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Rapports entre mot, image et chose dans le processus de subjectivation

Connections between word, image and thing in the process of subjectivation

Relação entre palavra, imagem e coisa no processo de subjetivação

Relación entre palabra, imagem y cosa en el proceso de subjectivación

Abstracts

Cet article propose une réflexion sur le recouvrement sémiologique et sur le refoulement de l'image dans la conceptualisation du signe linguistique. Après Freud, une lecture lacanienne - et une relecture de Lacan - permet de reformuler la réflexion sur les rapports entre le mot, l'image et la chose. A partir des trois registres du symbolique, de l'imaginaire et du réel, l'on peut penser le fonctionnement de l'image comme signe à condition que celle-ci appelle l'articulation d'un texte dont elle puisse, à un moment donné, devenir le signifié. L'image garde cependant une liberté fondamentale au regard de ce que le texte ne peut pas dire. L'article conclut avec quelques considérations sur les frontières instables entre le mot et l'image: des processus où tantôt le signifiant est traité comme image, tantôt l'image se rapproche du signifiant sans le devenir, tantôt elle défait le signifiant pour le libérer, le remotiver et le mettre à figurer.

Mots clés:
Sujet; symbolique; imaginaire; réel


Este artigo apresenta uma reflexão a propósito da sobreposição semiológica e da repressão da imagem na conceituação do signo linguístico. Depois de Freud, uma leitura lacaniana - e uma reinterpretação de Lacan - possibilita reformular a reflexão sobre as relações entre a palavra, a imagem e a Coisa. A partir destes três registros, do simbólico, do imaginário e do real, pode-se pensar no funcionamento da imagem como signo desde que ela solicite a articulação de um texto do qual possa, num dado momento, tornar-se o significado. A imagem guarda, todavia, uma liberdade fundamental em relação ao que o texto não pode dizer. O artigo conclui com algumas considerações sobre as fronteiras instáveis entre a palavra e a imagem: processos nos quais às vezes o significante é tratado como uma imagem, às vezes a imagem se aproxima do significante sem que nele se torne e às vezes derrota o significante para libertá-lo, remotivá-lo e representá-lo.

Palavras-chave:
Sujeito; simbólico; imaginário; real


This paper presents a reflection on semiological overlay and repression of the image in conceptualizing the linguistic sign. After Freud, a Lacanian reading - and a rereading of Lacan - allows reconsidering the relations between word, image and thing. Based on these three registers, the symbolic, the imaginary and the real, one may think of the functioning of the image as a sign, provided that it calls for the articulation of a text in regard to which the image can, at a given moment, become the signified. The image, however, retains a fundamental freedom with respect to what the text cannot say. This reflection concludes with some considerations on the unstable boundaries between word and image: processes where the signifier is treated as an image, where the image approaches the signifier without becoming it, or where the image defeats the signifier to release it, to remotivate it, and to represent it.

Key words:
Subject; symbolic; imaginary; real


Este artículo presenta una reflexión sobre la superposición semiológica y la represión de la imagen en la conceptualización del signo lingüístico. Después de Freud, una lectura lacaniana -y una reinterpretación de Lacan - facilita la reformulación de las relaciones entre la palabra, la imagen y la Cosa. A partir de estos tres registros -lo simbólico, lo imaginario y lo real - se puede pensar en el funcionamiento de la imagen como signo, desde que esta solicite la articulación de un texto del cual pueda, en un momento dado, convertirse en significado. Sin embargo, la imagen conserva una libertad fundamental con relación a lo que el texto no puede decir. El artículo finaliza con algunas consideraciones sobre los límites inestables entre la palabra y la imagen: procesos en los que a veces el significante es tratado como imagen, la imagen a veces se acerca al significante sin llegar a serlo, a veces lo deshace para liberarlo, remotivarlo y representarlo.

Palabras clave:
Sujeto; simbólico; imaginario; real


Introduction

L'être humain habite dans un univers hétérogène de signes dans lequel on distingue traditionnellement, dans la pensée occidentale, les régimes de l'image et du mot. Qu'en est-il de la conceptualisation des rapports entre l'«image» et le «mot» après l'avènement de la linguistique moderne et de la psychanalyse? Où est passée l'image avec l'avènement du signe linguistique? Pour essayer de répondre à ces questions, nous proposons une réflexion non seulement sur le recouvrement sémiologique mais sur le refoulement de l'image dans la conceptualisation du signe linguistique, du côté du signifié. Nous touchons ici à un nœud d'inconsistances théoriques qui révèlent la difficulté de penser le rapport entre le mot et l'image. L'image continue cependant d'agir au sein du signe et connaît des destins divers. Un effet de retour de cette double opération de recouvrement et de refoulement est l'irruption de l'image dans le schéma du signe linguistique, laquelle se produit sur fond de glissements du concept vers l'image, et du signifié vers la chose.

Conçue comme un élément préalable au mot et plus proche de la chose, l'image a occupé, dans la pensée occidentale, une place intermédiaire entre le mot et la chose. Or, une lecture lacanienne - et une relecture de Jacques Lacan - permet de reformuler la réflexion sur les rapports non seulement entre le mot et l'image, mais de ces deux termes à la chose. D'une part, les trois registres lacaniens du symbolique, de l'imaginaire et du réel permettent d'articuler une réponse originale au problème de l'absence de chose dans la représentation. De l'autre, s'appuyant sur les enseignements des plus éminents linguistes et philosophes, J. Lacan a opéré une inversion du schéma saussurien, ce qui a ouvert la voie à une reformulation du signe: le signifié cesse d'être ramené à une image pour être pensé comme un signifiant passé à l'étage de signifié à un moment donné, par rapport à un autre signifiant, ceci engendrant un effet de sujet. Il s'ensuit qu'une reformulation du concept de sujet s'est montrée tout aussi nécessaire avec l'inversion lacanienne du signe.

