Un espace de plainte singulier
Proposé dans le cadre d’une étude engagée par une fédération d’associations d’accueil des familles de détenus, l’espace de plainte ouvert revêt trois singularités.
Un corpus très féminin
Le corpus est constitué de 189 questionnaires sur lesquels figurent des actes d’écriture très protéiforme: 176 ont été rédigés par des femmes, 11 par des hommes, cette surreprésentation corrobore d’autres études sur ce thème (Ricordeau, 2008; Touraut, 2012).
71 ont été rédigées par des conjointes, 78 par des parents (dont 5 pères), 5 par des amis, 30 par un membre de la fratrie, 4 par des tantes, 1 par une grand-mère de détenu.
Des expressions non formalisées de mécontentements
Les commentaires rédigés constituent des données originales pour saisir l’expérience des familles de détenus, dans le prolongement de précédentes recherches (voir notamment Comfort, 2007; Ricordeau, 2008; Touraut 2012; Lehalle, 2019). Leur analyse s’inscrit aussi dans la filiation d’études consacrées à des courriers de réclamations5 ou à des écrits visant à solliciter des droits6. Néanmoins ces données sont spécifiques en ce que leur écriture n’est pas directement adressée à une administration ou à une autorité étatique, et qu’elle est très peu formalisée. Contrairement à des requêtes administratives, elle n’est pas du tout normalisée. Les écrits sont des doléances qui ne donneront pas lieu à une mise en forme juridique de la contestation, ils ne visent pas un contentieux à l’encontre des prisons.
Dans les écrits domine l’expression de mécontentement, la question les invitant à exprimer ce qu’ils vivaient le plus mal. Néanmoins, des personnes expriment leur reconnaissance à l’égard des associations d’accueil.
Point important: l’accueil aux familles par les bénévoles est très humain, chaleureux, et dévoué; indispensable7.
De même, une dizaine de commentaires saluent le travail des surveillants.
Je tiens à préciser que le personnel de la maison d’arrêt, sont des personnes humaines et très ouvertes aux familles.
Des formes d’écritures et des postures d’énonciations variées
La tonalité expressive des écrits va d’un style sobre, pondéré, factuel qui se limite à “une simple indication des faits sans composante émotionnelle particulière, laissant le lecteur à distance” (Fassin, 2000, p. 968) à un style vindicatif. Le ton factuel peut être illustré ainsi:
Arrogance des surveillant et des surveillantes. Mauvaise odeur à l’intérieur. Manque de bouteille d’eau.
* Prévenir la famille du détenu s’il n’y a parloir et que le détenu doit s’absenter (parloir annulé = perte de temps = déception de ne pas voir la personne détenue)
* Sac de linge = autoriser plus de vêtements par semaine.
De nombreux commentaires expriment aussi un souhait dans un style policé.
Ce serait bien que l’on puisse leur donner des fournitures pour améliorer leur cellule. Rideaux pour le soleil. Etendoir, déodorisant et post-it pour mettre leurs photos.
D’autres écrits sollicitent des explications à propos de situations ou règles qu’ils ne comprennent pas. Les proches font appel à la fonction sémantique de l’institution qui exige de “dire ce qu’il en est de ce qu’il est” (Boltanski, 2009, p. 117).
Transfert de L’EPM d’Orvault vers la maison d’arrêt de Nantes. Les autorisations téléphoniques ne suivent pas. Donc aucune nouvelle pendant 10 jours sans savoir Pourquoi?
Enfin, des plaintes adoptent un ton vindicatif qui témoigne d’un fort ressentiment de la part des proches. Peut être “considéré comme “vindicatif” le ton utilisé pour prendre à parti le lecteur au sujet d’une situation qui suscite l’indignation” (Fassin, 2000, pp. 968-969). Un recours excessif à la ponctuation – aux points d’exclamation ou d’interrogation –, l’usage de majuscules, de même que le fait de souligner certains mots permettent aux auteurs d’appuyer la force de leur indignation.
Il faudrait absolument autoriser les rapport sexuelle durant les parloirs, car que ce soit pour le détenue ou pour la personne de la visite, nous sommes en manquent.
Pas de banc, pas protégé par le vent, pluie, froid… c’est inadmissible.
Les postures énonciatrices sont également variées. Les éléments de définition de l’énonciateur sont différents dans le sens où certains usent du pronom “je” quand d’autres se qualifient en indiquant leur lien de parentalité avec la personne détenue.
Je suis la maman du détenu.
Nous sommes les beaux père et mère du détenu.
La revendication d’un lien de parenté fournit des appuis pour revendiquer des droits et permet de rattacher le détenu à une communauté d’appartenance. Les pronoms “nous” ou le “on” sont très souvent mobilisés soit pour désigner l’ensemble des proches de détenus – considérant que tous partagent des épreuves communes – soit pour se qualifier en même temps que le détenu, les épreuves vécues par l’un en prison et par l’auteur en dehors des murs étant ainsi largement associées.
Les commentaires témoignent enfin de la difficulté à construire un destinataire, comme en témoigne le flottement des termes d’adresse. Il est rare de saisir qui est le destinataire visé par les commentaires ce qui montre que les proches de détenus peinent à identifier des interlocuteurs susceptibles d’entendre leurs plaintes.