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Travail et maladie: congés psychiatriques chez les professionnels de la santé en milieu hospitalier* * Source de financement: bourse CNPq et PDSE pour un stage doctoral au CNAM-Paris.

Work and illness: psychiatric leave for health professionals in hospitals

Trabajo y enfermedad: licencia psiquiátrica para profesionales sanitarios en hospitales

Trabalhar e adoecer: análise da licença psiquiátrica entre profissionais de saúde do trabalho hospitalar

Résumé

L’article présente les résultats d’une recherche qui porte sur l’analyse des congés médico-psychiatriques, suite à un diagnostic d’anxiété et/ou de dépression, chez les professionnels de la santé (infirmiers et travailleurs sociaux), fonctionnaires des hôpitaux publics. L’approche théorique est la psychosociologie, discipline qui articule expériences subjectives et rapports sociaux. La méthode des «histoires de vie professionnelle» permet une analyse des récits et de l’avènement du congé psychiatrique; six dimensions socio-cliniques ont été identifiées: (1) la fragilité psychosociale; (2) la hiérarchie dans le travail hospitalier; (3) la perte de l’acte pouvoir sur le travail; (4) la souffrance éthico-politique; (5) la régulation de la souffrance; (6) le retour à une nouvelle condition de travailleur. Selon les personnes interrogées, avant l’arrêt, le travail était un organisateur de vie et un espace d’insertion sociale important; après ce congé, suite au congé maladie, - le côté organisateur de l’existence n’est plus présent. D’autres dimensions commencent à opérer. Le congé maladie crée une rupture: les professionnels élaborent de nouveaux sens à leur vie et leur condition de travailleurs, et ce, suite à la façon dont ils ont été traités par les institutions de santé.

Mots-clés:
congé médico-psychiatrique; travail hospitalier; santé mentale; psychosociologie

Abstract

The article presents the results of a research which focuses on the analysis of medico-psychiatric leave, following a diagnosis of anxiety and / or depression, among health professionals (nurses and social workers), civil servants of public hospitals. The theoretical approach is psychosociology, a discipline which articulates subjective experiences and social relationships. The method of “professional life stories” allows an analysis of the stories and the advent of psychiatric leave; six socio-clinical dimensions have been identified: (1) psychosocial fragility; (2) hierarchy in hospital work; (3) the part of power over work; (4) ethical-political suffering; (5) the regulation of suffering; (6) the return to a new condition of worker. According to the people questioned, before the stoppage, work was an important organizer of life and a space for social integration; after this leave, following sick leave, - the organizing side of life is no longer present. Other dimensions are starting to operate. Sick leave creates a rupture: professionals develop new meanings in their life and their condition as workers, following the way in which they have been treated by health institutions.

Keywords:
congo doctor-psychiatric; hospital work; mental health; psychosociology

Resumen

El artículo presenta los resultados de una investigación que se centra en el análisis de la baja médico-psiquiátrica, tras un diagnóstico de ansiedad y / o depresión, entre profesionales de la salud (enfermeras y trabajadores sociales), funcionarios de hospitales públicos. El enfoque teórico es la psicosociología, disciplina que articula experiencias subjetivas y relaciones sociales. El método de las “historias de vida profesional” permite analizar las historias y el advenimiento de la licencia psiquiátrica; Se han identificado seis dimensiones socio-clínicas: (1) fragilidad psicosocial; (2) jerarquía en el trabajo hospitalario; (3) la pérdida del acto de poder sobre el trabajo; (4) sufrimiento ético-político; (5) la regulación del sufrimiento; (6) el regreso a una nueva condición de trabajador. Según las personas entrevistadas, antes del paro, el trabajo era un importante organizador de la vida y un espacio de integración social; después de esta licencia, después de la licencia por enfermedad, el lado organizativo de la vida ya no está presente. Comienzan a operar otras dimensiones. La baja por enfermedad crea una ruptura: los profesionales desarrollan nuevos significados en su vida y en su condición de trabajadores, siguiendo la forma en que han sido tratados por las instituciones de salud.

Palabras-clave:
licencia médico-psiquiátrica; trabajo hospitalario; salud mental; psicosociología

Resumo

O artigo apresenta os resultados de uma investigação que tem como foco a análise dos afastamentos médico-psiquiátricos, após um diagnóstico de ansiedade e/ou depressão, entre profissionais de saúde (enfermeiros e assistentes sociais), funcionários de hospitais públicos. O enfoque teórico é a psicossociologia, disciplina que articula experiências subjetivas e relações sociais. O método das “histórias de vida profissional” permite analisar as histórias e o advento da licença psiquiátrica. A análise das narrativas dos profissionais sobre o evento das licenças psiquiátricas permitiu compreender o sofrimento psíquico e o adoecimento mental no trabalho hospitalar, considerando a articulação de seis dimensões socioclínicas: (1) a fragilidade psicossocial; (2) a hierarquia no trabalho hospitalar; (3) a perda do ato-poder sobre o trabalho; (4) o sofrimento ético-político; (5) a tentativa de regulação do sofrimento; e (6) a religação a uma nova condição de trabalhador. O trabalho era um organizador de vida e espaço significativo de inserção social; advindo o acontecimento da licença, surgem outros organizadores da existência, e novas construções de sentido para o trabalho são produzidas. A licença produz uma ruptura em que nada mais se apresenta como antes, pois os profissionais ressignificam sua vida e sua condição de trabalhador.

Palavras-chave:
licença médico-psiquiátrica; trabalho hospitalar; saúde mental; psicossociologia

Introduction

Les discussions et les controverses sur le travail et la vie des travailleurs sont nombreuses, ainsi que les recherches qui portent sur ces questions, selon différentes perspectives et cadres théoriques. Globalement, elles soulignent que le travail est un organisateur de la vie des personnes et des relations socialement établies.

La contribution à la production de biens et services dans la société permet d’accéder à des ressources financières, elle est également un vecteur d’intégration et de reconnaissance sociale. Mais elle comporte aussi des épreuves plus négatives et il convient de reconnaître la double face du travail, entre émancipation et aliénation, entre plaisir et souffrance. Ici, nous traiterons la souffrance psychique et les maladies du travail, objet de notre recherche de doctorat. La recherche a eu lieu dans des hôpitaux publics fédéraux. Pour explorer l’apparition des congés maladies et leurs sens, nous avons opté pour la méthode des « histoires de vie professionnelle » et leur analyse psychosociologique. Cette discipline considère l’individu et le collectif comme inséparables : elle analyse conjointement les processus inconscients et les processus sociaux, mettant en évidence les articulations entre le social et le psychique. Aussi, comprendre la souffrance individuelle est, pour la psychosociologie, une manière de penser le collectif, le social et les cadres institutionnels, dans ce cas, la dynamique de l’institution hospitalière. Ainsi, cette recherche analyse les processus psychiques de la souffrance et de la maladie sous les diagnostics d’anxiété et de dépression, ainsi que les processus inconscients et imaginaires, non seulement saisis dans une perspective individuelle, mais aussi dans le cadre social que constitue la scène hospitalière. La trajectoire de la thèse présentée dans cet article est ainsi une invitation à la réflexion sur l’hôpital, la richesse des pratiques qui s’y développent, les enjeux des professionnels, les champs relationnels qui unissent patients, proches, professionnels de santé, techniciens de santé et managers autour des soins et des politiques de santé publique. C’est aussi une invitation à réfléchir aux affections susceptibles d’émerger dans le quotidien du travail hospitalier.

1. Travailler et tomber malade

Le tournant du XXe siècle au XXIe siècle a été caractérisé par des transformations sociales résultant des avancées et des crises du capitalisme industriel dans le monde et du changement des modes de production et des relations de travail. Les principaux changements sont liés aux innovations dans les processus de production, au développement scientifique et technologique et aux nouvelles formes de gestion du travail, qui ont touché tous les secteurs de production de la société. Le secteur de la santé a également subi de nombreux changements dans son processus de travail et l’un de ses effets a été l’impact sur la santé des professionnels de ce secteur. C’est dans ce scénario de restructuration productive en santé que nous entendons mieux comprendre le travail dans le secteur tertiaire, plus précisément dans les services de santé, en prenant en compte sa dimension relationnelle et intersubjective et son impact sur la santé des professionnels.