Comment comprendre alors le rapport du sujet à l'image? Les processus sémiotique et subjectif s'imbriquent dans la perception, la confection et la réception de l'image. Nous proposons de penser à partir de J. Lacan, de Roland Barthes et de Dany-Robert Dufour le fonctionnement de l'image comme signe (soit comme signifiant impropre) à condition que celle-ci appelle l'articulation d'un texte dont elle puisse, à un moment donné, devenir le signifié. Nous analysons les rapports d'articulation sémiologique entre l'image et le texte selon un rapport d'interprétance, de recouvrement et de tension entre ces deux régimes. Nous finissons par considérer les frontières et les lieux de passage entre le mot et l'image, des processus où l'image est traitée comme signifiant et où le signifiant est traité comme image, ce que la psychanalyse a si bien repéré dans les formations de l'inconscient.

L'image en tant que signe relativement à la fracture sémiotique et subjective

Avant d'habiter le monde, l'être parlant habite le langage. De telle sorte qu'il est projeté dans la signifiance et l'activité poïétique (Passeron, 1989Passeron, R. Pour une philosophie de la création. Paris, FR: Klincksieck, 1989.) et qu'il se retrouve habiter dans un monde peuplé de signes. Or, ce monde peuplé de signes n'est pas homogène. Par l'expérience du langage qui refoule la chose au profit de ce que le signe en retient, en y ajoutant ou en y soustrayant, l'être parlant a non seulement la capacité mais éprouve la nécessité de construire une multiplicité de systèmes sémiotiques (le dessin, la peinture, la sculpture, la danse, la musique, le cinéma…). L'activité sémiotique foisonnante est pour l'être parlant une manière de faire avec, réparer, contourner si peu que ce soit cet écart entre le langage et la chose. Le refoulement de la chose opéré par le langage est porteur de ce que nous pouvons par conséquent désigner comme un clivage fondateur de la condition humaine. Ce clivage corrélatif à l'expérience du langage comprend trois formes de fracture: fracture entre le signe et la chose, fracture du signe entre signifiant et signifié dans une pluralité de systèmes sémiotiques, et fracture de l'être parlant en tant que sujet entre énonciation et énoncé. Ce sujet, pensé par J. Lacan dans le cadre d'une critique du raisonnement cartésien, «est dans l'incertitude pour la raison qu'il est divisé par l'effet de langage [...] Il ne trouvera son désir que toujours plus divisé, pulvérisé, dans la cernable métonymie de la parole» (Lacan, 1964/1973Lacan, J. (1973). Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris, FR: Seuil. (Trabalho original publicado em 1964)., p. 211). Le psychanalyste Alain Didier-Weill écrit à ce propos: «aussitôt que le sujet parle, se signifiant dans une parole qui tranche et distingue, une part de lui, insignifiable par la parole, se retire de ce qui a été signifié et choit comme voilée» (Didier-Weill, 2003Didier-Weill, A. (2003). Lila et la lumière de Vermeer. La psychanalyse à l'école des artistes. Paris, FR: Denoël., pp. 91-92). Avant toute structure et défense symptomatique particulières, le clivage du sujet consiste ainsi en une déchirure fondamentale qui «n'est que le régime normal du sujet lacanien, toujours et toujours représenté par un signifiant pour un autre» (Le Gaufey, 1998Le Gaufey, G. (1998). Clivage. Dans P. Kaufmann (Ed.), L'apport freudien. Éléments pour une encyclopédie de la psychanalyse (pp. 93-95). Paris, FR: Larousse., p. 94). Dans l'épreuve de ce clivage où il est déjà divisé d'avec lui-même entre la subjectivation de l'énonciation et l'objectivation de l'énoncé, et dont la conséquence est qu'il ne peut se saisir que là où il n'est plus et ce dans un temps divisé, l'être parlant diversifie la nature des signes afin de suturer cette faille - fracture et défaut - et de tenter de dire ce que le langage ne peut dire. Cette condition aboutit à un foisonnement continu de systèmes de signes divers, sans toutefois apporter une solution définitive à la division du sujet.

La multiplicité sémiotique a interrogé depuis longtemps les spécialistes. Plus récemment, en continuité avec le projet saussurien, dans «Sémiologie de la langue», É. Benveniste a proposé le signe linguistique comme modèle d'analyse des autres systèmes de signes et a considéré l'ensemble de la sémiologie comme un domaine hiérarchique dans lequel la langue est le système signifiant par excellence et l'«interprétant» des autres systèmes (Benveniste, 1969/1974Benveniste, É. (1974). Sémiologie de la langue. Dans Problèmes de linguistique générale 2 (pp. 43-66). Paris, FR: Gallimard. (Trabalho original publicado em 1969)., p. 54). Ceci est, comme É. Benveniste l'a affirmé lui-même, aux antipodes d'une autre sémiotique conçue par Ch. S. Peirce, dans laquelle la langue n'est pas un système spécifique ayant une valeur normative et exemplaire pour l'analyse, mais un système parmi d'autres dans un modèle général du signe. Pourtant, comme le remarque le linguiste français, que la langue soit l'interprétant des autres systèmes, ne veut pas dire que ce que ces systèmes ont à «dire» soit réductible et entièrement transposable dans les signes de la langue.

Qu'en est-il alors de l'image dans ce foisonnement de signes? L'image ne peut que subir aux yeux de l'être parlant l'écart sémiotique et subjectif introduit par le langage que nous avons circonscrit. Des méandres des circuits neurophysiologiques à la phénoménologie de la perception dans l'expérience de l'image et à sa facture sur un support matériel, se marquent un certain nombre de sauts qualitatifs et se nouent, par conséquent, des rapports complexes qu'il est nécessaire de prendre en considération dans toute réflexion sur l'image. L'école de la Gestalt (Ehrenfels, 1890/2007Ehrenfels, C. von (2007). Sur les qualités de forme. Dans Fisette, D. (Éd.), À l'école de Brentano. De Würzburg à Vienne. Paris, FR: Vrin. (Trabalho original publicado em 1890).), la phénoménologie (Merleau-Ponty, 1945/2005Merleau-Ponty, M. (2005). Phénoménologie de la perception. Paris, FR: Gallimard. (Trabalho original publicado em 1945).), et plus récemment les sciences cognitives et neurosciences (Pylyshyn, 2003Pylyshyn, Z. (2003). Seeing and Visualizing: It's not What You Think. Massachusetts, MA: MIT Press.), ont apporté des modèles et des explications importantes pour comprendre la formation des images perceptives. Quant aux problèmes que pose l'image psychique, et particulièrement l'image dite inconsciente, la psychanalyse a avancé des réponses fondamentales sur sa genèse, ses destins, son mode opératoire et les traitements auxquels elle est soumise selon les principes qui régissent les processus psychiques. C'est aussi à la psychanalyse que revient le travail de repenser la valeur que peut prendre l'image à travers sa réception et ses effets sur le sujet.

