Abstracts
L'article se propose d'analyser quelques problèmes théoriques dans l'étude des relations entre familles populaires et école, problèmes qui sont ceux que rencontre la sociologie dans l'étude des classes populaires et de leurs relations avec le monde dominant et les institutions. Il explore la possibilité de dépasser l'alternative entre une perspective strictement légitimiste qui tend à réduire les classes populaires et leurs pratiques au rapport de domination qui les aliène (hétéronomie) et la perspective relativiste qui les envisage dans une altérité radicale (autonomie) en occultant les rapports sociaux de domination. Il insiste sur l'ambivalence des logiques et des pratiques des familles populaires.
Familles populaires; École; Domination; Autonomie; Ambivalence
O artigo se propõe a analisar alguns problemas teóricos no estudo das relações entre famílias populares e escola, problemas que são os mesmos encontrados pela a sociologia no estudo das classes populares e suas relações com o mundo dominante e as instituições. Ele explora a possibilidade de superar a alternativa entre uma perspectiva estritamente legitimista que tende a reduzir as classes populares e suas práticas a uma relação de dominação que as aliena (heteronomia), e a perspectiva relativista que as considera dentro de uma alteridade radical (autonomia), ocultando as relações sociais de dominação. Ele insiste na ambivalência das lógicas e das práticas das famílias populares.
Famílias populares; Escola; Dominação; Autonomia; Ambivalência
Familles populaires et institution scolaire: entre autonomie et hétéronomie
Daniel Thin
Université Lumière Lyon 2
Daniel Thin est sociologue, maître de conférences à lUniversité Lumière Lyon 2, membre du Groupe de Recherche sur la Socialisation. Il travaille depuis 20 ans sur les questions liées à léducation et à la scolarisation dans les milieux populaires les plus défavorisés.
Résumé
Larticle se propose danalyser quelques problèmes théoriques dans létude des relations entre familles populaires et école, problèmes qui sont ceux que rencontre la sociologie dans létude des classes populaires et de leurs relations avec le monde dominant et les institutions. Il explore la possibilité de dépasser lalternative entre une perspective strictement légitimiste qui tend à réduire les classes populaires et leurs pratiques au rapport de domination qui les aliène (hétéronomie) et la perspective relativiste qui les envisage dans une altérité radicale (autonomie) en occultant les rapports sociaux de domination. Il insiste sur lambivalence des logiques et des pratiques des familles populaires.
Mots-clés: Familles populaires École Domination Autonomie Ambivalence.
Létude des relations entre les familles populaires et linstitution scolaire, et plus largement des relations des membres des familles populaires avec les institutions de socialisation et dencadrement, ma exposé aux problèmes posés à la sociologie par létude des classes populaires et de leurs relations avec le monde dominant1 1 . Ainsi, mes recherches, loin dêtre enfermées dans une sociologie de lécole, rejoignent les débats sociologiques à propos des cultures populaires. . Cest cette question2 2 . Question redoutable parce que, sans doute plus que pour nombre dautres objets, elle risque de trouver une réponse différente selon le rapport du chercheur aux classes populaires et aux institutions de socialisation et dencadrement. Lon sait quil est tentant pour le sociologue de verser dans une forme de populisme qui exalte les cultures et les pratiques populaires ou dans son miroir, le misérabilisme, qui déplore les carences (culturelles, sociales ) des classes populaires quelles en soient jugées victimes ou responsables que je voudrais aborder ici, question qui soulève celle de lautonomie ou de lhétéronomie des classes populaires dans leurs rapports à des institutions qui simposent à elles et tendent à imposer leurs logiques (leurs représentations, leurs logiques daction, leur organisation, leurs règles ) et en loccurrence leurs logiques socialisatrices (leur mode de socialisation). En général, le débat se partage entre ceux qui nient toute existence de logiques propres aux classes populaires, toute culture populaire et ceux qui affirment lexistence dune culture populaire autonome ou indépendante des logiques et des cultures qui dominent dans la formation sociale. Autrement dit, soit on considère les classes populaires, comme soumises à une domination qui les aliène, qui ne leur laisse aucune autonomie notamment symbolique ou les réduit à ne mettre en uvre que des logiques qui sont des débris altérés des logiques dominantes. Soit on considère au contraire quelles ont des logiques propres, complètement autonomes et quelles sont dans une altérité radicale, que ce soit pour encenser cette altérité ou pour la déplorer.