Le service est essentiellement interactif et relationnel, dépendant essentiellement des ressources humaines pour réaliser l’interface consommateur/utilisateur - professionnel de la santé/patient (PIRES, 2008PIRES, Denise. Reestruturação produtiva e trabalho em saúde no Brasil. São Paulo: Annablume, 2008.) Le problème central de l’analyse de la santé des travailleurs dans le secteur des services est la relation directe avec le client ou l’usager, inséré dans le processus même du travail de santé. La charge de travail émotionnelle associée tient à la fois à la coactivité patients-soignants (STRAUSS et al., 1982STRAUSS Anselm et al. The work of hospitalized patients. Social Science Meicine, n. 16, p. 977-986, 1982. https://doi.org/10.1016/0277-9536(82)90366-5
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) et aux relations et enjeux impliqués de part et d’autre. Lhuilier (2006LHUILIER. Dominique. Compétences émotionnelles: de la proscription à la prescription des émotions au travail. Psychologie du travail et des organisations, Paris, n. 12, p. 91-103, 2006. Disponible sur : Disponible sur : https://psychologie-travail.cnam.fr/medias/fichier/competences_emotionnelles__1229702226980.pdf . Consulté le : 22 nov. 2020.
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) souligne également que le travail réel va au-delà des limites de la prescription : il sollicite des professionnels une manière privilégiée de gérer les subjectivités et oriente la construction sociale de la notion de compétence émotionnelle.

Cette notion de compétence émotionnelle a connu une triple évolution : l’adoption de la notion de compétence pour remplacer la qualification et la formation présentes dans la gestion des Ressources Humaines ; les transformations dans le traitement des émotions au travail et son glissement progressif de l’interdiction et du bannissement des émotions à la prescription des émotions au travail et, enfin, l’émergence de cette compétence émotionnelle à l’époque contemporaine en réponse à l’augmentation massive des activités dites de service et les relations de service dans les organisations productives qui sont pensées et traitées suivant le modèle client-fournisseur.

La reconnaissance des émotions et la perspective de leur gestion se sont développées, selon Lhuilier (2006LHUILIER. Dominique. Compétences émotionnelles: de la proscription à la prescription des émotions au travail. Psychologie du travail et des organisations, Paris, n. 12, p. 91-103, 2006. Disponible sur : Disponible sur : https://psychologie-travail.cnam.fr/medias/fichier/competences_emotionnelles__1229702226980.pdf . Consulté le : 22 nov. 2020.
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), de deux façons parallèles et avec une relative indépendance entre elles: une voie explicitement orientée vers la gestion des compétences émotionnelles au service de la performance au travail et une autre voie orientée vers les questions de subjectivité et de santé mentale au travail. Cette dernière étudie la régulation des émotions par les sujets eux-mêmes et la santé psychique au travail, notamment face aux impasses ou aux difficultés rencontrées lorsque les ressources nécessaires au travail émotionnel font défaut (HOCHSCHILD, 1983HOCHSCHILD, Arlie Russel. The managed Heart. Berkeley: University of California Press, 1983.; MERCADIER, 2017MERCADIER, Catherine. Le travail émotionnel des soignants à l’hôpital. Paris: Seli Arslan, 2017.). La charge émotionnelle est le produit de la rencontre singulière du sujet, avec ses motivations et ses désirs conscients et inconscients qui sous-tendent l’engagement au travail, et la situation de travail elle-même, non réductible au patient lui-même.

La souffrance psychique au travail a un lien étroit avec l’impuissance et les affects associés. Les professionnels se remettent en question et s’interrogent sur les tensions et la production des conflits dans ce processus de travail de santé; ce qui empêche la construction de façons nouvelles et adaptées pour mener à bien les tâches attribuées. Ceci a des incidences sur les manières de soigner les patients. Ce sont ces processus macro et micro du travail de santé qui doivent être intégrés dans l’analyse de la détresse psychologique au travail, dépassant ainsi l’analyse restreinte à l’expérience individuelle du professionnel. Dans des contextes de travail caractérisés par des exigences accrues de performance et d’efficacité, comme celui du travail hospitalier, les « malades » au travail gagnent en visibilité. Tomber malade, notamment sur le plan de la santé psychique, comporte toujours un risque d’exclusion du monde du travail, qu’elle soit temporaire ou permanente. C’est comme si la santé et le travail étaient conçus comme deux sphères qui s’excluent réciproquement. Comme le souligne Lhuilier (2012LHUILIER. Dominique. A invisibilidade do trabalho real e a opacidade das relações saúde-trabalho. Trabalho & educação, Belo Horizonte, v. 21, n. 1, p. 13-38, 2012. Disponível em: Disponível em: https://periodicos.ufmg.br/index.php/trabedu/article/view/8832 . Acesso em: 26 abr. 2020.
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, p. 16), chaque situation de «congé maladie» entraîne un système d’attentes, d’exigences et de contraintes qui «opèrent une sélection entre les problèmes de santé intégraux et les autres problèmes de santé, entre les risques acceptables et les autres, entre ce qui peut être collectivisé et ce qui doit rester masqué ou déguisé, relégué à la sphère privée». La manière dont chaque situation sera vécue par le professionnel et son évolution dépendra également de la légitimité accordée aux troubles de la santé et au congé par le système juridique d’expertise médicale et de son évolution à l’hôpital. L’expérience vécue lors de cette expertise médicale officielle et ses modalités, permet de supposer qu’une des dimensions de congé psychiatrique des professionnels de santé hospitaliers peut être vécue comme une rupture d’avec leur condition de travailleur mais aussi d’ouverture aux possibilités juridiques d’une reconnexion à une nouvelle condition de travailleur (ARAÚJO; CARRETEIRO, 2001ARAÚJO, José Newton Garcia de; CARRETEIRO, Teresa Cristina (Org.) Cenários sociais e abordagem clínica. São Paulo: Escuta, 2001.). Le congé maladie ouvre à un changement temporaire ou permanent du lien du sujet-travailleur avec son travail, une fois qu’il passe de la condition de travailleur à celle de malade.

«Être un travailleur» ne se limite pas à maîtriser une technique: ce qui est en jeu ici c’est la façon dont les sujets se reconnaissent et se présentent socialement. Pour le travailleur, le travail n’est pas qu’un moyen de subsistance important, sa valeur tient au fait qu’il assure au sujet son intégration à la condition humaine. Le diagnostic de maladie mentale ou de trouble mental grave n’a pas sa place dans les organisations. Avant de devenir un problème susceptible de conduire à interroger le travail et ses conditions, le travailleur identifié comme malade a tendance à être éloigné ou à s’absenter du travail, et ce avec des diagnostics qui fonctionnent comme des «étiquettes», qui évacuent ce qui fait effectivement souffrir le travailleur. Ces étiquettes masquent le rapport au travail et, finalement, mettent l’accent essentiellement sur les expériences personnelles ou sur des prédispositions à la maladie mentale.

La psychosociologie du travail fait partie des cadres théoriques qui étudient l’action de l’homme sur son environnement, qui considèrent que le travail transforme à la fois le milieu et le sujet qui le réalise. C’est donc une perspective théorique nécessairement pluridisciplinaire qui explore les processus d’engendrement du psychique et du social, en utilisant simultanément des contributions de la psychologie, de la psychanalyse et des sciences sociales. D’autres références théoriques peuvent être mobilisées, comme la psychodynamique du travail et les sciences du travail.

