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La brincadeira, genre métis: performance, dissensus et esthétique décoloniale

Brincadeira, mestizo genre: performance, dissensus and decolonial aesthetics

A brincadeira, gênero mestiço: performance, dissensus e estética decolonial

Résumé

Ce texte propose une réflexion sur la brincadeira en tant que genre performanciel à partir d’une perspective articulant option décoloniale, aisthesis et politique de l’esthétique, pour contribuer directement au champ relativement nouveau decolonial aesthetics. Une ethnographie du maracatu-de-baque-solto de Pernambuco agence la réflexion théorique et analytique, mettant en lumière ses singularités comprises comme logiques du dissensus, produisant une multiplicité indissociablement conceptuelle et vitaliste à son image. Il s’intéresse ensuite spécifiquement aux modalités performatives de la brincadeira comme genre à la lumière de la modalité de l’action brincar qui l’inscrit comme aisthesis résolument indisciplinée. Finalement, il tente de comprendre comment, dans cette tension, la brincadeira, une production culturelle native, peut participer concrètement au projet decolonial aesthetics.

Mots clés:
brincadeira; aisthesis; performance; esthétique décoloniale; maracatu-de-baque-solto

Abstract

This paper proposes a reflection about the “brincadeira” as a genre of performance from a perspective which articulates aisthesis, the decolonial option and the politics of aesthetics, trying to contribute to the relatively new perspective of the decolonial aesthetics. An ethnography of maracatu-de-baque-solto (Pernambuco, Brazil) initiates the analytical reflection enlightening its singularities, understood as logics of dissensus, thus producing a merged conceptual and vitalist order of the multiplicity. Subsequently, my interest will focus specifically on the performative modalities of the brincadeira as genre in the light of a modality of action, “brincar”, which inscribes it as an indisciplined aisthesis. Finally, I will try to understand how, in this tension, the brincadeira as a native cultural production and from the perspective of performance can concretely contribute to the decolonial aesthetics project.

Key-words:
brincadeira; aisthesis; performance; decolonial aesthetics; maracatu-de-baque-solto

Resumo

Este texto propõe uma reflexão sobre a “brincadeira” como gênero de performance a partir de uma perspectiva que articula aisthesis, opção decolonial e política da estética, tentando contribuir diretamente ao novo campo das decolonial aesthetics. Uma etnografia do maracatu-de-baque-solto de Pernambuco, Brasil, agencia a reflexão teórica e analítica, iluminando suas singularidades entendidas como lógicas do dissenso que produzem uma ordem da multiplicidade indissociavelmente conceitual e vitalista. Em seguida, abordo especificamente as modalidades performativas dabrincadeiracomo gênero à luz da modalidade da ação “brincar”, que se inscreve comoaisthesisresolutamente indisciplinada. Finalmente, busco entender como a brincadeira, como produção cultural nativa, pode participar concretamente do projeto das decolonial aesthetics.

Palavras-Chave:
brincadeira; aisthesis; performance; estética decolonial; maracatu-de-baque-solto

Impression de chaos

La foule se sépare en deux vagues au claquement de fouet de la Burra Kalu qui déboule. L’homme, inséré dans son armature en forme de mule, ouvre la voie au couple infernal des tricksters Mateus et Catirina, le visage teint au charbon. Lui, ridicule dans son costume miniaturisé reprenant avec foi celui des véritables héros de la fête, les caboclo-de-lança, les ridiculise à leur tour par effet de miroir. « Elle » (entre guillemet parce que le performer est toujours de sexe masculin), vulgaire, harangue les hommes en roulant des yeux lascifs dans son blackface et lance ses cris hilarants pour un peu de générosité monétaire. Caçador suit, en quête d’un gibier qu’il ne tuera jamais, encore moins dans ce capharnaüm mouvementé de sons, de couleurs et de gestes, peu propice à la prédation. La rue pavée de Nazaré da Mata est irrégulièrement fendue pour accueillir la procession. Au front, hissant son attribut sur lequel sont inscrits le nom de sa « nation » (Nação) et l’année de sa fondation, le Porte-étendard, perruqué, donne le ton dans son costume d’inspiration Louis XV. Derrière, le totem stylisé domine, érigé haut sur un lourd manche en bois. À l’avant, une ligne formée par cinq Caboclos-de-lança menés par le Maître Caboclo, aux extrémités de laquelle une « aile » (ou cordão) de plusieurs dizaines de ces héroïques « guerriers » protège le reste du groupe à l’aide d’une longue lance ornementée de rubans et du son apotropaïque des cloches dissimulées sous leur costume. Juste derrière avancent deux ou trois Caboclos-de-Pena, altiers, avec leur immense coiffe couronnée de centaines de plumes de paon, accompagnés de quelques Baianas, hommes ou femmes, dans leur robe à cerceaux dont deux mènent une aile de plusieurs dizaines d’autres. Derrière elles, le Roi et la Reine avancent sous un dais royal porté par un Valet suivi de deux Porte-lampions. Au fond, l’orchestre ferme la marche. Le Maître à l’appel improvise ses toadas - poèmes rimés chantés - auquel répond le Contremaître, lorsque l’ensemble musical, le terno, composé de percussions et de deux cuivres, interrompt le rythme qui donne son nom à cette forme carnavalesque : le «baque-solto».

Encore une fois, le maracatu-de-baque-solto, forme d’expression de la culture populaire rurale de l’état de Pernambuco, déploie ses savoirs musicaux, chorégraphiques et dramaturgiques pendant la période carnavalesque. Tradition postcoloniale et post-esclavagiste inventée au tournant du XXe siècle dans la Zona da Mata Norte de Pernambuco par des communautés de travailleurs des champs de canne séculaires, il aurait intégré le grand carnaval de Recife dans les années 1930, par le biais de migrations rurales massives fuyant une importante crise de l’industrie sucrière. Dans ses trajectoires carnavalesques de la campagne à la ville, il a gagné en popularité et en spectacularité. Mais la performance ne semble jamais livrer tout à fait ses codes pour autant.

Sur place, une impression de chaos musical et référentiel envahit le spectateur et l’observateur plus ou moins avisés parce qu’ils perçoivent, dans ces saturations sonores, chromatiques, et gestuelles, du connu sans pour autant parvenir à distinguer ce que la performance rappelle ou invente, reprend ou transforme. En effet, « écouter voir » un maracatu-de-baque-solto, c’est déjà faire l’expérience d’une fausse familiarité : on y reconnaît des signes sonores, visuels et gestuels de traditions afro-brésilienne, indigène et européenne, mais il est bien mal aisé d’y observer une quelconque pureté théorique, d’en déterminer les frontières, ou encore d’affirmer la domination des unes sur les autres. Comme si cet apparent chaos dé-hiérarchisait.

Le point de vue des maracatuzeiros lui-même déroute les compulsions à racialiser ou ethniciser les formes musicales américaines (telles que Tagg les signalait déjà en 1987) parce qu’ils hétérarchisent les appartenances culturelles de leur performance plus qu’ils ne les verticalisent : «O maracatu vem do negro, vem do branco… e tem o índio no meio! » (« Le maracatu, ça vient du noir, ça vient du blanc et y’a l’indien au milieu ! »). Filant cet horizon, c’est finalement une localité, qui génère le moins de doutes - et si doute il y a, il est très déculpabilisé - sur ses origines : «Na verdade, vem do canavial. É daqui, do canavial, vem daqui.» (« En fait, y vient des plantations de canne. Il est d’ici, des plantations, vient d’ici », Luiz Caboclo, Chã de Camará-Aliança/PE, 04.10.20061 1 L’origine géoculturelle du maracatu-de-baque-solto territorialisée dans le canavial (les plantations de canne à sucre) m’a été énoncée par de nombreux maracatuzeiros et pratiquants (brincantes) d’autres formes d’expression dites populaires rurales de Pernambuco. C’est une affirmation qui revient souvent dans les entretiens menés de 2005 à aujourd’hui après leurs réflexions afin de savoir d’où il venait, et qui me mènent à le traiter dans cette horizontalisation raciale et ethnique, effaçant l’importance de la race et de l’ethnie au profit de son « lieu de culture ». Si j’ai tendance à le considérer comme une forme d’expression « afro-indigène » (afro-indígena), c’est par rapport aux systèmes symboliques sur lesquels il se fonde qui sont davantage référencés. Mais là encore, ceux-ci sont largement innervés des spécificités des cultures de Plantation. ). Le « lieu de culture » (Bhabha, 2007BHABHA, Homi K. 2007 [1994]. Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale. Paris: Payot. [1994]) dont on parle est bien celui du complexe de la plantation mintzéenne initié dans la région dès le XVIe siècle et qui s’appuie sur une senzala qui n’a pas été que noire (parce qu’on y comptait aussi des « pauvres »), mais surtout, cabocla. Pas vraiment d’ethnicité, pas vraiment de racialité, mais un environnement localisé dans un horizon historique où le chaos semble organiser cette forme expressive et, puisque « ce sont l’expérience de la plantation et l’héritage de l’esclavage qui alimentèrent la pensée frontalière » (Mignolo, 2012MIGNOLO, Walter D. 2012 [2009]. “Géopolitique de la sensibilité et du savoir. (Dé)colonialité, pensée frontalière et désobéissance épistémologique”. Mouvements, 72: 1-8. [2009], p.4), on peut légitimement espérer des formes esthétiques inventées dans le même contexte une certaine «aisthesis de la frontière ».

Comment donner du sens à cet apparent chaos en partant du principe qu’il travaille à ses frontières sans risquer de tout déconstruire ? Et comment le maracatu-de-baque-solto en particulier pourrait-il participer à ce projet d’esthétique décoloniale ?

D’abord, il faut réhabiliter la diversité en tant que multiplicité organisant la connaissance, et non pas en tant qu’elle y injecte une éclectique confusion. Ensuite, il faut réhabiliter l’esthétique dans son sens étymologique d’aisthesis2 2 Thésaurus de la Langue Française (2016) : terme formé sur le gr. αι ̓σθητικο ́ς, « qui a la faculté de sentir ; sensible, perceptible » (cf. αι ̓σθα ́νομαι « percevoir par les sens, par l'intelligence »). qui distingue sans les séparer perception sensible et perception intelligible.