La multiplicité et la circulation des images à une vitesse sans précédents dans la vie quotidienne interrogent par ailleurs de manière renouvelée psychanalystes et philosophes aujourd'hui. La philosophe Marie-José Mondzain analyse le statut, les usages et la réception subjective des images dans les dispositifs contemporains d'une scène sociale et politique marquée par la communication et l'économie mondialisées (Mondzain, 2011Mondzain, M.-J. (2011). Images (à suivre): de la poursuite au cinéma et ailleurs. Paris, FR: Bayard., 2015Mondzain, M.-J. (2015). L'image peut-elle tuer? Paris, FR: Bayard Culture., 2017Mondzain, M.-J. (2017). Confiscation: des mots, des images et du temps. Paris, FR: Les Liens qui libèrent.). Nous sommes entrés, affirme la philosophe, dans une époque où règne le paradigme de la communication médiatique et du culte de l'image actuel, participant aux phénomènes de violence sociale et d'aliénation psychique. La psychanalyste et philosophe Elsa Godart analyse la manière dont les techniques numériques comme le Selfie et le Selbranding ont bouleversé le rapport de l'être humain à l'eikon (icône) et à l'eidôlon (image) dans la relation d'aliénation narcissique du sujet aux images auxquelles il s'identifie (Godart, 2016Godart, E. (2016). Je selfie donc je suis. Paris, FR: Albin Michel., pp. 46, 65). Aussi, nous avons analysé la prégnance de l'image et les conditions lui permettant d'advenir en tant qu'objet signifiant pour le sujet dans le cadre des dispositifs numériques aujourd'hui (Patiño-Lakatos 2018). Or, la fabrication humaine d'une image objectivée sur support, offerte au regard d'un spectateur, pose le problème non seulement de la perception et la réception de l'image, mais aussi celui de sa confection - il devient alors nécessaire de circonscrire l'aire culturelle et le cadre historique dans lesquels celle-ci se matérialise (Naugrette, 2004Naugrette, C. (2004). Paysages dévastés. Le théâtre et le sens de l'humain. Belval: Circé.; Descola, 2010Descola, P. (Ed.). (2010). La fabrique des images. Visions du monde et formes de la représentation. Paris, FR: Musée du Quai Branly-Somogy.). Ces différents niveaux d'analyse posent différemment le problème du rapport du sujet à l'image en tant que signe.

Persistance de l'image dans le signe: impossible deuil de la chose?

L'image semble avoir occupé, du moins dans les déclinaisons historiques prédominantes de la pensée occidentale, une place intermédiaire par rapport au mot et à la chose. On retrouve cette place intermédiaire de l'image dans un certain nombre de modèles que la philosophie a donnés du processus intellectuel qui se déploie entre la perception sensorielle et l'abstraction conceptuelle, en passant par la figuration. L'image a été considérée comme étant plus près, génétiquement et par nature, de la chose que le mot. C. S. Peirce concevait, par exemple, en 1885, dans son texte «On the Algebra of Logic: A Contribution to the Philosophy of Notation», la catégorie - certes complexe et hétérogène - de l'icône comme un type de signe qui possède le caractère général de l'objet qui le rend signifiant (même si son objet n'existe pas) et auquel il est lié par ressemblance ou analogie. Ce qui n'est pas le cas pour le mot, du moins dans les systèmes d'écriture phonographiques actuels, puisque le mot relèverait principalement de la catégorie peircienne des symboles. Dans une lettre adressée à Lady Welby en 1904, il affirmait avoir postulé déjà en 1867 la division des signes en icônes, indices et symboles. Il a ensuite progressivement développé les implications théoriques de cette distinction, particulièrement en 1903, dans “Nomenclature and Divisions of Triadic Relations, as far as they are Determined” (Peirce, 1978Peirce, C. S. (1978). Écrits sur le signe. Paris, FR: Seuil., pp. 32, 140, 144).

Parfois, il est considéré que le mot vient après-coup recouvrir ou contenir (dans les deux sens de renfermer et de retenir dans certaines bornes) l'image en tant que phénomène préalable issu d'une perception réelle. Notons que vers la fin du XIXe siècle, la conception freudienne de la représentation illustre ce rapport de recouvrement de l'image par le mot: S. Freud conçoit la représentation de mot comme un «surinvestissement» de la représentation de chose. Nous sommes ici dans la sphère de l'image psychique.

Freud: surinvestissement de l'image de la chose par le mot

Au tournant du XIXe au XXe siècle, S. Freud étaye une théorie de la représentation en tant que réalité psychique qui ne se définira plus nécessairement en tant que phénomène de conscience. Dans la représentation d'objet consciente, celui qui posait les fondements de la psychanalyse a distingué deux types de représentation: la «représentation de mot» (Wortvorstellung), qui est essentiellement la trace acoustique et l'image verbale motrice correspondant au mot, et la «représentation de chose» (Sachvorstellung), trace essentiellement visuelle, à caractère mimétique, renvoyant à un contenu de pensée, à un objet et, fondamentalement, à une image de souvenir. S. Freud évoquait déjà cette distinction dans Contribution à la conception des aphasies, en 1891. Puis, dans son Esquisse d'une psychologie scientifique, écrit entre 1895 et 1896, il a fait la distinction entre la représentation d'objet et la seule image de souvenir: l'image étant une entité à caractère mimétique qui requiert la perception d'un objet «réel», tandis que la représentation acquiert une certaine autonomie par rapport à celui-ci, dans la mesure où elle comprend autre chose d'hétérogène qui n'est pas en rapport direct avec l'image de souvenir issue de l'objet ou de l'événement existant comme réalité préalable et extérieure. Pour qu'il puisse donc y avoir, dans la théorie freudienne, une représentation consciente, les deux types de formations - représentations de mot et de chose - doivent être liés par le système Préconscient-Conscient. Autrement dit, les représentations inconscientes ne peuvent devenir conscientes que si elles sont reliées aux représentations de mot.