«L›histoire de vie» apparaît comme une méthode d’investigation qui fait appel aux singularités de l’histoire d’un individu pour comprendre un groupe ou un phénomène social. La psychosociologie voit un accès à une possible articulation entre les dimensions sociales et psychiques à travers la méthode du «récit de vie» (ENRIQUEZ, 1997ENRIQUEZ, Eugéne. A organização em análise. Petrópolis, RJ: Vozes, 1997.; GAULEJAC, 1987GAULEJAC, Vincent de. La névrose de classe. Paris: Hommes & Groupes, 1987.). Pour Gaulejac, la narration de l’histoire de la vie permet à l’expérience vécue par un sujet de nous faire appréhender le sens et la fonction d’un fait social. C’est une reconstruction, une réélaboration des traces de la mémoire sous une perspective dynamique, à la recherche d’une interprétation d’une situation actuelle et socio-historique. Ainsi, le récit personnel est produit par la multi-détermination des facteurs, sollicitant pour l’analyse des interfaces inter et transdisciplinaires nécessaires à la compréhension des faits sociaux. Cette méthode conduit à une réalité qui dépasse le narrateur. Le fait de raconter son histoire nous permet d’accéder à son monde subjectif et aussi aux faits sociaux (GAULEJAC, 2005GAULEJAC, Vincent de. Historia e historicidad. In: GAULEJAC, Vincent de ; MARQUEZ, Susana Rodriguez; RUIZ, Elvia Taracena (Org.). Historia de vida: psicoanálisis y sociología clínica. México: Universidad Autónoma de Querétaro, 2005. p. 357-368.).

Selon Carreteiro (2011CARRETEIRO, Teresa Cristina. A doença como projeto. In: SAWAIA, Bader (Org.) Artimanhas da exclusão: análise psicossocial e ética da desigualdade social. 11. ed. Petrópolis, RJ: Vozes, 2011. p. 89-97.), l’objectif de la conception de l’histoire de vie professionnelle est de pouvoir comprendre les relations entre les axes psychiques, familiaux, sociaux et institutionnels qui traversent les sujets en analysant leurs formes d’appropriation ou d’incorporation tout au long d’une trajectoire. Le récit de la souffrance psychique et du devenir de la maladie mentale des professionnels de la santé nous permet d’accéder à la fois à l’expérience subjective et aux différentes dimensions socio-historiques et institutionnelles qui traversent la vie des sujets dans leur trajectoire de travail.

2. Travail de terrain

2.1 Critères d’éligibilité pour participer à la recherche

Nous avons défini comme critères de participation à la recherche : être un professionnel de santé diplômé (infirmiers ou travailleurs sociaux); un fonctionnaire fédéral inséré dans l’un des hôpitaux fédéraux de Rio de Janeiro, travaillant dans les soins directs aux patients; avoir pris un ou plusieurs congés médico-psychiatriques pour cause d’anxiété et/ou de dépression

2.2 Les entretiens

La grille d’entretien était semi-structurée, précédée d’unquestionnaire d’identification, puis de questions ouvertes basées sur trois grands axes : i) le choix de la profession; ii) le choix de travailler dans la fonction publique fédérale; et iii) le processus d’arrêt de travail dû à l’anxiété et à la dépression.

2.3 Axes thématiques de la recherche

Le déroulement de l’interview a abordé ces trois axes, soutenu par une écoute clinique permettant aux personnes interrogées de construire leurs récits à partir de leurs expériences, sentiments et opinions dans un contexte de liberté et d’acceptation. Ce qui a permis d’explorer en complément les thématiques suivantes: la rencontre entre l’organisation du travail et les histoires de vie professionnelle;

  • 1- les significations attribuées au travail - plaisir et souffrance ;

  • 2- la transformation de l’insatisfaction au travail en souffrance et/ou en maladie.

2.4 Le récit de recherche et l’hypothèse

L’hypothèse qui guide ce travail est que le congé maladie crée une rupture dans la trajectoire professionnelle du travailleur (CARRETEIRO, 1993CARRETEIRO, Tereza Cristina. Exclusion sociale et construction de l’identité. Paris: L’Harmattan, 1993.), notamment lorsqu’il s’installe sur la durée, qu’elle soit moyenne ou longue. C’est un jalon, ou plutôt un événement qui inscrit une différenciation entre ce qui s’est passé avant et ce qui se passe après. Auparavant, une grande partie de la vie quotidienne se concentrait sur ou autour du travail. Le travail était un organisateur de vie. Mais à partir de l’événement que constitue le congé, d’autres organisateurs de l’existence commencent à être activés.

Le travail est mis entre parenthèses, il commence à être nommé au passé. La subjectivité du travailleur cède progressivement sa place à la subjectivité sous congé maladie (CARRETEIRO, 2011CARRETEIRO, Teresa Cristina. A doença como projeto. In: SAWAIA, Bader (Org.) Artimanhas da exclusão: análise psicossocial e ética da desigualdade social. 11. ed. Petrópolis, RJ: Vozes, 2011. p. 89-97.). C’est dans ce contexte existentiel marqué par cette rupture constituée par le congé que la méthodologie centrée sur le récit aide à revisiter les influences familiales dans la construction de la profession, les projets professionnels, leurs bifurcations, les aspirations, les réalisations et les expériences empêchées, les activités menées dans les champs du travail, les constructions collectives- et enfin les conditions de travail et l’apparition des congés maladie.

2.5 Définition de l’univers des participants

L›accès aux entretiens s’est fait par le biais de contacts personnels avec des professionnels de la santé au niveau fédéral. Il s›agissait d›un processus de d’exploration ouvert à des personnes bénévoles et orientées suite à une indication de l’hôpital fédéral. En outre, la technique de la « boule de neige » ou de la « chaîne d’informateurs» (BIERNACKI; WALDORF, 1981BIERNACKI, Patrick; WALDORF, Dan. Snowball sampling: problem and techniques of chain referral sampling. Sociological Methods and Research, v. 2, n. 2, p. 141-163, 1981. https://doi.org/10.1177%2F004912418101000205
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) a également été utilisée, afin d’inclure des professionnels dans la recherche. Chaque individu indiquait d’autres participants potentiels à la recherche : l’engagement des sujets sur le thème de cette recherche leur permettait de faire ces indications. Ainsi, les professionnels de santé interrogés initialement ont finalement constitué notre réseau de recherche : ils nous recommandaient de nouveaux participants qui à leur tour en indiquaient d’autres et ainsi de suite, jusqu’à atteindre le «point de saturation» ou «point de redondance» (DENZIN; LINCOLN, 1994DENZIN, Nornan K.; LINCOLN, Yvonna (Org.). Handbook of qualitative research. Londres: Sage, 1994.). Ce moment intervient dans un processus d’analyse continu initié dès le premier entretien. Nous avons délimité un échantillon de 11 entretiens et pris en compte non seulement l’analyse des données, mais aussi l’appréciation de la suffisance des éléments collectés pour que la discussion atteigne les objectifs définis dans notre projet de thèse, en empruntant cette idée à la méthodologie de recherche clinico-qualitative (TURATO, 2013TURATO, Egberto Ribeiro. Tratado da metodologia da pesquisa clínico-qualitativa: construção teórico-epistemológica, discussão comparada e aplicação nas áreas da saúde e humanas. Petrópolis, RJ: Vozes , 2013., p. 363).

2.6. Analyse des entretiens

La psychosociologique postule que les individus et le collectif sont indissociables ce qui permet la construction d’articulations entre le social et le psychique. Cette perspective associée à « l’analyse de contenu » a contribué à établir des relations entre la souffrance individuelle, le travail collectif et l’hôpital. En effet, nous analysons la souffrance et la maladie non seulement comme une expérience individuelle, mais aussi comme une expression, voire un symptôme, de la scène hospitalière institutionnelle.

L’analyse du contenu (BERELSON, 1984BERELSON, Bernard. Analyse de contenu dans la recherche en communication. New York: Hafner, 1984.) des entretiens a permis de passer d’un discours singulier (produit dans le récit de l’histoire de vie professionnelle de chacun des interviewés) à un discours permettant de comprendre l’objet de la recherche. Selon la définition classique, l’analyse du discours est «l’ordre systématique, objectif, descriptif et quantitatif du contenu manifeste d’un discours» (GIUST-DEPRAIRES ; FAURE, 2015GIUST-DESPRAIRIES, Florence; FAURE, Cédric. Figures de l’imaginaire contemporain. Paris: Éditions des archives contemporaines, 2015., p. 245) en plus de l’analyse du contenu conscient ou inconscient. Nous avons opté pour une catégorisation construite au fil des analyses et non a priori. Nous considérons que les catégories émergent du contexte de l’entretien lui-même après la lecture attentive et répétitive des traces de l’entretien, et étayées sur nos bases théoriques (BARDIN, 1977BARDIN, Laurence. Análise de conteúdo. Lisboa: Edições 70, 1977.).

