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L’ecriture du bonheur dans Le Fil de soie (soi) de Michele Gazier : la fusion des ames sœurs

The writing of happiness in the silk thread by Michèle Gazier: the fusion of soul mates

Résumé

Le fil de soie de Michèle Gazier est un ouvrage ambitieux, il est conçu dans un style féerique aussi bien que fantastique, tout en maintenant un cadre réel. Sur fond d’histoire de la haute couture, le mystère d’une histoire d’amour se dévoile en une variation sur le mythe de Narcisse à travers un récit intrigant. Gazier interroge la fragilité et la discontinuité du bonheur. Le récit s’élabore à travers des « images » et des mots mis en scène dans un environnement féerique. Ce travail s’intéresse à la façon dont Gazier explore et dresse le parcours du bonheur d’un couple exceptionnel. Autrement dit, à la relation entre le récit et la manière originale dont les idées du bonheur y sont traitées. S’attacher à la figuration du bonheur tel qu’il se construit dans ce roman engage une double interrogation : Comment, sur le plan stylistique, les caractéristiques fantastiques telles qu’elles s’inscrivent dans le récit révèlent-elles des aspects d’expression du bonheur par l’écriture ? Et comment, sur le plan diégétique, se construit une identité sans frontières, qui efface les différences entre deux êtres amoureux ?

Mots-clés :
bonheur; fantastique; identité; passion; androgynie; narcissisme

Abstract

Le Fil de soie (The Silk Thread) by Michèle Gazier is an ambitious work, conceived in a fairy-like as well as fantastic style, while maintaining a real framework. Against the backdrop of haute couture history, the mystery of a love story unfolds in a variation on the myth of Narcissus while providing an intriguing tale. Gazier questions the fragility and discontinuity of happiness. The story is developed through "images" and words presented in a magical environment. I would like to question here the way in which Gazier explores and sets the course for the happiness of an exceptional couple. In other words, I will question the relationship between the story and the original way in which the ideas of happiness are treated. Focusing on the representation of happiness as it is constructed in this novel engages a double questioning: first of all, how stylistically, the fantastic characteristics as they are inscribed in the story reveal by writing, aspects of expressing happiness? Then, on the diegetic level, I will interrogate how an identity is built without borders, erasing the differences between two beings who love each other.

Keywords:
happiness; fantastic; identity; passion; androgyny; narcissism

Resumo

Le Fil de soie (Fio de seda) de Michèle Gazier é uma obra ambiciosa, concebida num estilo feérico, fantástico, mas mantendo um enquadre real. Tendo como pano de fundo a história da alta costura, o mistério de uma história de amor se desdobra em uma variação do mito de Narciso, ao mesmo tempo em que oferece um relato intrigante. Gazier questiona a fragilidade e descontinuidade da felicidade. A história se desenvolve em um ambiente mágico. Gostaria de questionar aqui a forma como Gazier explora e traça o caminho para a felicidade de um casal excepcional. Em outras palavras, questionarei a relação entre a história e a forma original como as ideias de felicidade são tratadas nela. Focar na representação da felicidade tal como ela é construída neste romance envolve um duplo questionamento: em primeiro lugar, como estilisticamente, as características fantásticas, tal como estão inscritas na história, revelam, pela escrita, aspectos da expressão da felicidade? Em segundo lugar, como no nível diegético uma identidade é construída sem fronteiras, apagando as diferenças entre dois seres que se amam?

Palavras-chave:
felicidade; fantástico; identidade; paixão; androginia; narcisismo

-Vos trois mots pour évoquer le bonheur ?

- La sérénité, l’harmonie et pourquoi pas la beauté.

(PERRIER, 2001PERRIER, Philippe. Carte blanche à Michèle Gazier. L'Express. 2001. Disponível em: https://www.lexpress.fr/culture/livre/carte-blanche-a-michele-gazier_805960.html. Acesso em: dia mês ano.
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)

Le Fil de soie de Michèle Gazier est un ouvrage ambitieux. Conçu dans un style féerique aussi bien que fantastique, il garde néanmoins un cadre réel : Odile Délie, l’héroïne, est la fille unique d’un couple pauvre, une couturière et un jardinier qui travaillaient au château de M. de Ré où ils ont été « placés » dès l’enfance. Très tôt, la petite Odile révèle son génie extraordinaire de la couture et du stylisme. Elle est prodigieusement douée et va devenir une adulte riche et célèbre.