Il est intéressant de remarquer que la psychanalyse nous a enseigné après S. Freud que, dans les instances de l'inconscient, le mot est souvent traité comme une image et l'image est soumise à des traitements semblables à celui du mot selon les procédés du symbolique - l'image, chiffrée, se met alors à constituer des sortes de rébus. L'interprétation du rêve (1900) et “Sur la psychopathologie de la vie quotidienne” (1901) sont des essais inauguraux à ce sujet, mais les analyses cliniques de S. Freud sont des apports tout aussi considérables.

Saussure: persistance de l'image sous la bannière du signifié

Un certain glissement du concept et du sens (à la place du signifié) vers l'image est repérable dans le schéma saussurien du signe linguistique qui a été retenu et rendu célèbre par l'édition posthume du Cours de linguistique générale (CLG) (Saussure, 1916/2005). L'image serait, selon ce schéma, l'équivalent du concept - préalable, à l'instar du signifié qui serait structurellement premier par rapport au signifiant - que viendrait recouvrir le mot. Comme si l'on avait éprouvé le besoin de recourir à l'image pour rendre visible la différence supposée de nature entre le signifié et le signifiant.

Figure 1
Trois schémas successifs apparaissant dans le Cours de Linguistique Générale

Cette irruption de l'image dans le schéma du signe, où elle occupe la place du signifié, vient trahir une conception: bien que Ferdinand de Saussure ait clairement insisté à plusieurs endroits de son cours sur le fait que sans l'unité articulée du signe linguistique il n'y a que des idées confuses et des sons indéterminés, le signifié continue - en tant que tenant-lieu du concept, du sens et in fine de l'image - à avoir une préséance, ne serait-ce que littéralement visuelle, par rapport au signifiant. Le linguiste Simon Bouquet montre, avec textes originaux à l'appui, que dans la leçon sur la valeur linguistique, le 2 juin 1911, F. de Saussure a évoqué la possible priorité du signifié sur le signifiant. S. Bouquet renvoie aussi à cette note préparatoire de F. de Saussure: «Si l'un des deux côtés du signe linguistique pouvait passer pour avoir une existence en soi, ce serait le côté conceptuel, l'idée comme base du signe» (Bouquet, 1997Bouquet, S. (1997). Benveniste et la représentation du sens: de l'arbitraire du signe à l'objet extralinguistique. Linx, Émile Benveniste vingt ans après, 9, 107-123. URL: http://www.revue-texto.net/Saussure/Sur_Saussure/Bouquet_Benveniste.html
http://www.revue-texto.net/Saussure/Sur_...
, p. 112). Cette idée est le dernier point d'ancrage d'une métaphysique qui perdure au sein de la linguistique advenant comme science moderne.

Ceci est d'autant plus significatif que F. de Saussure, très clair par ailleurs en ce qui concerne la nature double du signe, ferait l'erreur logique, selon É. Benveniste, de confondre le temps d'un instant (celui du passage du CLG édité par les soins de Charles Bally et de Albert Sechehaye) le rapport du signifiant au signifié et le rapport du signe à la chose (Benveniste, 1939/1966Benveniste, É. (1966). Nature du signe linguistique. Dans Problèmes de linguistique générale 1 (pp. 49-55). Paris, FR: Gallimard. (Trabalho original publicado em 1939).). Il se serait, donc, produit un glissement du signifié vers la chose. Et ce malgré le fait que F. de Saussure ait dit, d'une part, que le signifié ne reflète pas les objets du monde et, de l'autre, que le signe linguistique n'a aucun lien naturel avec l'objet à désigner. La prémisse du préalable de l'image par rapport au mot s'esquisserait alors ici sur fond d'un lapsus qui (re)met la chose à la place du signifié par interposition de l'image. Celle-ci devient le relai de la chose préalablement évacuée mais qui s'immisce à nouveau par un tour de passe-passe dans le raisonnement sur le mot. De sorte que nous nous retrouvons au premier abord devant un double paradoxe désignant un nœud d'inconsistances en ce qui concerne, d'une part, le rapport entre le signifiant et le signifié, et de l'autre, le rapport entre le signe et la chose.

Que cette faute logique soit imputable à F. de Saussure, rien n'est moins sûr. Il est possible que le troisième schéma participe de la déformation subrepticement introduite par les éditeurs des notes du CLG. S. Bouquet explique comment la critique qu'É. Benveniste fait de F. de Saussure se construit sur un trompe-l'œil: d'une part, le CLG, tel qu'édité par C. Bally et A. Sechehaye, contient plusieurs déformations par rapport aux notes du linguisteet à celles des auditeurs de son cours. De l'autre, É. Benveniste lui reproche de glisser vers le rapport du signe à l'objet extra-linguistique pour expliquer le rapport entre signifiant et signifié. Or, après une lecture attentive des notes préparatoires de F. de Saussure et une comparaison des notes des auditeurs du CLG, il ressort que F. de Saussure était clair quant à la notion d'arbitraire appliquée au rapport entre signifiant et signifié, et quant au rapport indirect et paradoxal entre le signe et l'objet. Mais il ressort aussi que la pensée de F.de Saussure dépassait la pensée d'É. Benveniste là où ce dernier prétendaitdépasser celle du maître. En somme, É. Benveniste aurait forcé la lecture de F. de Saussure à propos de l'emploi que ce dernier ferait de la «réalité» comme argument pour analyser le rapport qui unit le signifiant au signifié. Cette lectured'É. Benveniste s'expliquerait par l'intention d'imposer ce qu'il prétendait démontrer comme nouveau: le dépassement de la métaphysique du sens.

