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Le métier d’étudiant : l’entrée dans la vie universitaire

Résumé

Le développement de l’enseignement supérieur est, partout dans le monde, un enjeu pour le développement social et pour celui d’une société de la connaissance. Au Brésil comme en France, l’enseignement supérieur a connu un phénomène de massification au cours des dernières années, certains parlant même de démocratisation. Si la démocratisation à l’entrée de l’enseignement supérieur est incontestable, il n’en est pas de même pour la démocratisation de l’accès au savoir, marqué au contraire par l’inégalité. En effet, une fois entrés à l’université, les étudiants de première année, dont le niveau est très hétérogène, connaissent souvent de grandes difficultés. En France, les nombreux échecs et les réorientations en première année témoignent de la difficulté du passage entre enseignement secondaire et enseignement supérieur. L’auteur, s’appuyant sur des recherches empiriques, montre que les étudiants qui ne parviennent pas à s’affilier à leur nouvel univers échouent, la réussite universitaire passant par l’apprentissage d’un véritable métier d’étudiant. Le passage du secondaire au supérieur s’accompagne de changements importants dans leur relation au savoir: les règles ne sont plus les mêmes, elles sont plus sophistiquées, plus complexes, plus symboliques, et doivent être rapidement assimilées par les nouveaux étudiants. Enfin, l’auteur s’interroge sur la possibilité d’une pédagogie de l’affiliation, et donne deux exemples qu’il a lui-même expérimentés avec succès : l’écriture quotidienne, d’une part, l’apprentissage de la méthodologie documentaire, d’autre part. Ces deux activités, faciles à mettre en œuvre, sont efficaces pour faire entrer les nouveaux étudiants dans leur nouvel monde: celui des idées.

Enseignement supérieur; Réussite universitaire; Affiliation universitaire; Pédagogie universitaire; Ethnométhodologie

Resumo

O desenvolvimento do ensino superior é uma questão importante para o desenvolvimento social e para o desenvolvimento de uma sociedade do conhecimento. No Brasil, como na França, o ensino superior passou por um processo de massificação ao longo dos últimos anos e alguns identificam esse processo como democratização. Se a democratização do acesso ao ensino superior é incontestável, não se pode dizer o mesmo sobre a democratização do acesso ao saber, marcado, ao contrário, pela desigualdade. Em verdade, depois que entram na universidade, os estudantes de primeiro ano, cujo nível é muito heterogêneo, enfrentam, frequentemente, grandes dificuldades. Na França, os numerosos fracassos e reorientações que ocorrem no primeiro ano testemunham a dificuldade da passagem do ensino médio para o superior. Com base em pesquisas empíricas, mostrei que os estudantes que não conseguem se afiliar a seu novo universo fracassam, pois o sucesso universitário passa pela aprendizagem de um verdadeiro ofício de estudante. A passagem do ensino médio ao superior é acompanhada por mudanças importantes em sua relação com o saber: as regras não são as mesmas, elas são mais sofisticadas, complexas, simbólicas e devem ser rapidamente assimiladas pelos novos estudantes. Partindo desse contexto, o artigo discute a possibilidade de uma pedagogia da afiliação, e apresenta duas experiências bem-sucedidas: a escrita cotidiana e a aprendizagem da metodologia documental. Essas duas atividades, facilmente realizadas, são eficazes para fazer com que os novos estudantes entrem em seu novo mundo: o mundo das ideias.

Ensino superior; Sucesso universitário; Afiliação universitária; Pedagogia universitária; Etnometodologia

Abstract

The development of higher education is a major asset for social development and for that of a society of knowledge, all over the world. In Brazil, as in France, a phenomenon of mass enrolment at university has occurred over the past few years. For some, it is a sign of the democratisation of higher education. The democratisation is real regarding enrolling at university, but access to knowledge is, conversely, marked by inequality. Indeed, first year students have extremely different levels of competence, and after they have enrolled at university, freshmen often experience serious difficulties. In France, students fail or are reoriented massively during their first year at university. This is an indication of how difficult the passage from high school to university is. The author rests his studies on empirical research, and demonstrates that the students who have not managed to affiliate to their new world fail or drop out, as success in higher education implies learning the job of being a student. The passage from high school to university comes with substantial changes in the students’ relations to knowledge. The rules differ, they are more sophisticated, more complex and more symbolic and have to be rapidly assimilated by the new students. The author raises the question of a pedagogy of affiliation, illustrating his purpose with two examples of successful experiments that he carried out: having the students write a diary on a daily basis on the one hand, having them learn the methodology of library work on the other hand. These two activities are easily carried out and are efficient in helping freshmen successfully enter their new world: the world of ideas.

Higher Education; Success in Higher Education; University Affiliation; University teaching; Ethnomethodology

Introduction

Depuis le début du XXIe siècle, l’enseignement supérieur est devenu un enjeu politique dans une société de la connaissance, mais aussi un objet de recherche et de réflexion dans différents domaines, notamment dans le champ des sciences de l’éducation et de la sociologie. Ce phénomène peut être observé dans différents pays, aussi bien en France qu’au Brésil.

