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Le Gouvernement des affaires : commerce, institutions et ses agents entre les siècles XVIII et XIX

La recherche des origines du droit des marchands, les débats autour de sa datation plus au moins reculée dans le temps, les recherches des premières citations dans les ouvrages des juristes du XVIe siècle, ont occupé pendant très longtemps les historiens entre Moyen Âge et Époque Moderne. L’enjeu était l’identification du moment où un monde à part se serait constitué, et le commerce aurait gagné une relative autonomie vis-à-vis des autres sphères de la vie sociale, charpentant ainsi ses propres institutions et dictant ses propres règles. Cette recherche des origines a sans doute été encouragée par une volonté de légitimation des élites marchandes qui, notamment au XVIIIe siècle et dans une pluralité de situations dans et au-delà de l’Europe, s’est manifesté de manière particulièrement urgente, dans des contextes de compétitions politiques souvent farouches au sein des gouvernements. Leurs arguments autour de l’irréductible spécificité de l’univers des commerces et de la nécessité de lui assurer une place privilégiée a trouvé un public attentif et sensible auprès des historiens contemporains, nourri par l’expérience actuelle de la prétendue « autonomie » de la sphère économique par rapport aux autres terrains de la vie sociale.

Quelques recherches fondamentales ont contribué, ces dernières années, à changer cette donne et ont ouvert la voie à des questionnements plus poussés. D’une part toute une branche d’études portant sur ce que l’on peut définir « les lexiques économiques » des sociétés médiévales et modernes ont jeté une lumière nouvelle sur les relations entre économie, droit, religion, qui en ont montré leur étroite connexion. Dans les travaux de Bartolomé Clavero (1991)CLAVERO, Bartolomé. Antidora. Antropología Católica de la Economía Moderna. Milão: Giuffrè, 1991. ou bien de Giacomo Todeschini (2002)TODESCHINI, Giacomo. I Mercanti e il tempio. La società cristiana e il circolo virtuoso della ricchezza fra Medioevo ed età moderna. Bolonha: Il Mulino, 2002. il s’agit moins de repérer les racines religieuses de l’économie, que de montrer à quel point les deux terrains sont bâtis avec la même matière, leurs concepts reposent sur les mêmes principes. Les mots contrat, échange, dette, crédit, intérêt… sont chargés de cette pluralité de significations qui tient à leur caractère amphibie, où toute séparation entre questions matérielles et questions morales ou juridiques serait paradoxale. Dans ce cadre, toute « autonomie » ou irréductible spécificité du terrain économique montre son caractère anachronique; et la recherche sur la « culture du négoce » s’ouvre à une pluralité de terrains souvent inattendus.

Autre mouvement qui a contribué à « libérer » la sphère économique des bornes qui avaient été construites autour d’elle, a été une attention accrue à un thème apparemment technique; celui des modes de résolutions des conflits et de la procédure judiciaire suivie dans les tribunaux préposés aux affaires mercantiles (AGO; CERUTTI, 1999AGO, Renata; CERUTTI, Simona. Procedure di giustizia. Quaderni Storici, v. 101, n. 2, p. 307-314, 1999.). Le terrain était délicat car, comme on vient de l’évoquer, ceux du droit et de la justice ont été les terrains sur lesquels la recherche de l’originalité de la sphère économique a été très poussée. Le droit en vigueur dans les tribunaux traitant de ces affaires a été envisagé comme une branche séparée du droit, même dans des périodes lors desquelles cette séparation n’était ni prévue ni recherchée par les contemporains. Cette démarche a limité la compréhension des principes qui régissaient ces procédures judiciaires, dont les caractères - la brièveté, les coûts mitigés, l’absence d’avocats, l’importance prise par la preuve écrite etc. - ont été essentiellement reliés aux exigences du commerce. Il s’agit d’un de ces cas où l’issue d’un processus reconstitue, à rebours, sa propre histoire. En effet, il est bien connu que le concept même de ius mercatorum apparaît en réalité tardivement, en plein XVIe siècle: auparavant, les bibliothèques des juristes ne parlaient que de clercs, de professeurs, d’écoliers, de paysans, de soldats, de veuves, de mineurs, et la condition juridique du marchand était difficile à distinguer de celle qui caractérisait le groupe de personnes qui jouissait du même régime de dérogation. Dans le même ordre d’idées, il y a quelques décennies, certains auteurs mettaient en garde contre des perspectives trop étroites qui tendaient à confiner le ius mercatorum dans un espace dédié, négligeant ainsi les rapports qui liaient ce dernier aux droits et aux privilèges qui reliaient, au Moyen Âge, les différentes figures de l’itinérance.