Il n'en reste pas moins que ce choix d'édition du CLG témoigne d'une conception persistante sur les rapports entre le mot, l'image et la chose. L'enseignement de J. Lacan viendra changer la donne par rapport au schéma saussurien du signe: dans cette nouvelle perspective, le signifié cessera d'être ramené à une image pour être pensé comme un signifiant passé à l'étage de signifié à un moment donné et par rapport à un autre signifiant.

Lacan: le mot et l'image dans les trois registres de l'imaginaire, du symbolique et du réel

J. Lacan, fin lecteur de linguistique, s'est nourri des apports de F. de Saussure, de R. Jakobson et de son contemporain É. Benveniste. Il a intégré ces leçons sur le signe tout en apportant une subversion radicale du schéma du signe, en mettant le sens en-dessous, et le signifiant par-dessus. Dans le schéma qu'il propose en 1957, dans L'instance de la lettre dans l'inconscient, notons d'abord que dans le schéma lacanien, l'image du petit arbre persiste (qu'il est difficile de déloger l'image).

Figure 2
Le signe saussurien Le signe lacanien

Notons, nonobstant, que si le psychanalyste reprend la figure de l'arbre dans son schéma, c'est pour faire ressortir l'ascendant du signifiant sur l'image et sur la réalité qu'il représente. Et ce avant tout par un jeu de mots, à savoir: l'évocation de l'anagramme «barre» à partir du signifiant français «arbre», afin de relever la composition du signifiant par des voyelles et des consonnes. Avec cette barre, J. Lacan évoque la barrière résistante à la signification qui se visualise dans le trait horizontal du schéma - cette barre étant ainsi, une fois de plus, indice d'un des plus grands problèmes de la linguistique, car elle est à la fois barre de contact et de séparation de cette unité pour le moins énigmatique qu'est le signe. Par la suite, J. Lacan rattache cet «arbre» à tous les contextes symboliques où il est pris dans sa qualité de signifiant. Et il conclut quelques lignes plus loin que le signifiant «arbre» passe à l'étage du signifié lorsqu'il s'agit de déterminer le rapport du sujet à ce signifiant - il n'est pas question ici de tout ce qui, du côté du sens, serait non-linguistique et glisse sous le signifiant, pour être ramené à l'état de signifié dans une plus-value expérientielle.

L'inversion du schéma du signe nous informe sur la place qu'occupera dans la pensée lacanienne non seulement le signifiant au regard du sens, mais aussi le mot au regard de l'image. D'une part, la génération du signifié sera posée comme une fonction du signifiant. Autrement dit, au zénith d'un structuralisme qui privilégie la forme au sens, J. Lacan questionne la nature même de l'unité du signe, et ce travail l'emmène à conclure que le signifié est produit par le signifiant. D'autre part, il mettra le signifiant, linguistique par excellence, au-dessus et comme en surplomb du régime de l'image - laquelle deviendra une sorte de signifiant impropre, avant la lettre. Désormais, le signifiant (plutôt que le mot) et l'image constitueront deux régimes différents - mais non nécessairement opposés - compris à la lumière de la distinction de trois registres reliés entre eux par un lien de type borroméen : symbolique, imaginaire et réel. L'image sera une formation caractéristique du registre imaginaire, tandis que le signifiant sera, fondamentalement, un élément symbolique. Cet apport novateur pour penser le statut de l'image et ses rapports avec le mot et la chose appelle quelques remarques.

D'une part, J. Lacan a formulé clairement sa conception des trois registres du symbolique, de l'imaginaire et du réel dans la conférence «Le symbolique, l'imaginaire et le réel» qu'il prononça le 8 juillet 1953 pour ouvrir les activités de la Société Française de Psychanalyse. Puis, le 26 septembre de la même année, il présenta un discours au Congrès de Rome, organisé à l'Istituto di Psicologia della Universitá di Roma, qui donnerait lieu au Rapport du Congrès de Rome, connu sous le titre de «Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse», publié en 1956. Il développa ensuite ces idées dans son séminaire intitulé R.S.I., tenu entre 1974 et 1975. En dehors de ces textes de référence principaux, on peut trouver de multiples références à ces trois registres dans l'œuvre de J. Lacan. D'autre part, il fait référence explicite aux anneaux borroméens en 1972, dans son séminaire ... Ou pire. Le nœud borroméen, élément constituant des armoiries des Borromées, attire son attention par le lien paradoxal qui caractérise trois cercles ne pouvant se détacher sans se défaire tous. Cette référence marque son intérêt pour la théorie des nœuds et la topologie en tant qu'instruments qui lui permettent de penser, en sortant de la logique classique de la représentation, les trois registres du symbolique, de l'imaginaire et du réel et, particulièrement, le caractère vide de l'objet a dans le rapport du sujet à l'Autre.

Les trois registres lacaniens ont différentes fonctions et plusieurs aspects. Ils sont à manier avec prudence, dans la mesure où un ensemble apparemment hétérogène d'éléments peut se retrouver relever d'un même registre, et un même élément peut relever des trois registres selon ses différents aspects.