Pour ce qui concerne le Brésil, l’apparition des études et des recherches sur l’enseignement supérieur a un rapport direct avec les transformations que ce niveau d’éducation a connues pendant les deux dernières décennies.

Dans le domaine de l’enseignement supérieur public, ces actions ont été rassemblées sous le Programme de Restructuration et d’Expansion des Universités Fédérales (REUNI), qui date de 2008 et présente les caractéristiques suivantes:

  • l’adoption de quotas ethniques raciaux et de quotas pour les jeunes issus de l’enseignement public secondaire;

  • l’instauration de l’Examen National de l’Enseignement Moyen (ENEM) comme forme d’admission dans un nombre croissant d’institutions publiques d’enseignement supérieur;

  • l’expansion, au niveau national, du Système de Sélection Unifiée (SISU);

  • la multiplication, à l’intérieur du pays et non seulement dans les grandes capitales régionales, d’institutions qui offrent des études supérieures, soit par la création de nouveaux établissements, soit par la création de nouveaux campus d’institutions existantes.

Sur le plan de l’enseignement supérieur privé, les efforts pour multiplier l’offre de formation se sont manifestés à travers le Programme de Financement Étudiant (FIES) et le Programme Université pour Tous (PROUNI): lancés respectivement en 1999 et 2004, ces deux Programmes, fondés sur le financement public, avaient pour objectif d’offrir davantage de places dans l’enseignement supérieur privé.

La conjonction de ces politiques a provoqué un processus de démocratisation de l’accès aux études supérieures brésiliennes, ayant entrainé une modification progressive du profil des étudiants universitaires au Brésil (BRASIL/MEC/INEP, 2013BRASIL. Ministério da Educação. Instituto Nacional de Estudos e Pesquisas Educacionais Anísio Teixeira. Censo da educação superior 2013. Brasília, DF: MEC, 2013. Disponível em: <http://download.inep.gov.br/download/superior/censo/2013/resumo_tecnico_censo_educacao_superior_2013.pdf>. Acesso em: 13 jan. 2017.
http://download.inep.gov.br/download/sup...
, 2014BRASIL. Ministério da Educação. Instituto Nacional de Estudos e Pesquisas Educacionais Anísio Teixeira. Censo da educação superior 2014: notas estatísticas. Brasília, DF: MEC, 2014. Disponível em: <http://download.inep.gov.br/educacao_superior/censo_superior/documentos/2015/notas_sobre_o_censo_da_educacao_superior_2014.pdf>. Acesso em: 13 jan. 2017.
http://download.inep.gov.br/educacao_sup...
).

En France, la démocratisation de l’accès à l›enseignement supérieur est une réalité depuis le milieu des années 1960, surtout à partir des années 1985 où l’on assiste à un saut quantitatif important : on passe de 1 million d’étudiants en 1985 à 2,2 millions en 1995, avec notamment, en 1985, la création du Bac professionnel, d’abord explicitement destiné pour un accès direct à la vie active, puis devenant progressivement une voie d’accès supplémentaire à l’enseignement supérieur (MENESR-DGESIP/DGRI-SIES 2016MENESR-DGESIP/DGRI-SIES 2016. Ministère de L’éducation Nationale, de L’enseignement Supérieur et de la Recherche. L’état de l’enseignement supérieur et de la recherche en France: 50 indicateurs. Paris: Menesr, 2016.). De nouveaux publics sont donc arrivés à l’université avec des niveaux très variés, hétérogènes, avec des origines sociales extrêmement différentes de ce qu’on connaissait habituellement. Ces étudiants n’avaient pas toujours le niveau requis et avaient un certain nombre d’habitudes culturelles et sociales qui ne leur facilitaient pas l’entrée dans ce milieu universitaire. Ces phénomènes persistent aujourd’hui. C’est en première année que les choses sont les plus difficiles. On peut en effet observer que cette démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur ne s’est pas accompagnée d’une démocratisation de l’accès au savoir : l’inégalité des chances d’accès au savoir demeure un phénomène persistant et inquiétant, particulièrement spectaculaire dans le premier cycle universitaire, principalement en 1ère année. Les taux d’échecs et d’abandons constatés en France depuis trente ans au cours des premières années d’étude traduisent la difficulté du passage entre l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur (MENESR-DGESIP/DGRI-SIES, 2016MENESR-DGESIP/DGRI-SIES 2016. Ministère de L’éducation Nationale, de L’enseignement Supérieur et de la Recherche. L’état de l’enseignement supérieur et de la recherche en France: 50 indicateurs. Paris: Menesr, 2016.).

Aujourd’hui, le problème n’est donc plus d’entrer à l’université, il est d’y rester et d’y réussir son parcours. J’ai montré (COULON, 2008COULON, Alain. A condição de estudante: a entrada na vida universitária. Salvador: Edufba, 2008.) que les étudiants qui ne parviennent pas à s’affilier à leur nouvel univers échouent, la réussite universitaire passant par l’apprentissage d’un véritable “métier d’étudiant”.

Le changement le plus spectaculaire de l’entrée à l’université réside dans la relation des nouveaux étudiants aux règles et aux savoirs, véritable apprentissage pratique qu’il s’agit de développer.