On peut soutenir le point de vue développé par Pierre Bourdieu3 3 . Pierre Bourdieu, «Vous avez dit populaire?», Actes de la recherche en sciences sociales, n.46, 1983. critiquant lusage sociologique de la notion de cultures populaires quand elle conduit à considérer, souvent de manière hagiographique, les cultures populaires comme un ensemble cohérent et que lon peut mettre sur le même plan que les cultures dominantes en oubliant les rapports de forces qui imposent la définition de la culture. Il nest dailleurs pas difficile de montrer que lorsque lon parle de cultures populaires, il nest pas rare que lon en parle en les reconstruisant comme « culture » au sens légitime du terme et en leur appliquant des principes de classement issus de la culture dominante ou de la conception dominante de la culture. Ainsi, Michel de Certeau montre dans La beauté du mort4 4 . Michel de Certeau, « La beauté du mort », dans La culture au pluriel, Christian Bourgeois, 1980. que les pratiques populaires sont constituées en objet de culture quand on en a détruit la logique sociale ou quand elles ont cessé dexister comme pratiques sociales effectives, organisant des interactions, produisant des biens, structurant des relations Pour autant, linsistance sur labsence de cultures populaires autonomes soulève de sérieux problèmes lorsquelle conduit à ne voir dans les classes populaires que des débris de la culture dominante5 5 . « Ceux qui croient en lexistence dune culture populaire, véritable alliance de mots à travers laquelle on impose, quon le veuille ou non, la définition dominante de la culture, doivent sattendre à ne trouver, sils vont y voir, que des fragments épars dune culture savante plus ou moins ancienne », Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement. Minuit, 1979. ou des formes dégradées de celle-ci6 6 . Comme dans le travail sur les pratiques familiales en matière de soins aux enfants. Luc Boltanski, Prime éducation et morale de classe, Mouton, 1969. et finit par nier toute logique propre dans les classes populaires, oubliant que toute condition dexistence est productrice de sens et de symbolisme7 7 . Ce qui est dailleurs contradictoire avec laffirmation de marchés francs dans lesquels les membres des classes populaires seraient affranchis de la domination (parce quentre eux et à labri du regard des dominants) et pourraient se laisser aller à leurs propres manières de faire, de parler, dêtre On retrouve lopposition ou la tension, très bien analysée par Grignon et Passeron, entre ce quils nomment le légitimisme et le relativisme8 8 . Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le Populaire. Misérabilisme et Populisme en sociologie et en littérature, Hautes Etudes / Gallimard / Le Seuil, 1989. .
Sagissant des relations entre les familles populaires et linstitution scolaire, il est manifeste quon ne peut les analyser en dehors de rapports de domination. Dune part, les membres des familles populaires sont très éloignés de lécole par leur faible scolarisation comme par des manières de faire et de penser ou leurs façons de socialiser leurs enfants. Dautre part, avec limportance accrue de lécole dans notre formation sociale (au point quon peut dire quelle est devenue incontournable), les membres des classes populaires ont intérêt à consentir au jeu scolaire et, du même coup, à en accepter au moins partiellement les règles et lon se souvient que « Tout véritable rapport de domination comporte un minimum de volonté dobéir, par conséquent un intérêt, extérieur ou intérieur, à obéir »9 9 . Max Weber, Economie et société, Plon, 1971, p. 219. Proposition que lon peut rapprocher de la suivante : « ladaptation à une position dominée implique une forme dacceptation de la domination » Pierre Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 448. Le même auteur apporte dailleurs une précision importante à cette perspective en soulignant que « sil est bon de rappeler que les dominés contribuent toujours à leur propre domination, il faut rappeler aussitôt que les dispositions qui les inclinent à cette complicité sont aussi leffet, incorporé, de la domination » Pierre Bourdieu, La Noblesse dEtat. Grandes écoles et esprit de corps, Minuit, 1989, p. 12. . En même temps, le mode scolaire de socialisation, comme mode dominant de socialisation, tend à simposer comme modèle éducatif, y compris sur les familles qui en sont relativement éloignées. La domination scolaire sur les familles populaires trouve ainsi son efficacité dans « la croyance en la légitimité »10 10 . « Mais coutumes ou intérêts ne peuvent, pas plus que des motifs dalliance strictement affectuels ou strictement rationnels en valeur, établir les fondements sûrs dune domination. Un facteur décisif plus large sy ajoute normalement : la croyance en la légitimité. » Max Weber, Economie..., op. cit., p. 220. des pratiques scolaires et des enseignants qui les mettent en uvre, la légitimité de ces derniers étant liée à leur maîtrise des savoirs scolaires, à leur compétence en matière éducative certifiée par leur formation et à lautorité pédagogique qui leur est conférée par linstitution scolaire. Ainsi, la théorie de la domination symbolique et de la légitimité permet de penser ces situations où les parents des familles populaires tentent de se plier aux exigences scolaires, sen remettent aux enseignants pour la scolarité de leurs enfants, reconnaissant en même temps la légitimité de ces agents et leur propre incompétence, ainsi que les situations dans lesquelles les parents essaient de transformer leurs pratiques, y compris leurs pratiques socialisatrices non directement liées à la scolarité, pour suivre les conseils, les incitations ou les injonctions des enseignants ou des travailleurs sociaux.