Le destin d’Odile dans le milieu de la haute couture parisienne, imaginaire et énigmatique, mais qui en même temps évoque le mythe de Coco Chanel1 1 Coco Chanel a eu une enfance très pauvre. Orpheline à 12 ans, elle a grandi dans un orphelinat avec ses sœurs. Elle a appris la couture dès l’âge de 18 ans et a débuté sa carrière comme couseuse en 1903 dans un atelier de couture. , est présenté par Gazier sous forme d’investigation journalistique. L’enquête débute quelques années après sa mort et remonte le fil du temps sous la plume du journaliste tunisien Ahmed, dont l’identité ne nous sera révélée qu’à la fin du roman. Refusant que l’histoire d’Odile sombre dans l’oubli, Ahmed lit tous les articles de presse la concernant, écoute les rumeurs qui courent à son sujet et fait la lumière sur « la reine de la mode ».

Cette femme à la jeunesse éternelle aurait eu plus d’une vie. On apprend qu’elle a aimé un homme très jeune, « hors des normes et du temps ». Sur fond d’histoire de la haute couture, son mystère se dévoile en une variation sur le mythe de Narcisse tout en dressant une histoire d’amour touchante et en même temps intrigante. Gazier interroge la fragilité et la discontinuité du bonheur. Le récit s’élabore à travers des « images » et des mots mis en scène dans un environnement féerique.

J’aimerais interroger ici la manière dont Gazier explore et trace le parcours du bonheur d’un couple exceptionnel. Autrement dit, je m’intéresse à la relation entre le récit et la manière originale dont les idées du bonheur y sont traitées. S’attacher à la figuration du bonheur tel qu’il se construit dans ce roman engage une double interrogation : Comment, sur le plan stylistique, les caractéristiques fantastiques telles qu’elles s’inscrivent dans le récit révèlent-elles, par l’écriture, des aspects d’expression du bonheur ? Et comment, sur le plan diégétique, se construit une identité sans frontières, qui efface les différences entre deux êtres s’aimant ?

Les caractéristiques du récit fantastique

Qualifier Le Fil de soie de fantastique2 2 Selon le Grand Robert de la langue française, se dit des œuvres où des éléments non naturels ou non vraisemblables sont intégrés au récit et peuvent recevoir une interprétation naturelle ou surnaturelle sans que le lecteur puisse en décider d’après le texte. , c’est confirmer le registre littéraire dans lequel s’inscrit le récit : un récit où il y a intrusion du surnaturel dans le cadre réaliste, autrement dit l’apparition de faits inexpliqués mais théoriquement explicables dans un contexte connu du lecteur. Le rationnel est dépassé et une autre « réalité » s’impose, irrationnelle et singulière. Dans son Introduction à la littérature fantastique, Tzvetan Todorov définit le fantastique comme « […] l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles face à un événement en apparence surnaturel » (TODOROV, 1970TODOROV, Tzvetan. Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970., p. 6). Gazier l’utilise pour créer un récit prodigieux qui reflète le bonheur très spécial d’un couple extraordinaire. L’univers fantastique dans lequel vivent Odile et Odon obéit à ses propres lois : il introduit dans le texte une logique à laquelle le lecteur doit souscrire afin que se produise l’effet magique qui permet la représentation des aspects du bonheur.

Les enjeux du bonheur conjugal au sein du récit fantastique s’expriment à travers les techniques stylistiques telles que le titre et les sous-titres. C’est ainsi que se révèle au lecteur un texte fantastique, par nature ambigu, qui demande à être interprété correctement. Gazier maintient la tension dramatique et fait appel à un narrateur présent dans son récit, Ahmed ; il l’introduit tout en le mettant à distance, en faisant appel à des effets fantastiques. Le lecteur se retrouve face à un choix paradoxal : soit il fait confiance au narrateur et accepte la version « surnaturelle », et alors le texte devient évidemment un récit fantastique ; soit il préfère une explication « rationnelle » qui ramène le texte dans le champ du réalisme, mais alors il doit mettre en doute la crédibilité du narrateur.