Quelle chaîne culturelle et intellectuelle les étudiants ont-ils à mettre en place pour devenir des professionnels de leurs études? Comment leur faire dépasser leur culture lycéenne pour leur proposer une nouvelle culture, plus complexe, plus sophistiquée, d’autant plus difficile à décrypter et à acquérir qu’elle est plus symbolique?

Comment faire en sorte que les étudiants acquièrent les compétences qui leur permettent de réaliser l’indispensable travail d’identification, de maîtrise, puis d’incorporation d’un certain nombre de routines et d’évidences intellectuelles dissimulées dans les pratiques de l’enseignement universitaire?

Comment, en un mot, les faire entrer dans le monde des idées?

Tels me paraissent être les enjeux posés par une véritable démocratisation de l’accès au savoir, seul gage d’une authentique égalité des chances.

Quelques données

On avance souvent que l’absence de sélection des étudiants à l’entrée des universités françaises entraîne des échecs massifs en première année: on cite souvent 50% d’échecs, mais cette affirmation ne tient pas compte des ré-orientations ni des redoublements.

En fait, plusieurs enquêtes (MENESR-DGESIP/DGRI-SIES, 2016MENESR-DGESIP/DGRI-SIES 2016. Ministère de L’éducation Nationale, de L’enseignement Supérieur et de la Recherche. L’état de l’enseignement supérieur et de la recherche en France: 50 indicateurs. Paris: Menesr, 2016.) ont montré qu’il faut plutôt parler de 20% d’échecs définitifs (ce qui est inférieur à la moyenne des pays de l’OCDE qui est de 30%). C’est déjà beaucoup. Ce taux varie nettement selon le Baccalauréat d’origine. Ainsi, la probabilité de sortir sans diplôme de l’enseignement supérieur est de 9% pour les titulaires d’un Baccalauréat général, 29 % pour ceux d’un baccalauréat technologique, 56 % pour un Baccalauréat professionnel1.

La réussite en Licence en 3 ans – durée normale de la Licence en France - demeure autour de 28/29%, et il est de 39/40% en 4 ans, 45% en 5 ans. Cette réussite varie fortement selon le milieu social d’origine, le type de Bac (les Bacs généraux réussissent nettement mieux), et l’âge au Bac (à l’heure = favorisé). Les trois facteurs se combinent entre eux et se renforcent.

Il faut ajouter un autre facteur aux difficultés déjà mentionnées : c’est la croyance de la part des étudiants et de leurs familles qu’il y a une continuité entre études secondaires et études supérieures (étudier est un droit proclamait même le syndicat étudiant UNEF2 au milieu des années 2000), alors qu’on a affaire au contraire à une série de ruptures simultanées:

  • dans les conditions d’existence, souvent génératrices d’inquiétude et de conduites d’échec;

  • dans la vie affective, avec le passage à une vie plus autonome par rapport à la famille ;

  • en particulier, une rupture relative aux règles d’acquisition du savoir.

Il s’agit donc de faire entrer l’étudiant dans le monde des idées, de l’aider à s’affilier au nouveau monde dans lequel il est entré. Vouloir faire réussir les étudiants ne relève pas seulement d’un sympathique humanisme, mais aussi d’un ensemble de phénomènes rarement évoqués lorsqu’on parle des échecs universitaires : souffrance psychologique des étudiants en échec (et de leurs familles), gaspillage économique (les moyens alloués ne sont pas totalement efficients, certains investissements sont faits en pure perte), moindre élévation du niveau de qualification de la population en général. Ces échecs représentent donc une perte sociétale globale importante.

J’ai montré qu’en première année, l’étudiant est dans une année de tous les dangers: l’élève qui sort du lycée doit apprendre à devenir étudiant. C’est un passage au sens ethnologique du terme. Le nouvel étudiant doit, en particulier, découvrir les routines, les évidences, les règles, les nouveaux codes de l’université. Par exemple, le travail intellectuel qui n’est pas explicitement demandé par les enseignants et qui est cependant indispensable à la réussite. J’ai montré dans ces travaux que les étudiants qui ne parviennent pas à s’affilier à ce nouveau monde se trouvent rapidement en situation d’échec. Il leur faut apprendre leur métier d’étudiant.

L’affiliaton

Le terme d’affiliation vient de la sociologie interactionniste américaine (MATZA, 1969MATZA, David. Becoming Deviant. Englewood Cliffs: Prentice-Hall, 1969.), mais j’en ai re-travaillé le sens à partir de l’ethnométhodologie, qui est un courant de la sociologie américaine, qui s’est développée à partir des années 1960, et qui a des liens de parenté profonds avec la sociologie interactionniste et l’École de Chicago en sociologie.

Qu’est-ce que l’ethnométhodologie ? Il ne s’agit pas d’une méthodologie spécifique de l’ethnologie, ni d’une nouvelle approche méthodologique de la sociologie. Son originalité ne réside pas là, mais dans sa conception théorique des phénomènes sociaux.