Le symbolique est un système de différences pures dans lequel des éléments discrets occupent des places vides en fonction de règles de combinatoire. Le fonctionnement de l'imaginaire subit les effets du signifiant qui est l'élément fondamental du symbolique. En un certain sens alors, l'imaginaire, selon J. Lacan, ne précède, mais succède au symbolique. Cependant, l'imaginaire supporte (dans sa fonction de support) le symbolique en lui donnant consistance face au réel - à quel prix, c'est une autre histoire. L'être humain partage avec d'autres animaux une prégnance de l'aliénation dans l'image spéculaire (p.e. celle du congénère), laquelle est constitutive de l'imaginaire (Portmann, 1948/2013). Par ailleurs, la constitution de l'image spéculaire (optique et acoustique) garantit au signifiant son caractère localisé et perceptivement reconnaissable; la signification et le signifier sont, en un certain sens, une activité et un résultat tout imaginaires découlant du rapport que le sujet entretient avec un système symbolique comme la langue. Le lien du signifiant et du signifié est une hypothèse du sujet qui opère dès lors avec l'illusion communément admise selon laquelle cette unité toute spéculaire qu'est le signe est la chose la plus évidente du monde. L'image est alors, peut-on dire, vectrice d'une aliénation toute imaginaire mais tout aussi nécessaire, bien qu'elle se trouve chez l'homme à son tour capturée et structurée par le régime, symbolique, du signifiant. Aussi, devant la brèche non résorbable qui persiste entre le symbolique et le réel, l'imaginaire tend un pont qui a pour vocation de tenter de combler la brèche, bien qu'entre l'imaginaire et le réel il n'existe pas de continuité.

Aussi, l'activité symbolique repousse en permanence les frontières du réel, qui lui résiste et face auquel elle manifeste une insuffisance. Le réel étant l'impossible à représenter, l'imprésentable est, sous la forme du reste inabsorbable du symbolique, le moteur du moulin à paroles et à images. L'idée de réel est venue à J. Lacan d'une lecture d'Emmanuel Kant qui, dans le chapitre «L'amphibologie des concepts de la réflexion» de Critique de la raison pure, et dans la troisième section des Fondements de la métaphysique des moeurs, parle d'«Ein leerer Gegenstand ohne Begriff», littéralement «Un objet vide sans concept» ou même quelque chose comme «Un objet vide sans saisie possible avec la main» (Kant, 1781/1965, pp. 248-249; 1785/1992, pp. 175-199). Ce qui signifie qu'il y aurait bien là un objet, mais qu'on ne peut le saisir ni avec des mots, ni avec des images. Cependant, le réel lacanien se distingue du réel classique dans la mesure où le réel lacanien ne préexiste pas simplement au symbolique, mais en est aussi son effet dans un double sens: d'abord, c'est le symbolique qui fait apparaître le réel comme tel au regard humain (c'est parce qu'il y a du calculable que l'on conçoit l'incalculable, c'est parce que l'on peut fabriquer des fictions en tous genres que l'on peut les opposer à un genre de non-fiction); le symbolique porte donc le réel à son existence ontologique et en fait un curieux objet épistémologique. Ensuite, au registre du réel appartiennent un certain nombre d'effets qui sont le résultat de productions symboliques avec lesquelles les humains polluent le monde (c'est dire que l'extermination de l'homme par l'homme avec ses tonnes de cadavres dans les camps de concentration est de l'imprésentable, mais n'est pas un effet d'ordre «naturel»). Il y a ainsi dans les constructions symboliques des aspects imprévus et incompréhensibles, des points aveugles qui se constituent en réel pour l'homme.

D'un signifiant à un autre: fonction subjectivante de la sémiose de l'image

L'apport de J. Lacan nous permet de penser à nouveaux frais les rapports entre le mot, la chose et l'image relativement à la subjectivation de l'être parlant. Les trois catégories traditionnelles du mot, de l'image et de la chose se redéfinissent à travers le modèle des trois registres du symbolique, de l'imaginaire et du réel: les régimes du mot, de l'image et de la chose étant distincts, ils ne sont pas des catégories étanches juxtaposées. Ils prennent consistance, chez l'être parlant, par les rapports indissociables qui les relient entre eux. De telle manière que l'un ne saurait être impacté sans que les autres en pâtissent.

Le sujet est le résultat de ce nœud par lequel tiennent ensemble le signifiant langagier, l'image et la chose. À la lumière des trois registres lacaniens, la notion de sujet ne relève exclusivement d'aucun des trois, mais de tous à la fois, en fonction des aspects pris en considération. Bien que J. Lacan présente le sujet comme un effet de la chaîne signifiante et le définisse comme ce qui est représenté par un signifiant pour un autre signifiant, l'on résistera à la tentation de dire catégoriquement que le sujet se trouve dans le symbolique, comme si le signifiant «Je» et ses variantes qui le représentent étaient le sujet. On résistera aussi à la tentation de faire correspondre le sujet entièrement au registre de l'imaginaire, comme l'est le signifié en tant que fiction et production de l'esprit. Enfin, une part du sujet est ce réel qui, pris dans la chaîne signifiante, est partiellement signifié et propulse inlassablement le mouvement de la signification depuis sa position excentrée, sans que l'on puisse mettre la main dessus ; ce réel du sujet gît, en fin de course et dans son grand mystère, au fond d'une tombe où sont gravés généralement les signifiants qui l'auront fait exister dans l'évanescence du temps. Du cadavre les signifiants se détachent, car ce sont deux entités de nature inconciliable et, en même temps, il a bien fallu un corps-appelé-à-devenir-cadavre (une chose, donc), plus quelques signifiants qui produisent des effets tout imaginaires, pour produire un sujet.

L'image étant considérée traditionnellement en tant qu'illusion et leurre, elle mérite une attention particulière justement parce qu'elle installe une illusion incontournable pour la constitution du sujet. Considérée comme étant plus proche de la chose, l'image n'est pas pour autant une production naturelle chez l'être parlant. Dans cette mesure, nous n'appellerons pas au simple dépassement de l'image mais à la nécessité de son articulation signifiante.

Or, l'image objectivée sur un support n'est pas articulée de la même manière que le texte langagier est articulé aux niveaux sémiotique et sémantique. Bien que l'image soit composée d'éléments assemblés selon certaines règles ou conventions, ces conventions ne s'imposent pas comme une nécessité pour toute image, au-delà de chaque image particulière. L'image se lit comme une totalité dans laquelle aucun ordre de «lecture» ne s'impose comme absolument obligatoire pour son appréhension. Ce qui ne veut pas dire que l'on ne puisse pas imposer culturellement à l'image une structuration interne et adopter un mode codifié d'appréhension et d'interprétation de celle-ci.

