvements sont les mêmes que précédemment mais qu’il complète par deux déplacements: un premier interdiscursif qui renvoie vers la parole du père, un second qui change de monde, du dire au faire. La réponse finale de la mère est en totale discontinuité avec la suite des mouvements précédents et n’opère une continuité qu’avec la première intervention de Clément. Je ne vais pas en dire plus, bien que l’analyse puisse aller plus loin encore. J’ajouterai, cependant, que la dynamique de l’interaction tient aussi au fait que les deux interlocuteurs non seulement enchaînent sur la prise de parole de l’autre mais aussi sur la leur propre, chacun reprenant le procédé discursif qu’il a déjà employé précédemment. Continuité sur l’autre et continuité sur soi.

Dans l’exemple suivant, une structuration hiérarchique est d‘autant plus difficile à dégager que les prises de paroles sont directement associées à la manipulation d’objets et aussi que l’enfant est plus jeune. Ici encore les interventions se répartissent de manière égale entre l’adulte et l’enfant. Comme dans l’exemple précédent, c’est l’enfant qui est à l’initiative de l’interaction.

Exemple n°2: Dorian a 23 mois. Il joue dans la chambre de sa grand-mère qui range des vêtements.

1 - Dorian: tavu cube (tu as vu le cube) - Dorian prend une boîte posée sur un buffet

2 - GM: fais attention c’est fragile

3 - Dorian: equoiça? (c’est quoi ça?)

4 - GM: une grosse boîte

5 - GM: je l’ouvre?

6 - Dorian: vi (oui)

7 - GM: c’est joli ça?

8 - Dorian: vi (oui)

9 - Dorian: (il agite sa main au-dessus de la boîte) e bo / toutça! (c’est beau, tout ça)

10 - GM: oui / c’est des bijoux de mamie

11 - Dorian: donne a main (donne dans ma main)

13 - GM: non / toi prends en un / mais doucement

14 - Dorian: ayé suila (ça y est celui-là) - Dorian a pris une broche

15 - GM: très bien

16 - GM: maintenant remets dans le coffre

17 - Dorian: apu (y’a plus)! - Dorian a posé délicatement la broche dans la boîte

18 - Dorian: anko (encore)?

19 - GM: encore quoi?

20 - Dorian: biyou pu ma (un bijou pour moi)

21 - GM: je te donne un autre?

22 - Dorian: ma donne ot (donne-moi un autre)

23 - GM: celui-là alors / il est beau - GM met dans la main de Dorian un pendentif turquoise

24 - GM: tu vois la belle couleur?

25 - Dorian: vi / e bleu (oui, il est bleu)

26 - Dorian: (il remet le bijou dans la boîte) et voilà!

27 - Dorian: fini mainan (fini maintenant)

29 - GM: on ferme la boîte?

30 - Dorian: non pas fem (non, on ne ferme pas)

31 - Dorian: mont a lili (on montre à Elise - la grande soeur)

32 - GM: d’accord

De façon générale, et cela est lié à l’activité en cours, les déplacements concernent l’action (voir, faire, donner, prendre, ouvrir, fermer, remettre, finir). Toutefois, c’est la quantité de reprises et de reprises-modifications sur tous les niveaux de la mise en mots qui assure la dynamique serrée de l’interaction. J’ai choisi cet extrait de corpus à cause de sa différence avec l’extrait précédent. En matière de mouvement, la différence marquante avec l’exemple de Clément est le nombre d’auto-enchaînements (13 interventions sur 32), répartis de la manière suivante: quatre pour la grand-mère: 4/5, 15/16 et neuf pour Dorian: 8/9, 17/18, 25/26/27, 30/31. Pour ne pas charger l’analyse de trop de détails, prenons simplement le premier auto-enchaînement de Dorian. En 7, la grand-mère pose la question “c’est joli ça?”qui amène sans surprise la réponse “vi”. Cependant, l’enfant opère sur sa propre intervention un déplacement sémantique, en 9, par une reprise-modification de “joli” en “e bo / toutça” qui amplifie la qualification des objets du coffre. La grand-mère reprendra “beau” en 23. L’analyse doit, à ce niveau, prendre en compte la dimension de l’intonation: alors que le “joli” de la grand-mère est dit de façon neutre avec une intonation banalement ascendante de question, le “e bo” de Dorian est une exclamation d’admiration amplifiée par “toutça”. On peut attribuer au déplacement de Dorian le déplacement responsif de la grand-mère du “ça”, utilisé depuis le début, vers “bijoux”, mot qui sera repris par Dorian en 20.