Le projet scientifique de l’ethnométhodologie est d’analyser les méthodes ou, si l’on veut, les procédures, que les individus utilisent pour mener à bien les différentes opérations qu’ils accomplissent dans leur vie quotidienne. Cette méthodologie non professionnelle, que chacun de nous met en oeuvre - constituée par l’ensemble de ce qu’on va appeler des ethnométhodes -, constitue le corpus de la recherche ethnométhodologique. L’ethnométhodologie est ainsi définie comme la science des ethnométhodes c’est-à-dire des procédures qui constituent ce que Harold Garfinkel, le fondateur du courant et l’inventeur du mot, appelle “le raisonnement sociologique pratique” (GARFINKEL, 1967GARFINKEL, Harold. Studies in ethnomethodology. Englewood Cliffs: Prentice-Hall, 1967.).

On peut donner une définition moins savante de l’ethnométhodologie: c’est l’étude de ce que les gens savent sur ce qu’ils font et sur les conséquences de leurs actions. Leurs raisonnements sociologiques pratiques font l’objet d’études empiriques de la part des ethnométhodologues. Ces derniers mènent leurs analyses de façon scientifique, mais tout acteur ordinaire possède également la capacité personnelle, non “professionnelle”, d’analyser le monde dans lequel il vit, avec ses incessantes interactions, et son intelligence du social. Comme l’affirmait Alfred Schütz, “nous sommes tous des sociologues à l’état pratique”. Nous vivons dans un monde intersubjectif, un monde de routines que nous connaissons très bien, au point qu’elles deviennent “naturelles” et que le monde social dans lequel nous vivons tous nous paraît “évident”. Cette “attitude naturelle”, bien décrite et analysée par la phénoménologie, est en fait la conséquence d’un apprentissage long et complexe, que nous avons “oublié”. Comme le disait Merleau-Ponty: “la familiarité qui m’unit au monde est un miracle chaque matin renouvelé”.

Les ethnométhodes, ce sont nos façons de faire, les mille détails de notre vie quotidienne que nous connaissons si bien, qui nous permettent de réaliser nos interactions avec les autres, depuis les simples salutations jusqu’à des discussions élaborées sur tout sujet ou opinion. Les ethnométhodes peuvent évidemment varier d’un groupe social à l’autre, d’un univers social à l’autre, d’une culture à l’autre. Dès qu’on se trouve dans un pays étranger, notre ignorance de certaines ethnométhodes nous “saute aux yeux. L’apprentissage humain est toujours constitutif de ces ethnométhodes. Par exemple, les files d’attente ne se forment pas de la même manière selon les cultures, mais toutes ont un ordonnancement spécifique, une rationalité, dont la transgression est toujours et immédiatement socialement sanctionnée. Tout acteur social sait cela, tous les gens savent cela, sans être des sociologues professionnels: ils ont un mode de connaissance pratique, une compétence pratique.

Qu’est-ce qu’un membre?

On reconnaît facilement quelqu’un qui possède les principales ethnométhodes d’une culture: on va dire qu’il est un membre.

Être un membre, c’est connaître en détail toutes les subtilités des agencements sociaux, c’est partager les évidences du monde dans lequel on vit, c’est partager de façon active et maîtriser le langage naturel commun du groupe dans lequel on vit. Il ne s’agit pas seulement de la langue parlée, bien qu’elle soit évidemment essentielle: toute la connaissance du langage social est nécessaire à ce membership. Etre membre, c’est pouvoir produire objectivement le savoir de sens commun de sa société ou de son groupe, c’est posséder cette connaissance “vulgaire” qui nous permet à la fois de comprendre et de produire le phénomène quotidien de l’ordre social. Ce sont ces compétences qui sont résumées dans la notion de membre.

Vous aurez compris où je veux en venir. Si l’on transpose ces considérations théoriques à la condition étudiante, en particulier celle des nouveaux étudiants qui entrent à l’université pour la première fois, ces notions sont capitales et doivent à leur tour être transformées en action pratique.

Comment devient-on membre d’un groupe social?

Évidemment par l’apprentissage, qui commence dès le premier jour de notre naissance. A peine nés, nous sommes pris dans les interactions et le langage. Je voudrais m’arrêter un instant en vous proposant encore une autre notion théorique issue de l’ethnométhodologie: les dispositifs de catégorisation des membres, dont l’auteur est Harvey Sacks (1935-1975), fondateur d’un immense domaine de connaissance qu’on appelle l’analyse de conversation (SACKS, 1967SACKS, Harvey. The search for help: no one to turn to. In: SHNEIDMAN, Edwin S. (Ed.). Essays in self-destruction. New York: Science House, 1967. p. 203-223., 1972SACKS, Harvey. On the analyzability of stories by children. In: GUMPERZ, John; HYMES, Dell (Ed.). Directions in sociolinguistics: the ethnography of communication. New York: Holt, Rinehart and Winston, 1972. p. 325-345.). Il a travaillé pendant plusieurs années avec Harold Garfinkel et Edward Rose, un autre sociologue américain qu’on peut considérer comme le co-inventeur de l’ethnométhodologie. Par l’analyse très fine des interactions ordinaires, banales, échangées entre les gens, Sacks a mis en évidence la connaissance subtile qu’a chaque individu du monde social dans lequel il vit. A la différence de la plupart des linguistes, Sacks a toujours travaillé à partir d’échantillons réels prélevés dans la vie quotidienne des acteurs, et il a fondé une nouvelle discipline des sciences humaines: l’analyse de conversation.