Pour Jacques Rancière (2004____. 2004. Malaise dans l’esthétique. Paris: Gallimard.), le malaise dans l’esthétique vient du fait que la pensée classificatoire dénonce l’esthétique comme « confusion ». Or, cette confusion « est en fait le nœud même par lequel pensées, pratiques et affects se trouvent institués et pourvus de leur territoire propre », et c’est elle qui « permet d’identifier les objets, les modes d’expériences et les formes de pensée de l’art que nous prétendons isoler pour la dénoncer. » (2004 : 12). Si on défait ce nœud, on manque la singularité. L’esthétique est ainsi une « pensée du sensorium paradoxal » (2004 : 22) qui « dit ce nœud singulier si malaisé à penser » (2004 : 25). C’est ainsi qu’on peut comprendre l’esthétique comme « alliance entre radicalité politique et radicalité artistique » (2004 : 34), parce que « la puissance de l’art est liée à sa distance par rapport à l’expérience ordinaire » (2004 : 35). Cette distance ou écart qui confond est en réalité ce qu’il appelle un « partage du sensible » (2000) que la politique consiste à reconfigurer. Il s’agit d’un dissensus que la politique cherche à reconstruire en consensus, mais systématiquement voué à l’échec, puisqu’un consensus est nécessairement une communauté du sentir. C’est cette logique du dissensus, provoquée par un « régime esthétique de l’art » qui institue le rapport entre les formes d’identification de l’art et les formes de la communauté politique sur un mode qui récuse toute opposition entre l’art autonome et l’art hétéronome ; l’art pour l’art et l’art au service de la politique ; l’art du musée et l’art de la rue (2004 : 48). Autrement dit, la nature de l’art, son origine, sa provenance, n’ont aucune importance ici. L’auteur y voit précisément un « combat de l’art contre la culture », une « défense du monde contre la société » (2004 : 61) ou encore entre ce qu’il appelle « ces deux humanités », la matière sensible (nature) et la forme intelligente (culture) (2004 : 46). Ce qui est particulièrement intéressant dans la pensée de Rancière, c’est qu’il n’y a pas d’art sans forme spécifique de visibilité et discursivité qui l’identifie comme tel, ni d’art sans partage du sensible qui le lie à une certaine forme de politique. L’esthétique est un tel partage : c’est précisément cette tension qui menace ce régime esthétique de l’art, mais c’est aussi elle qui le fait fonctionner. Il ne s’agit « pas de la rupture post-moderne, mais d’une contradiction originaire et sans cesse à l’œuvre. » (2004 : 53)

Je vois dans ce processus dissensuel la recommandation décoloniale qui ne cherche pas seulement la critique de l’eurocentrisme mais la possibilité d’une sortie de « la critique eurocentrique de l’eurocentrisme ». (Mignolo, 2000MIGNOLO, Walter D. 2000. Local histories/global designs. Coloniality, subaltern knowledges, and border thinking. Princeton: Princeton University Press.: 314-315) Il ne s’agit plus d’abandonner les concepts eurocentrés - l’épistémè est la limite de tous et de chacun -, mais les féconder des problèmes venant et vivant d’autres réalités. Si j’associe le maracatu-de-baque-solto à une aisthesis de la frontière, c’est avant tout pour ce conflit structurel qui semble l’animer sur tous les plans de sa vie formelle et sociale. Et si je devais qualifier sa vie sociale, j’élaborerais la «brincadeira» comme son genre performanciel : mais cette élaboration semble davantage établir son autorité générique et généalogique. Quelle possibilité d’écart reste-t-il une fois le modèle construit ? Éventuellement, sa vie formelle, que je pourrais résumer par sa modalité de l’action spécifique, brincar, pourrait lui rendre son autonomie esthétique (« de l’art »), c’est-à-dire son hétéronomie comme principe de désidentification généralisée (Rancière, 2004____. 2004. Malaise dans l’esthétique. Paris: Gallimard.: 92). C’est ce que je propose d’observer.

Cette brincadeira - nom donné à ces formes traditionnelles de la cultura popular3 3 Un article ne suffirait évidemment pas pour définir ce qu’est la cultura popular au Brésil. Dans son classique Qu’est-ce que la culture populaire ?, Antônio Arantes (2006) explique qu’au Brésil « Un grand nombre de chercheurs pense la “culture populaire” comme le folklore, c’est-à-dire, comme un ensemble d’objets, de pratiques et de conceptions (surtout religieuses et esthétiques) considérées comme traditionnelles» (2006: 16) ; Il résume ainsi ces mises en perspectives tendant à substantialiser l’objet: « le concept [de culture populaire] souffre de deux points de vue extrêmes : il ne contient aucune forme de connaissance (saber) et il joue un rôle de résistance contre la domination de classe» (2006: 7) Il propose dans ces conditions de l’envisager à partir de son « organisation » (2006: 77), c’est-à-dire ses modes de production (2006: 57), et par là, d’appropriation. dans la région - présente une sorte d’« exception culturelle », plus exactement deux composants qu’on ne retrouve dans aucune autre au Brésil : le «baque-solto», rythmie rapide et syncopée convoquant l’improvisation poétique chantée et la technique de l’appel/réponse dans un ensemble instrumental reflétant les trois grandes matrices culturelles brésiliennes ; et le «Caboclo-de-lança», allégorie improbable d’un guerrier, indien-européen-africain - guerrier plutôt « sans ethnicité » que « multiethnique » - défenseur d’une nation (Nação) qui ne peut être qu’« imaginaire » au sens glissantien du terme, soit « relationnelle et ambiguë » (Glissant 1996____. 1996. Introduction à une poétique du divers. Paris: Gallimard.: 89) Selon les maracatuzeiros, le Caboclo-de-lança en serait la figure originaire. Icône métisse, il en est même la métonymie. On peut dès lors appuyer sa singularité sur ces deux éléments d’autant plus qu’ils sont largement instrumentalisés - parfois jusqu’à l’iconhorée (Candau, 1998CANDAU, Joël. 1998. Mémoire et identité. Paris: PUF.: 104-110) - pour vanter dans ses discours institutionnels l’originalité, la diversité et la « multiculturalité »4 4 L’institutionnalisation du carnaval de Recife de 2007 à 2012 a mené et soutenu une politique publique culturelle « multiculturelle » énoncée dans son nom même : Carnaval Multicultural. de la production culturelle locale du carnaval de Recife. Pourtant, Caboclo-de-lança et baque-solto furent aussi les principales cibles des discriminations et stigmatisations sociales et esthétiques de l’institution carnavalesque au moins durant la première moitié du XXe siècle, précisément pour ces mêmes raisons,5 5 J’ai approfondi cette question dans (Garrabé, 2011) où je tente de montrer comment les constructions historiographiques opérées par les sciences sociales et l’institution carnavalesque ont contribué à instituer en contre-modèles deux formes d’expression musicales et chorégraphiques majeures de l’état de Pernambuco : le maracatu-nação (ou de-baque-virado), modèle dit noir ou afro, traditionnel, ancien, urbain et religieux, et le maracatu rural (ou de-baque-solto), modèle dit syncrétique, moderne, récent, rural et magico-religieux. leur multiplicité référentielle et matérielle et leur ex-centricité/ex-centralité culturelle. C’est pourquoi je les retiens comme « encodeurs » de la forme expressive, dans la mesure où leur apparence et leur immanence condensent ce contraste, cette inversion de stigmates historiques ouvrant la voie vers une relecture de la frontière. Cette multiplicité primordiale et irréductible peut être interprétée comme signature performative dans la mesure où la singularité produit du clivage et de la différence, mais moins pour s’isoler et s’interdire le jeu de la communication, que pour avoir une « fonction d’inquiétude » résolument réflexive:

« La singularité […] introduit un clivage : elle se pose comme différence, elle se divise et nous divise en retour dans l'exercice de notre savoir. Sa “discrétion”, son “exception” mêmes ne peuvent apparaître, dès lors, que comme une fonction d'inquiétude : elles nous mettent face à la fausse familiarité - à l'inquiétante étrangeté […] » (Didi-Huberman, 1996 : 163)

Bien entendu, la notion derridienne de signature6 6 «In order for the tethering to the source to occur, what must be retained is the absolute singularity of a signature-event and a Signature-form: the pure reproducibility of a pure event. Is there such a thing? Does the absolute singularity of signature as event ever occur? Are there signatures? Yes, of course, every day. Effects of signature are the most common thing in the world. But the condition of possibility of those effects is simultaneously, once again, the condition of their impossibility, of the impossibility of their rigorous purity. » / « Pour que la connexion arrive jusqu’à la source, ce qu’on doit retenir c’est la singularité absolue de la signature-événement et de la signature-forme : la pure reproductibilité d’un pur événement. Y a-t-il une telle chose ? L’absolue singularité d’une signature en tant qu’événement a-t-elle lieu ? Y a-t-il des signatures ? Oui, bien sûr, chaque jour. Il n’y a rien de plus commun au monde que les effets de signature. Mais la condition de possibilité de ces effets est simultanément, encore une fois, la condition de leur impossibilité, de l’impossibilité de leur pureté rigoureuse. » ne peut se comprendre que dans un clivage à son tour, celui des conditions de sa propre possibilité : il n’y a de pureté rigoureuse ni dans la signature-événement ni dans la signature-forme ; pas de pure reproductibilité d’un pur événement (Derrida, 1988DERRIDA, Jacques. 1988 [1972]. “Signature, event, context”. In: Limited Inc. Evanston: Northwestern University Press. pp. 1-23.: 20). Je comprends ce clivage, cette singularité comme division exercée dans notre mode de connaissance et de relation sensibles au monde, en tant que différence et exercice de la différence. En d’autres termes, la singularité est un exercice de la frontière. Il est ici opérant à plus d’un titre.

Figures d’une « nouvelle conscience métisse » (Anzaldúa, 1987ANZALDÚA, Gloria, 1987. Borderlands - La frontera: the new mestiza, San Francisco: Aunt Lute.) pernambucana, ces deux « objets » culturels pourraient bien matérialiser ce lieu de culture traversé des épistémologies antagonistes et conflictuelles postcoloniales, dans la définition de Bhabha (2007BHABHA, Homi K. 2007 [1994]. Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale. Paris: Payot. ). Et c’est pourquoi cette multiplicité singulière présente à mon avis tous les aspects d’une créolisation (Garrabé, 2012____. 2012 « La créolisation à l’œuvre dans une pratique musicale brésilienne : rythmicité, diversité, relation ». Parcours Anthropologiques, 8: 148-178.) dont le processus s’exprime par ruptures,7 7 « Rupture », « interruption », « écart », « différence »… cristallisent la caractéristique conflictuelle de la rencontre entre plusieurs cultures chez plusieurs auteurs de la complexité culturelle transatlantique, et notamment ceux qui y reconnaissent une violence structurelle, premier pas vers une décolonialité (et une décolonisation) des sciences. Entre autres, Fanon, Laplantine, Glissant, Benítez-Rojo, Mignolo, Trouillot, Brathwaite, Gilroy… défendent des concepts de métissage, hybridité, diaspora ou créolisation précisément fécondés par le conflit (mais pas seulement). Cette notion de clivage ou d’interruption est présente dans les philosophies politiques de Jacques Rancière (« partage ») et Laclau (corte, « coupure ») qui nous intéressent ici. travaille à et se travaille dans ses clivages, sur les plans indissociablement socioculturels (relationnels, symboliques) et formels (matériels, vitaux). Pour le dire autrement, le maracatu fabriquerait à travers ce processus ce que Frantz Fanon désignait par sociogenèse (1952FANON, Frantz. 1952. Peau noire, masques blancs. Paris: Seuil.) dans sa complétude sensible (corporelle et psychique). Il fabriquerait une pensée à l’image d’un knowledge making, qui ne peut s’instituer que sur une combinaison du vital et du conceptuel (Strathern, 2012STRATHERN, Marilyn. 2012. “Response. A comment on ‘the ontological turn’ in Japanese anthropology”. HAU: Journal of Ethnographic Theory, 2(2): 402-5.), une pensée de la frontière (border thinking, Mignolo, 2000MIGNOLO, Walter D. 2000. Local histories/global designs. Coloniality, subaltern knowledges, and border thinking. Princeton: Princeton University Press.) et qui aurait tout l’air d’une ontologie décoloniale (Mignolo & Escobar, 2010).