L’intérêt de l’exemple suivant est que le “dialogisme interdiscursif” apparaît comme un organisateur dominant de l’interaction. En effet, 4 interventions sur 8 renvoient explicitement à des discours antérieurs (du “dit”), produits soit par le groupe présent, soit par la maîtresse absente. Et si l’on considère que la dernière intervention “c’est la règle” renvoie aussi à une construction discursive antérieure, seules 3 interventions sur 8 échappent à cette dominance (1, 4, 5). On pourrait mettre aussi sur le compte du rappel d’un faire antérieur, dont on ne sait pas exactement la teneur, l’intervention 4 (“je l’ai déjà fait”). Il reste ainsi à la faveur du hic et nunc la première et la cinquième interventions d’Oscar qui, finalement, est le seul à tenir un discours au présent (“tu vas chercher”», “je saute mon tour”, “Aline qui va”).

Exemple n°3: Les enfants ont 5 ans et sont installés autour d’une table en classe.

1 - Oscar: toi / tu vas chercher les feutres et les ciseaux

2 - Tom: non / on a discuté / on a dit que c’était à tour de rôle

3 - Oscar: oui mais / aujourd’hui c’est moi le responsable a dit la maîtresse

4 - Tom: oui mais / moi je l’ai déjà fait

5 - Oscar: alors / je saute mon tour et c’est Aline qui va

6 - Aline: d’accord / mais on dit que demain tu reprends ton tour

7 - Tom: obligé / parce que c’est la maîtresse qui l’a dit

8 - Aline: c’est la règle

Dans l’exemple N° 4 qui suit, c’est l’apparition d’un “dialogisme intralocutif” qui retient l’attention. Il est sans doute favorisé par le fait que les deux petites filles (5 ans) sont en train de dessiner côte à côte et que leurs yeux ne quittent pas les feuilles de dessins, allant de l’une à l’autre, sans échanges de regards entre elles.

1 - Muriel: regarde / la fille elle cueille des fleurs

2 - Sophie: moi aussi elle cueille des fleurs

3 - Muriel: mais c’est pas les mêmes hein

4 - Sophie: ah non pas les mêmes / j’ai dit moi aussi mais moi c’est sur les arbres

5 - Sophie: elle a une belle robe ta tienne

6 - Muriel: non ça c’est une jupe

7 - Sophie: moi c’est une robe

8 - Muriel: ah oui une robe / je dirais une longue robe

9 - Sophie: Je vais faire main(te)ant des p’tits oiseaux dans les arbres

10 - Muriel: moi aussi des gros / comment je vais faire y’a pas d’arbre

11 - Sophie: tu peux pas le faire

12 - Muriel: ben non / c’est dommage / ben si / un gros qui vole

13 - Sophie: je peux faire aussi un gros qui vole

L’interaction porte sur ce qui relève du même et du différent dans la description des dessins en train de se faire. La continuité se joue dans les mouvements de reprise des mises en mots du même et les déplacements de formulation du différent. Le discours descriptif de ce que font conjointement Muriel et Sophie se distribue soit dans l’interlocution par enchaînement d’une enfant sur l’autre, soit dans l’intralocution d’une enfant sur elle-même. Il en est ainsi en 4, où Sophie revient sur son propre discours pour le contester; dans un même mouvement, elle se cite (“moi aussi”), se réfute (“mais”) et se justifie (“c’est sur les arbres”). Il en est ainsi en 10 et en 12, où Muriel s’interroge (“comment”) et débat avec elle-même de la possibilité de dessiner des oiseaux (“ben non”, “ben si”). Ce cas est particulièrement intéressant par son aspect réflexif, puisque le locuteur se retourne sur son énoncé et crée une distance énonciative interne à son propre discours. Une figure plus complexe de l’intralocution concerne l’intervention 8 où Muriel reformule, à la fois pour Sophie (intervention 7) et pour elle-même, “robe” par “longue robe”. La formulation de Sophie précédant juste celle de Muriel, la reprise-modification de Muriel se trouve être immédiatement doublement responsive.

Pour clore sans conclure

Frédéric François (1991FRANÇOIS, F. Le dialogue en maternelle. Mise en mots et enchaînements. In: M.WIRTHNER, D. MARTIN, P. PERRENOUD (dirs.). Parole étouffée, parole libérée. Fondements et limites d'une pédagogie de l'oral. Neuchâtel et Paris: Delachaux et Niestlé, 1991. p.55-74.) définit comme “espace de jeu” la double relation entre le maintien du champ thématique et les effets des multiples déplacements discursifs. Il souligne l’importance de ceux qui constituent de véritables “jeux de langage” et qui émaillent nos interactions avec des enfants et entre enfants. Ils exploitent, en effet, pour notre plus grand bonheur le vaste dialogisme de la dimension métalangagière qui met en dialogue la langue avec elle-même. Les “mots d’enfants” renvoient au talent précoce du déplacement du sens des mots, véritable “art de la réplique” en dialogue (DELAMOTTE, 2007DELAMOTTE, R. Des connaissances conversationnelles ignorées: l’art de la réplique chez de jeunes enfants. In: M. C. PENLOUP, (dir.) Les connaissances ignorées: approches interdisciplinaires de ce que savent les élèves. Lyon: INRP, 2007. p.45-75. , 2008DELAMOTTE, R. Dans les interstices du dialogue: jeux de langage et confidences enfantines. In: R. DELAMOTTE, C. HUDELOT, A. SALAZAR ORVIG (éds.). Dialogues, mouvements discursifs, significations. Paris: EME Éditions, 2008. p.177-190. [Collection Sciences du langage]).