Sacks a défini ce qu’il fallait entendre par dispositif de catégorisation des membres. Une petite fille joue seule à la poupée et, comme tous les enfants du monde, parle à un tiers imaginaire. À un moment, elle dit: “The baby cried the mommy picked it up” (“le bébé pleurait la maman l’a pris dans ses bras”).

On comprend immédiatement qu’il est question de la maman du bébé - et non d’une maman quelconque passant par là par hasard -, alors même qu’aucun lien grammatical n’existe dans la phrase entre baby et mommy. Pourquoi?

Selon Sacks, baby et mommy sont des catégories, non seulement linguistiques mais sociales, qui appartiennent toutes deux à la même collection - ici, la collection des catégories qui servent à désigner des relations de parenté. Si nous établissons immédiatement le lien entre baby et mommy, bien qu’aucune indication grammaticale ne nous soit fournie, c’est parce que:

  • les catégories sont déjà liées entre elles préalablement à leur usage,

  • des règles d’appartenance les réunissent dans la même collection,

  • on les emploie dans le même contexte.

Notre apprentissage progressif des catégories adéquates pour décrire et rapporter le monde se ferait ainsi par ensemble, par liste, par collection de catégories: on n’apprend pas à un très jeune enfant la liste élémentaire des couleurs en lui apprenant le rouge en janvier, le jaune en février, et le bleu en mars ! On la lui apprend simultanément, afin qu’il identifie et reconnaisse les différents stimuli et puisse à son tour les désigner de façon compétente, en choisissant la catégorie adéquate dans la liste. Si l’on suit le raisonnement de Sacks, il en irait de même pour la totalité de l’apprentissage du langage, et de son usage.

Comment apprend-on sa langue maternelle? Évidemment par les incessantes interactions descriptives et didactiques – souvent conduites par la mère dans nos cultures –, qui commencent dès les premières minutes qui suivent la naissance, au cours desquelles le bébé, puis l’enfant, vont progressivement reconnaître et construire en les reproduisant les dispositifs de catégorisation qui, une fois maîtrisés, le feront reconnaître par autrui comme un membre compétent de la société.

C’est ainsi qu’il faut entendre l’expression catégorisation, moteur de l’apprentissage, qui est autant social que lexical, de notre vie en société: un membre compétent catégorise le monde de la même façon que ses semblables.

Cette opération de catégorisation, qui est une opération naturelle de l’être parlant et interprétant, est incessante dans notre vie quotidienne. La catégorisation du monde s’opère, d’une part, selon la définition de la situation par chaque individu; d’autre part, en fonction du contexte dans lequel il se trouve; enfin, en fonction de l’activité sociale en cours. La compréhension et l’intériorisation des dispositifs de catégorisation nous permettent de développer une intelligence commune du monde social grâce à laquelle nous sommes capables de vivre ensemble et de co-produire le monde dans lequel nous vivons.

L’accountability naturelle du monde social.

Le monde social est constamment “disponible”, descriptible, intelligible, rapportable, et analysable. Chacun d’entre nous le fait constamment, presque à son insu, ce qui ne veut pas dire inconsciemment. Au contraire, nous le faisons sciemment, parce que nous avons besoin de décrire constamment nos actions, nos sentiments, nos opinions sur le monde. Parmi les innombrables interactions qui se déroulent sur la Terre au moment où vous lisez ce texte, tous les êtres humains sont occupés à faire et à dire. Nous passons notre vie à faire et à dire: nous réalisons et nous commentons. L’analysabilité du monde social, sa descriptibilité, son objectivité – en un mot son accountability -, sont constamment présentes dans les activités pratiques des gens.

SACKS (1963)SACKS, Harvey. Sociological description. Berkeley Journal of Sociology, Berkley, v. 3, p. 1-16, 1963., dans son premier article scientifique publié dans le Berkeley Journal of Sociology, en 1963, intitulé “Sociological Description”, utilise la métaphore d’une machine. Imaginons, dit-il, une machine qui serait faite de deux parties: la première partie fait des choses, réalise des actions; la deuxième partie de la machine, de manière synchrone, commente ce que fait la première partie.

Supposons maintenant trois situations:

  • Une personne ordinaire vient à rencontrer cette machine: très rapidement, elle va comprendre que les deux parties sont bien organisées. Elle comprend vite que la première partie de la machine agit, et que la deuxième partie décrit, commente, ce que fait la première. Cela ne lui pose pas de problème particulier.

  • Un sociologue est placé devant la machine: alors les problèmes commencent, selon Sacks. Le sociologue peut trouver que la première partie de la machine ne fonctionne pas bien ; ou que la deuxième partie de la machine fournit une mauvaise ou incomplète description de ce que fait la première. Il va estimer qu’il faut “réconcilier” les deux parties de la machine. Pendant qu’il cherche des solutions à cette réconciliation, écrit Sacks, on va dire qu’il “théorise”.