En psychosociologie, l’analyse de contenu acquiert ses propres repères et sert à de nombreuses recherches qui partent des récits du sujet pour comprendre à la fois les aspects psychiques du narrateur et son contexte socio-historique-culturel. Il s’agit d’un discours produit à partir de ce qui s’est construit dans l’entretien et qui est analysé en prenant en compte la nature complexe de la production d’un sens, inscrite dans l’écoute dans l’espace de l’entretien.

L’analyse du contenu des entretiens nous a permis de faire des inférences sur ce qui a été dit, d’établir des catégories socio-cliniques, basées à la fois sur la psychosociologie, sur des hypothèses sur la construction du sens, tout en considérant les situations concrètes et le contexte historico-social dans lequel les interviewés sont insérés et le lieu d’où ils parlent. La définition des catégories socio-cliniques tenait compte de la « fréquence », c’est-à-dire de la répétition d’un contenu commun à la plupart des interviewés et de la « pertinence implicite », celle-ci étant caractérisée comme ce qui n’est pas répété dans les récits des personnes interrogées, mais qui présente un intérêt pour l’étude (BARDIN, 1977BARDIN, Laurence. Análise de conteúdo. Lisboa: Edições 70, 1977., p. 139).

Lors des analyses, nous avons interrogé les multiples significations présentes dans les récits et nous avons élaboré des catégories socio-cliniques qui articulent les aspects psychiques, sociaux et historiques, celles-ci mobilisant les éclairages interdisciplinaires. Ainsi, 6 catégories socio-cliniques ont été relevées : la fragilité psychosociale; la position hiérarchique dans le travail hospitalier; l’ampleur de la perte de l’acte-pouvoir sur le travail; la souffrance éthico-politique; les tentatives de régulation de la souffrance; la reconnexion à une nouvelle possibilité de retour au travail.

3. Dimensions socio-cliniques du congé psychiatrique

Le phénomène que représentent des congés psychiatriques chez les professionnels de santé hospitaliers s’est présenté à l’analyse comme un spectre multiforme de dimensions articulées et complémentaires. Les dimensions socio-cliniques proposées sont le résultat d’une lecture psychosociologique plurielle, qui utilise des concepts de différents cadres théoriques pour analyser l’expérience de la détresse psychologique et/ou de troubles psychiques liés à de l’anxiété et à la dépression.

3 .1 La fragilité psychosociale

Elle est associée à une expérience intrapsychique de souffrance, qui accède au statut de phénomène social lors de l’octroi d’un congé médico-psychiatrique. priori, il faut dire qu’il ne s’agit pas là d’une faiblesse individuelle comme on pourrait le penser à la hâte. Au contraire, il s’agit là d’une dimension psychique d’um phénomène social. Bien qu’il s’agisse d’une expérience intrapsychique, elle est produite dans le cycle de vie des sujets à partir du contexte professionnel, collectif, organisationnel et institutionnel dans lequel s’inscrivent les professionnels de santé.

La notion de fragilité est utilisée ici dans le sens où l’appareil psychique est mobilisé dans la dynamique du travail hospitalier, ce dernier sollicitant des expériences intrapsychiques. Elle surgit dans la rencontre du professionnel de santé avec sa tâche, qui peut provoquer divers sentiments (du plaisir à la souffrance). Pourquoi certaines tâches sont-elles si difficiles pour certaines personnes et pas pour d’autres? Ou, au contraire, certaines tâches qui semblent si douloureuses, sont-elles réalisées par certains travailleurs avec plaisir? Comment répondre à ces questions? Dans la rencontre du professionnel avec son travail, ce qui peut être source de plaisir ou de dégoût, de souffrance, dépend de la sollicitation et de la mise en scène des aspects psychiques.

Quand le professionnel de la santé ne parvient pas à s’adapter au processus de travail hospitalier, la reconnaissance que les expériences intrapsychiques peuvent, à un moment donné du parcours professionnel, compromettre la performance du travail, fait le plus souvent défaut. L’expérience de fragilité conduit à la fin au recours à un congé médico-psychiatrique, avec ces diagnostics de trouble anxieux et/ou dépressif. En effet, l’expérience psychologique pour gagner en légitimité dans le monde du travail doit être inscrite et décrite en fonction du système de classification des maladies.

Lorsque nous regardons les antécédents personnels et familiaux des professionnels interrogés, nous identifions des données significatives dans cette discussion : 90% des interviewés ont répondu positivement à la question des antécédents familiaux d’anxiété et/ou de dépression. Nous pensons que ces données révèlent moins une influence génétique qu’un contexte familial dans lequel la souffrance peut être plus facilement exprimée sous la forme d’un diagnostic psychiatrique. Ceci est particulièrement important, car il existe encore beaucoup de préjugés parmi les professionnels de la santé concernant les troubles psychiatriques. Nous pouvons en déduire que, pour ces professionnels qui ont signalé leurs antécédents familiaux comme étant des troubles mentaux, la souffrance psychologique est plus facilement désignée comme des troubles d’anxiété et/ou dépression.

Nous sommes d’accord à cet égard avec les écrits d’Ehrenberg (1998EHRENBERG, Alain. La fatiga de ser uno mismo: depresion y sociedad, Buenos Aires, Nueva Vison, 1998.) lorsqu’il souligne que la dépression est «une maladie à la mode» ou le «mal du siècle», définissant de nombreux maux psychologiques ou comportementaux que les sujets subissent tout au long de leurs vies. Le recours au diagnostic d’anxiété et de dépression est devenu de plus en plus courant dans la société moderne, de sorte que ce qui était connu auparavant comme de la fragilité, de la tristesse et du malaise se présente aujourd’hui comme de l’anxiété et de la dépression. Ehrenberg qualifie ce phénomène à la fois de «succès médical» et de «succès sociologique».

En présentant la fragilité psychosociale comme l’une des dimensions du congé médico-psychiatrique chez les professionnels de santé, nous voulons aborder le travail sous ses deux facettes, puisqu’il est aussi bien associé à des expériences humaines de plaisir, de joie et de bien vivre qu’à un cadre de tristesse, de déception, de frustration. Ce qui ne doit pas nécessairement être traité comme une «pathologie de l›échec», un dysfonctionnement ou une maladie mentale. Et comme nous comprenons que psychique et social vont de pair et se produisent mutuellement, nous considérons cette fragilité comme étant psychosociale.

Il s’agit d’une dimension du congé psychiatrique qui se produit dans l’intrigue reliant à la fois l’histoire psycho-familiale et l’histoire professionnelle, et elle signale des transformations normatives dans la façon dont nous traitons les maux sociaux à l’époque contemporaine. Lorsque nous plaçons le diagnostic d’anxiété et/ou de dépression au centre pour réfléchir à la détresse psychologique et/ou à la maladie mentale en milieu hospitalier, nous récusons les analyses qui s’appuient sur la dichotomie entre psychogenèse et sociogenèse des troubles psychiques. En revanche, nous considérons que l’origine de la souffrance est exactement à l’interface des deux. Nous proposons une troisième voie d’analyse, celle de la psychosociologie du travail, à travers les travaux de Claude Veil (2012VEIL, Claude. Vulnérabilités au travail: naissance et actualité de la psychopathologie du travail. Paris: Érès, 2012.), dans lesquels à la fois l’histoire du sujet, sa dynamique psychique et en même temps les transformations normatives dans les normes du travail dans un environnement donné, leurs inscriptions contextualisées et standardisées, sont prises en compte.