Pour autant, réduire les pratiques des familles populaires au simple produit de la domination et de lintériorisation de la légitimité et de la supériorité de la culture scolaire nest pas entièrement satisfaisant. On occulte alors ce que les conditions dexistence comme lhistoire des familles produisent comme pratiques socialisatrices, manière de faire et de penser11 11 . Partant « du droit imprescriptible au symbolisme quaccorde à tout groupe social la thèse wébérienne selon laquelle toute condition sociale est en même temps le lieu et le principe dune organisation de la perception du monde en un cosmos de rapports dotés de sens ». Jean-Claude Passeron, in Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et..., op. cit., p. 21. . En outre, on est conduit le plus souvent à ne voir dans les familles populaires que le manque et la faiblesse dans le rapport à lécole et à adopter un regard « misérabiliste » sur des familles qui ne seraient descriptibles que par les carences scolaires et culturelles. Les pratiques des familles et leurs relations à lécole peuvent donc également ressortir dune approche plus relativiste. Une telle position tente de saisir dans les formations sociales hiérarchisées les pratiques et les cultures populaires dans leurs logiques propres, et postule lexistence dune autonomie des logiques populaires. Les pratiques populaires ne sont plus ici appréhendées comme pratiques dominées mais comme pratiques dont le sens, ne pouvant être déduit de la seule domination, doit être référé aux conditions dexistence, à lhistoire et aux relations entre les membres des classes populaires. La posture relativiste oppose au misérabilisme, qui ne voit que privation ou aliénation dans la vie des dominés, la possibilité pour lanalyste de saisir du sens et une logique là où le point de vue dominant, ici scolaire, ne voit quillogisme, désordre ou incohérence12 12 . De nombreux travaux montrent lexistence de logiques propres aux êtres sociaux dominés : Louis Gruel, « Conjurer lexclusion. Rhétorique et identité revendiquée dans des habitats socialement disqualifiés », Revue française de sociologie, XXVI-3, 1985 ; Philippe Bourgois, « Une nuit dans une Shooting Gallery. Enquête sur le commerce de la drogue à East Harlem », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 94, 1992 ; Richard Hoggart, La Culture du pauvre, Minuit, 1970 ; Michel Verret, La Culture ouvrière, ACL éditions, 1988 . Concernant les pratiques socialisatrices des familles populaires, jai montré lexistence de logiques propres en matière par exemple de mode dautorité ou de rapport au jeu ou encore de rapport au temps13 13 . Lanalyse des logiques socialisatrices retrouve des propositions de Basil Bernstein à propos des types de familles et de socialisation. Basil Bernstein, Langage et classes sociales. Codes socio-linguistiques et contrôle social, Minuit, 1975. . Dans les familles, le regard porté sur lécole est également associé à des représentations qui naissent à travers les conditions dexistence, comme la logique du travail et du sérieux qui préside aux représentations du travail scolaire. Mes recherches montrent ainsi quil existe des logiques socialisatrices qui trouvent leur principe dans les formes dexistence des familles et dans les dispositions socialement produites des membres des classes populaires14 14 Daniel Thin, Quartiers populaires. LEcole et les familles, PUL, 1998. . Mais là encore, il me semble périlleux de suivre jusquau bout la pente du relativisme sil conduit à oublier que les pratiques et les logiques populaires sont insérées dans un ensemble de pratiques et de logiques hiérarchisées et que, finalement, la cohérence et la logique des pratiques populaires ne peuvent entièrement se comprendre que dans les relations quelles entretiennent avec les pratiques dominantes.
Les deux approches, le légitimisme qui privilégie lhétéronomie des pratiques populaires et le relativisme qui les saisit dans leur autonomie, permettent chacune déclairer les pratiques des classes populaires et leurs relations à dautres groupes ou classes. Faut-il choisir une des deux approches en laissant dans lombre ce que lautre met au jour ? Faut-il alterner les approches en fonction du type de pratiques étudiées en supposant quil y aurait des pratiques plus autonomes et dautres davantage soumises aux rapports de domination ? Cela conduirait par exemple à envisager les pratiques des parents vis-à-vis de lécole et de la scolarisation sous langle de la domination et à considérer les pratiques domestiques dans leurs logiques propres en lien avec la structure familiale ou les conditions dexistence. Une telle vision dichotomique oublie à la fois que les membres des familles populaires appréhendent lécole aussi à partir de leur propre socialisation et que la domination symbolique du mode scolaire de socialisation sexerce jusque dans les relations entre parents et enfants.
Pour sortir de cette impasse, je crois utile et possible dappréhender simultanément les deux dimensions des cultures et pratiques populaires et de concilier sans cesse les deux approches, en intégrant dans la description lensemble des caractéristiques des pratiques populaires dans leurs relations aux pratiques dominantes, cest-à-dire ce qui les caractérise comme dominées et ce qui les caractérise comme logiques propres. Ainsi, les relations entre les familles populaires et lécole doivent se comprendre en prenant en compte le fait que la scolarisation est assurément une situation dans laquelle les membres des familles populaires sont en position dinfériorité et de dominés et le fait quils ont leur propre manière de voir et de faire, autrement dit, que les familles populaires ont leurs propres logiques socialisatrices. Convaincu quil me faut « tenir les deux bouts » en même temps et convaincu de la nécessaire ambivalence des pratiques des familles populaires, je mattache à montrer, à travers mes recherches, comment les membres des familles populaires essaient de jouer le jeu scolaire, de sadapter à la situation qui simpose à eux, en mettant en uvre leurs propres logiques.