  • Troisième situation: on amène un ingénieur étranger devant cette machine. Parce qu’il est ingénieur, il comprend tout de suite ce que fait la première partie de la machine. Mais parce qu’il est étranger, il ne comprend pas ce que dit la deuxième partie. On pourra alors considérer, propose Sacks, que cette machine est une machine à enseigner les langues étrangères: une fois que l’ingénieur aura compris que la deuxième partie de la machine décrit exactement ce que fait la première partie, il commencera à apprendre la langue parlée, en se référant aux actions produites par la première partie de la machine.

A cette époque, Sacks n’avait pas encore commencé l’œuvre qui allait le conduire à créer cette nouvelle discipline qu’on appelle l’analyse de conversation, et n’avait donc pas encore fondé la notion de “dispositifs de catégorisation des membres”. Avec cette machine à commenter, on la perçoit cependant immédiatement, en particulier avec la situation de l’ingénieur: l’apprentissage des catégories adéquates pour décrire nos actions est essentiel pour devenir un membre compétent du monde social dans lequel on vit.

Comme l’affirmait Edward Rose (ROSE, 1993, 1992), “le monde se décrit lui même en permanence, par les dispositifs qu’il a mis en place pour se commenter”. Le monde, c’est toute cette activité de commentaires, de descriptions et d’actions.

Pourquoi je vous dis cela ici? Cette propriété du monde social – l’accountability - est essentielle, pas seulement pour les ethnométhodologues, mais aussi pour les nouveaux étudiants dont nous parlons ici.

A la lumière de ce qui vient d’être énoncé, qu’est-ce qu’un étudiant affilié ?

Après avoir mené de nombreuses recherches sur le terrain de plusieurs universités françaises auprès d’étudiants de première année, de 1984 à 1989, j’ai été très vite débordé par la quantité de données recueillies: plus de 21 000 pages! Comment les classer, les trier, et les mettre en valeur? A cette époque, je me suis souvenu de la lecture d’un ouvrage de Van Gennep (VAN GENNEP, 1981), qui avait cru pouvoir distinguer, dans ses études très vastes des rites d’initiation qui marquent toujours le passage d’un statut social à un autre, trois phases successives dans tout passage, par exemple dans celui, très répandu pour ne pas dire universel, qui consacre le passage du statut d’adolescent à celui d’adulte. Selon Van Gennep, trois moments pouvaient être distingués:

  1. D’abord la phase de la séparation: le novice est séparé physiquement de l’ancien groupe auquel il appartenait;

  2. Puis celle de la marge – dite aussi d’ambigüité - difficile et douloureuse sur plusieurs plans, psychologique et physique: le sujet n’a plus de passé mais n’a pas encore d’avenir;

  3. Enfin celle de l’agrégation: l’adolescent renonce à son ancien groupe d’appartenance et à ses valeurs pour passer dans le nouveau: il est devenu adulte.

J’ai alors réalisé que l’ensemble des données que j’avais recueillies sur les étudiants novices pouvaient en effet être classées selon les trois moments distingués par Van Gennep. Quand on observe les premiers mois qui suivent l’entrée d’un étudiant à l’université, ou quand on la lui fait décrire, il est facile de repérer les trois phases repérées par Van Gennep en 1909:

  • Les nouveaux étudiants connaissent d’abord un temps d’étrangeté, au cours duquel ils se sentent séparés de leur passé familier qu’il leur faut oublier: dans leur nouvel univers, tout leur paraît étrange: le rythme des cours n’est plus le même, les règles ont changé, les exigences des enseignants également, au point que certains étudiants se demandent quel travail réel ils ont à faire;

  • Puis c’est le temps de l’apprentissage, souvent ressenti douloureusement, fait de doutes, d’incertitudes et d’anxiété. L’étudiant ne connaît plus la familiarité de son passé scolaire mais n’a pas encore d’avenir universitaire ou professionnel: il est dans l’entre-deux. Un apprentissage complexe doit s’opérer rapidement car il conditionne la poursuite de ses études;

  • Enfin, arrive le moment de l’affiliation: les étudiants ont découvert et appris l’utilisation des nombreux codes, institutionnels et intellectuels, qui sont indispensables à leur métier d’étudiant. Ils commencent à reconnaître et assimiler les évidences et les routines du travail intellectuel. Un étudiant affilié sait entendre ce qui n’est pas dit, sait voir ce qui n’est pas désigné. Il sait transformer les innombrables instructions du travail intellectuel en actions pratiques: il a découvert la praticalité des règles, et commence à devenir un membre compétent, un indigène doté de la culture exigée: il attribue le même sens aux mêmes paroles, aux mêmes comportements. Cette compétence nouvelle, en train de se faire, se manifeste par divers marqueurs d’affiliation: expression écrite et orale, intelligence pratique, sérieux, orthographe, existence de références théoriques et bibliographiques dans les travaux écrits, utilisation spontanée du futur antérieur, annonciateur d’une perspective en train de naître. Il commence à catégoriser le monde intellectuel dans lequel il est entré quelques mois plus tôt de la même façon que ses semblables, et surtout tel qu’attendu par ses enseignants.