1. La créolisation comme signature performancielle ou le rejeu du conflit primordial (local et historique)

En réalité, le maracatu-de-baque-solto présente au moins cinq modalités de cet ordre primordial de la multiplicité qui se matérialisent par des processus d’interaction allouables à cette créolisation assise sur le dissensus. Le personnage du Caboclo-de-lança (1) ; le patron rythmique du baque-solto (2) ; le genre performanciel appelé brincadeira (3) ; l’énoncé même de «maracatu-de-baque-solto» (4) manifestant sa double conscience ; et enfin, ses deux contextes de performance négociant ses circulations à l’interface de son histoire locale et de ses dessins globaux (Mignolo, 2000MIGNOLO, Walter D. 2000. Local histories/global designs. Coloniality, subaltern knowledges, and border thinking. Princeton: Princeton University Press.), respectivement les sambadas et le carnaval (5), nous permettent de réaliser encore une fois combien la notion de créolisation peut s’entrevoir comme une ontologie dans sa complémentarité conceptuelle et vitale. Il s’agit d’un opérateur franchement fertile des thèses continuistes entre nature et culture (Schaeffer, 2007SCHAEFFER, Jean-Marie. 2007. La fin de l’exception humaine. Paris: Gallimard .) qu’une anthropologie de l’esthétique (aisthesis) lato sensu ne doit radicalement plus ignorer, pour parvenir à opérer un complémentarisme soutenant que notre contemporanéité doit se compromettre à la déconstruction des hiérarchies du sensible qui agissent (à) tous les niveaux de la vie sociale et culturelle. Examinons brièvement les enjeux de ces modalités.8 8 J’approfondis cet examen in (Garrabé, 2012).

1.1. Caboclo-de-lança, allégorie native créolisée 9 9 Et non pas « créole ».

L’allégorie vivante du Caboclo-de-lança représente une variante de la notion de caboclo, construction réelle-mythique qui aurait tout à fait sa place parmi les « héros sociaux » décrits par DaMatta (1997), puisqu’il est déjà l’une des figures du métis par excellence incarnant, depuis le manifeste de l’anthropophagie (Andrade, 1992ANDRADE, Oswald de. 1992 [1928]. “Manifeste anthropophage”. In: Anthropophagies. Paris: Flammarion. Coll. Barroco. pp. 267-302.), le mode singulier du cannibalisme culturel (et pas du tout social) brésilien. En tant qu’allégorie carnavalesque locale, il est une mémoire vivante de la complexité de la formation de la société pernambucana, mais il déplie plusieurs dimensions de ce concept-voyageur10 10 Le « héros social » caboclo ne représente pas la même chose de l’Amazonie à Bahia, de Pernambuco au Pará, du Rio Grande do Sul au Piauí. Il reste ce « produit » de la rencontre du blanc et de l’indienne, et ensuite avec le noir, aujourd’hui icône « afro-indigène », mais dont le métissage le retiendra dans les filets de la condition subalterne à cause d’une idéologie du racisme biologique ambiant dans les sciences sociales et les élites brésiliennes jusque dans la première moitié du XXe siècle. Ce qui le distingue en revanche, et qui est plus intéressant pour notre propos, c’est ce qu’il a fait et a produit comme cultures singulières, et notamment chorégraphiques-musicales, localement, dans chacune de ces régions. (Boyer-Araujo, 1992) national: 1) ethnique : il est le produit de la rencontre entre les trois matrices culturelles brésiliennes, l’indienne, l’européenne, et l’africaine ; 2) sociale : il est l’imaginaire (Glissant, 1990GLISSANT, Édouard. 1990. Poétique de la relation. Poétique III. Paris: Gallimard.) du travailleur rural de la canne ; 3) religieuse, puisque l’allégorie serait irradiée d’un esprit protecteur : pour les uns, dans sa polarité indienne « indéchiffrable tuxauá» (Oliveira, 1948OLIVEIRA, Valdemar de. 1948. “Os indecifraveis Tuchauás”. Contraponto, II(7): s/p.), semi-chamane à l’indigénéité trouble, ou, pour les autres, dans sa polarité africaine, Malunguinho (Carvalho, 1996CARVALHO, Marcus Joaquim M. de. 1996. “O quilombo de Malunguinho, o Rei das Matas de Pernambuco”. In : João José Reis & Flávio Gomes (eds.). 1996. Liberdade por um fio. História do quilombo no Brasil. São Paulo: Companhia de Letras. pp. 407-432.) représentation esthétisée de l’entité «caboclo» au sommet des panthéons métis (plutôt que syncrétique) de l’umbanda, du catimbó, ou de la jurema; et enfin 4) narrative : ce héros insoumis en esclavage, qui lutte sans relâche pour son territoire, sa dignité et ceux de sa « nation », et qui peuple les légendes populaires et la littérature indianiste du XIXe siècle. Cette valeur allégorique vaut tant pour la production culturelle formulée, que pour la performativité des brincantes, en tant que « puissance politique » et « actualisation des sujets » (Butler, 2004BUTLER, Judith. 2004 [1997]. Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif. Paris : Éd. Amsterdam. ). De fait, ils sont bel et bien le produit de la rencontre entre les trois matrices brésiliennes, travailleurs ruraux de la canne, qui pratiquent très souvent mais pas inconditionnellement des rites de protection pour la performance carnavalesque à partir des cultes de l’umbanda, catimbó et jurema, et enfin, de réels défenseurs de leur « nation » imaginée. Cette valeur multiple du caboclo s’appuie finalement moins sur un trouble dans l’ethnicité que sur des intersections de diverses dimensions de la vie sociale et symbolique locale des maracatuzeiros.

1.2. Baque-solto, qualité du rythme

Si « la qualitas est ce qui descend “sur les choses” (dans leur indistinction) et s’imprime comme une force de distinction, de spécification, de nomination » et « fonde la chose par son nom » (Barthes, 2002BARTHES, Roland. 2002. Comment vivre ensemble ? Simulations romanesques de quelques espaces quotidiens. Cours et séminaires au collège de France (1976-1977). Texte établit, annoté et présenté par Claude Coste. Paris: Seuil-IMEC.: 86), il ne fait aucun doute que le rythme - le baque - du baque-solto se constitue en signature rythmique. Ses pratiques frontalières musicales les plus importantes agencent : la technique de l’appel-réponse comme « clé herméneutique de tout l’assortiment des pratiques artistiques noires » (Gilroy, 2003GILROY, Paul. 2003 (1993(. L’Atlantique noir. Modernité et double conscience. Paris: Kargo/L’Éclat. : 112) et plus encore clé de production de l’émancipation ; la marcha et les cuivres comme combinaison des traditions musicales carnavalesque et militaire européennes ; l’improvisation poétique chantée qu’on doit rattacher aux nombreuses traditions nordestines issues des pelejas ou cantorias ibéro-portugaises (Santos, 2006SANTOS, Idelette Muzart-Fonseca dos. 2006. Memória das vozes. Cantoria, romanceiro e cordel. Salvador: Secretaria da Cultura e Turismo/Fundação Cultural do Estado da Bahia.). On peut signaler encore qu’avec ses instruments provenant des trois matrices brésiliennes - l’européenne à travers la caisse claire (caixa), les cuivres (trombone et trompette le plus souvent) ; l’africaine à travers le bombo, le gonguê, et la porca; et l’indienne à travers le mineiro (ou ganzá) -, le baque-solto fut interprété dans sa première étude musicologique (Guerra-Peixe, 1980) comme le « mélange [mistura] ou la fusion [fusão] d’éléments pris aux anciens maracatus de Recife et à ceux originaires de localités diverses de l’État de Pernambuco » (Guerra-Peixe, 1980: 98) amalgamant des patrons rythmiques déjà existants comme le baião, le frevo, et la marcha (1980: 103). Pourtant, ni baião, ni frevo ne sont plus audibles dans le baque-solto aujourd’hui (Santos & Resende, 2005: 31). À une période où l’idéologie du biologisme racial se confondait aux sciences sociales au Brésil (Schwarcz, 1993SCHWARCZ, Lilia Moritz. 1993. O espetáculo das raças. Cientistas, instituições e a questão racial no Brasil, 1870-1930. São Paulo: Companhias das Letras.), il faut comprendre que musicologiquement, non seulement il n’aurait rien inventé, mais en plus son hybridité avait valeur d’indiscernabilité et d’illégitimité culturelle. Or la singularité qui résulte de ces interactions sonores est encore relevée par le battement des campanules pendues dans le dos des Caboclos, irrégulièrement scandé par le claquement du fouet de la Burra Kalu qui s’écrase sur les pavés, en écho à la culture du canavial pernambucano.

Par ailleurs, le baque-solto est aussi un témoin des quatre principaux processus de transformation constituant la « créolisation musicale » repérés par Monique Desroches (1992DESROCHES, Monique. 1992. “Créolisation musicale et identité culturelle aux Antilles françaises”. Revue Canadienne des Études Latino Américaines et Caraïbes, 17(34) : 41-51.: 6) : 1) suppression ou addition d’éléments musicaux par rapport à un bloc d’origine qui, lui, est resté inchangé ; 2) transformation d’éléments ; 3) changement dans la finalité de l’événement ; 4) création entièrement nouvelle. Dans le cas du baque-solto, ces processus à l’œuvre sont fortement orientés par ses deux modalités de performance (carnaval et sambada) : 1) malgré ses origines incertaines, il a survécu à l’injonction de l’institution carnavalesque visant sa substitution par un autre rythme, le baque-virado (Guerra-Peixe, 1980: 91 ; Real, 1990REAL, Katarina. 1990 [1966]. O folclore no carnaval do Recife. 2a ed. Recife: FUNDAJ/Massangana. : 81) ; 2) Guerra-Peixe (1980:101) signalait déjà dans les années 1950 la disparition des instruments en bois, corde et peau au bénéfice de percussions métalliques ; 3) les plus grands changements dans la finalité de l’événement sont imputables à l’institution carnavalesque qui l’a projeté pour la première fois dans les logiques de la société du spectacle qui l’ont irrémédiablement spectacularisé et folklorisé (ou formaté, c’est-à-dire, réduit à une forme) ; 4) le baque-solto est recherché et retravaillé par des musiciens catégorisés MPB (Lenine, Silvério Pessoa, Jorge Mautner…), Mangue Beat (Chico Science et Nação Zumbi, Mundo Livre S/A…), ou World Music (Renata Rosa, Maciel Salú e o Terno do Terreiro…), et l’on peut voir des maîtres de la tradition locale monter sur scène avec des musiciens insérés dans des circuits de musique plus globalisés ou dans des festivals de musiques du monde à l’étranger (comme par exemple le Maracatu Estrela de Ouro de Aliança, premier groupe à s’être présenté en France en 2006).