Cette orientation me conduit à envisager les relations entre familles populaires et école, et plus largement les institutions de socialisation dans les termes dune confrontation, cest-à-dire dune rencontre et dune tension (dans un rapport de domination) entre logiques sociales et socialisatrices différentes ou divergentes. En cette confrontation sont mises au jour les dissonances et les contradictions entre logiques socialisatrices populaires et logiques pédagogiques, entre dispositions des élèves et activité pédagogique dans les établissements scolaires des quartiers populaires, entre contraintes de la vie populaire et exigences de la vie scolaire, etc. Lapproche en termes de confrontation entre ces logiques (traversant des pratiques, des manières de faire, des manières dêtre ), permet de sortir dune analyse qui privilégierait unilatéralement leffet dimposition, demprise et de dépendance des logiques institutionnelles ou dominantes en même temps quelle ne méconnaît pas les effets dune relation inégale. En outre, la confrontation suppose rencontre et interdépendance. Parce que la confrontation a socio-logiquement lieu dans des relations dinterdépendance autant quelle crée des relations dinterdépendance, elle contraint les deux parties. Bien que dans des rapports inégaux et de domination, la contrainte soit inégalement répartie, bien que le rapport des forces soit favorable à linstitution scolaire et aux logiques scolaires, la contrainte sexerce aussi sur ces dernières. Lanalyse en termes de confrontation permet ainsi de penser les effets des relations sur lensemble des protagonistes, et notamment sur les enseignants comme sur les parents. Surtout, et cest essentiel pour notre propos, elle permet danalyser les pratiques des familles populaires dans leur rencontre avec les logiques scolaires. On saperçoit alors que ces pratiques ne sont ni réductibles ni à une altérité radicale ni à une conformité soumise. Elles constituent le plus souvent une sorte de mixte de conformité et de non-conformité aux exigences scolaires, conformité et non-conformité pouvant se marier dans les mêmes pratiques, linadéquation des pratiques apparaissant souvent dans la recherche de la réponse adéquate aux injonctions scolaires. Les pratiques populaires, ici comme en dautres matières, ne sont ni pure autonomie ni pure soumission aux logiques dominantes. Dominées par la raison scolaire, les pratiques des familles populaires vis-à-vis de la scolarité conservent un caractère daltérité relative par la manière dont elles jouent le jeu scolaire ou interprètent les attentes ou exigences des enseignants.
Vérifiant ici « lhypothèse de lambivalence de tout symbolisme et de toute pratique de classe dominée »15 15 Jean-Claude Passeron, in Le Savant et le populaire..., op. cit., p. 71. , on observe que les relations des familles populaires à linstitution scolaire sont fortement ambivalentes. Lécole simpose aux familles populaires et celles-ci ne sont pas complètement ignorantes des normes éducatives liées au mode scolaire de socialisation, de la légitimité de celui-ci et donc de lillégitimité de leurs pratiques, comme le révèlent les tentatives, rarement couronnées de succès, pour se conformer aux attentes de lécole et des enseignants. Cette situation, ainsi que la tension entre leurs propres pratiques et les pratiques légitimes à lécole et pour lécole, la perception de limportance de lécole et des difficultés à se conformer à ses exigences concourt au développement dun rapport ambivalent à lécole et à la scolarisation. Lambivalence se fonde dans lassociation entre, dune part, une distance à légard de lécole due à une faible maîtrise de lunivers scolaire et à des logiques socialisatrices propres aux familles populaires et, pour lessentiel, contradictoires avec les logiques scolaires et, dautre part, une perception de lincontournabilité de lécole et de la scolarisation, dun sentiment de la légitimité de laction de lécole et des pratiques pédagogiques des enseignants. Cette ambivalence apparaît par exemple dans les attentes vis-à-vis de lécole, la scolarisation pouvant notamment être décrite du point de vue des parents comme porteuse à la fois despoirs et de risques, ou encore dans les pratiques à légard de la scolarité des enfants, nombre de parents oscillant entre une faible intervention directe sur cette scolarité et des pratiques de surinvestissement. Elle est manifeste également à lendroit des enseignants vis-à-vis desquels les parents peuvent exprimer confiance (voire remise de soi) et reconnaissance en même temps que défiance et prévention ou résistance à leurs initiatives16 16 Daniel Thin, « Les relations entre familles et enseignants en milieux populaires : rencontres improbables et contraintes réciproques », in Sébastien Ramé, Insertions et évolutions professionnelles dans le milieu enseignant, LHarmattan, 2001 ; Daniel Thin, « Tant quon a la santé... ». Des familles populaires et de la santé de leurs enfants, rapport de recherche, GRS-Université Lumière Lyon 2, ronéoté, octobre 1997.
Lambivalence des familles populaires peut pour une part se traduire dans une sorte doscillation entre des pratiques qui tendraient à la conformité avec les exigences scolaires et des pratiques contradictoires avec celles-ci ou à une oscillation entre une acceptation du jeu scolaire et un refus ou une distance à légard de celui-ci. Pour autant, la notion doscillation laissant penser à un mouvement de balancier entre des pratiques familiales soumises aux logiques scolaires et des pratiques familiales contraires ou sopposant à celles-ci, si elle décrit bien certaines pratiques familiales, ne permet pas de rendre compte de la complexité de ce qui se passe au cours de la confrontation. Si on ny prend garde, elle risque de nous replonger dans les impasses évoquées plus haut qui consiste pour le sociologue à alterner les descriptions de pratiques autonomes et de pratiques dominées.