Par affiliation - concept que j’ai utilisé pour la première fois dans un article de 1985 (COULON, 1985COULON, Alain. L’affiliation institutionnelle à l’université: les journaux d’étudiants. Pratiques de Formation-Analyses, Paris, n. 9, p. 137-147, 1985.), je désigne donc le processus par lequel quelqu’un acquiert un statut social nouveau. Les étudiants qui ne parviennent pas à s’affilier échouent : l’entrée à l’université est vaine si elle ne s’accompagne pas d’un processus d’affiliation au monde intellectuel dans lequel ils sont entrés, très souvent sans le savoir vraiment.

Etre affilié c’est avoir acquis l’aisance, qui se fonde sur la mise au jour des codes qui transforment les instructions du travail universitaire en évidences intellectuelles. Ne pas déceler, déchiffrer, puis incorporer ces codes, que j’ai appelés des marqueurs d’affiliation, est l’une des raisons majeures des abandons et des échecs. L’affiliation construit un habitus d’étudiant qui permette qu’on vous reconnaisse comme tel, qui vous agrège au même univers social et mental, avec des références et des perspectives communes et, puisque la permanence de la catégorisation est la condition de tout lien social, avec la même façon de catégoriser le monde.

Conclusion : pour une pédagogie de l’affiliation

Une question essentielle se pose: est-il possible, à partir de ces constats, de concevoir et de proposer une pédagogie de l’affiliation? Je donnerai ici deux exemples d’activités qui me paraissent favoriser le processus d’affiliation: l’écriture, d’une part, et l’apprentissage de la méthodologie documentaire, d’autre part.

L’écriture quotidienne: l’entrée dans l’écriture comme mise au travail symbolique sous la forme de la tenue, par les nouveaux étudiants, d’un journal d’affiliation faisant l’objet d’un suivi pédagogique par un enseignant. Pendant cinq ans, j’ai essayé, dans mon enseignement de première année, de développer une pédagogie de l’affiliation, qui s’appuyait, notamment, sur la tenue d’un journal d’affiliation que les étudiants devaient écrire tous les jours pendant le premier trimestre qui suivait leur arrivée à l’université. Je demandais aux étudiants d’évoquer tout ce qui se rapportait, selon eux, à leur entrée à l’université, leurs réactions par rapport à leur famille, à leur mode de vie, à leur cursus, à leurs cours, à leur utilisation de la bibliothèque, à leurs diverses interactions avec les autres étudiants, les enseignants, les personnels administratifs et, d’une façon générale, toute association d’idée avec leur nouvelle expérience. Je voulais leur faire prendre conscience, grâce à cette description réflexive, des mécanismes dont je pensais que la compréhension leur était nécessaire. La tenue d’un journal d’affiliation présente deux dimensions:

  1. Bien que cela dépassât le cadre strict de mes objectifs pédagogiques, le journal a eu une dimension clinique évidente, dans la mesure où il a permis à chacun de mettre en scène par l’écriture les émotions qui accompagnent toujours l’entrée dans un nouvel univers mental et social. Toute pratique qui travaille la problématique du sujet dans sa relation au savoir a des effets thérapeutiques, comme nous l’a enseigné le courant de la psychothérapie institutionnelle (OURY 1976OURY, Jean. Psychiatrie et psychothérapie institutionnelle. Paris: Payot, 1976.).

  2. Mon intention première était que le journal ait une fonction d’affiliation. Au–delà de son mérite, qui passe relativement inaperçu, de construire l’habitude d’écrire – ce qui deviendra un instrument essentiel pour le futur étudiant –, le journal est un bon outil de travail, qui contribue à faire entrer les étudiants dans la vie universitaire, à se comporter en ethnographes réflexifs de leur propre passage à l’université, ce qui, par conséquent, les aide à acquérir une plus grande lucidité sur leur parcours. L’écriture quotidienne permet aux étudiants de réfléchir sur l’état d’incertitude et d’indétermination dans lequel la plupart se trouvent au cours du premier semestre. En contribuant à leur enseigner comment il s’agit pour eux de transformer les instructions qu’ils doivent suivre en actions instruites pratiques, le journal contribue à lutter contre cette gigantesque machine à désaffilier qu’est toute université “moderne” massifiée.

  3. L’entrée explicite dans le monde des idées: l’apprentissage de la méthodologie documentaire.

Le meilleur outil, sans doute aussi le plus facile à mettre en oeuvre, serait le développement massif des enseignements d’initiation à la recherche documentaire dès la première année, afin de montrer aux étudiants qu’ils sont entrés dans un monde nouveau, celui des idées, qui a ses règles de classement et ses codes d’accès, qui ne sont pas secrets mais peuvent être au contraire mis au jour : des règles de travail intellectuel, des règles de classement des discours et des pratiques universitaires, des règles de lecture, d’écriture, des règles linguistiques, de communication, etc.