1.3. La brincadeira, « genre métis » 11 11 Je fais référence ici au texte de Laplantine « L’anthropologie, genre métis » : « La pensée métisse, qui est une pensée dialogique, mêle (mais ne mélange pas), distingue (mais ne sépare pas définitivement), superpose (mais dans un mouvement tremblé), entrelace (mais ne confond pas) les imaginaires et les mémoires, les mémoires et les oublis, la vérité et le mensonge, le factuel et le fictif […] » (2002 : 143-144)

Ce jeu de la différence est également présent dans ce qu’on pourrait interpréter comme le genre de notre forme d’expression, la brincadeira. Polysémique, ce terme agence notamment les champs sémantiques du spectaculaire, du populaire, du jeu et de l’action.

Il désigne usuellement le jeu, en particulier un « jeu d’enfant », mais aussi la « plaisanterie », l’« inconvenance »… et plus localement ces « réjouissances carnavalesques » (Houaiss, 2004, p. 513). En tant que genre performanciel, celles-ci sont associées à la culture dite populaire, et à tout ce que cela implique d’art minorisé, et sont plus ou moins organisées, codifiées, traditionalisées et spectacularisées ou patrimonialisées. Elles se caractérisent par l’association inextricable d’expressions musicales, chorégraphiques et dramaturgiques, les unes pouvant dominer les autres selon les cas. Pas nécessairement contextualisée dans le carnaval, une brincadeira peut s’inscrire dans des fêtes populaires, des festivités patronales ou apparaître dans l’espace social de manière ponctuelle ou plus événementielle. Moins restrictivement que le carnaval, c’est la fête qui marque son contexte performanciel. Il faut dès lors en souligner le caractère liminal, au sens où l’on y trouve ces moments d’opposition dialectique entre le quotidien et l’extraordinaire, le « drame social » et le « drame esthétique » décrits par Victor Turner (1987TURNER, Victor. 1987. The anthropology of performance. New-York: PAJ Publications.). Elle présente également tous les potentiels critiques de la « performance » telle que Bauman & Briggs (1990BAUMAN, Richard & BRIGGS, Charles L. 1990. “Poetics and performance as critical perspectives on language and social life”. Annual Review of Anthropology, 19: 59-88.) en ont collecté et saisi les caractéristiques.

Tradition orale et gestuelle, transmise par observation et mimesis, la brincadeira ne suppose pas d’enseignement systématisé : l’expertise s’acquiert par la répétition et par l’immersion dans le milieu - ceci n’excluant pas que certains, détenteurs des fondements techniques et esthétiques, aient reçu ce « don des dieux à assumer » (entretien avec Mestre Zé Chã de Camará-Aliança/PE, 08.04.2005). On devine aisément que son sens usuel de jeu d’enfant déteint largement sur sa conception en tant qu’art « populaire », mineur, accessible et en cela opposé à la virtuosité et au professionnalisme des arts du spectacle au Brésil. Mais subalternisée à outrance, elle a justement hérité du caractère franchement indiscipliné et « désobéissant » des subaltern knowledges (Mignolo, 2012MIGNOLO, Walter D. 2012 [2009]. “Géopolitique de la sensibilité et du savoir. (Dé)colonialité, pensée frontalière et désobéissance épistémologique”. Mouvements, 72: 1-8.).

Le plus significatif à mon sens, c’est qu’elle tient en équilibre sur le paradoxe fondamental illustré par cette phrase qu’on peut régulièrement entendre dans la bouche des brincantes: «Brincar maracatu é coisa séria, é brincadeira não!” («Brincar maracatu c’est un truc sérieux, c’est pas de la rigolade ! »12 12 Brincar et brincadeira sont intraduisibles en français, c’est pourquoi j’utilise le vocable vernaculaire. Traduire par des verbes comme « jouer » ou « faire » ou « chahuter », seuls, ne conviendrait pas. J’y reviendrai plus bas. ) Cette petite « plaisanterie » est donc une affaire ô combien sérieuse. En fait, il y a de la facétie en elle. De l’espièglerie. De la truculence même, qui cherche à nous berner.

On retrouve cette tension interne dans la catégorie du « jeu-sérieux » théorisée par Johan Huizinga en ce qu’il est fonction sociale, incarne les systèmes hiérarchiques, les normes à respecter partagées et reconnues par tous au sein du groupe (1988: 198-199), ce qui implique que tous connaissent aussi les limites de la transgression. Il en repère deux tendances, « ludique » et « agonale », respectivement la légèreté de l’acte et la fonction sociale du jeu menant à la culture (1988: 206) ; et l’aspect compétitif et son « pur élan d’émulation » (1988: 204) capable de transformer une performance qualitative culturellement fertile en une performance quantitative culturellement stérile, puisqu’en le désindividuant, elle met le joueur (brincante) au service de la société dans ses logiques de reproduction (c’est-à-dire, ses structures).

Je m’intéresserai plus loin au radical verbal brincar pour tenter de comprendre cette tension manifestant sa double conscience à travers ses deux principales modalités performancielles, le carnaval et les sambadas, où l’aspect compétitif est présent sans pour autant avoir le même télos. On verra que cette qualité particulière de l’action condense la modalité du faire musical, prosaïque et chorégraphique, mais aussi l’intentionnalité esthétique construisant le savoir performanciel - qui est aussi une « épistémologie de la relation comme axiomatique de la vie sociale » (Leach, 2007LEACH, Alfred. 2007. “Differentiation and encompassment. A critique of Alfred Gell’s theory of the abduction of creativity”. In: Amiria Henare; Martin Holbraad and Sari Wastell (eds.), Thinking through things. Theorizing artefacts ethnographically. London : Routledge. pp. 167-188.) - des brincantes. Il est en tous cas le moteur de leurs négociations entre spectacularité et créativité, performance et conduites esthétiques, individuation et socialisation, mouvements d’inclusion et d’exclusion vis-à-vis de la société globale, pernambucana, carnavalesque, et enfin, de leur propre collectivité.

1.4. «Maracatu» versus «Baque-solto»

Ce clivage existe encore dans l’énoncé même «maracatu-de-baque-solto» où l’on peut voir s’exprimer sa double conscience en fonction de ses contextes de performance. Si «maracatu» évoque sa dimension spectaculaire et le ramène au contexte carnavalesque, à ses logiques du divertissement et à sa construction institutionnelle, «baque-solto» évoque sa dimension stylistique singulière, notamment musicale, et le ramène au contexte hyper-local des sambadas, fêtes informelles réalisées en milieu rural et dans l’entre-soi, où, même si apparemment transfiguré, il gagne en dynamique.

En effet, le maracatu-de-baque-solto tel qu’on peut le voir annuellement pendant le carnaval, est en grande partie le résultat d’une construction institutionnelle. Comme je l’ai montré de manière plus détaillée ailleurs (Garrabé, 2011GARRABÉ, Laure, 2011. « Negra ou popular ? Esthétiques et musicalités des maracatus de Pernambuco ». La Revue des Musiques Populaires, 8(1): 105-129.), le cortège royal, les Baianas et le composant « maracatu » de son nom, proviennent d’une autre pratique plus ancienne appelée Maracatu Nação ou Nações de Maracatu (ou encore, maracatu-de-baque-virado). Ils lui auraient été imposés par la Fédération Carnavalesque de Pernambuco (FCP) dans les années 1940 (Guerra-Peixe, 1980 ; Real, 1990REAL, Katarina. 1990 [1966]. O folclore no carnaval do Recife. 2a ed. Recife: FUNDAJ/Massangana. ) comme condition de participation au carnaval. Conçue à l’époque comme la plus « pure » expression afro-pernambucana, le Maracatu Nação apparut comme un modèle folklorique noir ou afro-brésilien, traditionnel, ancien, urbain et religieux. Ce qui sera appelé par la suite maracatu rural - l’autre nom toujours très usuel du maracatu-de-baque-solto - sera construit en tout point comme son contre-modèle : hybride, moderne, récent, rural et magico-religieux. Les sciences sociales brésiliennes connaissant à cette période un changement de paradigme abandonnaient progressivement le racisme biologique pour un certain africanisme flagrant dans les études folkloristes et (ethno)musicologiques, alors obnubilées par la recherche de la pureté africaine dans les expressions des descendants d’esclaves. Ce processus s’exercera bien sûr au détriment du métissage et de l’hybridité, alors conçus comme dégénérescence biologique, psychologique et sociale, et comme décaractérisation culturelle. Par conséquent, le «baque-solto» sera analysé à travers ce système discursif et une rhétorique de l’appauvrissement et de l’absence de singularité musicale.

Néanmoins, l’histoire de l’intégration du baque-solto au carnaval de Recife ne fait pas des maracatuzeiros les « sujets de » l’institution. Elle montre au contraire une résistance qui a toujours cours. Il s’agit de ne pas sous-estimer que « l’énonciation ne nomme pas une entité existante, elle la crée » (Mignolo, 2012MIGNOLO, Walter D. 2012 [2009]. “Géopolitique de la sensibilité et du savoir. (Dé)colonialité, pensée frontalière et désobéissance épistémologique”. Mouvements, 72: 1-8.: 2). Contre les appellations samba-de-matuto (Oliveira, 1948OLIVEIRA, Valdemar de. 1948. “Os indecifraveis Tuchauás”. Contraponto, II(7): s/p.), maracatu-rural (Real, 1990REAL, Katarina. 1990 [1966]. O folclore no carnaval do Recife. 2a ed. Recife: FUNDAJ/Massangana. ), ou encore maracatu-de-orquestra ou -de-trombone (Guerra-Peixe, 1980), ils préfèrent l’expression de-baque-solto, c’est-à-dire une catégorie esthétique et qualitative du rythme ne contenant pas de marqueur ethnico-racial ou socioéconomique. L’oxymoron nominal que constitue son nom est bien la manifestation d’une double conscience comme « conséquence de la colonialité du pouvoir et la manifestation de subjectivités forgées dans la différence coloniale » (Mignolo, 2005: 5). Pour saisir le maracatu-de-baque-solto dans toute sa complexité, il faut « découpler le nom et la référence » (Mignolo, 2000: ix-xxiii), distinguer ses doubles sans les séparer.

1.5. « Carnaval » versus «sambadas»

Enfin, ces deux contextes performanciels constituent un cinquième clivage qui substantialise là encore sa double conscience et ses manières d’être dans la société politique globale : l’interaction entre les politiques globales du carnaval où le « maracatu » va culminer, et les politiques locales des sambadas où s’imposent les rythmes spécifiques du «baque-solto» et du brincar.

Depuis le début de mes recherches en 2005, ses circulations épousent de plus en plus les logiques patrimoniales de la mise en spectacle et de la mise en tourisme de la tradition, mais les maracatuzeiros les déjouent sans arrêt, comme s’ils agissaient par « coupure » (Laclau 2013LACLAU, Ernesto. 2013 [2005]. A razão populista. São Paulo: Três Estrelas.). Si le maracatu-de-baque-solto dans sa modalité carnavalesque se suffisait à lui-même, pourquoi cultiverait-il une autre modalité performancielle où tout ce qui constitue sa sémiologie carnavalesque disparaît pour se concentrer sur l’entre-soi, à l’abri des touristes et des médias, et pousser la transgression de ses codifications, c’est-à-dire précisément, pratiquer cette épistémologie de la frontière ? Pour répondre, on doit s’intéresser aux enjeux de ces différents contextes pour les différents acteurs en réseau autour de l’événement carnavalesque.