En fait, lambivalence ne se traduit pas principalement dans une succession de pratiques plus ou moins conformes ou distantes aux logiques scolaires. Elle est présente en chacune des pratiques des familles populaires. Pour mieux en rendre compte, il faut mobiliser une autre notion qui est centrale dans mon approche en termes de confrontation. Il sagit de la notion dappropriation, les pratiques des familles populaires dans leurs relations avec lécole étant des pratiques dappropriation de celle-ci, appropriation à partir des logiques socialisatrices populaires et des logiques scolaires qui simposent à elles. Il faut sans doute préciser ici ce que jentends par appropriation car son usage néchappe pas toujours à un usage légitimiste. On trouve chez Pierre Bourdieu la notion dappropriation des biens culturels : « Du fait que leur appropriation suppose des dispositions et des compétences qui ne sont pas universellement distribuées (bien quelles aient lapparence de linnéité), les uvres culturelles font lobjet dune appropriation exclusive, matérielle ou symbolique » ainsi que lidée de « la rareté des instruments nécessaires à leur appropriation »17 17 Pierre Bourdieu, La distinction, op. cit., p. 252. . Ici, lappropriation est rabattue sous la possibilité ou la capacité à sapproprier un bien (avec la probabilité que certains aient davantage de capacité que dautres, en fonction de leur capital culturel). Les différences entre êtres sociaux comme entre classes sociales sont ainsi ramenées à la capacité de sapproprier ces biens, cest-à-dire à se les approprier de manière conforme et légitime. On oublie alors que « les différences culturelles ne sont pas réductibles à des inégalités de possession ou de compétences mais se révèlent aussi et surtout dans les appropriations sociales plurielles (notamment légitimes ou non légitimes) des mêmes objets »18 18 Bernard Lahire, Sociologie des pratiques décriture et de lecture dadultes à faible capital scolaire, Rapport au ministère de la Recherche et de la Technologie, 1991, p. 8. . Dans le domaine des apprentissages scolaires, il arrive que lon évoque des « processus individuels et sociaux qui permettent, favorisent ou, au contraire, entravent lappropriation des savoirs par des élèves appartenant à différents milieux sociaux. »19 19 Elisabeth Bautier et Jean-Yves Rochex, « Apprendre : des malentendus qui font la différence », dans Jean-Pierre Terrail (dir), La scolarisation de la France. Critique de létat des lieux, La Dispute, 1997, p. 108. . Tout se passe comme sil nexistait quune seule manière de sapproprier les savoirs et il nest pas envisagé quil y ait des appropriations différenciées de ceux-ci20 20 Les auteurs en conviendraient sans doute comme ils conviendraient quune des causes des différenciations sociales dans les apprentissages pourrait résider dans des modalités différentes dappropriation des savoirs scolaires, ce qui pourrait conduire à des recherches sur les modalités dappropriation des savoirs et des activités scolaires et à se demander à partir de quels savoirs (et de quelles logiques) les élèves sapproprient les savoirs scolaires . Dans les deux cas, on oublie quun même objet ou une même situation peuvent prendre un sens différent selon les individus ou les groupes et peuvent ainsi faire lobjet dappropriations différentes. Dans de telles perspectives, les membres des classes populaires sont dabord appréhendés dans leurs difficultés ou incapacité à sapproprier les biens ou les situations dominantes. Si la notion dappropriation a une vertu pour comprendre les pratiques populaires à légard de lécole et des institutions de socialisation, cest bien à condition de lenvisager comme une appropriation qui est en même temps une interprétation ou une traduction, les familles populaires, parents et enfants, sappropriant lécole à partir des logiques issues de leur socialisation et de leurs conditions dexistence. On rejoint Michel de Certeau qui insiste sur limportance danalyser les « mille façons de jouer / déjouer le jeu de lautre, cest-à-dire lespace institué par dautres, caractérisant lactivité subtile, tenace, résistante, de groupes qui, faute davoir un propre, doivent se débrouiller dans un réseau de forces et de représentations établies. Il faut faire avec »21 21 Michel de Certeau, LInvention du quotidien. 1. Arts de faire, Gallimard, 1990, p. 35. . Lauteur incite à travailler dans ce sens en invoquant lexistence de « ruses » ou de « tactiques de pratiquants » là même où la domination semble totale et en soulignant qu« il doit y avoir des logiques de ces pratiques »22 22 Michel de Certeau, LInvention du quotidien..., op. cit, p. XL. : « Ces pratiques mettent en jeu une ratio populaire, une manière de penser investie dans une manière dagir, un art de combiner indissociable dun art dutiliser »23 23 Michel de Certeau, LInvention du quotidien..., op. cit., p. XLI. Il évoque lexemple des Indiens dAmérique confrontés à la domination espagnole et chrétienne : « Il y a longtemps quon a étudié, par exemple, quelle équivoque lézardait de lintérieur la réussite des colonisateurs espagnols auprès des ethnies indiennes : soumis et même consentants, souvent ces Indiens faisaient des actions rituelles, des représentations ou des lois qui leur étaient imposées autre chose que ce que le conquérant croyait obtenir par elles ; ils les subvertissaient non en les rejetant ou en les changeant, mais par leur manière de les utiliser à des fins et en fonction de références étrangères au système quils ne pouvaient fuir. Ils étaient autres, à lintérieur même de la colonisation qui les assimilait extérieurement ». Idem, p. XXXVIII. On lira sur ce sujet : Serge Gruzinski, La Colonisation de limaginaire. Sociétés indigènes et occidentalisation dans le Mexique espagnol, seizième-dix-huitième siècle, Gallimard, 1988. . Lhistorien Roger Chartier va dans le même sens lorsquil souligne que « les cultures populaires sont donc soumises, dépendantes, sans pour autant être arasées et incapables dappropriations. Ces capacités dappropriation peuvent aller de lacceptation (par rapport à laquelle elles maintiennent une distance), à la défense ou à la rebellion (rebellion définie de lintérieur, organisée à partir de la dépendance)24 24 Roger Chartier, Pouvoir(s) et culture(s), Groupe de Recherche sur la Socialisation - U.R.A. 893 C.N.R.S., Université Lumière Lyon 2, 1993, p. 51. . » Ainsi entendue, la notion dappropriation permet de décrire les manières dont les familles populaires se saisissent de ce qui simpose à elle, en loccurrence lécole et la scolarisation. Contraints de faire avec lécole et la scolarisation de leurs enfants, les parents sapproprient la situation scolaire, les exigences éducatives des enseignants en les interprétant selon une logique qui leur est propre. Lappropriation par les familles du travail scolaire, de lespace scolaire, des demandes ou des injonctions des enseignants, est une réappropriation. Cette réappropriation induit un détournement de sens, une conversion des logiques et des pratiques scolaires dans lordre des logiques populaires et il arrive que les actes apparemment les plus scolaires soient altérés au point de perdre leur validité pédagogique. Dans le cas des familles populaires à légard de lécole, les appropriations sont le plus souvent non conformes aux logiques scolaires, cest-à-dire aux exigences de lécole ou aux principes éducatifs On peut les qualifier dappropriations hétérodoxes25 25 Claude Fossé-Poliak parle de lautodidaxie comme une « appropriation hérétique des savoirs légitimes » dans La Vocation des autodidactes, LHarmattan, 1992, p. 10. , notion qui résout la tension entre autonomie et hétéronomie des pratiques populaires puisquelle conjugue la prise en compte de la domination et celle de la manière dont les logiques des familles populaires interviennent dans cette domination.