Le philosophe D.-R. Dufour rappelle que, dans La chambre claire, R. Barthes (1980)Barthes, R. (1980). La chambre claire: note sur la photographie. Paris, FR: Gallimard. distingue deux éléments essentiels qui composent l'image: le studium, soit le champ qui constitue l'objet d'un investissement général, et le punctum, soit la piqûre, le petit trou, la petite tâche ou le détail poignant. Le punctum émerge du fond de la scène (constituée par le studium) et vient déchirer le tissu du texte. Le réseau de sens et de significations organisé dans le texte est ainsi suspendu par l'apparition de l'image. À cette suspension du sens ordonné linguistiquement qui est provoquée par l'image, correspond une profusion de signification non articulée qui se déverse à travers le trou ouvert par l'image ― ce qui ne veut pas dire qu'une image objectivée, tel un tableau ou une photographie, ne puisse pas imposer au spectateur, à travers le processus même de sa production, une certaine lecture structurée à l'intérieur d'un système de références historiques et culturelles ; dans la peinture, par exemple, l'image guide l'œil du spectateur dès lors que celui-ci s'inscrit dans une tradition. D.-R. Dufour affirme cependant que, devant la profusion de l'image, «ce qu'il faut c'est UN texte qui vienne suturer la déperdition apparue dans le réseau de sens, un texte qui n'exclue pas un autre, voire d'autres textes» (Dufour, 2011, p. 54). Car, se trouvant en dehors du rapport d'«interprétance» symbolique qui doit passer par la langue selon É. Benveniste, l'image en elle-même est inanalysable.

Ce qui est relevé par D.-R. Dufour sur l'arrimage de l'image à un texte, et ce à partir de ce qu'avance R. Barthes sur le punctum, nous pouvons le lire à la lumière de l'intuition de J. Lacan au sujet de la production du signifié, à savoir que, à un moment donné et pour quelqu'un, le signifiant passe à l'étage de signifié par rapport à un autre, et surtout d'autres, signifiant(s) (Lacan, 1957/1966bLacan, J. (1966b). L'instance de la lettre dans l'inconscient. Dans Écrits. Paris, FR: Seuil. (Trabalho original publicado em 1957)., p. 504). Le pluriel est ici essentiel: l'arrière-plan systématique du réseau de signes qui composent un texte par rapport auquel un signifiant (l'image en l'occurrence) change dynamiquement de statut, se révèle nécessaire. Autrement dit, de même que des signes de différente nature concourent de manière complexe et simultanée à la composition d'une image esthétique - notons, par exemple, que Kandinsky a peint Mit dem schwarzen Bogen en étant très influencé par les principes musicaux d'A. Schönberg, dont celui de dissonance en particulier, qu'il évoque lui-même dans une lettre adressée au compositeur à propos de son tableau encore inachevé -, de même, pour qu'une image acquière pleinement le statut de forme signifiante pour un sujet, il faut qu'elle puisse faire comme le signifiant linguistique. Le punctum de l'image est ici à la place de signifiant premier, d'un signifiant comme tel énigmatique, dépourvu en soi d'un signifié fixé, mais ouvrant vers une signifiance indéfinie et débordante. Forme suspendant le sens ordonné linguistiquement pour ouvrir à une profusion de signification non articulée, l'image se réalise comme forme signifiante au moment où elle est reliée effectivement à un réseau de signes linguistiques et où, par rapport à certains de ces signes, elle prend la place de signifié d'un texte qui lui est extérieur et qui en est l'interprétant - partiel, certes, mais fondamentalement ordonnateur. L'image n'est pleinement signe - mais seulement signe potentiel - que si, de forme signifiante, elle peut passer au statut de signifié par rapport à un autre signifiant, le texte. L'image en question sera enrichie de tous ces arrimages sémiotiques qui lui conféreront du sens au regard de la déperdition de sens qu'elle introduit dans l'expérience de la signifiance. On comprend ainsi mieux la persistance symptomatique de l'image dans le schéma du signe linguistique à la place du signifié.

Que l'image puisse - et même doive - nouer des rapports, voire se laisser recouvrir par le signifiant linguistique au cours d'une temporalité interprétative, et toujours nécessairement en faisant apparaître un certain point de vue, partiel mais saisissant, n'implique en aucune manière que l'image s'épuise dans son arrimage textuel, ni qu'elle soit assignée à une «passivité» vis-à-vis du signifiant linguistique, conformément à une tendance univoque selon laquelle elle s'effacerait dans son caractère proprement inabsorbable «derrière» le texte. Le rapport entre l'image et le texte langagier ne doit pas être conçu alors selon une causalité linéaire où l'un serait premier par rapport à l'autre. Il est plutôt à envisager sémiologiquement comme un lien dynamique entre inconciliables, tel que Saussure concevait le rapport entre les éléments hétérogènes de la langue, dont le signifiant et le signifié; mise à la place de terme provisoirement recouvert par le langage, passée à l'étage de signifié, l'image continue à agir en tant que forme signifiante et insistante à partir de cette place, et dans un rapport de tension, donc de négation et d'affirmation, avec le texte. Le texte continue de ce fait à être travaillé par l'image, qui ne perd pas de sa capacité à produire de la signifiance. Ce faisant, l'image charrie avec elle un condensé d'éléments, de forme et de sens, hétérogènes au langage. Dès lors, le signifiant linguistique se charge de toute une série d'éléments non linguistiques qui vont concourir à sa sémantique en vertu de cet autre signifiant passé provisoirement à l'étage de signifié.

Bien évidemment, si l'image ne peut pas montrer ce que le texte fait voir, un texte ne peut pas dire et n'épuise pas ce que l'image montre ― dans la mesure où ces deux registres sémiotiques ne «disent» pas exactement la même chose. Dufour insiste sur le fait que l'image représente quelque chose d'inabsorbable de l'expérience humaine - ce qui nous renvoie aux trois registres lacaniens. C'est dans ces inversions de statuts sémiotiques - de signifiant à signifié d'un texte - que nous pouvons cerner d'un rapport du sujet à l'image.