Gagner le Campeonato das agremiações carnavalescas (Championnat des associations carnavalesques) est le véritable objectif des groupes durant le carnaval. Il les projette explicitement dans une condition compétitive qui regarde davantage leur interaction avec le jury et leurs « adversaires » qu’un amour indéfectible pour la Tradition et les publics. Tous les ans, c’est la même vieille rengaine. Le Núcleo do Concurso e da Atuação Cultural da Fundação de Cultura da Cidade do Recife13 13 Auparavant, cette charge revenait à la Fédération Carnavalesque de Pernambuco dont les pratiques peu éthiques ont été dénoncées par les associations. Toutes les données tenant à l’organisation institutionnelle du carnaval proviennent de son règlement général consulté à la « Casa do Carnaval-Centro de formação, Pesquisa e Memória Cultural », à Recife, en juillet 2012. (Centre du Concours et de l’Action Culturelle de la Fondation de Culture de la Ville de Recife) est l’organe institutionnel chargé de son règlement : à chaque forme14 14 Pour le moins onze brincadeiras différentes – Blocos de Pau e Corda, Clubes de Frevo, Clubes de Boneco, Troças, Maracatu Baque Solto, Maracatu Baque Virado, Caboclinhos, Tribos de Índios, Bois de Carnaval, Ursos, et Escolas de Samba –concourent à Recife. Trois autres, les afoxés, bloco afro, et blocos de samba qui sont des formes respectivement bahianaises et carioca défilent, en l’occurrence, hors compétition. de brincadeira, divisée en sous-catégories - explicitement en fonction du nombre d’intégrants15 15 150 pour la catégorie « groupe spécial » ; 100 pour le « groupe 1 » ; 70 pour le « groupe 2 » : et 50 pour les « aspirants » qui eux jouent leur place pour la catégorie 1 au prochain carnaval. , mais implicitement les critères d’ancienneté, et de capacité à défiler selon les normes de l’institution jouent aussi leur rôle - correspond un « cahier des charges »16 16 Dans le cas du baque-solto, la commission du jury note « les costumes ; les allégories ; les manœuvres et l’enthousiasme ; le porte-étendard ; l’orchestre (instruments, cuivres) ; le maître improvisateur de toadas à l’appel et le contremaître à la réponse ; Catirina (ou Catita), Mateus et la Burra ; la Caboclaria (l’ensemble des caboclos-de-lança) ; le cordon de Baianas ou Baianal ; la Cour (Roi et Reine) ; les Caboclos-de-pena ; et enfin, la Dama do Paço. » En cas d’égalité, les performances du maître, du contremaître, du terno, et de la caboclaria seront déterminantes. instituant rigoureusement les règles et les codes à suivre pour gagner des points, ou plutôt, pour ne pas en perdre. En plus des performances musicales, chorégraphiques et dramaturgiques, chaque détail compte, la finition des costumes, leur couleur, leurs formes, leur harmonie, la manière de tenir l’étendard et les accessoires, ou encore, les sourires sur les visages. Les différentes catégories ont jusqu’à 15, 20, ou 30 minutes pour tenter leur chance sur la première marche du podium et 11 000 BRL à la clé - environ 4 050 € (que le directeur du groupe est censé redistribuer aux membres du groupe - jusqu’à 180 personnes ! - selon l’importance de leur fonction) - ou la deuxième, évaluée à 5 500 BRL (environ 2 025 €).17 17 Ces valeurs concernent également l’édition du Carnaval Multicultural de Recife de 2012. En d’autres termes, c’est bien l’institution qui finit par déterminer la tradition, ses codifications, les seuils à ne pas transgresser et ce qu’elle doit être. La marge d’improvisation des groupes et des brincantes se rétracte et l’énonciation du discours identitaire leur appartient moins, par conséquent.

Pour atteindre la hauteur d’exigence de ces critères, les groupes commencent à se préparer environ six mois à l’avance. Il s’agit de réunir les fonds nécessaires à la confection des costumes, à leur réparation ou compléments, à l’achat ou à la manutention des instruments de musique, mais aussi, aux bus et remorques qui les transporteront entre Recife et les municipalités où ils se présenteront, et enfin à l’hébergement - même si beaucoup dorment dans le bus ou rentrent à leur siège respectif. Certains personnages, notamment la Dama do Paço, le Roi, la Reine, le Maître et le Contremaître, doivent obligatoirement porter un nouveau costume chaque année, et plus il est détaillé, plus il rapporte de points. On est précisément dans une logique de la surenchère visuelle, spectaculaire au sens strict (spectaculum: organisé pour le regard). Même si les groupes persistent à participer chaque année, leur investissement en temps et en argent n’en vaut pas la peine. En effet, le carnaval représente bien plus d’enjeux pour l’institution qui bénéficie d’une identité esthétique carnavalesque singularisée par rapport aux carnavals des autres grands centres urbains, de l’exposition de son patrimoine culturel immatériel, de l’apport économique du tourisme, bref, d’une dynamique culturelle extraordinaire. Celle-ci y trouve des enjeux strictement politiques puisqu’il n’est pas rare que certains élus « échangent » des cachets ou des contrats de prestation contre des promesses de voix électorales des membres des groupes.18 18 Comme j’ai pu moi-même en témoigner en 2006, avant les élections présidentielles qui résultèrent en la réélection de Luiz Inácio Lula da Silva. De leur côté, les brincantes, s’ils obtiennent la première ou la deuxième place, ne jouissent que d’une reconnaissance sociale, artistique et médiatique somme toute éphémère. En revanche, le carnaval est l’occasion d’obtenir des contrats inattendus, de faire des rencontres qui éventuellement leur permettront d’entrer dans les sphères de la création artistique professionnelle, ou encore, de consolider leurs contacts ou leur entrée dans le monde professionnel de la cultura popular. En somme, le carnaval leur est extrêmement coûteux, mais c’est encore sans compter la dépense physique et énergétique qui confirme une certaine logique de la dépense. Que Georges Bataille (2011BATAILLE, Georges, 2011 [1949]. La part maudite. Précédé de la notion de dépense. Paris: Minuit. ) conçoit comme une perte.

Ces trois jours et trois nuits de fête sont aussi un moment d’épuisement vital. Les maracatuzeiros parlent d’une « lutte » («Maracatu é uma luta») qu’on retrouve d’abord dans la symbolique guerrière (où les Caboclos protègent leur nation de potentiels ennemis selon tout un vocabulaire de la guerre) 19 19 Les cinq Caboclos à l’avant sont appelés Boca de trincheira (ouverture de tranchée), la tranchée au sein de laquelle Caboclos et Baianas sont organisés en cordões (cordons), ou alas, (ailes) comme des soldats en formation. La chorégraphie qu’ils font autour du cortège royal est appelée «manobra», « manœuvre », dans son sens militaire, et non industriel. Jusque dans les années 1970 environ, les maracatuzeiros parlent de l’« époque des bagarres » (a época dos cacetes), une période où les « nations » se « croisaient » en plein champ de canne et les caboclos se livraient presque inévitablement à des rixes sanglantes, parfois mortelles. de la brincadeira, mais aussi, par-delà la lutte institutionnelle, dans la dimension corporelle. Certains groupes font plusieurs présentations par jour dans différentes villes : entre deux déplacements, avant de pouvoir défiler, on attend et on piétine beaucoup, sous un soleil de plomb, dans un costume aux matériaux synthétiques qui augmentent la sudation, et dont le poids peut s’élever jusqu’à 40kg pour les Caboclos, entre le chapeau et ses longues franges, la lance et le surrão, l’armature de bois ceinte sur les épaules par deux arceaux en métal - sous lesquels certains trouvent des cloques à leur retour - et à laquelle pendent jusqu’à six cloches (chocalhos). On ne dort et on ne mange pas beaucoup. D’ailleurs, pour relever le défi physique et d’endurance, certains d’entre eux accomplissent des rites pour essentiellement augmenter leurs forces. Issus de l’umbanda, de la tradition de la jurema ou du catimbó et opérés par un chef de culte auquel est conférée la protection du groupe, ils consistent en la « fermeture du corps » contre la fatigue, le mauvais œil, les potentielles attaques magiques, mais surtout, contre la transe de possession. Ils sont dirigés en d’autres termes contre la vulnérabilité des corps et des sujets que la logique carnavalesque semble intensifier. En effet, l’appareil de rites du calço n’est pas mis en acte par les brincantes lors des sambadas, alors que les risques y sont tout aussi nombreux et même plus importants, puisqu’ils y jouent leur « nom » et avec lui la réputation de leur « nation ».

Avec la modalité «sambada», on pénètre dans les coulisses du spectacle, là où l’on s’initie aux secrets et où l’on entre dans la confidence. En zone rurale, sans médias, sans touristes, sans institution, sans costumes, le baque-solto s’y exprime dans l’entre-soi et la communauté des experts de la tradition. Il y a plus précisément deux modalités de sambadas, mais les deux sont régies par un régime de l’improvisation, que la modalité carnaval interdit totalement. La première, la «sambada pé-de-barraca», est un espace de répétition et de filage pour les groupes : c’est là qu’ils montent le spectacle. L’improvisation est mobilisée pour trouver des actions vocales et gestuelles nouvelles mais elle fera office de seuil à ne pas transgresser en ce qui concerne les codes de la tradition, ceux-là même qui doivent être respectés pour la présentation devant le jury officiel. La deuxième modalité, la «sambada-pé-de-parede», est un espace où le baque-solto est totalement transfiguré, si bien qu’il n’a plus rien à voir, ni même à écouter, avec sa modalité carnavalesque. Toute la dimension «maracatu» disparaît devant celle du «baque-solto» puisqu’on y organise des joutes (desafios) d’improvisation poétique chantée entre deux ternos, leur maître et contremaître respectifs, évoluant devant le reste des membres du groupe, qui n’est pas là costumé en tant que personnage, mais en évaluateur de la connaissance et de la virtuosité des premiers. Pour comprendre pourquoi cette modalité sublime le brincar que j’entends comme sa signature performancielle et met en place une véritable esthétique décoloniale, on va s’intéresser à son sens vernaculaire et tenter de lui rendre toute sa complexité.

2 - Brincar, aisthesis du dissensus

Ce verbe est tout aussi polysémique20 20 Ce petit aparté philologique vient de l’une de ces contraintes que l’ethnographe connaît lorsqu’il travaille dans un autre idiome : si ma perception du sens me suffisait dans son incomplétude, quand je voulais en parler à un public francophone, les problèmes se multipliaient. Il a bien fallu que je me risque à me perdre en traduction. que son substantif. Il s’agit d’une catégorie de l’action qui s’institue sur des qualités diverses, mais qui présentent cependant des aspects communs particulièrement intéressants pour un début de définition en tant que modalité de l’action.