En 1984, dans le cadre de la réforme des Enseignements Supérieurs, l’Université de Paris 8 avait introduit, parmi les “Langages Fondamentaux” en liaison avec les personnels scientifiques de la bibliothèque universitaire, des enseignements de méthodologie documentaire (qu’on appelait à l’époque Information Scientifique et Technique) dont le principal objectif était de faire acquérir aux étudiants des méthodes de travail et d’étude qu’on jugeait indispensables à leur formation intellectuelle. Il s’agissait d’enseignements semestriels, d’une durée de 37h30 (15 séances de 2h30), accueillant des groupes de trente étudiants environ, et intégrés au cursus de l’étudiant même s’ils étaient le plus souvent facultatifs. Quand il ont été conçus, les objectifs des enseignements de méthodologie documentaire étaient: savoir utiliser les ressources documentaires des bibliothèques, maîtriser la lecture, améliorer sa mémoire, organiser son travail.

Deux études que j’ai menées (COULON, 1993COULON, Alain (Org.). L’évaluation des enseignements de méthodologie documentaire à l’Université de Paris VIII. Paris: Université de Paris VIII: Laboratoire de Recherches Ethnométhodologiques, 1993., 1999COULON, Alain. Penser, classer et catégoriser: l’efficacité de l’enseignement de méthodologie documentaire à l’université. Le cas de l’université de Paris VIII. Paris: Université de Paris VIII: Laboratoire de Recherches Ethnométhodologiques, 1999.) ont permis d’évaluer l’efficacité de ces enseignements sur la réussite ultérieure des étudiants, en termes de nombre d’unités capitalisables obtenues, de rythme d’obtention de leurs unités, et donc de rapidité d’obtention de leur diplôme.

De la première étude, il ressort que les résultats pédagogiques marquent des différences très nettes: les étudiants ayant obtenu une unité pédagogique de méthodologie documentaire passent plus facilement dans l’année supérieure. Un étudiant en première année a ainsi huit fois plus de chances d’accéder à la deuxième année qu’un étudiant qui ne suit pas ce type d’enseignement. De la même façon, la chance statistique de passer de la deuxième année en troisième année est deux fois plus élevée si l’on a suivi un enseignement de méthodologie documentaire.

Dans la deuxième étude, les cohortes de tous les nouveaux étudiants inscrits à l’université en première année pour la première fois en 1989–1990 et en 1990–1991 ont été reconstituées, et deux sous-groupes ont été distingués: les étudiants ayant suivi un enseignement de documentation et les autres, afin de comparer leurs “carrières” respectives. On a suivi ces cohortes pendant quatre ans, c’est-à-dire, pour certains de ces étudiants, jusqu’à leur année de Master 1. Les performances académiques des étudiants ayant suivi un enseignement de méthodologie documentaire étaient nettement meilleures: 59% des étudiants ayant suivi l’enseignement de documentation étaient en Licence deux ans plus tard, et 27% en Master 1 trois ans plus tard, contre respectivement seulement 33% (Licence) et 17% (Master 1) pour le sous-groupe qui n’avait pas suivi cet enseignement. Par ailleurs, les sorties par échec après deux ans étaient beaucoup moins nombreuses: 12% des étudiants ayant suivi la formation documentaire avaient abandonné l’université, contre 38% pour les autres.

Pourquoi cet enseignement produit–il un tel effet? Je pense que suivre une formation de méthodologie documentaire lorsqu’on est un étudiant de première année constitue un atout décisif car c’est un enseignement qui permet de se confronter de manière claire aux problèmes d’apprentissage des règles de l’enseignement supérieur. Je ne parle pas seulement ici des règles techniques, celles qui permettent de mettre en pratique dans des bibliothèques le savoir acquis. À cette fonction praxéologique évidente de l’enseignement de la méthodologie documentaire, s’ajoute une fonction plus proprement symbolique, plus métaphorique, qui permet au sujet d’une part d’entrer explicitement dans le monde des idées, d’autre part qui l’engage à transposer dans d’autres domaines que celui de l’enseignement documentaire la capacité qu’il a acquise de transformer les instructions intellectuelles qui jalonnent sans cesse le parcours d’un étudiant en actions pratiques. Il apprend ainsi à manipuler la praticalité des règles et les catégorisations du travail intellectuel et il s’agit d’une étape décisive dans l’acquisition du métier d’étudiant. L’enseignement de la méthodologie documentaire, au-delà de son aspect pratique, permet d’abord d’identifier et d’apprendre les codes dissimulés dans les pratiques de l’enseignement supérieur, puis ensuite d’incorporer ou “d’encorporer” ces codes qui, parce qu’ils sont alors naturalisés, deviennent pour autrui des indicateurs d’affiliation qui montrent que le sujet catégorise désormais le monde intellectuel en conformité avec les attentes des enseignants. L’enseignement de la méthodologie documentaire permet au sujet de réaliser de façon compétente les trois opérations fondamentales de tout apprentissage intellectuel, qui sont penser, classer et catégoriser.

Referências

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  • 1
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  • 2
    Union nationale des étudiants de France.

Publication Dates

  • Publication in this collection
    Oct-Dec 2017

History

  • Received
    16 Aug 2016
  • Accepted
    13 Oct 2016
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