Conclusion

Il s'ensuit de cette réflexion que, dans le cours normal des choses, l'image est polluée de texte et le texte est déjà pollué d'image. Les régimes du signifiant linguistique et de l'image ne cessent pas d'entretenir de liens complexes qui renvoient à la curieuse topologie lacanienne d'un nœud inanalysable constituant le fonds commun de ces deux systèmes sémiotiques. Les modes de signification institués par l'humanité oscillent entre abstraction et figuration, soit dans une tension entre les régimes de l'image iconique et du chiffrage symbolique. D'une part, le discours ne cesse de faire figure sans pouvoir pleinement déloger l'image - ceci est mis en lumière non seulement par la formalisation du schéma du signe linguistique, mais aussi par les figures du discours et par la rhétorique que J. Lacan a bien étudiées. De l'autre, l'image cherche à se faire abstraite à travers sa schématisation - non seulement dans des dessins géométriques dont certains très anciens, mais de manière singulière encore dans l'art du XXe siècle. Les artistes se sont par ailleurs appliqués à brouiller les frontières entre le mot et l'image - ce brouillage est en jeu, par exemple, dans les «calligrammes» de Guillaume Apollinaire (1918/2014)Apollinaire, G. (2014). Calligrammes. Poèmes de la paix et de la guerre. Paris, FR: Gallimard. (Trabalho original publicado em 1918)., poète s'étant inspiré des formes anciennes qui mêlaient l'écriture et le dessin pour renouveler la construction de la forme et du sens dans la poésie moderne.

Parfois, des artistes peuvent proposer des rapprochements formels, plus ou moins arbitraires, entre la trace du caractère qui forme l'écriture, et la trace du dessin qui forme l'image, en suggérant un obscur fonds commun, lieu intermédiaire entre ces deux régimes sémiotiques. Ce fonds commun du mot et de l'image qu'est la trace est un signifiant primordial qui n'est que pure possibilité ouvrant vers la signifiance (Henri Michaux, Par des traits, encre de Chine, 1984; R. Barthes, sans titre, Gouache sur papier, 1978). Des artistes contemporains renouvellent ce jeu qui rend à la lettre, au caractère et au mot leur dimension soit iconique, soit imaginaire. La lettre ou le caractère deviennent alors graphie libre, dessin ou élément de composition d'une image (Hans Hartung, Caractères, Encre de Chine et pastel gras sur papier, 1948). Parfois la dimension littéralement matérielle des caractères prend le devant dans la composition d'une forme acquérant relief et volume (Paul-Armand Gette, La Grande momie, 1963-64, bois, métal, caractères typographiques).

Certains artistes ont par ailleurs tenté le procédé inverse: le trait qui dessine l'image iconique dans la représentation figurative peut se rendre autonome pour aller vers une abstraction proche de la lettre avant la lettre et faire surgir une autre espèce de représentation, celle des figures inédites du langage qui dans un mouvement auto-génératif prend distance de la chose (Cy Twombly, Nini's Painting, huile, peinture à l'huile, crayon de cire et crayon sur toile, 1971). Dans certaines compositions picturales de V. Kandinsky est particulièrement visible le mouvement par lequel la ligne du dessin décolle de la figure pour épouser l'abstraction (V. Kandinsky, Mit dem schwarzen Bogen, huile sur toile, 1912). Lorsque la ligne se détache de la figure, cette dernière s'estompe sur le fond, n'en restant presque que des suites de couleurs dans un espace abstrait. Ce mouvement de la ligne qui découle du trait esquisse la possibilité inachevée de devenir lettre, écriture en mouvement - comme si la ligne du dessin classique, qui individualise chaque figure, se pulvérisait, abandonnait sa fonction classique pour aller former d'autres formes d'un nouveau genre.

Ces productions esthétiques nous confrontent à une fondation de l'activité sémiotique: des traits qui, libérés de toute fonction utilitaire immédiate et de tout rapport direct à la chose, sont en train de devenir. Nous pouvons deviner ce qu'à l'instant d'après ces traits pourraient devenir avant qu'ils ne le deviennent: l'image en train de devenir caractère, le caractère en train de devenir image. Les artistes nous livrent ici, cette fois-ci avec tous les égards que méritent les moyens sémiotiques de la création artistique, ce traitement de l'image comme signifiant (un signifiant avant la lettre, c'est le cas de le dire), et du signifiant comme image (une image ordinairement ensevelie et oubliée par la lettre qui compose le signifiant dans le signe) que la psychanalyse a si bien repéré dans les formations de l'inconscient. Si d'une part la peinture et le dessin s'appuient, et ce de manière essentielle, sur une forme d'écriture - l'écriture, en tant que tracé de signes futures, serait, selon R. Barthes, l'une des origines non historiques de la peinture -, de l'autre, cette pratique du dessin et de la peinture libère le trait du mot pour faire ressortir le geste qui, subvertissant l'ordre, trace encore sans sens défini ni définitif. Sur le point de devenir écriture sans l'être encore, l'image transformée en trait libre suspend le sens du langage.

Ces aventures humaines de l'imaginaire ne sont possibles que parce que celui qui les produit est un sujet parlant, divisé, qui fait l'expérience de l'insuffisance du symbolique à représenter le réel. En pouvant passer au rang de signifié du langage, l'image acquiert un statut sémiotique et sémantique potentiel à partir duquel, par son pouvoir de fascination et désorganisateur, elle somme le sujet de signifier pour tenter de combler l'écart entre le langage et le réel. Ainsi, si l'on a l'habitude de penser que l'image dans son unité fige, celle-ci est sous certaines formes aussi productrice de «bougés» psychiques qui obligent le sujet parlant à un certain travail. Se donnant comme but la déconstruction du sens langagier qui fixe le sujet à une place productrice de symptômes, l'expérience analytique est particulièrement concernée par cette possibilité dynamique de l'image.

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Publication Dates

  • Publication in this collection
    24 July 2020
  • Date of issue
    Apr-Jun 2020

History

  • Received
    11 June 2019
  • Accepted
    28 Jan 2020
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