Brincar”,(Houaiss, 2004, p. 513-514) [Br = brasilianisme]

Plusieurs champs sémantiques s’en dégagent : l’agir et le mouvement ; diverses nuances du rire et du comique (1, 2) ; l’impulsivité, voire l’agressivité et la violence (2, 3, 5, 6) ; l’expérience du plaisir, voire de l’érotisme (1, 2, 6, 7, 8) ; le désir et le plaisir de faire, de l’élaboration du geste, et même de la mise en scène de l’action (1, 2, 4, 5, 6, 7, 8) ; et enfin, la transgression (2, 3, 5, 6, 7). Brincar suggère encore la répétition dans son agitation et sa compulsion à faire et refaire, une dimension critique dans sa ludicité où affleurent la ruse et la malice, proche d’une certaine pratique de l’inversion sociale carnavalesque. Pour finir, brincar présuppose trois éléments : 1) des actions vocales et gestuelles qui se distinguent de l’ordinaire du quotidien en exigeant un supplément énergétique et esthétique (un « surcoût de l’attention cognitive », Schaeffer, 2004SCHAEFFER, Jean-Marie. 2004. “Objets esthétiques ?”. L'Homme, 170(2): 25-45.) ; 2) une relation à l’autre pour faire, regarder, écouter et participer, suggérant en même temps une exploration individuante de l’action ; 3) une spectacularité dont les degrés sont variables et se négocient en fonction du contexte dans lequel elle est réalisée. Mais ce dont brincar en tant que modalité de l’action n’a pas, c’est une logique du système, c’est une logique de la structure ou de l’anti-structure que toute performance suppose. Il n’y a là aucune réalisation du modèle rupture ou crise ; liminalité/communitas et retour ou non à la normalité. Il n’y a que des lignes de fuite corporelles, gestuelles et désirantes ; ou encore des rhuthmos ou des « manières singulières de fluer » (Barthes, 2002BARTHES, Roland. 2002. Comment vivre ensemble ? Simulations romanesques de quelques espaces quotidiens. Cours et séminaires au collège de France (1976-1977). Texte établit, annoté et présenté par Claude Coste. Paris: Seuil-IMEC.; Michon, 2005MICHON, Pascal. 2005. Rythmes, pouvoir, mondialisation. Paris: PUF .).

Cette brève analyse philologique montre combien brincar, en tant que catégorie performative, fournit de puissantes ressources d’individuation au brincante alors même qu’il se socialise dans la transgression. Cet art de faire a tout du caractère indiscipliné propre aux épistémologies (et aux esthétiques) de la frontière signalées par Mignolo. Modalité subalternisée - parce que prétendument immature, agitée, insouciante, peu sérieuse, irresponsable, sensible au regard extérieur, rieuse, insolente, inquiète, érotisante et salace - dans les arts du spectacle, elle devient dans le baque-solto cette pratique politique de la transgression se définissant contre les hégémonies qui veulent le dresser (gouverner).

Cette politique de l'esthétique trouve à mon sens son apogée dans la modalité «pé-de-parede» des sambadas où s’affrontent deux Mestres à coup de poèmes (les loas ou toadas) improvisés et scandés par la syncope leste du baque-solto. L’ambiance nocturne est à la fête et aucune autre structure que des tables et quelques chaises, des baraques qui vendent des bières, de la cachaça et des brochettes sur des barbecues improvisés, n’est installée, à part une zone où se tiennent deux micros sur pied et des amplis, de préférence sous des lampadaires. Les deux ternos se tournent le dos ou bien sont côte à côte de manière à respecter et manifester une certaine distance entre les Mestres. Telle est la configuration où les logiques de la joute (o desafio), de l’improvisation et du brincar prennent toute leur amplitude. À chaque attaque poétique, le but du jeu, qui rappelle celui des dozens21 21 Les dozens (ou dirty dozens quand leur contenu est explicitement sexualisé), duels d’improvisations orales, sont des « Rituels d’insultes » ou « rituels obscènes » qui apparurent aux États-Unis au sein des communautés noires. Il est intéressant de noter que H. G. Lefever (1981) les interprète comme des « rituels de contrôle social ». , est de « faire tomber » et d’« en finir avec l’autre » par des railleries et même des insultes concernant en général précisément ses talents d’improvisateur. Mais il s’agit en réalité de construire de la durée. Une fois jaillie la composition dans l’instant, il s’agit d’écouter attentivement celle de l’autre pour pouvoir rebondir. Ici, la situation d’improvisation exige une surenchère : il s’agit d’engager l’autre à renchérir la qualité du discours et à maintenir le rythme (baque) de l’actio, « l’action comme agir en cours » (Laborde, 2005LABORDE, Denis, 2005. La mémoire et l’instant. Les improvisations chantées du bertsulari basque. Donostia: Elkar. : 91), pour que le rebond soit saisi, et que l’occasion de l’échange ne meure pas. Les auditeurs forment un demi-cercle autour du terno qu’ils supportent et les danseurs - des caboclos sans costumes, souvent - plus loin, commentent la joute à voix haute ou dans l’exploration de leur danse. La situation d’improvisation suppose donc un certain exercice de la démocratie où chaque maracatuzeiro travaille les codes de sa communauté et bataille avec les frontières de la tradition.

On ne manquera pas d’y voir non plus le chronotope de ce que Barthes appelle l’idiorrythmie, « toutes les entreprises qui concilient ou tentent de concilier la vie collective et la vie individuelle, l'indépendance du sujet et la sociabilité du groupe » (2002: 25). Un concept presque pléonasme (2002: 38), une « manière singulière de fluer » (rhuthmos) qui évoque la fugitivité du code, de la manière dont le sujet s’insère dans le code social (ou naturel). Opposée à l’ontologie de l’objet, c’est contre elle, dit Barthes, qu’on constitue le pouvoir, puisque la subtilité du pouvoir passe par la dysrythmie et l’hétérorythmie (2002: 40).

Brincar dans cette modalité constituerait en quelque sorte « le régime d’identification de l’art » du baque-solto et instituerait sa « poétique de la Relation » (Glissant, 1990GLISSANT, Édouard. 1990. Poétique de la relation. Poétique III. Paris: Gallimard.). Me risquant à l’allégorie ethnographique, et sans trop interpréter parce qu’elles surgissent dans des entretiens ou des tentatives de description de cet art de faire, on y devine encore des aisthesis brésiliennes historiquement constituées : certaines considérées de matrices africaines comme le dendê (qui signale le danger et la beauté du geste), la mandinga (la magie et l’imprévisibilité du geste), la malandragem (la ruse et le contournement des règles), mais aussi le banzo (une nostalgie morbide conséquente du trauma de l’esclavage) auquel il n’y a qu’un seul antidote, le malungo (expression des sociabilités de la solidarité), et d’autres considérées de matrice ibère, telle que le duende, la joute (o desafio) et la répartie (o repente). Toutes présentes à des degrés plus ou moins grands, elles se caractérisent par une forte rythmicité, la prise de risque et l’imprédictibilité de la conséquence de l’acte, fait en toute connaissance et responsabilité, lui.

Légères digressions. Quand on entend le chant «Tem dendê, tem dendê! » dans une roda de capoeira, c’est qu’on entre en terrain glissant. Ce commentaire fait au capoeiriste lui signale le danger, et en même temps, l’avènement d’une certaine intelligence du corps à affronter, relative à ses potentialités et à une certaine beauté du geste. Pour y faire face, il doit faire usage de la malandragem, cette ruse, malice typiquement brésilienne par laquelle il va esquiver, déguiser ses véritables intentions pour mieux asséner son coup. Mais dans le baque-solto, la malandragem est moins cette politique de l’esquive qui consiste à arrondir les angles, que celle de l’affront et de la confrontation nets. C’est particulièrement évident dans les joutes d’improvisations poétiques chantées.

Brincar suppose aussi une certaine mandinga (littéralement « magie, sorcellerie, fétiche ») moins parce qu’elle traite de la flexion africaine de conduites esthétiques du corps, que par cette politique de l’apparition et de la disparition, de l’attaque, de la préméditation et de l’agir par surprise. Plutôt parce qu’elle institue le troisième terme du devenir aléatoire de l’enjeu institué entre les partenaires, par la convocation d’entités autres, dans une forme de distance où se réalisera la « traduction poétique qui est au cœur de tout apprentissage » (Rancière, 2008____. 2008. Le spectateur émancipé. Paris: La Fabrique.: 16).

On y trouve encore paradoxalement la morbidité du banzo, non pas la totale catatonie ou déculturation létales (Lima, 1979LIMA, Dilson Bentto. 1979. Malungo. Decodificação da umbanda. Contribuição à história das religiões. Rio de Janeiro: Civilização Brasileira.: 240) qui menaient les esclaves à mourir de tristesse par un sentiment de perte décuplé, mais l’expression de quelque chose de tapi en vous et qui vous ronge de l’intérieur. Au banzo « il n’y a qu’un seul antidote » (Lima idem : ibid), le malungo, l’expression des liens de fraternités et de solidarités formés sur les négriers entre esclaves d’origines, de langues et de mœurs différentes, et que l’on remarque dans le soutien entre brincantes d’un même groupe, pour que la brincadeira se réalise dans les meilleurs termes. On dépasse le banzo précisément parce qu’on le fait sortir du corps, on le fait jaillir à la place de ses propres intentions, dans des expressions néanmoins contrôlées par l’expertise acquise, et d’autant plus que le public ou l’adversaire exprime une suspension, toujours solidaire, de l’acte en train de se faire.

Ce jeu entre les modalités du brincar pourrait éventuellement se résumer dans le duende, au sens où Garcia Lorca (2008LORCA, Federico Garcia. 2008 [1927]. Jeu et théorie du duende. Paris: Allia. ) le développe dans son Jeu et théorie du duende. Il n’est pas plus question d’insister ici sur son ibéricité ou son caractère tzigane, mais sur la prise de risques, ce jeu avec la mort qui n’en est pas une mais ferait disparaître l’individu, par interruptions ponctuelles, derrière l’expression pure, la matérialisation de ce qu’on ne peut jamais dire. Ni muse, ni ange, le duende ronge mais quand il jaillit, cri de la « peine noire », il soigne toute douleur. Brincar é brincadeira nãoBrincar, c’est pas de la rigolade »). C’est, paraphrasant Garáte-Martínez (1996: 30), « ce qui reste inarticulé dans l’art. »

Et le désir supplante. «Maracatu é bom demais» (« Le maracatu, c’est trop bon ! » Zé Mário, Condado/PE, 18.03.2007), aucun surcoût économique, aucun surcoût de l’attention cognitive ni énergétique, ni contrôle institutionnel n’épuisera la nécessité vitale de dire sa différence épistémique (coloniale).

3. Pour ne pas conclure sur la créativité anthropologique du maracatu-de-baque-solto

Je me suis proposée dans ce texte de tenter de comprendre en quoi consistait les processus de multiplicité particuliers au maracatu-de-baque-solto au-delà du fait qu’il en présente, à première vue et première écoute, déjà tous les signes. C’est la même démarche que celle qui consiste à se demander, plutôt que ce que sont les arts, ce que font les arts. C’est la même démarche que celle qui consiste à distinguer créolité et créolisation, ou encore le postcolonial et le décolonial.