Plusieurs remarques peuvent être formulées concernant les appropriations plus ou moins hétérodoxes effectuées par les familles populaires dans leurs relations avec linstitution scolaire et ses agents.
Ces appropriations non conformes, hétérodoxes, sont au fondement de multiples « malentendus » et de nombreuses difficultés entre les enseignants et les parents, ceux-ci « dénaturant », altérant souvent les logiques de lécole, les logiques pédagogiques des enseignants au moment même où ils tentent de se conformer aux exigences scolaires. Les parents croient bien faire, cest-à-dire agir conformément aux normes scolaires, et nadmettent pas les critiques qui leur sont adressées, pas plus quils ne comprennent pourquoi leurs adaptations aux conseils ou aux injonctions des enseignants ne produisent pas les effets positifs escomptés sur la scolarité des enfants. Les enseignants se leurrent parfois en pensant avoir obtenu des mutations des pratiques familiales correspondant à un rapprochement du mode scolaire de socialisation alors quils ont affaire à des réappropriations cohérentes avec lentendement populaire mais pas avec les principes pédagogiques. Cest parce que les parents tentent parfois de sapproprier (à leur manière) ce que les agents de scolarisation tentent de leur inculquer ou de leur demander que ceux-ci peuvent croire à la transformation des familles tout en connaissant la déception quand ils saperçoivent que lappropriation opérée par les parents est non conforme aux exigences scolaires.
La conjugaison des réappropriations opérées par les membres des familles populaires et des tentatives de conversion des familles au mode scolaire de socialisation mises en oeuvre par les enseignants (parfois épaulés par les travailleurs sociaux) produit de nombreuses situations dans lesquelles saffrontent des pratiques, des manières de faire antagonistes. Il en est ainsi de lusage de lespace scolaire qui constitue une sorte denjeu entre enseignants et parents des familles populaires. Les enseignants sont nombreux à souhaiter une plus grande présence des parents dans lécole afin à la fois dagir sur eux et dobtenir leur soutien dans leur action pédagogique. Simultanément, ils sont face à la difficulté dimposer aux parents un usage de lespace scolaire conforme aux règles scolaires, nombre de parents important des préoccupations domestiques dans lespace scolaire et des pratiques contraires aux logiques socialisatrices scolaires. Cest particulièrement le cas lorsque les parents entendent régler eux-mêmes et selon des modalités souvent contraires aux règles scolaires, les conflits entre enfants à lintérieur de lespace scolaire, pratiques qui mettent en cause lautorité des enseignants sur lespace scolaire. On le voit dans cet exemple idéal-typique où des parents dune école viennent systématiquement surveiller leurs enfants à travers les grilles de la cour de lécole pendant les récréations, un père finissant par franchir ces grilles pour prendre la défense de sa fille dans un conflit entre enfants. De la même façon, les activités « péri-scolaires » sont lobjet daffrontements pratiques entre les objectifs que se fixent les travailleurs sociaux et le sens que donnent les parents à ces activités. Ainsi, les travailleurs sociaux mettent en place des actions d« aide aux devoirs » pour pouvoir mener une action éducative plus large sur les enfants et obtenir des parents quils laissent leurs enfants participer aux activités danimation. On observe que de nombreux parents retirent leurs enfants dès que l« aide aux devoirs » est terminée ou lorsque les activités danimation prennent le pas sur laide directe à la scolarité, signifiant par là que lactivité na de sens que dans son utilité scolaire la plus immédiate.