Historiquement, le cadre public fédéral pour exercer le travail est dessiné dans l’imaginaire des professionnels de la santé comme celui qui présente les meilleures conditions d’organisation du travail. Voici ce que nous avons pu observer dans les raisons données par les professionnels interrogés sur leur choix pour ce service :

[...]il est logique que ... parmi les concours, il est clair que j’en choisirais un fédéral à cause de la structure. [...] l’organisation fédérale a toujours une meilleure structure pour travailler. Logistique, technique. Le fédéral, c’est mieux! (A, travailleur social); [...] donc, pour moi, c’était le meilleur concours que je pouvais faire (L., infirmière).

Les infirmières et les travailleurs sociaux interrogés lors de cette recherche considèrent la fonction publique comme une orientation importante pour leur insertion professionnelle. Bien qu’ils puissent exercer leurs activités également dans des services privés, ils considèrent la fonction publique comme une partie essentielle de leur trajectoire de travail. Ils reconnaissent la stabilité apportée par la fonction publique, valorisée, par rapport à l’instabilité actuelle de l’emploi face à l’hyper-exploitation et à la précarité dans les services privés. Ainsi, le secteur public marque une forme de carrière professionnelle qui assure toujours un travail plus prometteur que dans les services privés de santé. La force argumentative de nos interviewés nous amène à supposer que la cible « service public » fait l’objet de beaucoup d’investissement et de dévouement.

Reconnaissant l’importance du lien au secteur public fédéral dans le parcours de vie des professionnels interrogés, on peut supposer que la fragilité psychosociale peut résulter de la confrontation de ces représentations et attentes avec l’expérience du travail réel à l’hôpital. C’est à partir d’un conflit quotidien entre les deux qu’un processus fait d’insatisfaction, de tentatives d’adaptation, d’efforts de transformation, de recherche d’alternatives, de frustrations… a fait surgir un sentiment de fragilité ayant comme conséquence l’impossibilité de continuer à travailler.

Le groupe étudié se heurte aux difficultés de développer les changements nécessaires dans le travail hospitalier ; il vit ce processus sous la forme d’un grand inconfort et d’une profonde insatisfaction. Il y a dans leurs récits sur le travail qu’ils souhaitent accomplir la description des difficultés rencontrées et l’émergence parallèle de la détresse psychologique. Le diagnostic psychiatrique élude la dynamique de la situation professionnelle et la masque derrière l’étiquette du trouble mental. Ainsi, la souffrance est évacuée et remplacée par la maladie (CARRETEIRO, 1993CARRETEIRO, Tereza Cristina. Exclusion sociale et construction de l’identité. Paris: L’Harmattan, 1993.). Il est possible de repérer dans le récit la souffrance psychologique et/ou la maladie mentale, la force de l’expérience intrapsychique et la façon dont le congé médico-psychiatrique est devenu la voie trouvée par le professionnel de santé pour faire face à la souffrance. «[...] Il y a des gens qui vivent ce que je vis et qui se détendent, qui font toujours la fête, qui savent bien tout séparer, qui disent: c’est juste un travail! Et ce sont aussi de bons professionnels, qui prennent bien les gens en charge. Je pense que ce n›est pas cool que je prenne tout ça à feu et à sang» (A., travailleur social).

En mettant en évidence la fragilité psychosociale dans le recours au congé, nous pensons qu’elle ne se réduit pas à une faiblesse personnelle ou à l’incapacité du professionnel à s’adapter au travail : nous la considérons d’avantage comme étant déclenchée par une attente frustrée, une déception majeure.

Afin de comprendre cette fragilité psychosociale conduisant aux congés médico-psychiatriques, nous prenons appui sur les concepts de la psychodynamique du travail, un apport théorique important. En effet, toute la construction théorique de son auteur principal, Dejours (2013DEJOURS, Christophe. A banalização da injustiça social. 7. ed. Rio de Janeiro: FGV, 2013.) part du principe que le travail définit le moment d’expression de la souffrance qui, elle, résulte de la structure psychique caractéristique de l’individu. La fragilité psychique précède le travail et elle se nourrit de certaines caractéristiques de ce travail, des injonctions de la vie professionnelle, dans le processus qui sera susceptible de provoquer également des souffrances psychiques.

3.2 La hiérarchie dans le travail hospitalier

Historiquement, les médecins se sont imposés comme les détenteurs des connaissances sur la santé et la maladie dans les écoles de médecine. De plus, une stratégie politique des médecins a conduit à produire des hiérarchies dans le domaine des pratiques de santé.

Les récits des personnes interrogées ont abordé les difficultés, les limites et les conflits dans l’exercice de leurs activités, en mettant l’accent sur la relation hiérarchique au sein de l’hôpital, en particulier par rapport aux médecins et à la gestion de l’hôpital. Ils soulignent que les relations entre les groupes professionnels de l’hôpital sont structurées autour de la responsabilité médicale dans le traitement du patient. Les autres professionnels organisent leurs pratiques autour de l’évaluation diagnostique faite par les médecins, selon leurs recommandations et prescriptions, et ce avec peu d’autonomie professionnelle. « [...] nous voyons parfois des situations professionnelles dans lesquelles le médecin fait la mauvaise chose, mais sur le plan éthique, vous êtes bloquée parce que le médecin en sait toujours plus qu’une infirmière» (A., infirmière).

Dans l’hôpital, la division physique des espaces pour l’organisation des soins va de pair avec l’organisation de territoires de pouvoir-savoir qui organisent et soutiennent les pratiques. Cela se reflète également dans les modèles de gestion hospitalière. Les récits se concentrent sur les rapports de pouvoir et les expériences d’humiliation découlant des hiérarchies hospitalières et sources d’insatisfaction et de souffrance (AZEVEDO; BRAGA NETO; SÁ, 2002AZEVEDO, Creuza da Silva; BRAGA NETO, Francisco Campos; SÁ, Marilene de Castilho. Indivíduo e a mudança nas organizações de saúde: contribuições da psicossociologia. Caderno de Saúde Pública, Rio de Janeiro, v. 18, n. 1, p. 235-247, 2002. https://doi.org/10.1590/S0102-311X2002000100024
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).

[...] Les relations au sein de l’hôpital sont très lourdes, il est donc très difficile de laisser couler la vie dans le domaine des rapports de pouvoir en soins infirmiers. Vous travaillez toujours en mettant l’accent sur la décentralisation de la gestion et vous savez que ce qui se passe est toujours dans la direction opposée, ce qui entraîne inévitablement de la souffrance (A., infirmière);

[...] mon histoire de maladie est beaucoup plus liée à une question de modèle de gestion et de rapport de pouvoir qui s’établit au sein de la structure hospitalière. C’est la principale source de souffrance de mon expérience (Une infirmière).

Nous comprenons que la détresse psychique des professionnels garde un lien direct avec le modèle actuel de gestion et les rapports de pouvoir : le congé psychiatrique apparaît comme une conséquence de cette organisation du travail fortement hiérarchisée.

Le monopole du savoir médical dans les pratiques hospitalières disqualifie les autres savoirs afin de maintenir la division sociale entre les professionnels. Même face à tous les changements technologiques, l’agencement des pratiques à l’hôpital maintient la souveraineté de la clinique médicale, et la dialectique disqualification-surqualification de la division capitaliste du travail se maintient dans le travail hospitalier (HIRATA, 1989HIRATA, Helena. Divisão capitalista do trabalho. Tempo Social, São Paulo, v. 1, n. 2, p. 73-103, 1989. https://doi.org/10.1590/ts.v1i2.84767
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). Mais cela entraîne encore une forte division technique, morale et psychologique du travail (LHUILIER, 2005LHUILIER, Dominique. Le « sale boulot ». Travailler, Paris, v. 2, n. 14, p. 73-98, 2005. https://doi.org/10.3917/trav.014.0073
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). Parmi les professionnels interrogés - infirmières et travailleurs sociaux - il y a un récit commun, celui d’une activité professionnelle considérée comme moins prestigieuse, un travail en marge, en somme. On peut l’analyser comme un travail sur le négatif psychosocial (LHUILIER, 2009LHUILIER Dominique. Travail du négatif, travail sur le négatif. Education permanente, Paris, v. 179, n. 2, p. 39-58, 2009.), c’est à dire sur la part dévalorisée et souvent invisible des tâches dans les divisions du travail. Lorsqu’ils comparent leur propre travail au travail prestigieux du médecin - qui comprend l’activité thérapeutique et le pouvoir de guérison, ces professionnels ont l’impression que le « sale boulot » leur revient. En effet, ces professionnels ont essentiellement la tâche de créer un environnement aseptique et organisé pour faire place à l’action du médecin : leur travail est donc périphérique à la noble activité du médecin.