Un premier élément fantastique apparaît déjà dans le titre : le fil de soie, le lien très fin, qui semble fragile mais qui en fait est très résistant et reliera à tout jamais Odile et Odon. En fin de « conte », ils deviennent une seule et même personne. Le fil de soie évoque le cocon et la transformation du ver à soie en papillon, la transformation d’une identité, mais aussi l’histoire d’un amour qui se construit autour d’une même passion : la couture.

La répartition du récit en quatre parties sous-titrées - L’une, L’autre, L’une et l’autre, L’une est l’autre - concède au récit un côté lyrique et, parallèlement, résume l’histoire d’amour et la fusion des deux personnages de manière magique. Gazier le confirme : « La couture, c’est resserrer deux bords ensemble avec un fil : faire en sorte que deux morceaux de tissus, qui sont parfois disparates, paraissent ne former qu’une seule pièce » (PERRIER, 2001PERRIER, Philippe. Carte blanche à Michèle Gazier. L'Express. 2001. Disponível em: https://www.lexpress.fr/culture/livre/carte-blanche-a-michele-gazier_805960.html. Acesso em: dia mês ano.
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). Si la soie est une matière fragile, elle fait aussi partie des tissus les plus chers et les plus remarquables. Le résultat est magique : une identité floue, indéfinissable.

Outre l’aspect fantastique des titres et des sous-titres du Fil de soie, le récit est formulé dans un langage composé de tout un « arsenal de figures nourrissant le fantastique » (MOLINIÉ, 1997MOLINIÉ, Georges. La Stylistique. Paris: PUF, 1997. p. 7. , p. 7). Pour preuve, l’insertion d’éléments redondants des contes de fées tels que : « Le château était un paradis trop intense, trop coupé du monde pour lui permettre de pénétrer normalement dans la vie ordinaire » (GAZIER, 2001GAZIER, Michèle. Le Fil de soie. Paris: Seuil, 2001., p. 24).

Le caractère fantastique du récit explique la récurrence d’éléments magiques, ce qui contribue à donner vie au récit et à construire un univers étrange de métamorphoses n’obéissant pas aux lois logiques du quotidien. L’altération de la réalité dont ces éléments sont l’expression figurale est propre à susciter le fantastique avec toutes ses implications.

Même s’il ne les évoque jamais de manière explicite, Le fil de soie se lit dans le dialogue constant avec les contes de fées. Dans la période enfantine, telle une Cendrillon délaissée, Odile, « souffre-douleur » (GAZIER, 2001GAZIER, Michèle. Le Fil de soie. Paris: Seuil, 2001., p. 25) de la classe, vit en marge de la société enfantine : « La nuit, il lui arrivait de rêver qu’elle ressemblait aux autres » (GAZIER, 2001GAZIER, Michèle. Le Fil de soie. Paris: Seuil, 2001., p. 25). Mais elle possède un monde personnel, un monde magique tel qu’il apparaît dans les contes de fées :

Se glisser à travers la haie de troènes, se faire toute menue et se faufiler entre les branches, était autrement plus amusant. C’était comme traverser les murs et s’introduire comme par enchantement dans un autre monde, enchanté comme il se doit. Le petit lutin en jupe à volants et boucles blondes, gourmand de contes et de rêves, devenait aussitôt une princesse. Pas besoin de baguette magique ni de bonne fée. Derrière la haie, le château et ses grands arbres exerçaient sans faillir leur sortilège. (GAZIER, 2001GAZIER, Michèle. Le Fil de soie. Paris: Seuil, 2001., p. 24-25).