Les recherches montrent que laction des enseignants en direction des familles pour que celles-ci se conforment davantage aux exigences scolaires se heurte à des postures dattention distraite et polie aux discours sans changement dans les pratiques, ou encore au refus dingérence de laction pédagogique dans lespace domestique. Elles montrent surtout que les appropriations hétérodoxes, comme les limites que les parents tentent dimposer à laction scolaire, opèrent comme des résistances objectives à légard des logiques scolaires. En parlant de résistances « objectives », on souligne quil ne sagit pas dune volonté de résistance à la scolarisation de la part des familles populaires. A la limite, on pourrait dire que ce sont les logiques des familles qui résistent aux logiques scolaires davantage que les familles elles-mêmes. Ainsi, les appropriations non conformes, hétérodoxes, constituent des résistances aux logiques scolaires jusque dans lacceptation des exigences de linstitution scolaire. Les résistances objectives, les appropriations spécifiques forment autant de contraintes sur les enseignants qui ne peuvent parfois mettre en oeuvre les actions pédagogiques telles quils le souhaitent parce quils sont obligés de composer avec les pratiques familiales. On vérifie ainsi que les relations sont toujours des relations dinterdépendance26 26 Le concept de relations dinterdépendance est emprunté à Norbert Elias. Cf. Norbert Elias, Quest-ce que la sociologie ?, Edition de lAube, 1991 et Norbert Elias, La Société des individus, Fayard, 1991. et quil nest pas de situation dans laquelle les dominés ne peuvent à leur tour exercer des contraintes sur ce et sur ceux qui les dominent27 27 Dans La société de cour, Elias nous apprend quil nest pas de pouvoir, même lorsquil est dit absolu, qui ne sexerce sans contrainte sur son détenteur pris lui aussi dans des relations dinterdépendance. Norbert Elias, La Société de Cour, Flammarion, 1985. .
Pour être complet, il faut ajouter que les appropriations hétérodoxes comme les résistances objectives ne peuvent être exaltées28 28 Ce nest de toute façon pas le rôle du chercheur en sciences sociales. , dans une perspective populiste, comme une sorte de victoire de la raison populaire sur la domination symbolique. En effet, elles contribuent à la stigmatisation des familles populaires. De la même manière quErving Goffman parle, à propos des malades mentaux, des actes dadaptation ou de résistance à linstitution asilaire qui sont inévitablement interprétés comme des signes ou des symptômes de la pathologie du malade mental29 29 Erving Goffman, Asiles. Etudes sur la condition sociale des malades mentaux, Minuit, 1968. , tous les actes de refus, toutes les appropriations non conformes sont interprétés comme signes dinadaptation, dincapacité à comprendre limportance éducative de laction des enseignants30 30 Par exemple les refus des sorties ou autre classe verte renforce les enseignants dans lidée quils ont affaire à des familles repliées sur elles-mêmes, sans ouverture, refusant de souvrir, etc. . Les appropriations non conformes de la scolarisation peuvent être au principe de lexclusion du jeu scolaire qui simpose comme un jeu incontournable dans lespace social aujourdhui. Ainsi, analyser la pluralité des modes dappropriation et analyser les logiques mêmes hétérodoxes qui président à ces appropriations ne conduit pas à un relativisme axiologique si on observe que les différentes modalités dappropriation sont aussi au principe des différences sociales et de la domination, tous les modes dappropriation nayant pas la même légitimité, les modes dappropriation les plus dominés contribuant à la disqualification de ceux qui les mettent en uvre.
Enfin, la notion de confrontation, conjuguée à celle dappropriation, ne conduit pas à conclure que les pratiques des familles populaires, comme celles dailleurs des enseignants, resteraient inchangées dans le cadre de cette confrontation comme si les logiques scolaires et populaires ressortaient indemnes de leur rencontre. Lappropriation de lécole par les familles populaires, si elle seffectue à partir des logiques populaires, nen contribue pas moins à infléchir leurs pratiques, par exemple en prenant du temps pour le travail scolaire même si leur mode dintervention nest pas celui quattendent les enseignants. Dans le même temps, parce que les logiques scolaires ne peuvent simposer sans tenir compte des logiques et des appropriations de ceux à qui elles sadressent, sans tenir compte de leurs pratiques initiales ou de leurs résistances, lécole et ses agents sont amenés à composer et à infléchir certaines de leurs pratiques, au point de produire de véritables spécificités du métier denseignant dans les quartiers populaires31 31 Daniel Thin, « Les contradictions entre logiques populaires et logiques scolaires au coeur des spécificités du métier d'enseignant dans les quartiers populaires », dans Raymond Bourdoncle et Lise Demailly (coord.), Les professions de léducation et de la formation, Presses du Septentrion, 1998. . Par exemple, les enseignants peuvent tenir compte du mode dautorité dans les familles pour communiquer les résultats scolaires quand ceux-ci ne sont pas satisfaisants. En outre, si la confrontation est le lieu dune tension entre logiques sociales différentes ou divergentes, cette tension peut être porteuse de conflictualité mais elle peut aussi se résoudre en ajustements mutuels. Ainsi, dans une recherche sur des dispositifs chargés de prendre en charge des collégiens en ruptures scolaires32 32 Martine Kherroubi, Mathias Millet, Daniel Thin, Classes-relais et familles. Accompagnement ou normalisation ?, Paris, Etudes et recherches n°8, CNFE-PJJ Vaucresson, 2005. , on observe que des familles, dabord très réticentes à cette prise en charge, finissent (plus ou moins contraintes par limpasse scolaire et institutionnelle dans laquelle se trouve leur enfant) par participer aux rencontres avec les agents des dispositifs et par tenter de modifier leurs pratiques en conséquence. On voit ainsi que la confrontation, à travers les appropriations, est aussi socialisatrice au sens où elle produit de nouvelles manières de faire et réagence les relations selon de nouvelles modalités. Elle ne renvoie pas dos-à-dos les individus et leurs logiques demeurées intactes, elle contribue à transformer les pratiques (et, plus ou moins, les logiques) des uns et des autres. On peut considérer que confrontation et socialisation se produisent dans un même mouvement ou quà travers la confrontation des logiques opposées se réalise une socialisation, entendue comme production de relations sociales et production des êtres sociaux...