La division hospitalière du travail reflète, à sa façon, le degré d’impureté des fonctions remplies. Les médecins, occupant le haut de la pyramide du grade de prestige des tâches accomplies, délèguent aux infirmières des tâches moins nobles, et ces dernières délèguent aux aides-soignants des tâches qui les exposent à la manipulation des corps et leurs excrétions. Les infirmières délèguent aux aides-soignants les tâches les plus pénibles. Elles témoignent bien les deux aspects des soins décrits par Lhuilier (2005LHUILIER, Dominique. Le « sale boulot ». Travailler, Paris, v. 2, n. 14, p. 73-98, 2005. https://doi.org/10.3917/trav.014.0073
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) pour définir le sale boulot. Les aides-soignants assurent le côté négatif du traitement des patients. Bien que l’importance de l’expérience des aides-soignants soit reconnue, le fait qu’ils s’occupent de tâches jugées socialement dégoûtantes et soient sous la direction des infirmiers peut produire une dévaluation de leur métier et produire des tensions entre les différents groupes professionnels composant la hiérarchie hospitalière

Le congé médico-psychiatrique survient au cours d›un processus qui commence par l›insatisfaction du professionnel de santé à l›égard de cette organisation hiérarchique des pratiques, et qui se prolonge sous la forme d’une souffrance psychologique car il est impossible de dégager du poids de cette hiérarchisation sociale et morale du travail. Cette souffrance associée au sentiment d’être contraint d’effectuer des tâches dévalorisées ou désagréables, peut, à la longue, se transformer en maladie mentale, en troubles psychosomatiques, et affecter le professionnel de santé.

3.3. Perte de l’acte-pouvoir sur le travail

Le concept d’acte-pouvoir appartient à la théorie socio-psychanalytique de Mendel (1993MENDEL, Gerárd. L’acte est une aventure. Paris: La Découverte, 1993.). Il comprend deux dimensions : le pouvoir du sujet sur l’acte (initiative, décision, réalisation, manifestation de la part de créativité) et pouvoir de l’acte, propre à chaque acte posé, de modifier la réalité; le «mouvement anthropologique d’appropriation de l’acte», qui suppose la possibilité de transformer l’activité afin qu’elle soit conforme aux valeurs du sujet, est au fondement du rapport au monde extérieur et par là un constituant fondamental du sentiment d’identité (MENDEL, 1993MENDEL, Gerárd. L’acte est une aventure. Paris: La Découverte, 1993., 147).

Ces deux manières de vivre l’activité du sujet de travail - « l’acte pouvoir » et le « mouvement d’appropriation de l’acte » - sont directement liées à l›expérience agréable au travail car elles permettent au travailleur de donner, autant que possible, du sens au travail, de transformer les normes et de se les approprier à sa manière. A contrario, l›impossibilité d›exercer l’acte pouvoir nous confronte à l’impossible activité propre, personnelle et personnalisante (TOSQUELLES, 2009TOSQUELLES, François. Le travail thérapeutique en psychiatrie. Toulouse: ERES, 2009.), avec ses répercussions physiques et subjectives.

Par acte pouvoir, nous entendons ce qui est puissant dans l’acte professionnel à la fois pour réaliser une activité efficace et pour marquer de son empreinte personnelle le processus dans lequel l’activité est insérée. Un pouvoir objectif et subjectif qui, lorsqu’il est bloqué par des facteurs internes ou externes, produit de la frustration et de la douleur. Le choix professionnel est chargé de valeurs personnelles, familiales, sociales, culturelles et, par conséquent, la rencontre avec l’organisation du travail peut être source de plaisir ou de déplaisir. De plaisir, si le travail est conforme à cet ensemble d’attentes et de valeurs construites par le travailleur dans son histoire personnelle. Ou de frustration, si l’organisation du travail ne lui reconnaît pas ses contributions singulières.

Les professionnels de santé font référence à la position politique en tant que déterminant dans le domaine professionnel. «[...] En même temps que je mène cette lutte politique, je n’abandonne pas le travail à l’intérieur de l’hôpital pour améliorer l’hôpital, ma position politique m’a toujours amenée à penser au malade» (A, infirmière). L’identification avec cette dimension bienveillante du travail de santé a été souvent relevée dans les récits des professionnels interrogés :

[...] Et puis je suis devenue de plus en plus intéressée par les soins infirmiers, alors j’ai vraiment vu que c’était ce que je voulais ... que c’était de prendre soin du patient... d’une manière totalement différente du médecin, qui ne s’occupe pas du patient. J’aimais prendre soin, totalement différemment, ... c’était ma vision, mon choix pour les soins infirmiers, ce qui m’a intéressé, ce qui m’a motivé, c’est le soin (L., infirmière).

[...] Il s’agit d’aimer les soins et de ressentir le besoin d’être la principal responsable des soins (A., infirmière).

Parmi les infirmières, la charge de travail est surtout décrite par rapport aux demandes de soins. Le manque de conditions pour mener à bien l’activité et le faible nombre de professionnels rapporté au nombre de patients peut saper à la fois la dimension relationnelle des soins et la santé mentale du professionnel. Lorsque les assistants sociaux décrivent la surcharge de travail, ils soulignent aussi les aspects liés à l’organisation du travail à l’hôpital et critiquent le type de demandes adressées au travailleur sociaux : «[...] je ne pouvais plus tout faire, préparer un soin, m’asseoir pour faire un rapport, un compte rendu» (M., travailleur social).

Les conditions précaires de travail et le nombre réduit de professionnels pour s’occuper de l’activité d’assistance se traduisent par la difficulté des travailleurs à faire un travail de qualité, répondant à leurs valeurs, et à transformer le processus dans lequel leur activité est insérée. Ce qui témoigne d’une perte de « l’acte-pouvoir » sur leur propre activité, source de souffrance et de maladie.

Alors, pour certains professionnels, le travail devient impossible et le congé psychiatrique apparaît comme la seule alternative pour se dégager de cette situation.

3.4 Souffrance éthique et politique

L›analyse des récits nous montre qu›il y a une première expérience d›insatisfaction à l›égard de l›activité professionnelle qui se transforme progressivement en souffrance psychologique due à cette impossibilité de transformer l›organisation du travail. À la longue, cette expérience de souffrance se transforme (ou est étiquetée) en maladie mentale, notamment lorsque ce processus conduit à une inaptitude du travailleur à réaliser son travail. S’opère alors le passage du travailleur insatisfait/souffrant au travailleur malade. Ce processus est notamment lié au positionnement éthico-politique de ces professionnels. Un tel positionnement éthique et politique s›exprime dans la façon dont les professionnels évaluent le manque de solutions constructives dans le système de santé publique, ainsi que l’inefficacité du modèle de soins de santé. «[...] regardez, la souffrance était due à la non-résolution des problèmes. Ce qui doit être renforcé, c›est l›aide et les ressources du réseau public. Cela me faisait souffrir» (M., travailleur social); «[...] ouais...regardez, la souffrance était de savoir, vu que ce modèle de ... santé ... modèle institutionnel, dans son ensemble, à la fois l’hôpital et la chaîne, n’a pas pu changer. Je voyais le cycle de la maladie de l’enfant. Cela est ma plus grande souffrance» (M., travailleur social).