Si Gazier ne semble pas accorder trop d’importance aux références directes avec le conte suggéré, en revanche, elle ne cesse d’interroger d’autres aspects magiques obtenus par l’insertion de figures métaphoriques et de symboles. Elle introduit par le billet de son narrateur présent dans le récit, Ahmed, plusieurs éléments symboliques qui accentuent l’effet fantastique. Ahmed fait une exposition de peintures dont l’une représente singulièrement un personnage insolite :

Parmi les œuvres qu’Ahmed a exposées quelques mois plus tard dans une galerie de Saint Germain, l’une d’elles surtout retiendra la critique. Elle est intitulée Union. Elle représente deux corps fondus non pas dans une position érotique, mais dans une étrange fusion siamoise d’épaules, de hanches, de mains. « Deux amibes amoureuses » a écrit le critique dans les pages du Monde. (GAZIER, 2001GAZIER, Michèle. Le Fil de soie. Paris: Seuil, 2001., p. 156).

Une autre toile d’Ahmed, intitulée « Odilauthon, ces voix hermaphrodites des vents du sable » (GAZIER, 2001GAZIER, Michèle. Le Fil de soie. Paris: Seuil, 2001., p. 206), ne fait que confirmer l’aspect légendaire du récit. Ces tableaux peuvent se lire comme des scènes fantastiques et des mises en abyme qui prédisent l’avenir des deux partenaires. Ils font référence à une situation surnaturelle, en rupture avec un quotidien borné par le rationalisme des choses, et en plus ils sont susceptibles de provoquer, le temps de la lecture, un trouble, voire une angoisse chez le lecteur. Les moyens d’expression du fantastique subvertissent le réel, le « déréalisent » pour emprunter le terme de Roger Tro Deho (2009TRO DEHO, Roger. La Littérature orale et la rhétorique du mensonge dans Silence, on développe de Jean-Marie Adiaffi. Trans n° 7, Université Paris 3, 2009, p. 3-10. ). Or, cette méthode semble entretenir la formule idéale afin de fonder une base propice qui viendrait résoudre le questionnement du bonheur.

Une identité sans frontières

Selon Todorov, « le récit fantastique permet de franchir certaines limites : inceste, homosexualité, amour à plusieurs, nécrophilie » (TODOROV, 1970TODOROV, Tzvetan. Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970., p. 6). Dans Le fil de soie, la relation amoureuse des deux personnages dépasse les limites de la sexualité « normale » :

Si le sexe est si triste et si violent aujourd’hui, c’est parce que les écrivains restent enfermés dans l’inconscient judéo-chrétien de la culpabilité. J’ai voulu faire exactement le contraire. La sexualité hard oublie le plaisir et la sensualité. Elle néglige le contact, les étoffes, le plaisir du corps et du vêtement, les échanges entre des gens dont on ne raconte pas ce qu’ils se font mais dont on sait simplement qu’ils vont très loin dans leur relation amoureuse. J’avais envie de dire qu’il n’y a pas de culpabilité, qu’il ne faut pas réduire le plaisir au sexe et qu’il n’y a pas, caché quelque part, un dieu qui nous maudit. (LE FERRAND, 2003LE FERRAND, Catherine. Rencontre avec Michèle Gazier Lire.fr, décembre / janvier. Avoir-Alire. 2003. Disponível em: https://www.avoir-alire.com/michele-gazier. Acesso em: dia mês ano.
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).