Exemple n°5: Margot âgée de 3 ans et demi qui joue avec ses parents à “j’ai un animal dans la tête”.

1 - Margot: papa, il a un animal dans la tête / maman, tu peux lui parler une question?

2 - Mère: je cherche / mais on dit poser une question / alors, voyons, est-ce qu’il a des cornes?

3 - Margot: à toi papa de poser ta réponse!

4 - Père: oui, il a des cornes / mais, tu vois, là, on dit donner une réponse

5 - Margot: zut alors / c’est trop difficile ce jeu avec papa, maman!

Ce qui importe dans ce petit dialogue n’est pas de comptabiliser le nombre des actes de langage au sein de chaque intervention ni de catégoriser la nature du passage d’un échange à l’autre, mais de constater comment interagissent langagièrement deux mondes, celui du jeu et celui de la langue, avec le déplacement de l’un vers l’autre concentré dans la dernière intervention inattendue (pour un adulte) de Margot.

Le dernier exemple, de son côté, est resserré sur la langue en une suite d’enchaînements de formes linguistiques dans un sorte joute oratoire dont l’emballement produit un comique qui n’échappe pas aux trois interlocuteurs.

Exemple n°6: Camille et Pierre, jumeaux de 5 ans, fabriquent à la maison des marionnettes pour la classe.

1 - Père: y’a pas de marionnettes à l’école?

2 - Camille: non / y’en a pas / c’est nous qui les font!

3 - Père: qui les faisons

4 - Pierre (un ton plus haut) non, qu’on les font!

5 - Père: (criant et riant) qu’on les fait!

6 - Camille: (hurlant et chantant) ainsi font font font les petites marionnettes!3 3 Comptine enfantine connue “Ainsi font font font les petites marionnettes”.

On l’aura compris, l’idée centrale de cette contribution était de montrer, sous l’angle de l’activité responsive, ce qu’une approche bakhtinienne peut apporter aux études sur l’acquisition du langage par l’enfant. Le dernier exemple nous rappelle que Bakhtine présentait l’interaction langagière comme un passionnant “combat dialogique” dans lequel la voix de chacun se heurte et se mêle nécessairement à celle des autres. Il écrivait aussi, élargissant son propos:

Je vis dans l’univers des mots d’autrui. Et toute ma vie consiste à me diriger dans cet univers, à réagir aux mots d’autrui… à commencer par l’acquisition que j’en ai faite… pour finir par l’acquisition des richesses de la culture humaine. (BAKHTINE/VOLOCHINOV, 1986BAKHTINE, M. (VOLOCHINOV, V, N). Le marxisme et la philosophie du langage: Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique. Traduit du russe et presenté par Marina Yaguello. Préface de Roman Jakobson. Paris: Minuit, 1986. [1929], p.143)

  • 1
    En France, Règlement Général de Protection des Données (RGPD) (https://www.cnil.fr/fr/reglement-europeen-protection-donnees/chapitre1#Article4) est entré en vigueur le 25 mai 2018. Les données présentées dans cet article ont été recueillies et traitées avant l’entrée en vigueur de cette loi. Le corpus a été enregistré par mes soins auprès de familles dans un réseau amical et dans des classes de maternelle auxquelles j’ai eu accès dans mes recherches. La présentation des données est conforme, en outre, à l’article 4 du RGPD dans la mesure où ils ne fournissent aucune information permettant d’identifier directement ou indirectement les individus dont les discours sont présentés
  • 2
    La transcription des extraits de corpus choisie vise une facilité de lecture. Pour l’enfant le plus jeune (23 mois), la prononciation et les figements ont été maintenus a minima, quand il n’est pas possible de faire autrement.
  • 3
    Comptine enfantine connue “Ainsi font font font les petites marionnettes”.

RÉFÉRENCES

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  • BAKHTINE, M. (VOLOCHINOV, V, N). Le marxisme et la philosophie du langage: Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique. Traduit du russe et presenté par Marina Yaguello. Préface de Roman Jakobson. Paris: Minuit, 1986. [1929]
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  • DELAMOTTE, R. Dans les interstices du dialogue: jeux de langage et confidences enfantines. In: R. DELAMOTTE, C. HUDELOT, A. SALAZAR ORVIG (éds.). Dialogues, mouvements discursifs, significations Paris: EME Éditions, 2008. p.177-190. [Collection Sciences du langage]
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Publication Dates

  • Publication in this collection
    11 Dec 2020
  • Date of issue
    Jan-Mar 2021

History

  • Received
    27 Apr 2020
  • Accepted
    15 Oct 2020
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