L’analyse des récits nous montre qu’il y a un engagement, non seulement technique du professionnel dans son activité, mais principalement éthico-politique. C’est ainsi que l’impuissance vécue par les professionnels, lorsqu’ils ne réalisent pas le travail souhaité, installe chez eux un autre mode de souffrance, qui ne doit pas être confondue avec la souffrance psychologique : la souffrance éthique et politique. On peut souligner un message paradoxal de l’organisation qui ordonne que le professionnel fasse bien ce qu’il doit faire, même s’il en est empêché (CHANLAT, 1996CHANLAT, Jean François. Modos de gestão, saúde e segurança no trabalho. In: DAVEL, Eduardo; VASCONCELOS, João (Ed.). Recursos humanos e subjetividade. Petrópolis: Vozes, 1996. p. 118-128.). C’est bien ce que nous repérons dans les récits des professionnels interrogés :

[...] j’ai commencé à remettre en question, en fait, le travail lui-même, le système nous oblige à être sans réponse, et à plusieurs reprises, face aux familles. On finit par être un instrument de cette machine bureaucratique. Et puis j’ai commencé à me poser beaucoup de questions comme ça et au final à ne plus vouloir y travailler non plus, parce que j’adorais le travail, objectivement, mais si tu n’as aucune réponse à offrir aux familles. [...] je ne veux pas être dans cette position où... je n’ai pas de réponse à donner et je dois toujours être responsable si un enfant meurt, vous savez ? [...] j’ai adoré, comme ça, j’ai adoré ce métier, mais quand on se retrouve sans réponse à donner, on finit par penser... Qu’est-ce que je fais ici? Puisque vous n›avez pas de réponse, le travail que je dois faire est un travail avec lequel je ne suis pas d›accord, c›est un autre travail. Et puis le travail a commencé à se transformer en un autre travail, ce n›était pas celui que je faisais, tu sais? (D., travailleur social).

L’insatisfaction déclenche de la souffrance. Si l’on considère que chaque activité implique un effort de la part du travailleur pour s’adapter aux caractéristiques prescrites par la tâche, l’activité réelle dépendra de dispositions créatives, qui ne sont pas toujours possibles. Face à une telle impossibilité d’adéquation entre tâche et activité, les processus d’insatisfaction, de souffrance et de maladie au travail sont manifestes.

Nous considérons qu’analyser le processus de production de la maladie au travail implique penser à la relation de chaque travailleur avec chaque activité en particulier, car il s’agit là d’un arrangement qui implique à la fois la complexité de l’histoire personnelle et professionnelle, la dynamique propre à chaque activité et la dynamique institutionnelle. Bien qu’il soit essentiel de réfléchir aux risques objectifs et subjectifs inhérents à chaque tâche - ce qu’a fait la médecine et la santé du travail - la souffrance au travail convoque le sens du travail pour chaque travailleur au centre de l’analyse.

Dans l’impossibilité de prodiguer des soins satisfaisants, l’impuissance éprouvée dans l’activité apparaît comme une incapacité à effectuer, une activité inachevée/entravée (CLOT, 2008CLOT, Yves. Trabalho e sentido do trabalho. In: FALZON Pierre. Ergonomia. São Paulo: Blucher, 2008. p. 265-277.).

L’activité empêchée ne renvoie pas au fait de ne pas avoir d’emploi : elle s’éprouve quand on ne peut pas faire le travail espéré. Si nous considérons que le service de santé s’occupe de la vie, du corps et de la mort, l’activité empêchée peut prendre ici des aspects dramatiques, et conduire à la culpabilité et à la responsabilité du travailleur, qui devra porter le fardeau de l’activité inaccomplie. Ce qui est source de souffrance et de maladie, comme on peut le lire ici: «ne pas pouvoir faire mon travail est très douloureux pour moi, tu comprends? Ne pas pouvoir le faire parce que je suis en congé et parce qu›institutionnellement je suis empêché de le faire... c›est douloureux ! Quelle que soit la raison, tu comprends? » (M, travailleur social); «[...] je pense que le congé était une conséquence de l’impossibilité d’agir sur mon activité. Je l’imagine» (D., travailleur social).

Dans les services de santé hospitaliers, compte tenu de leur dynamique relationnelle, la possibilité d’autonomie dans le travail est considérée comme vitale, car elle permet au travailleur d’utiliser ses compétences et ses potentiels dans l’activité de prise en charge d’autrui. Les mécanismes de défense individuels et collectifs, décrits par Dejours (1992DEJOURS, Christophe. A loucura do trabalho: estudo de psicopatologia do trabalho. São Paulo: Cortez, 1992.), qui permettent aux travailleurs de se préserver de la douleur et de la souffrance dans le travail hospitalier, de maintenir leur santé mentale, peuvent être compris au regard des enjeux du travail soignant : la guérison, le traitement, l’assistance, la réadaptation, lorsqu’ils sont sevèrement empêchés peuvent être une source de désinvestissement et de maladie. La souffrance éthico-politique qui peut conduire au congé psychiatrique met en jeu les insatisfactions des professionnels en lien avec leur positionnement éthique par rapport aux demandes d’assistance et également leur engagement politique pour une santé publique de qualité.

Les professionnels qui tombent malades sont ceux qui dans leurs récits font preuve d’une trajectoire d’engagement face aux défis dans le domaine de la santé publique. Ils se sentent sans ressources pour agir, ou plutôt, ils se sentent bloqués dans leurs actions. Comme l’indique Dejours (2012DEJOURS, Christophe. Psicodinâmica do trabalho e teoria da sedução. Tradução de Gustavo A. Ramos Mello Neto. Psicologia em Estudo, Maringá, v. 17, n. 3, p. 363-371, 2012. https://doi.org/10.1590/S1413-73722012000300002
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), les pathologies atteignent les personnes les plus engagées. Ainsi, mettre l’accent sur la souffrance éthique et politique comme composante du recours au congé psychiatrique conduit à aller au-delà du référentiel psychiatrique qui met l’accent sur la maladie mentale, l’anxiété et/ou la dépression.

3.5. Tentatives de régulation de la souffrance

La souffrance résultante de la rencontre du travailleur avec l’organisation ne trouve pas d’espace institutionnel qui permette de partager ces interrogations. La seule assignation disponible pour la souffrance est celle de sa traduction en maladie. Comme l’écrit Carreteiro (2011CARRETEIRO, Teresa Cristina. A doença como projeto. In: SAWAIA, Bader (Org.) Artimanhas da exclusão: análise psicossocial e ética da desigualdade social. 11. ed. Petrópolis, RJ: Vozes, 2011. p. 89-97., p. 93), « l’aspect social est étouffé et ce qui en ressort est l’individu ; ce n›est plus la souffrance engendrée dans la sphère institutionnelle qui apparaît, mais l›individu malade ». En voici un exemple dans ce récit :

[...] l’hôpital est devenu insupportable à ce moment-là et la seule chance que j’avais et dont j’avais besoin pour survivre était le congé. Je n’avais pas d’esprit, le fait est que je n’avais pas l’esprit pour aller travailler et retourner au travail. [...] Pendant cette période de congé, j’ai pensé à plusieurs choses, mais au début c’est la solitude, c’est l’abandon, c’est un certain désespoir, une certaine impuissance(A., infirmière).

Être considéré comme malade, surtout quand on parle de troubles mentaux, désigne un état permanent qui modifie l›insertion sociale du professionnel (CARRETEIRO, 1993CARRETEIRO, Tereza Cristina. Exclusion sociale et construction de l’identité. Paris: L’Harmattan, 1993.).

Cette transition touche à la condition sociale et professionnelle : il s’agit d’une condition chronique et durable qui disqualifie l’« être un travailleur ». Cette condition renvoie à l’échec et celui-ci doit être resignifié par le professionnel, ce qui a un coût subjectif énorme. La maladie s’inscrit dans un cadre qui implique à la fois le sujet et l›expertise médicale : cette assignation à la maladie est synonyme d’affiliation sociale négative, ce qui entraîne également de la souffrance.

Notons un paradoxe dans ce projet d’affiliation du professionnel au statut de malade s’il assure l’appartenance à l’hôpital en tant que « absent pour cause de maladie », sorte de survie professionnelle, il révèle aussi les souffrances, les difficultés à soutenir le travail hospitalier tel qu’il est organisé.