En créant une passion hors normes, Gazier franchit les limites du possible et place le récit dans le monde fantastique, où tout est permis : « Ici, ils s’aimeraient sans penser ni au passé qu’ils n’avaient pas partagé, ni au présent qu’ils inventaient comme dans un rêve, et encore moins au futur qui s’accommode mal de la passion. Ils s’aimaient hors des normes et du temps » (GAZIER, 2001GAZIER, Michèle. Le Fil de soie. Paris: Seuil, 2001., p. 149). La relation amoureuse qui unit Odile à Odon est exceptionnelle : elle franchit les frontières des âges, du temps, des niveaux sociaux et même … celles de la peau : Michèle Gazier explique que le sujet des frontières lui est particulièrement précieux : « Explorer la frontière. Cette idée traverse tous mes livres. Cette fois-ci, il s’agissait d’une frontière entre les êtres. Jusqu’où peut-on aller dans la passion amoureuse ? La frontière de la peau est-elle infranchissable ? Peut-on aimer jusqu’à devenir l’autre ? » (PERRIER, 2001aPERRIER, Philippe. Les particules amoureuses de Michèle Gazier. L'Express. 2001a . Disponível em: https://www.lexpress.fr/culture/livre/les-particules-amoureuses-de-michele-gazier_805961.html. Acesso em: dia mês ano.
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). Une des finalités du Fil de soie, qui accentue d’ailleurs l’aspect du récit fantastique, est d’exposer dans une écriture poétique le dévoilement d’une identité sans frontière, par deux voies dérivant l’une de l’autre : l’androgynie et le narcissisme.

Le mythe de l’androgyne introduit par Gazier dans son roman peut être interprété de deux manières : soit logiquement en reliant le mythe à la mode, à l’art et au stylisme, ce qui évidemment se prête bien au récit et aux rapports des deux amants basés sur la haute couture, soit en reliant le mythe aux caractéristiques d’un personnage fantastique. Odile et Odon sont reliés par deux points communs : par la haute couture et l’amour, mais aussi par une identité « commune » : un homme peut-il se transformer en femme pour faire vivre plus longtemps celle qu’il aime ? C’est la question que pose et à laquelle répond Le fil de soie.

Gazier joue sur la notion d’androgynie afin de donner à son récit des caractéristiques insolites qui s’accordent bien avec le récit fantastique. Les artistes talentueux aux apparences androgynes existent depuis toujours. Il suffit de penser aux mannequins « androgynes » de Jean-Paul Gautier dans ses défilés de mode. Le mot « androgynie » est polysémique. L’androgynie physique et vestimentaire est le fait que l’apparence et le style d’une personne ne permettent pas systématiquement de différencier son sexe. Il s’agit dans ce cas de l’androgynie comportementale, quand la personne ne se définit pas complètement en fonction des normes de genre féminin ou des normes de genre masculin, qu’elle établit un mélange entre les deux. Cette tendance androgyne bien installée traduit une évolution marquante de notre société et se prête bien au récit. À l’ère du post-féminisme, qui représente les courants féministes postérieurs à ceux des années soixante-dix, les femmes comme Odile peuvent décider de partir à l’assaut de hautes responsabilités dans les entreprises, tout comme le souligne Gazier : « On a besoin d’être de quelque part. On peut en partir, mais cette charge qu’on a en soi, qui vous donne le droit d’exister tel que vous êtes, elle est importante à cerner. C’est à la fois le droit à la différence, et une identité » (LE FERRAND, 2003LE FERRAND, Catherine. Rencontre avec Michèle Gazier Lire.fr, décembre / janvier. Avoir-Alire. 2003. Disponível em: https://www.avoir-alire.com/michele-gazier. Acesso em: dia mês ano.
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).

Dès leur deuxième rencontre, Odile et Odon deviennent inséparables. Ils vivent l’un pour l’autre et l’un en fonction de l’autre. Ils savent protéger leur amour de la vie publique, ce qui les rend encore plus forts. Et cet amour est si fort qu’il efface les trente ans de différence et les unis dans leur passion ; ils ne font plus qu’un : cela commence par les travaux et croquis de mode qu’ils réalisent ensemble ; puis lors des soirées organisées au château, quand les invités ne distinguent plus qui est la fille et qui est le garçon, qui est l’aîné, le cadet. Ils ne sont alors plus « qu’un homme en noir et une femme en blanc » ; plus tard, ils s’habillent à l’identique jusqu’à en devenir jumeaux. Quand Odile est malade, Odon la remplace au téléphone. Il devient « la voix d’Odile ». Ils s’enferment dans « cette solitude à deux qui leur était plus que nécessaire, naturelle » (GAZIER, 2001GAZIER, Michèle. Le Fil de soie. Paris: Seuil, 2001., p. 158), qui devient le ravissement de l’âme et des chairs : « Ils étaient en train de se transformer en une drôle d’entité à deux corps et deux êtres semblables. Cet être nouveau et double dans lequel ils s’incarnaient ensemble était en quelque sorte leur enfant […] Un enfant en devenir » (GAZIER, 2001GAZIER, Michèle. Le Fil de soie. Paris: Seuil, 2001., p. 177). Ce personnage fantastique, créé à partir des deux partenaires (qui retrouvent leur moitié afin de regagner le bonheur perdu) devient dans le récit le symbole de l’union heureuse. Ils peuvent enfin inscrire « leur amour dans l’infini » (GAZIER, 2001GAZIER, Michèle. Le Fil de soie. Paris: Seuil, 2001., p. 183).