Il est clair qu’en instituant ce texte dans deux perspectives spécifiques, l’option décoloniale et l’aisthesis comme politique de l’esthétique, il ne s’agit plus de s’en tenir à une ethnographie qui décrit, traduit et analyse pour comprendre un phénomène, mais d’adopter au moins une démarche symétrique (Latour, 1991LATOUR, Bruno. 1991. Nous n’avons jamais été moderne. Essai d’anthropologie symétrique. Paris: La Découverte .) si non reverse (Wagner, 1981WAGNER, Roy 1981 [1975]. The invention of culture. Chicago: The University of Chicago Press.), et tenter de comprendre comment l’objet en question peut renouveler l’anthropologie, et ici, l’anthropologie de la performance en particulier. L’aisthesis comme politique de l’esthétique permet d’appréhender le processus de socialisation à partir d’un donné culturel qui sera discriminé au sens strict du terme dans ses valeurs dans un passage allant du percept, passant par l’affect, et résultant éventuellement en concept. À aucun moment de ce passage le clivage ne concerne le partage des modernes : il fabrique de la différence comme impensé. « Une communauté politique ou un peuple politique est toujours plus qu’une somme de la population, mais une forme de symbolisation supplémentaire par rapport à tout compte de population et de ses parties. » (Rancière, 2004____. 2004. Malaise dans l’esthétique. Paris: Gallimard.: 152) Cette symbolisation qui est toujours une forme litigieuse, laisse la voie ouverte à la différence épistémique coloniale : c’est précisément là qu’elle répond aux exigences de l’esthétique décoloniale qui réintroduit singulièrement la créativité, le corps et le sensible dans ses rapports de domination historiques.

Il faut dès lors penser l’éthique à partir de l’esthétique, et « non l’inverse » (Laplantine, 2005____. 2005. Le social et le sensible. Introduction à une anthropologie modale. Paris: Téraèdre.: 213). Cette reconnaissance est particulièrement indispensable dans des contextes où la décolonisation s’est faite entre « les mains des “criollos” et non des “natifs” », (Mignolo, 2005MIGNOLO, Walter D. 2005. “A colonialidade de cabo a rabo : o hemisfério ocidental no horizonte conceitual da modernidade”. In: Edgardo Lander (org.), A colonialidade do saber: eurocentrismo e ciências sociais. Perspectivas latino-americanas. Buenos Aires: CLACSO. pp. 71-103.: 7), comme au Brésil. Walter Mignolo l’exprime ici, en rappelant la classique phrase de Fanon :

Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! Fanon formule ainsi en une seule phrase toutes les catégories de bases de l’épistémologie frontalière : la perception biographique du corps noir dans le tiers monde, fixant ainsi une politique de la connaissance ancrée à la fois dans le corps et dans les histoires locales. C’est une pensée géo- et corpo-politique. […] La théo- et l’ego-politique de la connaissance sont basées sur la suppression de la sensibilité, du corps et de son enracinement géo-historique. Cette suppression permit à la fois à la théo-politique et à l’ego-politique de se prétendre universelles” (Mignolo, 2012MIGNOLO, Walter D. 2012 [2009]. “Géopolitique de la sensibilité et du savoir. (Dé)colonialité, pensée frontalière et désobéissance épistémologique”. Mouvements, 72: 1-8.: 2).

Mais cela suffit-il à contribuer au projet des decolonial aesthetics? Si l’option décoloniale consiste à ne pas se forclore dans une critique eurocentrique de l’eurocentrisme, que devient cette tension ébauchée entre brincar comme esthétique (aisthesis) du dissensus et brincadeira comme genre du dissensus ? Comment le caractère vernaculaire - et américain - du maracatu-de-baque-solto peut-il rénover les approches «performance-based» de ce qu’on appelle cultura popular au Brésil ?

On peut déjà dire que l’américanité (Quijano & Wallerstein, 1992QUIJANO, Aníbal & WALLERSTEIN, Immanuel. 1992. “Americanity as a concept, or the Americas in the modern-world system”. ISSA1, 134: 549-557.) du maracatu-de-baque-solto est bien rendue dans ses quatre rapports essentiels (colonialité, ethnicité, racisme et nouveauté [newness]) comme sa propre contradiction : si celle-ci tient en « l’américanisation des Amériques », on ne peut honnêtement pas le voir comme une extension de l’Europe.

Pour aller au-delà d’une perspective sémiotique, il faudrait comprendre la performance comme outil méthodologique qui désencadre, plutôt qu’il ne multiplie les cadres. À ce titre, le modèle de Bauman and Briggs (1990BAUMAN, Richard & BRIGGS, Charles L. 1990. “Poetics and performance as critical perspectives on language and social life”. Annual Review of Anthropology, 19: 59-88.) - complexe élaboration matérielle et symbolique (compétences) ; sa réitération ; sa contextualisation ; sa médiation et communication ; son contraste avec le quotidien ; son autorité générique et généalogique -, l’un des plus complets et complexes à mon sens, paraît plus pertinent pour l’analyse du spectacle, c’est-à-dire au moment où la performance est déjà codifiée et représentée, que pour sa construction comme une puissance épistémique, au moment où elle élabore ce supplément de symbolisation. Pour lui rendre son potentiel critique, c’est-à-dire comme praxis de la frontière, il est nécessaire que la performance entre en choc avec la raison politique (commune) qui la fait tenir dans la successivité du temps/de l’histoire. Éventuellement, les théories de la performance sont trop enracinées dans le clivage historique entre les notions de drame esthétique et drame social, et refermées sur une figure de l’acteur centrée sur la tradition européenne du théâtre. Elles ont construit des cadres ou frontières dont des phénomènes esthétiques qui n’ont pour fin ni le spectacle, ni la virtuosité gratuite, comme plusieurs formes d’expression de la cultura popular à brasileira, révèlent les limites sensibles et conceptuelles..

Enfin, puisque le dissensus s’élabore nécessairement comme écart performatif, c’est-à-dire précisément entre poiesis (action) et aisthesis (sensible), il faut observer comment il est distribué et dans ses modalités respectives, et comment il s’élabore dans la brincadeira, comme genre, et dans le brincar, comme aisthesis. Je rappelle que pour Rancière, « il y a deux manières de compter les parties de la communauté. La première ne compte que les parties réelles des groupes effectifs définis par les différences dans la naissance, les fonctions, les places et les intérêts qui constituent le corps social, à l’exclusion de tout supplément. La seconde compte en plus une part des sans-parts. On appellera la première police,22 22 La police chez Rancière est exactement la métaphore de l’« ordre établi des choses » inaliénable, inéluctable : la société y consiste en groupes voués à des modes de faire spécifiques, en places où ces occupations s’exercent, en modes d’être correspondant à ces occupations et à ces places. Dans cette adéquation des fonctions, des places et des manières d’être, il n’y a de place pour aucun vide. C’est cette exclusion de ce qu’il n’y a pas qui est le principe policier au cœur de la pratique étatique (Rancière, 1998: 241). C’est la position des sans-parts auxquels on retranche, selon Rancière, leur compétence politique : « Celui que l’on ne veut pas connaître comme être politique, on commence par ne pas le voir comme porteur des signes de la politicité, par ne pas comprendre ce qu’il dit, par ne pas entendre que c’est un discours qui sort de sa bouche. » (2004: 239) et la seconde politique. » (Rancière, 1998: 239)

Si le genre (de performance) constitue des cadres d’autorité générique et généalogique, la brincadeira n’échappe pas au grand partage moderne : en ritualisant le brincar, elle fixerait sa forme en le fermant dans son état policier. Or, brincar, en tant que conduite esthétique, l’en libère.23 23 En ce sens, cette tension entre genre (la brincadeira, en tant qu’elle encode des socialisations esthétiques spécifiques) et conduite esthétique (brincar, en tant qu’elle émancipe une créativité transgressive au fondement de la culture forgée par la forme d’expression) peut être pensée comme une caractéristique des formes d’expressions dites populaires désignées comme «brincadeiras» et nées de la multiplicité culturelle coloniale brésilienne (comme par exemple le bumba-meu-boi, le cavalo-marinho, le caboclinho, et même la capoeira angola dont plusieurs chants énoncent le terme). Mais le maracatu-de-baque-solto, en particulier, semble rétif aux cadres, aux catégorisations, aux déterminations, ou plutôt, résolu dans son indétermination.

De fait, le maracatu-de-baque-solto donne cette impression de chaos qui suffirait à le définir en tant que « réjouissance carnavalesque » haute en sons et en couleur, un spectacle vivant à l’« esthétique » hybride tout à fait déroutante. Mais je pense avoir montré que, plutôt qu’un produit du chaos ou qu’un produit chaotique, il fabrique le chaos. Il fabrique du dissensus, c’est-à-dire de la différence, par rapport à la société pernambucana, mais aussi, par rapport à lui-même et dans le corps même de chaque maracatuzeiro. Et encore, en se gaussant. Quand on croit le saisir, il se dérobe. Il est sans arrêt pris entre ses doubles et fournit des réponses diverses en fonction du contexte dans lequel il évolue. Dans sa modalité carnavalesque, le Caboclo-de-lança joue au guerrier invincible, mais il triche en se dopant à force rites magiques pour tromper sa vulnérabilité sociale, contre la « société de service » (Stiegler, 2006STIEGLER, Bernard & Ars Industrialis. 2006. Réenchanter le monde. La valeur esprit contre le populisme industriel. Paris: Flammarion.) qu’établit aussi l’institution carnavalesque pour maintenir son état d’exception culturelle. Le «baque-solto» réserve ses joutes d’improvisation poétique de transgression aux codes et normes de la société quand il sait qu’il est écouté et apprécié. La brincadeira échappe à toute catégorisation en épuisant les épistémologies de la culture populaire. Le maracatu-de-baque-solto négocie sans problème sa double conscience en assumant des valeurs qu’on lui a imposées (le maracatu) et celles qui constitueraient sa raison d’être (le baque-solto). Et enfin, il sait très bien agir en fonction de ce qu’on attend de lui, dans la rue et la sphère publique en répondant aux logiques quantitatives du spectacle et de l’entertainment global transfigurant la tradition en jeu compétitif (le carnaval), ou à la maison et dans la sphère privée en répondant aux logiques qualitatives d’un art de faire local, où la compétition entre en jeu comme forme culturelle de socialisation démocratique, où la conflictualité est mise en jeu et rejouée (les sambadas), et pas seulement re-présentée.

En d’autres termes, tant son logos que sa praxis sont fondés sur une multiplicité primordiale. Issu d’une « région indisciplinée » (Trouillot, 1992TROUILLOT, Michel-Rolph. 1992. “The caribean region : an open frontier in anthropological theory”.Annual Review of Anthropology , 21: 19-42.: 20), il a retenu des traits techniques et esthétiques directement issus des clivages historiques de la formation de la société pernambucana pour se construire une identité et un discours par-delà son institutionnalisation. En cela, on peut le voir comme une expression qui ne cesse de fabriquer de l’interruption, au travers de modalités performatives qui sont elles-mêmes la manifestation, la recherche et la culture d’un dissensus.