[...] il y a des gens qui pensent que c’est un bonus, pour moi c’était un fardeau! Je me sentais très inutile, j’ai toujours aimé travailler. Je ne veux pas m’arrêter de travailler, ni ne plus être travailleur social. Au contraire, je veux travailler, et bien faire mon travail! (A., travailleur social); [...] c’était vraiment terrible! Je sentais le congé comme un échec, comme si on ne me faisait plus confiance (L, infirmière); [...] Je le vivais comme si ma vie était suspendue, c’était très troublant (D., travailleur social).

Le diagnostic psychiatrique favoriserait une autre forme d›affiliation au travail : la souffrance au travail, lorsqu’elle acquiert le statut reconnu de maladie ou trouble mental déplace le professionnel du statut d’inadapté à celui de patient (CARRETEIRO, 1993CARRETEIRO, Tereza Cristina. Exclusion sociale et construction de l’identité. Paris: L’Harmattan, 1993.).

La tentative de réguler la souffrance par le congé et la condition de « travailleur malade » implique soutenir cette étiquette de limitation, de défaillance. Ce qui n’est pas vécu sans souffrance par le professionnel, car il y a incompatibilité du monde du travail avec le monde des maladies (LHUILIER; WASER, 2016LHUILIER, Dominique; WASER, Anne-Marie. Que font les 10 millions de malades? Vivre et travailler avec une maladie chronique. Toulouse: Érès, 2016.). « [...] La limitation des activités, le congé, ça fonctionne comme une étiquette » (A., infirmière). Dans la sphère publique, les congés et avant eux les éloignements de travail, favorisent une assimilation à « l’être malade ». Nous avons observé des services de l›hôpital qui finissent par recevoir ces professionnels après la fin de leur congé. Les travailleurs y sont considérés comme ayant moins de valeur, sous la figure de la défaillance. Et le diagnostic d’anxiété et/ou de dépression relie le professionnel, pendant la période de congé, à l’univers du patient psychiatrique.

L’articulation de l’histoire personnelle avec l’histoire collective présente ici un point de rupture caractérisé par la maladie. Le congé psychiatrique, tout en permettant de réguler la souffrance, produit également une fracture sociale. Ce qui nécessitera une nouvelle réinsertion professionnelle, sur d’autres bases et enjeux. Le congé maladie s’accompagne d’un système d’attentes, de demandes et de contraintes qui opère une sélection entre les problèmes de santé qui peuvent être collectivisés et ceux qui doivent rester déguisés, relégués à la sphère privée (LHUILIER, 2005LHUILIER, Dominique. Le « sale boulot ». Travailler, Paris, v. 2, n. 14, p. 73-98, 2005. https://doi.org/10.3917/trav.014.0073
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). Lorsque la maladie est nommée à travers le congé maladie et sa validation par l’expertise médicale, elle passe de l’intime au public.

Ce passage a également d’autres conséquences. La reconnaissance du sujet comme malade s’accompagne d’une dénégation de la part de responsabilité de l’organisation du travail dans la souffrance vécue. Ce qui empêche, dans la plupart des cas, toute possibilité d’analyse de l’organisation et de la gestion du travail dans les processus qui conduisent au congé. Le sujet qui accède à la catégorie de patient a certes le droit de bénéficier de ce congé, ainsi que de garanties salariales, mais ses qualifications professionnelles se trouvent symboliquement suspendues, placées entre parenthèses.

3.6. Reconnexion à une nouvelle condition de travailleur

Il s’agit là du moment où le professionnel reprend son travail et où il fait une réflexion sur cette reprise et ses attentes vis-à-vis de l’hôpital. Les réflexions et les sentiments éprouvés pendant le congé permettent au professionnel de réévaluer sa condition de travailleur. Dans certains récits, la perspective d’un choix apparaît lors du moment du retour au travail. Il conduit à un repositionnement du professionnel par rapport à son activité et, surtout, à l’organisation du travail.

[...] je pense que le congé était important car j’en avais besoin, mais m’a été nuisible dans le sens où j’ai perdu ma référence professionnelle. Quand nous revenons [il pleure], nous revenons dans l’insécurité, [...] est-ce que je vais vraiment bien? Vais-je y arriver ? [...] je le vois comme un nouveau départ, pour moi c’est un nouveau départ (A., travailleur social).

Pouvoir reprendre le travail soumet les professionnels de la santé à une division symbolique déchirante - « être travailleur » en opposition à « être malade », et, dans le même temps, les oblige à faire face aux possibilités et aux impossibilités de retourner au travail après un congé médico-psychiatrique. Comment utiliser leur engagement éthico-politique pour transformer leur activité et leur rapport au travail ? Il s’agit là d’un processus dialectique de plaisir-souffrance, d’activité-passivité et de soin de l’autre.

Pour de nombreux professionnels, le congé peut être l’occasion d’une réflexion sur leur condition de travailleur, de revisiter, lors de cette temporalité suspendue, l’ensemble du parcours professionnel, à la recherche d’un autre sens à construire pour leur travail. Avant le congé, le travail était un organisateur de la vie et un vecteur important d’insertion sociale. Suite à l’événement que constitue le congé, d’autres organisateurs d’existence entrent en action et de nouvelles constructions de sens du travail sont élaborées. Le congé provoque une rupture où rien n’est comme avant. À partir de ce moment-là, les professionnels réévaluent leur vie et leur condition de travailleurs.

Considérations finales

Tout au long de l’analyse, nous avons réalisé que la souffrance des professionnels de santé (des infirmières et des travailleurs sociaux), entretient un fort lien avec le pouvoir des médecins à l’hôpital et avec des pratiques essentiellement structurées autour du savoir médical. Les autres savoirs sont considérés comme périphériques, ce qui est une source de tension pour les professionnels.

Le congé maladie crée une rupture dans la trajectoire professionnelle du travailleur. C’est un jalon, un événement qui marque et distingue un avant et un après. Avant le congé médico-psychiatrique (pour anxiété et/ou dépression), une grande partie de la vie quotidienne était centrée sur le travail. Les récits nous montrent que lors du congé, le travail est placé entre parenthèses et la subjectivité des travailleurs cède progressivement la place à une autre, la subjectivité du « malade », avec les assignations sociales qui vont avec.

Cette recherche peut contribuer à des recommandations d’actions dans le domaine de la santé au travail, et notamment en matière d’expertise médicale. De même, on peut souligner l’intérêt d’une mise en discussion des insatisfactions au travail dans des espaces collectifs favorisés par les services de santé des travailleurs existant dans les hôpitaux fédéraux. Ceci afin d’éviter le recours aux congés pour maladie mentale.

L’expertise médicale peut être un lieu non seulement pour établir un diagnostic, mais aussi pour créer des possibilités de changements. Dans un premier temps, on peut recommander une évaluation plus systémique des signes cliniques et des symptômes de la maladie, afin d’explorer les liens entre les conditions concrètes du travail et le recours à un congé, en écoutant les antécédents professionnels de l’individu. Ceci pourrait conduire à penser les changements à apporter aux processus de travail hospitalier.

Références

  • ARAÚJO, José Newton Garcia de; CARRETEIRO, Teresa Cristina (Org.) Cenários sociais e abordagem clínica São Paulo: Escuta, 2001.
  • AZEVEDO, Creuza da Silva; BRAGA NETO, Francisco Campos; SÁ, Marilene de Castilho. Indivíduo e a mudança nas organizações de saúde: contribuições da psicossociologia. Caderno de Saúde Pública, Rio de Janeiro, v. 18, n. 1, p. 235-247, 2002. https://doi.org/10.1590/S0102-311X2002000100024
    » https://doi.org/https://doi.org/10.1590/S0102-311X2002000100024
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  • *
    Source de financement: bourse CNPq et PDSE pour un stage doctoral au CNAM-Paris.

Publication Dates

  • Publication in this collection
    18 Oct 2021
  • Date of issue
    May-Aug 2021

History

  • Received
    14 Dec 2020
  • Reviewed
    10 Jan 2021
  • Reviewed
    24 Mar 2021
  • Accepted
    22 Apr 2021
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