Le fil de soie présente aussi le narcissisme, le dévoilement de l’identité sans frontière. En psychanalyse, le narcissisme désigne l’amour que le sujet porte à lui-même. Le terme provient de la description clinique et a été adopté en 1899 par Paul Nake3 3 Après Paul Nake, en 1909, Freud redéfinit le terme et fonde ainsi le concept de narcissisme qu’il considère dès lors non pas comme une forme de perversion mais comme un stade de développement nécessaire au passage de l’auto-érotisme à l’amour de l’objet. pour désigner le comportement par lequel un individu traite son corps comme on traite d’ordinaire le corps d’un objet sexuel : il le contemple en y prenant un plaisir sexuel. D’autre part, il est important de rappeler que la psychanalyse interprète volontiers le genre fantastique comme l’expression de désirs sexuels inavouables. Il est relativement facile d’associer à chacun des thèmes du fantastique une forme de sexualité anormale : ainsi, la sorcellerie équivaut à la nymphomanie, le vampirisme au sadomasochisme. Dans le cas de Le fil de soie, on découvre peu à peu qu’il s’agit d’une sexualité narcissique et que le processus d’androgynie trouve sa source dans le narcissisme poussé d’Odile. Le symbole du Double créé par les deux partenaires qui se ressemblent de plus en plus, et qui n’existent que l’un par rapport à l’autre, signifie l’isolement d’un individu qui n’a plus de contact avec le monde extérieur.

Oriane, l’amie d’Odile et la styliste à laquelle elle succède, est la première à se rendre compte de ce qui bouleverse Odile : « Savez-vous que, ce qui m’a surtout frappée, ce n’est pas tant que vos amoureux se ressemblent, mais surtout que tous vos amoureux vous ressemblent ? C’est troublant, étrange : lorsque je vous vois aux bras de l’un d’eux, j’ai toujours le sentiment que vous êtes frère et sœur. Presque jumeaux » (GAZIER, 2001GAZIER, Michèle. Le Fil de soie. Paris: Seuil, 2001., p. 68). Car c’est bien de là que tout procède. Non pas d’une expérience, mais d’une prise de conscience. Désormais, Odile comprend qu’elle n’a jamais aimé qu’elle-même. Elle qui avait essayé de « superposer par la pensée sa propre image et celle des jeunes hommes qui avaient partagé un moment de sa vie ou simplement sa couche, mais elle ne voyait que son seul visage de femme, tendu, à la recherche d’une insaisissable vérité ; que ses yeux exorbités, se scrutant avec angoisse » (GAZIER, 2001GAZIER, Michèle. Le Fil de soie. Paris: Seuil, 2001., p. 68).