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  • SANTOS, Idelette Muzart-Fonseca dos. 2006. Memória das vozes. Cantoria, romanceiro e cordel Salvador: Secretaria da Cultura e Turismo/Fundação Cultural do Estado da Bahia.
  • SCHAEFFER, Jean-Marie. 2004. “Objets esthétiques ?”. L'Homme, 170(2): 25-45.
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  • TURNER, Victor. 1987. The anthropology of performance New-York: PAJ Publications.
  • WAGNER, Roy 1981 [1975]. The invention of culture Chicago: The University of Chicago Press.
  • 25
    Relecture: Alain François
  • 1
    L’origine géoculturelle du maracatu-de-baque-solto territorialisée dans le canavial (les plantations de canne à sucre) m’a été énoncée par de nombreux maracatuzeiros et pratiquants (brincantes) d’autres formes d’expression dites populaires rurales de Pernambuco. C’est une affirmation qui revient souvent dans les entretiens menés de 2005 à aujourd’hui après leurs réflexions afin de savoir d’où il venait, et qui me mènent à le traiter dans cette horizontalisation raciale et ethnique, effaçant l’importance de la race et de l’ethnie au profit de son « lieu de culture ». Si j’ai tendance à le considérer comme une forme d’expression « afro-indigène » (afro-indígena), c’est par rapport aux systèmes symboliques sur lesquels il se fonde qui sont davantage référencés. Mais là encore, ceux-ci sont largement innervés des spécificités des cultures de Plantation.
  • 2
    Thésaurus de la Langue Française (2016) : terme formé sur le gr. αι ̓σθητικο ́ς, « qui a la faculté de sentir ; sensible, perceptible » (cf. αι ̓σθα ́νομαι « percevoir par les sens, par l'intelligence »).
  • 3
    Un article ne suffirait évidemment pas pour définir ce qu’est la cultura popular au Brésil. Dans son classique Qu’est-ce que la culture populaire ?, Antônio Arantes (2006) explique qu’au Brésil « Un grand nombre de chercheurs pense la “culture populaire” comme le folklore, c’est-à-dire, comme un ensemble d’objets, de pratiques et de conceptions (surtout religieuses et esthétiques) considérées comme traditionnelles» (2006: 16) ; Il résume ainsi ces mises en perspectives tendant à substantialiser l’objet: « le concept [de culture populaire] souffre de deux points de vue extrêmes : il ne contient aucune forme de connaissance (saber) et il joue un rôle de résistance contre la domination de classe» (2006: 7) Il propose dans ces conditions de l’envisager à partir de son « organisation » (2006: 77), c’est-à-dire ses modes de production (2006: 57), et par là, d’appropriation.
  • 4
    L’institutionnalisation du carnaval de Recife de 2007 à 2012 a mené et soutenu une politique publique culturelle « multiculturelle » énoncée dans son nom même : Carnaval Multicultural.
  • 5
    J’ai approfondi cette question dans (Garrabé, 2011) où je tente de montrer comment les constructions historiographiques opérées par les sciences sociales et l’institution carnavalesque ont contribué à instituer en contre-modèles deux formes d’expression musicales et chorégraphiques majeures de l’état de Pernambuco : le maracatu-nação (ou de-baque-virado), modèle dit noir ou afro, traditionnel, ancien, urbain et religieux, et le maracatu rural (ou de-baque-solto), modèle dit syncrétique, moderne, récent, rural et magico-religieux.
  • 6
    «In order for the tethering to the source to occur, what must be retained is the absolute singularity of a signature-event and a Signature-form: the pure reproducibility of a pure event. Is there such a thing? Does the absolute singularity of signature as event ever occur? Are there signatures? Yes, of course, every day. Effects of signature are the most common thing in the world. But the condition of possibility of those effects is simultaneously, once again, the condition of their impossibility, of the impossibility of their rigorous purity. » / « Pour que la connexion arrive jusqu’à la source, ce qu’on doit retenir c’est la singularité absolue de la signature-événement et de la signature-forme : la pure reproductibilité d’un pur événement. Y a-t-il une telle chose ? L’absolue singularité d’une signature en tant qu’événement a-t-elle lieu ? Y a-t-il des signatures ? Oui, bien sûr, chaque jour. Il n’y a rien de plus commun au monde que les effets de signature. Mais la condition de possibilité de ces effets est simultanément, encore une fois, la condition de leur impossibilité, de l’impossibilité de leur pureté rigoureuse. »
  • 7
    « Rupture », « interruption », « écart », « différence »… cristallisent la caractéristique conflictuelle de la rencontre entre plusieurs cultures chez plusieurs auteurs de la complexité culturelle transatlantique, et notamment ceux qui y reconnaissent une violence structurelle, premier pas vers une décolonialité (et une décolonisation) des sciences. Entre autres, Fanon, Laplantine, Glissant, Benítez-Rojo, Mignolo, Trouillot, Brathwaite, Gilroy… défendent des concepts de métissage, hybridité, diaspora ou créolisation précisément fécondés par le conflit (mais pas seulement). Cette notion de clivage ou d’interruption est présente dans les philosophies politiques de Jacques Rancière (« partage ») et Laclau (corte, « coupure ») qui nous intéressent ici.
  • 8
    J’approfondis cet examen in (Garrabé, 2012).
  • 9
    Et non pas « créole ».
  • 10
    Le « héros social » caboclo ne représente pas la même chose de l’Amazonie à Bahia, de Pernambuco au Pará, du Rio Grande do Sul au Piauí. Il reste ce « produit » de la rencontre du blanc et de l’indienne, et ensuite avec le noir, aujourd’hui icône « afro-indigène », mais dont le métissage le retiendra dans les filets de la condition subalterne à cause d’une idéologie du racisme biologique ambiant dans les sciences sociales et les élites brésiliennes jusque dans la première moitié du XXe siècle. Ce qui le distingue en revanche, et qui est plus intéressant pour notre propos, c’est ce qu’il a fait et a produit comme cultures singulières, et notamment chorégraphiques-musicales, localement, dans chacune de ces régions.
  • 11
    Je fais référence ici au texte de Laplantine « L’anthropologie, genre métis » : « La pensée métisse, qui est une pensée dialogique, mêle (mais ne mélange pas), distingue (mais ne sépare pas définitivement), superpose (mais dans un mouvement tremblé), entrelace (mais ne confond pas) les imaginaires et les mémoires, les mémoires et les oublis, la vérité et le mensonge, le factuel et le fictif […] » (2002 : 143-144)
  • 12
    Brincar et brincadeira sont intraduisibles en français, c’est pourquoi j’utilise le vocable vernaculaire. Traduire par des verbes comme « jouer » ou « faire » ou « chahuter », seuls, ne conviendrait pas. J’y reviendrai plus bas.
  • 13
    Auparavant, cette charge revenait à la Fédération Carnavalesque de Pernambuco dont les pratiques peu éthiques ont été dénoncées par les associations. Toutes les données tenant à l’organisation institutionnelle du carnaval proviennent de son règlement général consulté à la « Casa do Carnaval-Centro de formação, Pesquisa e Memória Cultural », à Recife, en juillet 2012.
  • 14
    Pour le moins onze brincadeiras différentes – Blocos de Pau e Corda, Clubes de Frevo, Clubes de Boneco, Troças, Maracatu Baque Solto, Maracatu Baque Virado, Caboclinhos, Tribos de Índios, Bois de Carnaval, Ursos, et Escolas de Samba –concourent à Recife. Trois autres, les afoxés, bloco afro, et blocos de samba qui sont des formes respectivement bahianaises et carioca défilent, en l’occurrence, hors compétition.
  • 15
    150 pour la catégorie « groupe spécial » ; 100 pour le « groupe 1 » ; 70 pour le « groupe 2 » : et 50 pour les « aspirants » qui eux jouent leur place pour la catégorie 1 au prochain carnaval.
  • 16
    Dans le cas du baque-solto, la commission du jury note « les costumes ; les allégories ; les manœuvres et l’enthousiasme ; le porte-étendard ; l’orchestre (instruments, cuivres) ; le maître improvisateur de toadas à l’appel et le contremaître à la réponse ; Catirina (ou Catita), Mateus et la Burra ; la Caboclaria (l’ensemble des caboclos-de-lança) ; le cordon de Baianas ou Baianal ; la Cour (Roi et Reine) ; les Caboclos-de-pena ; et enfin, la Dama do Paço. » En cas d’égalité, les performances du maître, du contremaître, du terno, et de la caboclaria seront déterminantes.
  • 17
    Ces valeurs concernent également l’édition du Carnaval Multicultural de Recife de 2012.
  • 18
    Comme j’ai pu moi-même en témoigner en 2006, avant les élections présidentielles qui résultèrent en la réélection de Luiz Inácio Lula da Silva.
  • 19
    Les cinq Caboclos à l’avant sont appelés Boca de trincheira (ouverture de tranchée), la tranchée au sein de laquelle Caboclos et Baianas sont organisés en cordões (cordons), ou alas, (ailes) comme des soldats en formation. La chorégraphie qu’ils font autour du cortège royal est appelée «manobra», « manœuvre », dans son sens militaire, et non industriel. Jusque dans les années 1970 environ, les maracatuzeiros parlent de l’« époque des bagarres » (a época dos cacetes), une période où les « nations » se « croisaient » en plein champ de canne et les caboclos se livraient presque inévitablement à des rixes sanglantes, parfois mortelles.
  • 20
    Ce petit aparté philologique vient de l’une de ces contraintes que l’ethnographe connaît lorsqu’il travaille dans un autre idiome : si ma perception du sens me suffisait dans son incomplétude, quand je voulais en parler à un public francophone, les problèmes se multipliaient. Il a bien fallu que je me risque à me perdre en traduction.
  • 21
    Les dozens (ou dirty dozens quand leur contenu est explicitement sexualisé), duels d’improvisations orales, sont des « Rituels d’insultes » ou « rituels obscènes » qui apparurent aux États-Unis au sein des communautés noires. Il est intéressant de noter que H. G. Lefever (1981) les interprète comme des « rituels de contrôle social ».
  • 22
    La police chez Rancière est exactement la métaphore de l’« ordre établi des choses » inaliénable, inéluctable : la société y consiste en groupes voués à des modes de faire spécifiques, en places où ces occupations s’exercent, en modes d’être correspondant à ces occupations et à ces places. Dans cette adéquation des fonctions, des places et des manières d’être, il n’y a de place pour aucun vide. C’est cette exclusion de ce qu’il n’y a pas qui est le principe policier au cœur de la pratique étatique (Rancière, 1998: 241). C’est la position des sans-parts auxquels on retranche, selon Rancière, leur compétence politique : « Celui que l’on ne veut pas connaître comme être politique, on commence par ne pas le voir comme porteur des signes de la politicité, par ne pas comprendre ce qu’il dit, par ne pas entendre que c’est un discours qui sort de sa bouche. » (2004: 239)
  • 23
    En ce sens, cette tension entre genre (la brincadeira, en tant qu’elle encode des socialisations esthétiques spécifiques) et conduite esthétique (brincar, en tant qu’elle émancipe une créativité transgressive au fondement de la culture forgée par la forme d’expression) peut être pensée comme une caractéristique des formes d’expressions dites populaires désignées comme «brincadeiras» et nées de la multiplicité culturelle coloniale brésilienne (comme par exemple le bumba-meu-boi, le cavalo-marinho, le caboclinho, et même la capoeira angola dont plusieurs chants énoncent le terme). Mais le maracatu-de-baque-solto, en particulier, semble rétif aux cadres, aux catégorisations, aux déterminations, ou plutôt, résolu dans son indétermination.

Publication Dates

  • Publication in this collection
    2017

History

  • Received
    01 July 2016
  • Accepted
    10 Oct 2016
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