Pour conclure
Lapproche que je développe à partir des relations entre familles populaires et école est sans doute généralisable à dautres relations entre membres des classes populaires et institutions de socialisation et dencadrement (notamment travail social, justice et médecine) comme le montrent les recherches sur les ruptures scolaires qui touchent des familles populaires très précaires33 33 Mathias Millet et Daniel Thin, Ruptures scolaires. Lécole à lépreuve de la question sociale, Presses Universitaires de France, 2005. . Lapproche de la confrontation ainsi envisagée permet de dépasser laporie de lalternative entre une imposition des logiques institutionnelles et des logiques dominantes sans résistance dune part et une altérité radicale des individus et des groupes qui échappent aux logiques institutionnelles. Dune part, la domination symbolique trouve sa limite dans les réappropriations opérées dans lordre des logiques populaires. Dautre part et simultanément, la réappropriation est bornée parce quelle advient dans un rapport de domination qui agit de deux façons. Dabord, les logiques populaires ne sont ni entièrement pures ni autonomes puisquelles sont travaillées par la domination symbolique par laquelle les parents intériorisent la légitimité du jeu scolaire et des pratiques scolaires dapprentissage. Autrement dit, les pratiques socialisatrices des familles populaires leur sont indissociablement propres, spécifiques, et dominées dans leur mise en uvre par le mode de socialisation dominant. En outre, la domination passe par lintériorisation partielle des normes éducatives dominantes, intériorisation qui se réalise au double prix dune réinterprétation de ces normes et de la perception du décalage existant entre les pratiques socialisatrices de la famille et les exigences scolaires. Ensuite, lorsque les pratiques des parents sécartent trop des logiques scolaires dapprentissages, les familles sexposent à des sanctions plus ou moins symboliques, qui touchent les enfants sous forme de sanctions scolaires, et les parents sous forme de mise en cause de leurs pratiques par linstitution scolaire et parfois de prises en charge secondaires par le travail social ou la justice.
A mes yeux, la question des appropriations du mode scolaire de socialisation selon des modalités propres aux classes populaires est centrale pour comprendre les relations entre école et familles populaires sans tomber dans les apories connexes qui consistent à penser la domination sans autonomie ou lautonomie sans domination, la résistance éclairée là où il y a adaptation ou la soumission là où elle masque le détournement des logiques dominantes. Autrement dit, il est nécessaire de saisir les logiques populaires à lintérieur même des rapports de domination. Il est dailleurs probable que dans des formations sociales comme la nôtre dans lesquelles il existe une « forte unification des marchés économique et symbolique » pour reprendre lexpression de Pierre Bourdieu34 34 Pierre Bourdieu, La Distinction..., op. cit., p. 360. , les logiques des classes populaires ne puissent souvent sappréhender que dans la relation aux logiques dominantes et à travers les pratiques dappropriation et de réinterprétation de ces logiques dominantes par les membres des classes populaires. Pour comprendre les pratiques des familles populaires à légard de lécole et, partant, les relations entre les familles et les enseignants, il est donc nécessaire de tenter de saisir comment les membres des familles populaires essaient de jouer le jeu scolaire, de sadapter à la situation qui simpose à eux, dans le cadre de leurs propres logiques.
Il revient au travail du sociologue de dégager les logiques des dominés de la perception dominante, de mettre au jour les logiques inscrites dans les pratiques des familles, le comportement des enfants, leur rapport à lécole, etc., logiques qui senracinent dans leurs conditions sociales dexistence, dans leur histoire et dans le rapport entre linstitution scolaire et le monde populaire. Loin de céder au misérabilisme qui situe les difficultés de la scolarisation dans les quartiers populaires dans la dépossession culturelle ou lincurie éducative des familles, la recherche sociologique montre quil faut chercher dans la confrontation entre les logiques populaires et les logiques scolaires les sources des difficultés particulières de lécole et de lenseignement dans les quartiers populaires. Il sagit donc de mettre en uvre un « relativisme épistémologique » qui ne se confondant pas avec le « relativisme axiologique »35 35 « Autrement dit, le relativisme culturel auquel conduit la définition énumérative de la culture ne peut se confondre en son usage proprement ethnologique avec le relativisme axiologique des moralistes sceptiques qui, des Pyrrhoniens à Montaigne et de Pascal à Sade nen ont usé que pour dévaloriser toute description ordonnée de la hiérarchie des valeurs qui sétablit dans les représentations et les usages sociaux de leur propre société. » Jean-Claude Passeron, « Figures et contestations de la culture », in Le Raisonnement sociologique. Lespace non-poppérien du raisonnement naturel, Nathan, 1991, p. 323. fait sienne laffirmation dErving Goffman « quil nest pas de groupe (...) où ne se développe une vie propre, qui devient signifiante, sensée et normale dès quon la connaît de lintérieur »36 36 Erving Goffman, Asiles , op. cit., p. 37. , tout en situant les logiques populaires dans un rapport de domination symbolique.
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Correspondance
Daniel Thin
24 rue Pierre Curie
69500 Bron France
e-mail: daniel.tn@univ-lyon2.fr
Reçues sur 13.05.09
Approuvé en 23.06.09
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Publication Dates
-
Publication in this collection
14 June 2010 -
Date of issue
Apr 2010
History
-
Received
13 May 2009 -
Accepted
09 July 2009