Le comportement narcissique d’Odile ne fait qu’accentuer le fait qu’elle vit dans une société caractérisée par l’antagonisme entre « être » et « paraître » : « Soudain, elle avait éprouvé un immense sentiment de solitude. Odile prenait conscience qu’elle venait de passer plus de dix ans de sa vie à se faire l’amour dans un miroir » (GAZIER, 2001GAZIER, Michèle. Le Fil de soie. Paris: Seuil, 2001., p. 68). L’introduction du miroir donne aussi le branle à tout le récit. Il fait retentir en nous les propos de Jacques Lacan quand il évoque l’image reflétée dans le « stade du miroir » (LACAN, 1949LACAN, Jacques.Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je: telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique. Paris: Presses universitaires de France, 1949. ). Cette image que l’on porte en soi, qui ne peut s’appréhender que de manière réfléchissante par l’intermédiaire du miroir, relève d’un contrôle qui conditionne entièrement le rapport d’Odile à la réalité dans la mesure où elle s’y projette et s’y retrouve comme faisant partie elle-même. Elle constitue ce que Lacan a nommé « le premier narcissisme » (LACAN, 1991LACAN, Jacques.Le Séminaire, livre VIII, le transfert (1960-1961). Paris: Seuil , 1991., p. 434), qui consiste en la mise en rapport de la constitution de la réalité avec la forme du corps, une opération qui draine avec elle tous les éléments qualitatifs d’un contexte sensible.

Derrière la somptueuse façade de croissance et de prospérité matérielles acquises, Odile perd un peu plus chaque jour son rapport à l’intériorité et à la spiritualité. Un vide se crée en elle et on est amené à croire qu’elle cherche à exprimer tacitement, par l’intermédiaire de sa pathologie, ces contradictions inconciliables. Comme le signale en effet Baldine Saint Girons, « la seule loi de l’amour serait l’échange de ce que nul ne possède dans le chiasme d’abandons autrement compromettants que la dispensation d’un quelconque bien : dessaisissement, mais aussi changement de sexe et conversion du moi en son autre » (SAINT GIRONS, 1993SAINT GIRONS, Baldine. Encyclopédie Universalis, corpus 2. France: S.A. , 1993. p. 227., p. 227). Odile s’avère être l’exemple parfait de la femme qui choisit son amant suivant les critères de l’idéal narcissique. Elle « […] s’aimait à travers ses amants » (GAZIER, 2001GAZIER, Michèle. Le Fil de soie. Paris: Seuil, 2001., p. 70). Selon Hélène Roublef, la femme narcissique choisit son partenaire amoureux suivant des critères bien spécifiques : « l’homme élu étant semblable à celui que la fille voulait, en son temps, devenir […]. C’est donc le choix narcissique et le développement affectif qui influencent le choix objectal, de sorte que le besoin d’être aimée est, chez elle, plus grand que le besoin d’aimer » (Roublef, 1993ROUBLEF, Irène. Encyclopédie universalis, corpus 9. France: S.A., 1993. p. 355., p. 355). Le narcissisme d’Odile la conduit vers l’inconscient, il ne dévoile ses secrets que peu à peu : l’interrogation s’est déplacée de la sexualité vers le narcissisme. Il s’agit là d’un concept important pour comprendre l’homme dans sa quête éternelle du bonheur, et le voisinage de ce bonheur avec la mort.

Narcisse, amoureux de lui-même, est finalement détruit par son amour : le sens profond et inépuisable du mythe doit toujours être repensé. D’après Bärbel Wardetzki, les femmes narcissiques

[…] affichent un côté sûr d’elles qui ne laisse pas entrevoir leurs incertitudes. C’est ce qui explique leurs difficultés relationnelles fréquentes car, sous leur force apparente, elles se sentent seules, ont peur de ne pas être aimées, et s’accrochent à leur partenaire. Si toutefois la relation devient plus sérieuse et exige d’elles une proximité affective réelle, surgissent alors leurs difficultés à s’impliquer dans celle-ci. En effet, les narcissiques sont incapables de s’engager véritablement envers une autre personne. Elles redoutent d’être dévorées ou abandonnées par l’autre. Pourtant, dans leurs périodes de célibat, elles désirent ardemment trouver un partenaire, mais d’un autre côté, craignent de ne pas parvenir, une fois de plus, à construire une relation. (WARDETZKI, 1991WARDETZKI, Bärbel. Narcissisme féminin ; La faim de reconnaissance. Kösel-Verlag, 1991. ).