Et en effet, à l’origine de cette nouvelle considération de la place du monde des commerces dans les configurations sociales des différents pays, a été aussi un constat important : le fait que la procédure judicaire suivie par un nombre important de tribunaux de commerce pendant toute l’époque moderne, avait une tradition ancienne, et était loin de se cantonner aux seuls marchands. La procédure sommaire - tel était sa dénomination dans une pluralité de situations territoriales (CERUTTI, 2003CERUTTI, Simona. Giustizia sommaria. Pratiche e ideali di giustizia in una società di Ancien Regime (Torino XVIII secolo). Milão: Feltrinelli, 2003.) - était celle à laquelle avaient droit des différentes figures sociales qui partageaient une faiblesse particulière; une relative incompétence des normes locales liée aussi bien à la fragilité de leurs statuts (et de leur capacité à agir directement en justice; veuves, mineurs etc.), qu’à la mobilité sur le territoire (marchands, soldats, pèlerins, salariés…). La justice sommaire était appelée aussi, la justice pour « les misérables », soit les étrangers, les pauvres, les veuves, les mineurs, les orphelins, les paysans, les soldats, les salariés, les pèlerins, et finalement les marchands. La « sommaire » était doc cette procédure qui pouvait être administrée ponctuellement par un certain nombre de tribunaux, au-delà de ceux destinés aux actes de commerce. Dans le cas de l’État savoyard par exemple (sur lequel ont porté mes propres recherches), le rite sommaire était celui qui était suivi par le Sénat de Piémont pour régler les affaires des veuves et des mineurs, ou encore celui suivi par le Vicaire pour régler les différends concernant les salariés. Cette procédure permettait un accès direct à la justice (sans ses avocats, sans ses coûts), à une population qui partageait une fragilité due à une moindre inscription sociale. Cette procédure est à inscrire, en fait, dans le cadre plus général des justices « dérogatoires » les formalités du procès; caractérisées par un arbitrium procedendi(MECCARELLI, 1998); si, dans le cas des procédures inquisitoriales, par exemple, le rite sommaire renvoie à une plus grande liberté du juge, affranchi de la figura iudicii, dans le contexte judiciaire des tribunaux de commerce l’arbitrium se traduisait par une plus grande possibilité d’action des parties, exprimée d’ailleurs dans la formule consacrée: se faire « juge dans son propre procès ».

Or, réinscrire la justice des marchands à l’intérieur du panorama des justices urbaines signifie en même temps en estomper l’irréductible originalité, et dévoiler en même temps la richesse de la culture juridique de ces sociétés de l’époque moderne. Nous sommes ainsi confrontés à ce pluralisme juridique qui a caractérisé une partie de notre histoire, et donc aux conditions de la coexistence, au sein d’une même société, de plusieurs manières de concevoir le juste et de l’administrer.4 4 La plus récente mise au point de la notion est celle de HERZOG (dans la presse).

Plusieurs idées de justice pouvaient cohabiter dans un même espace et un même lieu, qui pouvaient être modulées en fonction des physionomies sociales du public à qui ces justices s’adressaient. Cela nous introduit à la dialectique existant dans ces sociétés modernes entre différentes sources de droit ainsi qu’entre différentes traditions juridiques qui composaient la construction hétéroclite du droit commun. Par rapport à la justice ordinaire, la « sommaire » nous introduit à une différente articulation de la relation entre cas et série; entre faits et droits; et finalement aux différents éléments constituant la grammaire du lien social à l’œuvre dans le champ judiciaire.

Finalement, le dernier tournant qui a ouvert à une nouvelle considération de la place occupée par le monde du commerce dans les sociétés de l’époque moderne, en en mettant en discussion, encore une fois, la prétendue « autonomie », a été inaugurée par ces travaux se revendiquant de l’économie neo-institutionnaliste.5 5 La référence obligée est aux travaux de Douglass North (1990). Comme il est bien connu, la réflexion a porté sur le rôle joué par une pluralité d’institutions (plus ou moins formalisées; depuis les corporations, aux tribunaux, aux Consulats, aux arbitres privés…) dans la construction de relations de confiance, et dans la production de certifications en mesure de réduire l’incertitude des échanges, se réalisant dans des sociétés caractérisées par des systèmes d’information très lacunaires. La prise en considération des caractères propres aux économies et aux marchés de l’époque moderne et aux conditions d’incertitudes dans lesquelles les échanges avaient lieu, a ouvert la voie à une nouvelle attention vis-à vis de ce panorama institutionnel qui, bien loin de n’être que le décor de ces échanges, avait manifestement joué un rôle essentiel dans leur réalisation.

Ensemble, donc, ces différents mouvements - la considération des relations existantes entre droit, religion, économie er marché; la prise en compte des modalités de résolutions des conflits et de la variété d’institutions qui furent crées et convoquées pour assurer le succès des transactions - ont définitivement changé notre connaissance du monde des commerces et plus généralement du fonctionnement de l’économie de l’époque moderne.

Le recueil d’essais qui suit est un très excellent témoignage de cette nouvelle saison qui s’est ouverte pour ces études. Chacun des six articles aborde un des thèmes que nous avons évoqués. L’essaie de Guillermina del Valle Pavón nous montre à quel point le terrain de l’économie et celui de la dévotion avaient pu se rencontrer et se renforcer mutuellement; les pratiques du crédit mises en place par les grands marchands de la ville de Mexico, à la fin du XVIIIe siècle, s’appuient sur la création de « capellanías », donc de fondations religieuses, dont les biens constituaient des moyens de construction des réseaux profitables au négoce. En d’autres termes, le terrain de l’investissement financier et celui de l’investissement dévotionnel sont étroitement liés, manifestant ainsi « l’articulation complexe qui existait entre la culture catholique et la reproduction sociale des réseaux de négoces dans l’Ancien régime en Nouvelle Espagne ».6 6 Trad. libre: « la compleja articulación que había entre la cultura católica y la reproducción social de las redes de negocios en el Antiguo Régimen novohispano ». Encore une fois, il s’agit moins de mettre en exergue des comportements « opportunistes » de la part des gens du négoce, que de souligner l’imbrications des cultures familiales, commerciales et dévotionnelles dans ces sociétés à l’époque moderne, qui rend anachronique toute lecture disciplinaire de ces trois terrains.

D’autre part, deux des contributions abordent un thème dont nous venons de mesurer l’importance, celui des formes institutionnelles qui constituaient des composantes essentielles du fonctionnement du négoce dans une pluralité de situations sociales. L’essai de Javier Kraselsky, qui retrace les vicissitudes du Consulado de comercio de Buenos Aires entre le XVIIIe et le XIXe siècle, montre toute l’importance de cette institutions dans la définition des politiques de la couronne d’abord et ensuite du gouvernements révolutionnaires ; alors que le cas analysé des corporations lusitaines par Miguel Dantas da Cruz met en exergue le rôle actif que celles-ci jouèrent dans le panorama urbain encore après le tremblement de terre du 1755 et au moins jusqu’au premières décennies du XIXe siècle (à l’encontre de l’image courante, de la décadence qui auraient subie des institutions que l’historiographie a souvent peints comme conservatrices et hostiles à tout avancement des commerces et de l’industrie).

Finalement, les essais de Andréa Slemian et de Cláudia Chaves affrontent le thème des modalités de résolution des conflits commerciaux, des institutions préposées à ces fins et des relations entre les systèmes judiciaires que celles-ci proposent et l’offre juridictionnelle plus large. Au centre de ces recherches, les arbitres qui assuraient une justice « laïque » pour les différends commerciaux dans le Portugal du XVIIIe siècle, proposant ainsi les principes d’une justice « entre pairs »; et, d’autre part, la Real Junta de Comércio de l’empire luso-brésilien, dont la production jurisprudentielle fait l’objet d’une analyse novatrice.

Chacun de ces essais, en somme, est une contribution essentielle à cette nouvelle considération de la place des commerces et de la vie économique qui a contribué de manière décisive à interroger non seulement le passé des sociétés de l’Époque Moderne, mais, également, notre présent.

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    La plus récente mise au point de la notion est celle de HERZOG (dans la presse).
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    La référence obligée est aux travaux de Douglass North (1990).
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    Trad. libre: « la compleja articulación que había entre la cultura católica y la reproducción social de las redes de negocios en el Antiguo Régimen novohispano ».

Referências bibliográficas

  • AGO, Renata; CERUTTI, Simona. Procedure di giustizia. Quaderni Storici, v. 101, n. 2, p. 307-314, 1999.
  • CERUTTI, Simona. Giustizia sommaria. Pratiche e ideali di giustizia in una società di Ancien Regime (Torino XVIII secolo). Milão: Feltrinelli, 2003.
  • CLAVERO, Bartolomé. Antidora. Antropología Católica de la Economía Moderna. Milão: Giuffrè, 1991.
  • HERZOG, Tamar. Legal Pluralism. In: MIROW, Matthew; URIBE, Víctor (Eds.). A Companion to the Legal History of Latin America Leiden: Brill (no prelo).
  • MECARELLI, Massimo. Arbitrium. Un aspetto sistematico degli ordinamenti giuridici in età di diritto comune. Milão: Giuffré, 1998.
  • NORTH, Douglass. Institutions, institutional change and economic performance Cambridge: Cambridge University Press, 1990.
  • TODESCHINI, Giacomo. I Mercanti e il tempio. La società cristiana e il circolo virtuoso della ricchezza fra Medioevo ed età moderna. Bolonha: Il Mulino, 2002.

Publication Dates

  • Publication in this collection
    09 Oct 2020
  • Date of issue
    Sep-Dec 2020

History

  • Received
    20 July 2020
  • Accepted
    01 Sept 2020
Pós-Graduação em História, Faculdade de Filosofia e Ciências Humanas, Universidade Federal de Minas Gerais Av. Antônio Carlos, 6627 , Pampulha, Cidade Universitária, Caixa Postal 253 - CEP 31270-901, Tel./Fax: (55 31) 3409-5045, Belo Horizonte - MG, Brasil - Belo Horizonte - MG - Brazil
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