Cette perspective se prolonge par le fait que les troubles de la personnalité narcissique ne sont pas exclusivement des caractéristiques d’une pathologie individuelle, ils reflètent aussi l’image de la société contemporaine. Le monde est marqué par le narcissisme, on nous « inculque que rien n’est impossible et qu’il faut sans cesse être les meilleurs. Notre société se caractérise par l’antagonisme entre « être » et « paraître » (WARDETZKI, 1991WARDETZKI, Bärbel. Narcissisme féminin ; La faim de reconnaissance. Kösel-Verlag, 1991. ). Dans Le fil de soie, le bonheur ne peut donc être conçu que dans le cadre surnaturel d’un contexte où le rationnel est dépassé et où une autre « réalité » s’impose, singulière.

Nous avons pu dans cette brève étude relever les éléments stylistiques qui concourent à l’expression du bonheur dans Le fil de soie. Sur le plan thématique, nous avons distingué la création d’une identité sans frontières qui efface les différences entre deux êtres s’aimant, créée par deux voies qui dérivent l’une de l’autre : l’androgynie et le narcissisme. Finalement, l’utopie du bonheur parfait du couple dans Le fil de soie n’est possible que dans une atmosphère fantastique et dans la fusion ou l’indistinction, illusion du narcissisme.

Références

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  • LACAN, Jacques.Le Séminaire, livre VIII, le transfert (1960-1961) Paris: Seuil , 1991.
  • LACAN, Jacques.Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je: telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique. Paris: Presses universitaires de France, 1949.
  • LE FERRAND, Catherine. Rencontre avec Michèle Gazier Lire.fr, décembre / janvier Avoir-Alire. 2003. Disponível em: https://www.avoir-alire.com/michele-gazier Acesso em: dia mês ano.
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  • MOLINIÉ, Georges. La Stylistique Paris: PUF, 1997. p. 7.
  • PERRIER, Philippe. Carte blanche à Michèle Gazier L'Express. 2001. Disponível em: https://www.lexpress.fr/culture/livre/carte-blanche-a-michele-gazier_805960.html Acesso em: dia mês ano.
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  • PERRIER, Philippe. Les particules amoureuses de Michèle Gazier L'Express. 2001a . Disponível em: https://www.lexpress.fr/culture/livre/les-particules-amoureuses-de-michele-gazier_805961.html Acesso em: dia mês ano.
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  • ROUBLEF, Irène. Encyclopédie universalis, corpus 9 France: S.A., 1993. p. 355.
  • SAINT GIRONS, Baldine. Encyclopédie Universalis, corpus 2 France: S.A. , 1993. p. 227.
  • TODOROV, Tzvetan. Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970.
  • TRO DEHO, Roger. La Littérature orale et la rhétorique du mensonge dans Silence, on développe de Jean-Marie Adiaffi. Trans n° 7, Université Paris 3, 2009, p. 3-10.
  • WARDETZKI, Bärbel. Narcissisme féminin ; La faim de reconnaissance Kösel-Verlag, 1991.
  • 1
    Coco Chanel a eu une enfance très pauvre. Orpheline à 12 ans, elle a grandi dans un orphelinat avec ses sœurs. Elle a appris la couture dès l’âge de 18 ans et a débuté sa carrière comme couseuse en 1903 dans un atelier de couture.
  • 2
    Selon le Grand Robert de la langue française, se dit des œuvres où des éléments non naturels ou non vraisemblables sont intégrés au récit et peuvent recevoir une interprétation naturelle ou surnaturelle sans que le lecteur puisse en décider d’après le texte.
  • 3
    Après Paul Nake, en 1909, Freud redéfinit le terme et fonde ainsi le concept de narcissisme qu’il considère dès lors non pas comme une forme de perversion mais comme un stade de développement nécessaire au passage de l’auto-érotisme à l’amour de l’objet.
  • Parecer Final dos Editores

    Ana Maria Lisboa de Mello, Elena Cristina Palmero González, Rafael Gutierrez Giraldo e Rodrigo Labriola, aprovamos a versão final deste texto para sua publicação.

Publication Dates

  • Publication in this collection
    13 May 2022
  • Date of issue
    Jan-Apr 2022

History

  • Received
    08 Feb 2021
  • Accepted
    16 Nov 2021
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